La polyphonie dans l’œuvre d’Antoine Volodine : s’ouvrir à un autre « genre de partage » ?
1Depuis les années 1980, Antoine Volodine construit un vaste édifice romanesque, pour lequel il a lui-même créé l’étiquette de « post‑exotisme », et dont une des particularités la plus frappante est de toujours s’appuyer sur la pluralité des voix. Ses romans nous confrontent à toute une population de narrateurs constituant, par leurs noms étranges ou familiers qui renvoient à des zones géographiques et linguistiques extrêmement variées, une communauté énonciative surprenante1. Cette multiplication des narrants s’accompagne souvent de procédés de mises en abymes, avec un univers romanesque peuplé d’écrivains, organisés sous forme de collectifs ou de communes intellectuelle ; le roman que nous lisons enchâsse alors les textes de ces derniers. Dans Le post‑exotisme en dix leçons, leçon onze, Volodine donne ainsi la parole à plusieurs narrants, parmi un très grand nombre, dont il dresse la liste exhaustive en un encart inséré au cœur de son récit — l’Inventaire fragmentaire des dissidents décédés2 — et c’est au personnage de Lutz Bassmann qu’il revient de prolonger l’existence de tous ces défunts, de conserver leur mémoire :
Mot à mot, râle après râle, Lutz Bassmann se battait pour faire durer l’édifice mental qui allait redevenir poussière. […] Nous avions appelé cela le post-exotisme […] ; c’était une construction intérieure, une base de repli, une secrète terre accueil, mais aussi quelque chose d’offensif, qui participait au complot à mains nues de quelques individus contre l’univers capitaliste et contre ses ignominies sans nombre3.
2Deux ambitions distinctes se dessinent ici. D’une part, nous avons une littérature qui rejoint le grand geste mémoriel qui traverse la littérature contemporaine, et l’inquiétude que celle‑ci nourrit à l’égard de la question de l’héritage, dans la prolifération de fictions biographiques. D’autre part, avec le « quelque chose d’offensif » et le « complot à mains nues », l’écrivain post‑exotique ne semble pas se contenter d’être le porte‑parole d’une communauté de morts qu’il ramènerait à la vie pour leur donner la chance de témoigner de ce que fut leur existence : il s’ambitionne également en utopiste vengeur.
3Autre constante des textes de Volodine : ils tournent tous autour de l’idée de révolution, ou d’un projet révolutionnaire condamné à l’échec. Le personnel de ses romans est composé d’opposants (le plus souvent dépeints après la défaite) et de prisonniers confrontés à des interrogatoires policiers ou psychiatriques. À travers cette fiction éternellement reconduite d’une communauté de révolutionnaires vaincus, en butte aux persécutions des sbires du capitalisme, l’esthétique a bien sûr indissolublement partie liée avec l’éthique, le politique, et l’idéologique. Dans le cadre de ce colloque sur les livres de voix, nous voudrions donc, en partant de la notion de polyphonie telle que définie par Bakhtine dans sa Poétique de Dostoïevski, interroger la place de l’idéologie dans l’œuvre de Volodine. Nous serons amenés à nous défier d’un monde fictionnel à l’axiologie particulièrement marquée, qui pourrait donner l’impression d’un système narratif totalitaire, pour nuancer le portrait de l’artiste en écrivain engagé, et montrer comment l’idéologique est peut-être finalement tout sauf le principal dans les « livres de voix » d’Antoine Volodine.
Des « livres de voix » monologiques ?
4Comme le rappelle Aleksandra Nowakowska dans un article consacré à la traduction des écrits de Bakhtine, ce dernier n’emploie le terme de polyphonie que dans son texte sur la poétique de Dostoïevski4. Ce mot est donc avancé non pas tant pour caractériser la spécificité du genre romanesque que pour décrire la singularité des textes du romancier russe :
Si Grossman avait rattaché le principe compositionnel de Dostoïevski (assemblage de matériaux absolument hétérogènes et incompatibles) à la pluralité des centres (des consciences) non réduits à un dénominateur commun idéologique, il aurait trouvé la clef artistique des romans de Dostoïevski : la polyphonie5.
