Enjeux politiques des voix chez Assia Djebar et Mohamed Mbougar Sarr
1En 1980, Assia Djebar publie le recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans leur appartement. Prenant appui sur l’œuvre picturale de Delacroix, l’écrivaine indique dans la postface du recueil : « Le tableau de Delacroix nous montre deux des femmes comme surprises à converser mais leur silence ne finit pas de nous parvenir1 ». Les nouvelles djebariennes sont alors envisagées comme une manière de donner à entendre les conversations féminines qui semblaient comme suspendues dans le tableau de Delacroix. Les récits mettent donc en scène des situations où la parole des femmes est centrale et où l’écrivaine tente d’« approcher telles ou telles des voix qui tâtonnent dans le défi des solitudes commençantes2 ». En 2017, l’écrivain Mohamed Mbougar Sarr publie le roman Silence du chœur3. Par le titre choisi, le jeune romancier invite à questionner le lien entre le sujet de son œuvre — la présence de migrants dans une petite ville d’Italie — et la forme musicale et vocale du chœur. Bien qu’éloignées dans le temps, les œuvres d’Assia Djebar et Mohamed Mbougar Sarr affichent ainsi une même préoccupation pour la voix qui apparaît, dans chaque cas, reliée à une réflexion d’ordre politique. Pour Assia Djebar, l’enjeu est effectivement de contribuer, grâce à la représentation de la parole féminine dans la fiction, à « la libération concrète et quotidienne des femmes4 ». En choisissant de questionner l’accueil de migrants africains dans une ville d’Europe, Mohamed Mbougar Sarr interroge explicitement, avec Silence du chœur, « ce mouvement migratoire historique caractéristique de notre contemporanéité5 » que représente le voyage de ressortissants originaires d’Afrique ou du Maghreb vers les côtes espagnoles ou italiennes. Le récit s’intéresse ainsi aux conditions de possibilité d’une vie collective qui puisse intégrer les migrants et propose notamment, à travers les nombreux personnages du roman, de donner la parole aux nouveaux exilés. S’il s’appuie sur la réalité, Sarr compose cependant une œuvre qui affirme son statut fictionnel6. De la même façon, les œuvres d’Assia Djebar comme Femmes d’Alger dans leur appartement ou La Femme sans sépulture (2002) puisent dans une réalité sociologique7 mais font appel à la fiction8. En ce sens, les récits de Sarr et Djebar ne relèvent pas de la non-fiction et invitent à envisager les relations possibles entre présence de voix et réflexion politique au sein de la fiction.
2La relation entre polyphonie et politique engage, tout d’abord, la signification politique de la voix. Cette dimension peut être envisagée selon la perspective de Jacques Rancière qui souligne, à la suite d’Aristote, qu’un sujet politique est avant tout un individu qui est reconnu comme un être parlant, doté d’un logos permettant de formuler un discours et participant à une aisthesis commune9. Précisément, Assia Djebar et Mohamed Mbougar Sarr s’attachent à mettre en scène, dans leurs récits, la parole et les voix d’individus dont la reconnaissance politique pose problème. Dans la postface de Femmes d’Alger dans leur appartement, Assia Djebar souligne combien la participation des femmes à la guerre d’indépendance a pu constituer un traumatisme pour la société algérienne. La torture et le viol dont les femmes ont été victimes ont été abondamment dénoncés mais, écrit Assia Djebar, « ce que les mots avaient dévoilé le temps d’une guerre, voilà que retombe sur lui la chape épaisse des sujets tabous, voilà que s’inverse le sens d’une révélation. Revient alors le lourd silence […]10 ». Le traumatisme a donc conduit à une mise sous silence de la place des femmes dans l’événement passé et, d’une façon plus générale, à une marginalisation des femmes dans le collectif politique. Les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement visent ainsi à redonner aux individus féminins une voix afin de réaffirmer leur appartenance à l’espace politique. Chez Mohamed Mbougar Sarr, l’accent n’est pas mis sur les raisons du départ des immigrés ou sur le tragique de la traversée de la mer mais sur la manière de faire société avec les migrants arrivés sur le sol européen. La parole que l’écrivain donne aux migrants à travers ses personnages fictifs permet de souligner que l’immigré est « un homme qui est là, qui est arrivé, qui a un présent et veut construire un futur11 ». Doter celui‑ci d’une voix vise à affirmer que les migrants sont aussi auteurs d’un logos car ils sont des sujets politiques qui appartiennent à l’espace démocratique des cités européennes. Faire entendre les voix des femmes et des migrants, présenter ceux-ci comme des sujets de discours sont donc un moyen privilégié pour Djebar et Sarr de penser la place de ces individus dans la collectivité.
3Un autre aspect qui permet d’appréhender la relation entre polyphonie et politique concerne la question de la pluralité. En effet, la polyphonie romanesque peut se penser comme la manière la plus adéquate, pour le récit, de donner à voir le pluralisme qui fonde nos sociétés démocratiques. C’est ainsi, par exemple, que l’envisage Vincent Message qui considère que le problème esthétique de « faire interagir des discours que tout sépare dans le même espace narratif » renvoie au problème politique et social de « faire vivre ensemble des groupes humains dont les priorités éthiques divergent12 ». La pluralité des personnages, des narrateurs et des langages idéologiques et sociaux, qui anime les récits polyphoniques, permettrait de faire de ces récits « une place publique où chacun a le droit à la parole et où personne ne peut prétendre la monopoliser13 ». Le récit polyphonique serait la représentation mimétique de la diversité et de la pluralité de nos sociétés modernes où chacun a sa place dans le collectif politique. Dans Silence du chœur, la polyphonie du récit permet effectivement de donner accès à la multiplicité des discours et des points de vue : ceux des migrants condamnés à l’attente de la commission d’attribution de papiers, ceux des villageois accueillants ou hostiles à la présence de ces nouveaux venus, ceux qui s’engagent dans l’association Santa Marta pour aider les nouveaux arrivants. Sarr souligne alors la difficulté qu’engage la constitution d’un collectif lorsque les divergences de points de vue, d’opinions, de désirs opposent les individus entre eux. Dans les récits djebariens, la polyphonie féminine met au jour la diversité de conscientisation politique des sujets féminins. Les discours fermes et engagés s’opposent au silence de certains personnages, tandis que la parole précaire et heurtée d’autres personnages souligne la difficulté à considérer l’expression de soi comme légitime14. L’écrivaine montre ainsi que l’espace démocratique doit se penser avec la diversité des sujets quand bien-même ceux-ci auraient intériorisé les tabous qui pèsent sur la société.
4Le traitement de la polyphonie dans les textes de Djebar et Sarr invite ainsi à réfléchir aux conditions d’effectuation du politique, de la reconnaissance des sujets à la composition d’une société pluraliste. À côté de cette pluralité vocale, l’écrivaine et l’écrivain font cependant le choix d’inscrire d’autres modalités de la voix, celles du chœur et de la prosopopée. La référence au chœur intervient chez Sarr dans le titre du roman Silence du chœur, comme on l’a souligné. Chez Assia Djebar, elle apparaît dans la nouvelle « Il n’y a pas d’exil » de Femmes d’Alger dans leur appartement15. La prosopopée est également sollicitée chez les deux écrivains. Dans le roman de Sarr, la statue d’Athéna prend la parole, dans le récit La Femme sans sépulture d’Assia Djebar, c’est une défunte qui s’exprime16. Cette inscription de deux formes canoniques de la voix dans l’écriture à côté du dispositif polyphonique pose alors question. Si la polyphonie romanesque semblait à même de porter les interrogations politiques essentielles, comment appréhender la signification politique de cette présence du chœur et de la prosopopée ? On peut ainsi se demander si la présence de ces deux formes vocales ne vient pas suggérer les limites de la polyphonie en tant que forme pluraliste et démocratique.