5Ainsi que le montre la troisième section du livre, pour Bakhtine, l’originalité de Dostoïevski apparaît « avec une particulière netteté dans la façon dont il traite l’idée6 » : il savait en effet « représenter l’idée d’autrui en lui gardant toute sa valeur, sans l’affirmer ni la confondre avec l’expression de sa propre idéologie7 ». C’est dans ce chapitre que Bakhtine oppose l’œuvre polyphonique du romancier russe au monde monologique, dans lequel l’auteur est le seul idéologue — l’idée affirmée rendant alors un autre son que celles qui sont « fausses ou indifférentes à l’auteur, qui n’entrent pas dans sa conception du monde8 ». La polyphonie au sens de Bakhtine implique donc une pluralité idéologique, sans phénomène de hiérarchisation. Qu’en est-il dans l’œuvre de Volodine ? Est‑ce que la pluralité des voix se faisant entendre dans le récit, ou le prenant tour à tour en charge, donne lieu à une œuvre polyphonique avec des points de vue énonciatifs et idéologiques concurrents ?
6Nous avons déjà souligné l’unité du personnel romanesque volodinien : l’œuvre propose une comédie humaine fondée non sur un foisonnement de personnages aux états civils différents, mais plutôt sur la récurrence d’un même type idéologique et humain, mixte de révolutionnaire déchu et de victime des horreurs de l’Histoire. Un intertexte doctrinal y est clairement représenté, identifié sous le nom d’égalitarisme, et il vient opérer la synthèse d’idéologies politiques réelles, en gommant quelque peu les débats et les querelles historiques qui purent les diviser. Certes, des discours militants concurrents (anarchistes, maoïstes, léninistes, etc.) peuvent dialoguer au sein des romans de Volodine, mais un lissage se produit du fait d’un ennemi commun qui ramène toujours les personnages au discours de la propagande stalinienne, avec les charges répétées contre les « capitalistes mafieux ».
7Les romans de Volodine pourraient dès lors se lire comme les vecteurs d’un certain didactisme idéologique, avec des personnages qui ressemblent parfois à de purs supports doxiques dont les conditions et les qualifications semblent pouvoir être échangées : malgré les multiples points de vue énonciatifs, il n’y a en effet pas vraiment d’hétérogénéité visible des énonciateurs. Dans Le Nom des singes, les trois personnages principaux, Golpiez, Goncalvez et Gutierrez, partagent, outre la première lettre de leur nom, un logos commun qui procède d’un fonds idéologique identifiable : ils argumentent tous dans le même sens, en faveur d’un paradis égalitariste perdu qu’ils aspirent à recréer. Le début du livre instaurait une alternance énonciative, avec des chapitres narrés à la troisième personne par un narrateur hétérodiégétique anonyme et d’autres narrés à la première personne par le narrateur autodiégétique qu’est Fabian Golpiez. Puis la troisième partie éclipse, sans transition, le « je » de Golpiez au profit d’une autre narration à la première personne, celle de Gonçalves. Néanmoins, nul chaos narratif ou bataille de points de vue : plutôt un passage de relais, le projet rêvé par Gutierrez étant d’abord exposé par ce dernier à Golpiez, puis par Golpiez à Gonçalvez, et enfin par Gonçalvez à Gutierrez, en une sorte d’effet ouroboros. On peut par ailleurs noter qu’alors même que ce projet est présenté pour la première fois au sein du roman par Gutierrez, au chapitre V, il est déjà connu par celui-là même qui amène son instigateur à le préciser :
La conversation avait déjà eu lieu la veille et l’avant-veille et pendant tout le mois d’octobre. Termes similaires, tonalité identique.
—Oui, s’échauffa Gutierrez. On va remonter l’Abacau, Golpiez. On ira plus loin que les sources s’il le faut.
—En amont de la région des marécages ?
—Mais c’était pour lui faire plaisir, pour que rebondisse son discours. L’itinéraire, je le connaissais9.