5On se propose donc d’interroger successivement les trois modalités de la voix dans les récits de Djebar et de Sarr afin d’envisager ce que chacune de ces formes — polyphonie, chœur, prosopopée — permet de penser de la démocratie et du collectif politique.
Les limites de la polyphonie
6Comme on l’a évoqué, Assia Djebar et Mohamed Mbougar Sarr utilisent la polyphonie comme moyen privilégié pour donner à entendre la diversité des individus et souligner la place légitime de ceux‑ci dans la cité.
7Si la narratrice est toujours présente, les récits djebariens sont volontiers fondés sur les conversations entre personnages féminins comme c’est le cas dans les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement ou dans le roman La Femme sans sépulture, qui restitue le passé de la maquisarde Zoulikha grâce aux témoignages et aux souvenirs de femmes qui ont connu celle‑ci. À ces abondants dialogues, s’ajoutent de nombreux passages monologiques pris en charge par des voix anonymes ou secondaires17. Assia Djebar propose ainsi une polyphonie proche de la choralité puisque les discours singuliers sont amenés à se compléter ou se répondre en écho. L’écrivaine montre la constitution d’une parole féminine collective tissée de voix multiples.
8Dans Silence du chœur, la multitude des personnages permet au romancier de mettre en relief la diversité des opinions, des pensées et des discours grâce aux dialogues et aux monologues. Le maire d’Altino, le médecin, les trois aides-soignants qui l’accompagnent, deux responsables de l’association Santa-Marta qui organisent l’accueil des immigrés, le prêtre de la ville, le vieux poète, le migrant intégré qui travaille pour l’association, plusieurs migrants nouvellement arrivés (Bemba, Fousseyni, Salomon), l’avocat qui œuvre au boycott des immigrés sont tous des personnages importants et sont donc amenés à prendre la parole de façon conséquente. Aux côtés de ces personnages essentiels, de nombreuses figures secondaires interviennent également comme un policier de la ville, des habitants hostiles ou favorables à l’accueil des immigrés. La polyphonie soutient donc une vision nuancée de l’arrivée et de la présence des migrants dans la petite ville d’Altino.
9Si la polyphonie permet de souligner la diversité des sujets qui forment le collectif politique, elle ne suffit pas à signifier le lien entre les individus et à affirmer que leur place dans la cité est garantie. Cette dimension est présente dans les textes djebariens qui interrogent la constitution d’un collectif. Les échanges entre femmes et l’idée d’un collectif féminin sont thématisés dans la nouvelle « Femmes d’Alger dans leur appartement ». Le personnage de Sarah indique à son amie Anne :
Je ne vois pour nous aucune autre issue que par cette rencontre : une femme qui parle devant une autre qui regarde, celle qui parle raconte-t-elle l’autre aux yeux dévorants, à la mémoire noire ou décrit-elle sa propre nuit, avec des mots torches et des bougies dont la cire fond trop vite ? Celle qui regarde, est-ce à force d’écouter, d’écouter et de se rappeler qu’elle finit par se voir elle-même, avec son propre regard, sans voile enfin18…
10Ce passage montre que la possibilité d’une évolution pour les femmes passe d’abord par la capacité de celles‑ci à pouvoir s’exprimer et à être entendues. Cependant, cette émancipation reste orientée vers la constitution d’une subjectivité personnelle (« se voir elle-même, avec son propre regard »). S’il y est question d’une « rencontre », l’extrait indique qu’une seule femme parle tandis que l’autre regarde. L’idée d’un échange véritable qui puisse, de surcroît, être tourné vers l’action est un objectif qui ne peut être atteint que si les femmes prennent d’abord conscience qu’elles sont des sujets. La création d’un collectif, même uniquement féminin, reste soumise à cette étape de la reconnaissance subjective. Le même personnage de Sarah affirme plus tard :
Je ne vois pour les femmes arabes qu’un seul moyen de tout débloquer : parler, parler sans cesse d’hier et d’aujourd’hui, parler entre nous, dans tous les gynécées, les traditionnels et ceux des HLM19.
11Ce passage indique que la présence des femmes dans l’espace politique est loin d’être acquise, puisque les femmes restent associées aux lieux clos éloignés de la vie publique. D’une certaine manière, l’écrivaine en reste au constat de Jacques Rancière : tant que les individus féminins ne sont pas reconnus comme auteurs d’un logos, rien ne peut advenir.
12La polyphonie des œuvres peut donc être le signe qu’une parole plurielle se déploie sans être pour autant la marque qu’un collectif se crée véritablement et sans que les sujets qui sont l’auteur d’une parole aient une place affermie dans la cité. Pour que les voix aient une existence dans la vie politique, elles doivent être reconnues dans l’espace public et elles doivent participer à la délibération. Cet aspect est souligné par Cornélius Castoriadis qui considère que la démocratie ne peut être effective que si les individus appartiennent à l’ekklèsia « c’est‑à‑dire, en régime démocratique, le lieu où l’on délibère et décide des affaires communes20 ». Castoriadis ajoute :
Dans l’ekklèsia au sens large, comprenant aussi bien « l’assemblée du peuple » que le « gouvernement » et les tribunaux, je suis dans un espace public/public [par opposition à l’agora qui est un espace public/privé]: je délibère avec les autres pour décider, et ces décisions sont sanctionnées par le pouvoir public de la collectivité21.
13En ce sens, quand bien même les femmes djebariennes parviendraient à s’affirmer dans l’espace de la cité, il faudrait qu’elles soient reconnues par tous comme partie prenante de l’ekklèsia, qu’elles puissent délibérer. Or cette condition n’est pas réalisée dans les récits djebariens parce que l’hostilité entre les sexes y est trop forte et entrave la constitution d’un collectif composé de sujets féminins et masculins. Cette dimension se traduit dans les œuvres d’Assia Djebar par la quasi-absence de voix masculines. Lorsque les personnages masculins ont des échanges avec des personnages féminins, l’issue en est malheureuse. Le personnage masculin se fige dans une attitude autoritaire et le personnage féminin est réduit au mutisme, littéralement privé de voix. Dans le roman, Vaste est la prison, la narratrice choisit en retour de passer sous silence la parole de son époux en colère :
Je vois, je revois aussi la face tordue de haine de l’époux — soudain je me rappelle que celui-ci est issu de la ville où les femmes mariées, même mariées dans l’harmonie, ou en tout cas, sans heurt apparent, appellent secrètement tout époux « l’ennemi ». Elles entre elles.
L’époux, dans cette ultime scène, rejoignait ainsi le rôle que depuis des générations, la mémoire de la ville lui assignait. Lui, dans sa fureur renouvelée : comme je coupais volontairement le son, il jouait plus aisément encore son rôle d’ennemi22. (107)
14Fragilité de la parole féminine, absence de voix masculine, enfermement des voix féminines dans des espaces clos soulignent combien la polyphonie djebarienne, si elle est tendue vers la reconnaissance politique des sujets, reste éloignée d’une représentation démocratique de la société. Juxtaposées, les voix sont en quête d’un collectif qui semble encore précaire.