8« Termes similaires, tonalité identique » : ce constat peut valoir non seulement pour la conversation entre Golpiez et Gutierrez, mais également pour toutes celles qui exposent le projet révolutionnaire au fil du roman, avec un itinéraire politique tracé et retracé, les personnages n’ayant de cesse de creuser le même sillon. La présentation de l’idéologie égalitariste se fait donc, dans les livres de Volodine, sur le mode de la redondance actantielle : tous les personnages la défendent inlassablement.
9Plus frappant encore, les narrateurs semblent posséder la même identité militante que les personnages qu’ils mettent en scène, et ils inscrivent leur discours dans une logique de solidarité. Dans Le post‑exotisme en dix leçons, leçon onze, le narrateur se définit ainsi comme une voix parmi les autres, désireuse de restituer au moyen du « je » la parole d’un « nous » : « Je dis « je », « je crois », mais on aura compris qu’il s’agit, là aussi, de pure convention. La première personne du singulier sert à accompagner la voix des autres, elle ne signifie rien de plus10 ». Or ce narrateur intervient souvent dans le récit pour redoubler le discours idéologique des personnages, voire l’approuver avec ostentation :
[Ellen Dawkes] ne donnait pas l’impression d’avoir jamais été une grande criminelle, alors qu’elle avait criblé de balles une dizaine de hauts responsables du malheur et que l’idée de s’en repentir ne l’avait pas effleurée une seconde depuis lors. […] Personnellement, je ne vois pas, moi non plus, pourquoi elle aurait dû éprouver des remords. Et vous11 ?
10Ce dénominateur politique commun présent dans les textes est également puissamment réaffirmé en dehors de ces derniers. Lors d’une intervention à un colloque, Antoine Volodine déclare :
L’ensemble de l’édifice romanesque post-exotique, mais aussi chaque développement, chaque articulation poétique, chaque détour de phrase est marqué du sceau de la politique. […] Sur les 4000 pages que nous avons aujourd’hui publiées, on peut mettre en évidence des tonalités bien différentes, mais je crois qu’on aurait du mal à déceler la moindre contradiction idéologique12.
11Rappelons enfin que si nombre de personnages sont des figures auctoriales, l’auteur lui-même, à l’image de ses narrateurs, tend à ne se présenter que comme le simple porte-parole de ses personnages, soutenant l’hypothèse d’une coïncidence idéologique avec la pensée qu’il leur prête :
En réalité, je ne vais pas parler ici véritablement en mon nom propre. Il faut voir et concevoir Antoine Volodine comme une signature collective qui assume les écrits, les voix et les poèmes de plusieurs autres auteurs. Il faut comprendre ma présence physique, devant ce micro, comme celle d’un délégué qui aurait pour mandat de représenter les autres, mes camarades empêchés de paraître devant vous en raison de leur éloignement mental, de leur incarcération ou de leur mort13.
12Le mot « camarades » interpelle. Et lorsque Volodine déclare, lors de la même intervention, espérer trouver chez ses lecteurs une oreille bienveillante qu’il qualifie de « sympathisante », il souligne que le terme n’est en rien anodin, assumant ainsi le substrat politique à partir duquel il bâtit et conçoit son univers fictionnel : « Reprendre ce terme revient à plaquer sur l’ensemble de l’édifice post-exotique, sur sa pratique créatrice tout autant que sur sa réception, un schéma politique qui n’est pas neutre14 ». Par de telles déclarations, Volodine peut sembler accréditer l’idée selon laquelle l’auteur, en se présentant officiellement comme un porte-parole de ses personnages, traduirait en fait, en la renversant, la façon dont il fait de ses personnages de simples porte-parole de sa propre pensée.