15Les œuvres djebariennes suggèrent cependant que la polyphonie peut se rapprocher de l’exigence démocratique si elle se fonde sur la reconnaissance d’une altérité. Cet aspect est visible dans l’œuvre de Mohamed Mbougar Sarr qui s’attache à faire dialoguer des personnages aux opinions diverses voire opposées. Les migrants, par exemple, sont désignés par les habitants de la ville d’Altino par le surnom « ragazzi » mais parmi eux les sensibilités individuelles et les positionnements idéologiques se distinguent. Bemba est tout entier pris par des considérations pragmatiques et matérielles. Ce qui lui importe est de trouver du travail afin de gagner de l’argent. Salomon affiche une hostilité anti-européenne et fustige la bonne conscience des Occidentaux. Fousseyni est préoccupé par son amour naissant pour une jeune femme de l’association Santa-Marta. Jogoy, l’ancien migrant qui a réussi à s’intégrer et travaille pour le compte de l’association, représente une figure humaniste qui tente de concilier les aspirations des personnages en quête d’avenir meilleur et les réalités contraignantes qui s’imposent à eux (l’obtention de papiers au premier chef). Les anti-migrants, quant à eux, ne forment pas non plus un bloc homogène puisque la haine des uns a peu de rapport avec les manœuvres politiciennes des autres.
16Si certains personnages campent sur des positions tranchées, le récit semble envisager la possibilité d’une ouverture à l’altérité en confrontant les opinions divergentes. Dans un passage du roman, Jogoy évoque les questions posées aux immigrés lors de la commission d’attribution de papiers où interviennent trois types d’interrogateurs : les deux premiers favorables à l’intégration des migrants, le dernier hostile à ceux‑ci. On lit alors :
[…] les hostiles sont les seuls à poser le doigt sur ce qui est peut-être la vérité de la situation. Oui : ils sont les seuls à considérer le migrant, même si c’est souvent pour de tristes raisons, comme un homme qui est là, qui est arrivé, qui a un présent et veut construire un futur. Là où les (deux) autres cherchent à définir le réfugié par son seul passé, là où il ne leur semble humain que parce qu’une dramatique raison l’a obligé à partir, l’anti-migrant, tout à sa phobie, voit malgré tout l’immigré comme un homme présent, qui est là, avec lui (même si c’est précisément cette idée qu’il ne peut pas supporter)23.
17Le personnage reconnaît ici la part de vérité d’un discours pourtant idéologiquement contestable et éloigné de sa propre opinion. L’évolution du vieux poète, Giuseppe Fantini, figure également la reconnaissance de l’altérité. Initialement enfermé dans sa « tour d’ivoire », le personnage s’ouvre progressivement à la vie de la cité en s’intéressant aux conditions de vie et aux revendications des immigrés. Alors qu’un affrontement entre migrants et anti-migrants menace d’éclater, il rejoint les policiers qui cherchent à éviter le massacre. Le dialogue montre alors que Fantini se préoccupe de la vie collective :
-Vous êtes venus défendre les ragazzi ?
-Non, certains d’entre eux portent aussi la violence et la désirent. C’est seulement une certaine idée de la vie en communauté que nous sommes venus défendre.
-Je comprends, dit Falconi. Admirable, mais je crois pas que ce type de discours très noble aura sa place ici. Y aura une sacrée pagaille. Des morts. Du sang va couler. Je ne peux pas vous laisser rester24.
18Le personnage n’épouse pas la position de certains « ragazzi » qui se tournent vers la violence mais défend l’idée politique qu’une communauté est possible.
19Comme le montre cependant l’ironie du policier dans ce passage, la réalisation de la démocratie ne peut se contenter d’une reconnaissance de l’existence de l’altérité et de la diversité des sujets dans la cité. Le massacre redouté entre les groupes opposés n’a finalement pas lieu mais un groupe d’anti-migrants ultras commet plusieurs meurtres et la vie collective d’Altino débouche donc sur une catastrophe politique.
20Dans cette mesure, la polyphonie peut s’entendre comme l’expression d’un désir de collectivité où la singularité de chacun soit prise en compte mais elle ne suffit pas à représenter une communauté démocratique où les aspirations individuelles parviennent à se combiner aux exigences du collectif.
Le chœur et le collectif
21La référence au chœur dans le roman de Sarr et dans les nouvelles djebariennes invite à interroger la manière dont le chœur pourrait suggérer davantage que la polyphonie l’idée d’une communauté démocratique.
22Dans les œuvres d’Assia Djebar, le chœur apparaît de manière récurrente pour caractériser un ensemble de voix féminines qui s’associent dans une expression collective, le plus souvent de douleur mais parfois de joie et qui s’unissent à l’occasion d’un deuil ou d’une fête. Il correspond à une forme de rituel théâtralisé et culturellement codifié. Cependant, dans la nouvelle « Il n’y a pas d’exil », le chœur féminin qui exprime la douleur du deuil s’apparente davantage au chœur de la tragédie grecque parce qu’il paraît figurer la cité. En effet, dans la nouvelle, l’action principale est le mariage arrangé d’une jeune fille qui ne veut pourtant épouser personne. Alors qu’ont lieu les arrangements entre les mères des futurs époux, la jeune fille se laisse happer par le chœur de femmes endeuillées qui résonne près de chez elle. On lit alors :
Je m’étais mise à écouter les pleurs du dehors qui n’avaient cessé, qui ne cesseraient sans doute pas, au moins jusqu’à la nuit. Il y avait là cinq ou six femmes chez les Smain, et toutes se lamentaient en chœur, chacune s’installant pour toujours, semblait-il, dans cet éclatement confondu de leur douleur. Après, bien sûr, elles auraient à préparer le repas, à s’occuper des pauvres, à laver le mort… Il y a tant de choses à faire, le jour d’un enterrement.
Pour l’instant, les voix des pleureuses, toutes pareilles, sans qu’on puisse même en distinguer une par un accent plus déchiré, faisaient un seul chant long, hoquetant, et je sus qu’il recouvrirait la journée entière comme un brouillard d’hiver25.
23L’intervention de ce chœur de deuil au moment où la jeune femme voit son destin scellé invite à relier l’événement du mariage arrangé à la plainte collective des pleureuses. Selon l’analyse proposée par Jacqueline de Romilly à propos des œuvres d’Eschyle, le chœur est présent pour interroger les actes du héros en fonction des conséquences que ces actes peuvent avoir sur le collectif26. S’il est composé de citoyens impuissants comme des femmes ou des vieillards, le chœur a donc un rôle politique qui est de relier l’action individuelle aux préoccupations de la cité. De la même façon, l’expression collective des femmes, dans la nouvelle d’Assia Djebar, révèle que la cité doit se sentir concernée par l’action. Le chœur des pleureuses, auquel la jeune fille est attentive tout au long du récit, agit, comme dans la tragédie, pour signifier que la question de la liberté des femmes est un problème collectif. Le chœur figure ainsi le lien entre la trajectoire individuelle et les préoccupations collectives.
24Le roman de Mbougar Sarr, par son titre, suggère quant à lui que le « chœur » est silencieux. La fin du récit semble livrer la signification de ce silence puisque le roman se termine par une éruption de l’Etna qui met fin aux déchirements humains et impose le silence aux habitants pressés de quitter le village pour fuir les coulées de lave qui s’annoncent. Le romancier écrit :
Les voix des hommes s’étaient élevées dans le désordre, mais ensemble, pour exprimer une part de leur condition. Puis elles s’étaient toutes éteintes, les unes après les autres, fatiguées et déchirées. L’ultime chant ne leur appartenait pas. Il revenait à l’Etna. Elle l’avait lancé, seule. Puis le chœur d’Altino avait fait silence27.
25L’éruption volcanique agit comme un deus ex machina pour sanctionner les hommes qui, en définitive, ont été incapables de s’entendre pour fonder une vie commune. Le « chœur d’Altino » qui se tait est celui des voix désordonnées, « fatiguées et déchirées », les voix plurielles orchestrées dans le récit qui se sont élevées « ensemble » sans parvenir à s’accorder. Sans la force politique que lui confère la tragédie antique, le chœur apparaît alors comme silencieux, comme le souligne le titre de l’œuvre. La pluralité des voix n’a pas suffi à constituer un collectif politique qui pourrait s’incarner dans un chœur.