13Les romans de Volodine nous confronteraient-ils alors à un système narratif totalitaire, paradoxales fictions de voix qui ne feraient entendre, en fin de compte, qu’une seule voix ? Assurément polyphoniques d’un point de vue formel, au sens où ils multiplient les points de vue énonciatifs, ils n’en seraient pas moins monologiques pour le fond, ressassant, fût-ce par le biais d’une prolifération de voix, une idéologie unique. Néanmoins, ce serait faire peu de cas du caractère interdiscursif du roman, et de sa capacité à intégrer et à transformer des discours idéologiques qui lui préexistent. Si les romans de Volodine mettent en scène des personnages prolixes, dont les paroles possèdent une forte teneur idéologique, ils font aussi en sorte que cette imprégnation rhétorique participe d’un détournement voire d’une subversion.
L’ambivalence idéologique, ou la mise à distance de la doxa égalitariste
14Franck Wagner le souligne dans l’article qu’il consacre à la poétique volodinienne des valeurs : il est surprenant de constater que, dans une époque où le Grand récit socialiste fait l’objet d’un reflux massif, l’égalitarisme n’est défendu par aucune « argumentation insistante et sophistiquée destinée à remporter la conviction du narrataire15 ». Aucun débat (soit la « disjonction axiologique » de Susan Suleiman) n’est orchestré entre tenants de l’égalitarisme et tenants du capitalisme — ne fût‑ce que pour venir dramatiser l’exposé de la thèse. Les premiers s’apparentent à de purs supports doxiques ; les seconds n’ont jamais la parole ou sont grossièrement caricaturés. Songeons au personnage du revendeur dans Des anges mineurs, qui fait l’objet, au trentième narrat, d’un portrait accumulant les clichés outranciers : celui du petit commerçant avare tentant de s’enrichir en exploitant la misère des autres, alcoolique de surcroît et amateur de pornographie. Comme le montre bien Franck Wagner, l’égalitarisme en devient fortement suspect : en effet, comment se convaincre de sa justesse si, « imposé au lecteur par voie de présupposition16 », il refuse de se confronter au discours capitaliste ? À moins qu’il ne s’agisse de souligner ses contradictions et ses failles : Volodine ferait alors le procès d’un manichéisme réducteur, en soulignant malicieusement le caractère simplificateur de l’idéologie égalitariste, dont « l’ennemi » désigné reste toujours bien vague, quelle que soit la voix qui le dénonce. Prenons par exemple Des anges mineurs, avec sa suite de 49 courts chapitres appelés « narrats » : Will Scheidmann déplore le « joug des banquiers » et celui des « loups fauteurs de guerre17 », qu’il a permis de rétablir ; Laetitia Scheidmann s’en prend aux « milliardaires18 » ; Clara Güdzül, elle, aimerait bien éliminer quelques « riches », quelques « capitalistes » (mais elle « n’en rencontre jamais19 ») ; Varvalia Lodenko explique sans fin « à ses auditeurs pourquoi il fallait égorger les capitalistes20 » — ces derniers étant désignés comme les « responsables du malheur ».
15Dans ces circonstances, l’idéologie politique tend à apparaître moins comme un discours de dévoilement des structures qui maintiennent les hommes dans l’oppression que comme un appel à la vindicte contre un bouc émissaire symbolisant tous les maux de l’humanité. Révélant la façon dont l’idéologie a pu s’abandonner à la tentation dualiste plutôt que de décrire adéquatement la réalité sociale, Volodine ne soulignerait-il pas alors son inaptitude à combattre efficacement les maux de la société ? C’est avec ironie qu’il parodie la vulgate selon laquelle le marxisme était un remède à utiliser contre un mal qu’il fallait éradiquer, à grand renfort de programmes politiques : « Nul ne menait plus de polémique contre notre programme minimum et nul ne ferraillait contre notre programme maximum d’éradication des causes du malheur21. »
16L’ironie vient donc saper l’utopie, qui contenait au fond en elle-même le principe de sa déconstruction : soit le refus de la pluralité démocratique et l’annulation de toute contradiction dans la perfection d’un idéal illusoire — idéal que Volodine n’hésite pas d’ailleurs, là encore, à tourner en dérision par de discrets contrepoints22. Par le chœur égalitariste qui parcourt ses textes, Volodine révèle ainsi les simplifications au cœur des représentations collectives, et il se déprend, avec humour, du charme dangereux de l’idéologie.