26Quel que soit le constat auquel parviennent les œuvres de Djebar et Sarr, on observe que la mention du chœur permet de réaffirmer le sens politique des voix et de suggérer que la transformation de la pluralité en collectif nécessite un lien entre les voix et les individus. Comme invite à le penser Castoriadis, la démocratie n’est pas réalisée si elle ne repose que sur un assemblage ou une combinaison d’individus28. Les œuvres de Djebar et Sarr réinterrogent alors la manière de passer d’un état de fait pluraliste à une communauté politique qui se donne à elle-même ses propres lois. Bien que la pluralité et la diversité des individus y soient reconnues, l’état de fait pluraliste peut « faire craindre une désunion qui débouche sur des affrontements internes, sur une paralysie politique ou sur un éclatement du cadre de vie collective », comme l’écrit Vincent Message et comme cela se produit dans Silence du chœur29. Ce que montre alors le roman de Sarr et qui fait la faillite du collectif est que la petite société d’Altino est régie par des lois qui lui sont extérieures : celles des instances bureaucratiques invisibles et supérieures qui dictent la tenue de la commission d’attribution de papiers (qui n’arrivera jamais dans le roman), le goût de la bagarre de certains individus qui trouvent dans l’idéologie xénophobe une manière de donner une apparence civilisée à leur envie d’en découdre. Le réveil du volcan figure lui aussi symboliquement cette loi extérieure qui s’impose aux hommes qui ont échoué à construire leurs propres lois. Pour Castoriadis, une société démocratique est une société autonome, qui doit se donner à elle-même sa loi :
[…] cela veut dire accepter à fond l’idée qu’elle crée elle-même son institution, et qu’elle la crée sans pouvoir invoquer aucun fondement extra-social, aucune norme de la norme, aucune mesure de la mesure. Cela revient donc à dire qu’elle doit décider elle-même de ce qui est juste et injuste – et c’est cela la question avec laquelle la vraie politique a à faire […]30.
27D’une certaine manière, les œuvres de Djebar et Sarr font du chœur l’instrument de cette interrogation sur « ce qui est juste et injuste » dans la société. L’absence de chœur chez Sarr suggère l’absence d’autonomie de la société de la ville d’Altino qui ne parvient pas à se penser comme institution fixant ce qui est juste et injuste. Le chœur de la nouvelle djebarienne, en signalant que la liberté d’une jeune femme doit intéresser la cité, signale que cette question de la liberté des femmes n’est pas uniquement privée mais fait partie de ce que la société doit instituer. Les œuvres de Djebar et de Sarr questionnent ainsi la capacité instituante de la société démocratique et le pouvoir d’autonomie de celle‑ci.
L’irruption de voix non humaines
28Le dernier élément qui permet d’interroger le lien entre voix et politique dans les œuvres d’Assia Djebar et Mohamed Mbougar Sarr concerne la prosopopée des voix. Dans un cadre narratif réaliste survient, en fin de récit, la présence d’une voix impossible.
29Dans La Femme sans sépulture, Assia Djebar fait parler la maquisarde Zoulikha après sa mort, au moment où son corps, abandonné aux charognards, pourrit en plein soleil. S’adressant à une de ses filles, Zoulikha relate ses derniers instants après son arrestation. Elle évoque la torture qu’elle a subie, sa mise à mort, l’exposition de son cadavre, la mise en terre par un maquisard et livre la vérité sur le lieu de sa sépulture. Cette longue prosopopée d’une défunte se termine par les mots suivants : « C’est sur la place du douar, c’est là, yeux ouverts, dans tout mon corps pourrissant, que je t’attends31».
30Dans Silence du chœur, la statue de la ville qui représente la déesse Athéna, s’anime, descend de son piédestal et va à la rencontre de Jogoy, le seul survivant après l’éruption de l’Etna.