17Notons enfin que les diatribes contre le capitalisme font retour dans Des anges mineurs dans des contextes de plus en plus improbables. Au 9ème narrat, les imprécations d’Evon Zwogg contre la social‑démocratie sont désamorcées par le caractère burlesque de la situation qui les a générés ; en effet, c’est après avoir reçu une crotte de pigeon qu’Evon se lance dans une diatribe politique manifestement inappropriée : « La municipalité de la ville était social‑démocrate et elle en prenait pour son grade, mais c’était contre la social‑démocratie en général que s’élevaient ses malédictions, ainsi que contre les architectes qui avaient eu la bêtise de dessiner des saillies au-dessus des arcades23. » Un autre cas intéressant est le retour, au seizième narrat, du personnage de Varvalia Lodenko, dont le discours violemment anticapitaliste avait déjà été en partie retranscrit, au discours direct, dans le douzième narrat. La profération de ce discours constituait alors une sorte de répétition générale avant le départ de Varvalia pour « le vaste monde du malheur24 ». Le narrat se terminait sur ce paragraphe, qui reprenait la célèbre image de Mao : « Elle avait l’air ratatinée et minuscule, et pourtant, si tout se déroulait comme prévu, c’était d’elle qu’allait jaillir l’étincelle qui remettrait le feu à la plaine25. »
18Or au seizième narrat, son discours, diffusé depuis un magnétophone portable au « son exécrable26 », apparaît comme un bruit de fond accessoire, arrière-plan sonore de la rencontre intense et éphémère qui constitue le cœur du narrat : rencontre entre Khrili Gompo, personnage récurrent des Anges mineurs, et une jeune femme, Lydia Mavrani, qui croyant, voulant reconnaître en Khrili son mari disparu, fend une foule très dense et se plaque contre lui, allant jusqu’à déchirer ses vêtements pour se blottir plus intimement encore contre sa poitrine :
Bientôt, en dépit de la rumeur grondante du marché et des boniments aigus qui poignardaient les oreilles, j’entendis le bruit de barque à l’ancrage que produisait la pression de nos corps l’un contre l’autre […]
Il y avait à côté de nous le vendeur des cassettes de Varvalia Lodenko, il me tirait par la manche afin que j’écoute les appels à l’insurrection qu’inlassablement lançait la tricentenaire dans les haut-parleurs défectueux, et il me confia soudain que lui aussi, quand il caressait sa femme, quand il se couchait sur elle, il appréciait ce bruit si particulier, ce murmure nocturne de pirogue. […]
Derrière nous, Varvalia Lodenko continuait à expliquer à ses auditeurs pourquoi il fallait égorger les capitalistes et en finir avec la circulation des dollars, et réinstaurer une société fraternelle.
Lydia Mavrani me regardait avec des yeux fous.
Ce fut une minute extrêmement longue27.
19Dans la cacophonie sonore du marché, c’est le bruit intime, « si particulier », de la rencontre de ces deux corps qui semble l’emporter, et ce même pour le vendeur de cassettes de propagande, qui oublie « soudain » miraculeusement cela même qu’il doit vendre — et le « soudain » souligne d’ailleurs ce que ce revirement a d’inattendu et en somme de presque magique. Quant au discours idéologique, il n’est plus qu’un dérisoire contrepoint, par les généralités qu’il énonce, à la singularité et à l’intensité de la rencontre dramatique qui est en train de se jouer dans ce narrat — et de se déjouer, puisqu’elle repose sur une erreur appelée à être levée. Ce type de contrepoint est récurrent dans l’œuvre, et il nous invite à être attentif à un autre fil rouge des « livres de voix » d’Antoine Volodine que celui de l’idéologie égalitariste.
Politique de l’intime
20La critique l’a déjà souligné : la prise de parole post‑exotique témoigne d’un ethos compassionnel. Pour conserver « la mémoire universelle du malheur28 », Volodine « multiplie les récits de vies meurtries par l’Histoire29 » : la prolifération de biographies fictives que l’on trouve dans son œuvre donne à voir au lecteur les ravages produits sur des millions d’individus par le siècle de la « fascination idéologique30 ». Comme l’écrit Sophie Lamarre, « l’auteur travaille à singulariser le « sens de l’histoire » en le faisant descendre de la totalisation idéologique vers l’incarnation des vies humaines31. » Le 16ème narrat des Anges mineurs en témoigne, avec la rencontre on ne peut plus incarnée de Khrili Gompo et Lydia Mavrani, chair contre chair — rencontre face à laquelle le discours idéologique caricatural de Varvalia Lodenko perd quant à lui tout corps, toute consistance.
21Isolés, solitaires, les personnages de Volodine racontent la déroute des masses qui caractérise l’Histoire du xxe : « ils ramènent les abstractions de la rationalité idéologique au détail de trajectoires et d’existences individuelles32 ». Cette intention mémorielle a déjà été commentée par plusieurs chercheurs qui s’attardent tout particulièrement sur Des anges mineurs : les 49 narrats fonctionnent en effet comme autant de « stèles » dressées à la mémoire des souffrants et des morts — et l’intention mémorielle y est revendiquée par l’auteur dès le « prière d’insérer »33. Or ce dispositif littéraire, qui multiplie les noms, les histoires, et par conséquent les hommages rendus à la mémoire de disparus, apparaissait déjà dans le roman Vue sur l’ossuaire, paru en 1998.
22Ce roman met en scène deux personnages d’écrivains, Maria Samarkande et Jean Vlassenko, qui sont respectivement les auteurs de « Vue sur l’ossuaire (éléments de claustrologie surréaliste) » et de « Vue sur l’ossuaire (aperçus de claustrologie post‑exotique) », textes que le livre intègre en son sein. Ces deux ouvrages sont chacun composés de sept chapitres. Nous reviendrons sur le statut particulier des derniers chapitres, respectivement intitulés « conclusion » et « épilogue ». En ce qui concerne les six premiers, chaque chapitre est un micro-récit consacré à l’évocation d’un ou de plusieurs destins brisés par l’histoire, et la structure en miroir des livres de Maria Samarkande et de Jean Vlassenko tisse entre ces récits de nombreux liens. Par exemple, le deuxième chapitre du livre de Maria introduit le personnage de Ouarda Andersen, qui a organisé une exposition en l’honneur de son mari, peintre « récemment emporté » (l’italique soulignant un euphémisme pour « déporté »). Il évoque également la fille de Ouarda, Naïa, que le narrateur a rencontré à l’occasion de ce vernissage, et qui vient de mourir d’un cancer.
Nous marchâmes encore un peu sur la pelouse, essayant d’identifier quelques constellations, puis nous vécûmes ensemble, dix-neuf ans, d’une façon que je n’hésite pas à qualifier d’harmonieuse, en partageant l’essentiel et en évitant de goûter à la trahison, puis Naïa mourut.
Naïa Andersen s’est éteinte hier, d’un cancer, en tournant vers moi ses yeux d’or ; elle n’a formulé aucune prière, elle ne m’a pas demandé de l’accompagner, mais je lui ai fait comprendre qu’aujourd’hui j’allais partir, moi aussi34.
23Le deuxième chapitre du livre de Jean fera retour sur les personnages de Ouarda et de sa fille Myriam au moment de la disparition de leur mari et père. Les livres de Jean et de Maria entrent ainsi en résonnance, pour évoquer des vies écrasées par le totalitarisme policier, mais parfois « sauvées » par l’amour. La structure globale de Vue sur l’ossuaire donne bien à voir ce salut par et dans l’amour, ainsi que par et dans l’écriture, avec ses deux parties construites sur le même patron, et sobrement intitulées « Maria » et « Jean » : chaque partie est en effet composée de l’œuvre en abîme de Maria ou de Jean, précédée du récit d’une scène d’interrogatoire et de torture, qui introduit les textes qui vont suivre en y faisant directement allusion. Leurs écrits deviennent ainsi des pièces à conviction, dans lesquels les officiers qui les interrogent cherchent (en vain) des vérités factuelles et des discours idéologiques.