Des heures plus tard, au milieu de la désolation et du silence, la statue devint une mémoire incarnée : […] sa pierre s’anima ; la blancheur froide du marbre qui l’emprisonnait devint le rose opalin de la chair gorgée de vie ; la déesse descendit de son piédestal, puis marcha vers l’unique personne qui, restée à Altino, avait survécu.
C’était un miraculé […] ; un individu nu couché entre de grands arbres comme au milieu d’une scène ; un homme devenu fou pour se sauver de la folie de ses semblables. Athéna devait lui transmettre la mémoire du lieu. Ce serait à lui que reviendrait la tâche de dire le récit des ragazzi32.
31Ce que dit alors la statue est en fait présenté dans le prologue du récit qui narre le réveil du personnage après la catastrophe :
Il allait se lever complètement lorsqu’une voix se mit soudain à résonner en lui. Il ne l’entendait pas à proprement parler : il s’en souvenait. Découragé par ses précédents essais, il n’avait pourtant fait aucun effort pour se replonger dans sa mémoire. Mais la voix était là. C’était une voix de femme. « Tu te réveilleras fou et seul : c’est la condition des derniers et des premiers hommes. Tu es la fin d’un récit et l’ouverture de celui qui vient. L’épilogue de l’un, le prologue de l’autre. À toi de parler. Je t’ai tout transmis »33.
32Jogoy devient alors « l’ultime dépositaire » de ce récit légué par la voix de la statue.
33Ce qui est caractéristique, dans les deux cas, est l’intervention d’une voix non humaine, purement fictionnelle et à portée symbolique ; celle, post mortem, de Zoulikha, celle de la statue d’Athéna descendant de son piédestal, deux formes canoniques de la prosopopée. Il se produit alors une forme de rupture avec le reste du récit. Chez Mohamed Mbougar Sarr, la rupture est d’autant plus nette que le dénouement est constitué d’une succession d’événements invraisemblables qui tranchent avec la tonalité réaliste de la majeure partie du récit : le volcan se réveille, Jogoy se jette dans le vide mais échappe à la mort, le personnage du vieux poète plonge dans son poème et la statue s’anime. Chez Assia Djebar, la rupture s’effectue sur le plan du contenu du discours de la voix puisque la voix post-mortem de Zoulikha livre les éléments auxquels les conversations féminines n’ont pu accéder. On a donc, par ces ruptures, une forme de mise à distance de la polyphonie qui laissait la vérité de Zoulikha parcellaire et qui menait à l’affrontement des individus chez Mohamed Mbougar Sarr.
34Cette parole émise par une voix unique qui semble détenir une vérité est cependant tournée vers les survivants. La voix de Zoulikha défunte s’adresse à sa fille et lui dit « je t’attends » tandis que la statue d’Athéna indique à Jogoy : « À toi de parler. Je t’ai tout transmis. ». Les deux voix de la prosopopée assurent ainsi, dans chaque cas, un geste de transmission, de passage de relais, de renouvellement. Elles permettent alors de figurer un lien entre les individus mais également de marquer une relation entre le passé et l’avenir. La statue d’Athéna porte « la mémoire du lieu » tandis que la voix de Zoulikha restaure les événements passés pour sa fille, qui appartient à la génération de l’Algérie indépendante. Les deux prosopopées suggèrent ainsi que la construction politique des sociétés doit s’effectuer dans une relation avec le passé.
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35Les œuvres d’Assia Djebar et Mohamed Mbougar Sarr mettent en scène des questions politiques particulières telles que la place des femmes dans la société algérienne après l’indépendance du pays et la place des migrants au sein des sociétés démocratiques européennes. Les interrogations politiques portées par ces œuvres se manifestent par un travail sur les voix. La polyphonie, le chœur, la prosopopée interviennent, chez Djebar et Sarr, pour donner à penser la pluralité des sujets, la relation des individus avec le collectif, le lien entre la construction politique à venir et les événements passés. La réflexion sur les éléments qui fondent la démocratie se formule ainsi, dans les œuvres de Djebar et Sarr, grâce aux moyens propres à la littérature.