24Ces deux récits introductifs nous confrontent donc, comme un avertissement, à deux figures de mauvais lecteurs, incapables de s’abandonner aux vérités essentiellement affectives et intimes que recèlent les œuvres de Maria et de Jean :
Le référent avait lu ce recueil et il en récitait des passages sans consulter ses notes, par cœur, puis il lui reprochait d’avoir écrit une œuvre égoïste, qui ne montrait pas de façon nette si elle appréciait ou haïssait la société concentrationnaire35. [Partie I, « Maria »]
Batyrzian alla s’asseoir derrière la table qui servait de bureau et commença à feuilleter Vue sur l’ossuaire, un des courts ouvrages en miroir que Vlassenko et Maria Samarkande avaient écrits […], et il dit Ces jours‑ci, entre vous et elle, les Services ont discerné une relation aussi illogique et aussi nette que celle qui anime les personnages de ce livre36. [Partie II, « Jean »]
25On peut noter que le premier référent n’est pas tout à fait insensible aux textes post-exotiques : le fait qu’il récite « par cœur » certains passages témoigne bien d’une mystérieuse imprégnation, sur laquelle il semble néanmoins préférer rester aveugle, en tendant aussitôt à ramener ces écrits aux discours de propagande qu’il espérait y trouver. L’affectif s’oppose ainsi à l’idéologique, auquel le référent tend à se raccrocher, comme la seule chose valable dans son système de pensée. Ces deux scènes de torture se terminent par ailleurs l’une et l’autre sur une réaffirmation, au discours direct, par Maria et par Jean, de l’essentiel, de ce qui a perduré à travers le temps et qui continuera de perdurer, malgré la torture et malgré la mort, soit l’amour qu’ils se portent :
Nos liens n’ont pas faibli. Qu’il me faille ou non recommencer depuis je début, je n’avouerai pas que j’ai aimé Jean Vlassenko jusqu’à la mort et au‑delà. Tout est néant depuis toujours. Cela, seulement, reste : comme une énigme sans clé : au pire de la mort, hier nous avons été les mêmes, aujourd’hui nous serons les mêmes37. [Partie I, « Maria »]
Je ne distingue presque rien, je m’appelle Jean Vlassenko, il y a quinze ans que je n’ai plus d’âge, je vois devant moi une table et un livre couverts de sang, c’est un livre sans âge et sans date. Nul d’autre que nous ne l’a lu, voilà tout ce qu’il y a à en dire. Nul d’autre que nous ne l’a lu, et nous y sommes38. [Partie II, « Jean »]
26Le statut particulier du septième et dernier chapitre de leur livre respectif donne également à voir la beauté de leur amour, à travers un dispositif narratif troublant, puisque chacun écrit une version de leur mort en se glissant dans la peau et la voix de l’autre. Le « je » du dernier chapitre de Maria est donc le « je » de Jean ; et le « je » du dernier chapitre de « Jean » est le « je » de Maria, « je » qui se mue, dans l’un comme dans l’autre récit, en un « nous », pour dire la permanence de leur union dans la remémoration partagée d’instants de bonheur et dans la création d’un espace-temps refuge, grâce à la mémoire, puisqu’il s’agit, au moment de mourir, de ressusciter une dernière image où se dissoudre :
J’avais peur de m’éteindre sans avoir rassuré Maria, et je dis :
—Tu te souviens des gens qui dansaient la nuit sous les arbres, à Pékin ?
Marie ne pouvait répondre, mais, d’un clignement des paupières, elle me fit signe qu’elle se souvenait. Nous essayions de ressusciter des sourires sur nos masques en miette. Entre nous passait la dernière image et un courant de tendresse d’apaisante tendresse. […]
Nous nous regardions sans plus rien sentir d’autre que notre mémoire.
Nous allions voyager beaucoup plus loin encore.
Ensemble39. [Partie I, « Maria »]
Je bredouillai des sons au‑delà des bulles et de l’écume.
—Jean, tu te souviens, l’entrée de Victoria Harbour, un jour que nous arrivions en jetfoil ?
J’ignore si Jean m’entendait.
Tu te souviens ?... poursuivis‑je. Les pêcheurs étaient en grève… Le jetfoil avait éteint ses moteurs… Des centaines de chalutiers bloquaient le port… Il faisait un soleil éblouissant… Tous les mâts arboraient des drapeaux rouges…
J’ignore s’il m’entendait, mais c’était la fin, et maintenant nous étions là‑bas : ensevelis dans la même lumière40. [Partie II, « Jean »]
27Au risque de s’écarter quelque peu de l’angle très politique sous lequel ce colloque aborde, par son titre, les « livres de voix » — « Narrations pluralistes et démocratie » —, nous voudrions donc souligner cette importance accordée à l’amour, tant d’un point de vue thématique (pas de livre de Volodine sans histoires d’amour), que d’un point de vue narratif. Bien sûr, il ne s’agit pas de négliger l’ethos compassionnel, fraternel, égalitaire, dont témoignent les glissements énonciatifs à l’œuvre dans les romans de Volodine, avec un surnarrateur qui, « en un processus de camaraderie intime, contraint sa voix et sa pensée à reproduire la courbe mélodique d’une voix et d’une pensée disparues41 ». Mais les dispositifs narratifs extrêmement complexes qui parcourent son œuvre sont aussi souvent entraînés par cette idée de l’écriture comme un acte d’amour : amour pour une femme que l’on veut rassurer, protéger, retrouver par l’écriture. « Avec émotion, j’enregistrais ce que tu me confiais. Je pressentais que, plus tard, je rédigerais cela, dans la solitude, afin de croire à nos retrouvailles, afin de croire que tu42. », déclare Breughel dans Le Port intérieur. Dans ce roman interrogatoire complexe, la figure centrale n’est ainsi pas tant un des deux acteurs de l’interrogatoire, prenant tour à tour en charge la narration, que la figure féminine de Gloria Vancouver — et ce sont d’ailleurs les rêves de cette dernière qui nous sont restituées dans plusieurs sections. De même, la construction extrêmement élaborée de Lisbonne, dernière marge, avec une polyphonie énonciative démultipliée qui en fait un véritable roman choral, tend surtout à représenter in fine les idées politiques, les hantises, les désirs d’Ingrid… Tous les textes qui composent « Quelques détails de l’âme des faussaires » reflètent quelque chose de l’âme de la jeune femme : solitude et craintes de la femme traquée, passion clandestine et interdite pour Kurt, dégoût pour la vulgarité occidentale et pour la souillure des crimes commis au nom de la révolution… Et c’est justement parce qu’il prend ainsi en charge les vérités essentielles d’Ingrid, ses sentiments les plus intimes, que Kurt, qui connaît ses haines et ses angoisses, craint que son livre ne la trahisse.
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28La critique a souvent souligné combien l’écriture de Volodine était pensé à partir d’un modèle cinématographique. L’auteur se dit en effet fasciné par l’image (de la photographie et du cinéma), et ses textes cultivent des modes d’apparaître propres au cinéma. Nous pourrions donc, en guise de conclusion, invoquer un autre terme musical que celui de polyphonie : celui de « contrepoint », cher à Renoir, qui renvoie à un art de composer la musique en superposant des dessins mélodiques, un second thème se développant parallèlement au premier. On sait l’usage qu’en fera Renoir, en s’amusant, notamment dans La Règle du jeu, grâce à la profondeur de champ, à faire jouer, à l’arrière-plan, le contrepoint de la scène qui se joue au premier plan. De même, chez Volodine, la pratique du contrepoint est très présente — nous en avons commenté un exemple non pas tant visuel que sonore, au seizième narrat Des anges mineurs — et elle nous amène à nous défier d’une lecture purement idéologique ou politique de l’œuvre, qui resterait aveugle à l’autre « genre de partage43 » qui s’y joue.