Recueillir et confronter les paroles de témoins au Rwanda : délégation du témoignage et autorité du porte‑parole
1Dans le champ des littératures non‑fictionnelles, le succès que rencontrent les collectes de paroles et les « recueils de voix », depuis le début des années 2000 et de façon plus accrue depuis 20151, invite à interroger le rapport que la littérature tisse avec la polyphonie2 et l’idée de démocratie. Je propose de mener une réflexion sur les rapports noueux et complexes entre la figure du porte‑voix — figure de tiers — et la multiplicité des témoignages collectés dans deux recueils de voix.
2Si l’on constate la fin du statut d’exception de la littérature, on peut considérer avec Philippe Roussin la littérature comme « le regroupement des énonciations singulières et des représentations privées qui se donnent pour des représentations publiques3 ». Dans cette perspective, la littérature ne peut échapper à la question de l’égalité discursive. Elle doit être envisagée comme le lieu où s’articule une interrogation sur la figure du tiers, et le lieu symbolique où se problématise le rapport de la multiplicité des voix à celle qui les agence, les encadre et les médiatise.
3Je me pencherai ici sur le cas du génocide des Tutsi pour deux raisons : d’une part, le contexte génocidaire est souvent pensé comme un cas paradigmatique d’effondrement de l’autorité au profit de la violence et de la force4. Face à ce contexte, la littérature de témoignage et les recueils de voix redessinent la possibilité d’une auctorialité partagée et nous lèguent une responsabilité, celle que le témoin ne peut endosser, c’est‑à‑dire faire preuve et établir la justice5 : ces formes littéraires engagent à une réflexion sur l’autorité du témoin et du tiers qui médiatise sa parole. D’autre part, la politique de « réconciliation » menée par le gouvernement de Paul Kagamé depuis 2001 interroge la possibilité d’un vivre ensemble après le génocide, des formes que cette réconciliation doit prendre et des moyens mis en œuvre pour y parvenir. Il s’agit d’interroger tant la politique de justice nationale que les lieux réels et symbolique où justice est faite. J’évoquerai ainsi deux « recueils de voix » et commenterai les façons dont y est envisagée la politique nationale de réconciliation : en confrontant des fragments de témoignages, s’agit-il de réconcilier des voix diverses, voire contradictoires, ou s’agit-il au contraire d’ébranler l’idéal de réconciliation ?
4Les faits valent la peine d’être rappelés : entre avril et juillet 1994, près d’un million de victimes6 furent froidement assassinées par leurs voisins, leurs collègues, leurs camarades d’école, leurs frères d’armes, leur meilleur ami, leur professeur.... La fulgurance des tueries ne laisse aucun doute sur leur préméditation : les Tutsi sont visés par le discours idéologique raciste et sont présentés — en amont et pendant les tueries — comme une menace à supprimer. Les travaux d’historiennes et d’historiens sur le génocide des Tutsi ont démontré de façon convaincante la façon dont s’articule un discours idéologique et l’exécution du massacre. Ils et elles ont ainsi contesté efficacement les thèses négationnistes d’un conflit interethnique, d’une explosion de folie meurtrière et celle du double génocide7.
5L’après‑génocide pose de manière aiguë la question de la restauration d’une autorité juridique, politique et morale, autorité qui serait apte à distinguer les victimes des bourreaux, à proposer des réparations symboliques pour les uns, et à juger les autres pour leurs actes. Au Rwanda, la littérature trouve aujourd’hui une place singulière dans cette économie. Portée à l’ « écoute » des trajectoires de rescapés et de tueurs, les collecteurs de parole construisent des dispositifs textuels dans lesquels se lit l’impossibilité d’une explication rationnelle sur le pourquoi du génocide, mais constituent toutefois des récits où se relate le comment. La littérature offrirait en ce sens un lieu symbolique où la parole se délivrerait sans implication juridique directe. Dans cette idée, elle interroge au moyen du montage et de la collusion de fragments de témoignages (réécrits et souvent traduits) la possibilité d’un vivre ensemble et d’une restitution8.
6Au Rwanda, la forme littéraire des recueils de voix résonne socialement avec les tribunaux populaires gaçaça, ces juridictions instituées dès 2001 où se sont tenus entre 2003 et 2013 des dizaines de milliers de procès de tueurs et de criminels. Les témoins, rescapés et victimes y ont raconté les crimes de leurs voisins, et ont pu y apprendre la manière dont leurs disparus ont été assassinés. Tout comme les recueils de voix, les gaçaça ont été le lieu de collecte de témoignage et ont véhiculé un savoir sur le comment du génocide. Je propose ainsi d’interroger le rapport étroit entre l’émergence du dispositif polyphonique littéraire des « recueils de voix » et celui des tribunaux populaires gaçaça afin d’identifier en quoi la forme littéraire des recueils de voix relève d’une politique d’écoute.
SurVivantes (2004) : paroles de rescapées
7Paru en 2004, à l’heure de la 10e commémoration du génocide des Tutsi, SurVivantes9 est un texte incontournable pour approcher la réalité des victimes du génocide et le rapport qu’ils et elles peuvent nouer avec la justice et l’idéal politique de réconciliation. En plus de souligner un déficit cognitif à l’égard du génocide des Tutsi, SurVivantes aborde de manière inédite au moment de sa parution en 200410 la question des conséquences à long terme du génocide et de l’actualité de cet héritage traumatique. Ce texte salvateur fait des figures de survivantes des sujets parlants, occupant une place centrale dans l’événement vécu qu’elles racontent. SurVivantes est un témoignage co‑écrit par Esther Mujawayo, rescapée du génocide, et Souad Belhaddad, journaliste franco‑algérienne. Le propos tenu tout au long du livre tient à une nécessité fondamentale, celle de se ressaisir vivante, plus que survivante. Le livre, premièrement publié aux Éditions de l’aube a été réédité en 2006 chez MétisPresse.
8Esther Mujawayo est rescapée du Génocide, thérapeute et fondatrice de l’Association des veuves du génocide d’avril (AVEGA). Comme elle l’exprime dans ce témoignage, dans ceux qui lui ont succédé, et au cours de ses diverses interventions dans des colloques, conférences publiques et groupes de parole, il est vital que les rescapées énoncent les violences traumatiques dont elles ont été victimes. Ceci premièrement parce que, lorsque le cadre s’y prête, dire les violences vécues libère les rescapées d’une culpabilité étouffante : celle d’avoir survécu alors que d’autres ont péri. Et, deuxièmement, parce que la parole des rescapées vient signifier de manière performative l’échec du projet génocidaire déshumanisant. Comme d’autres témoins rescapés des crimes de masse du xxe siècle, Édith Mujawayo souligne toutefois que la parole ne se donne pas d’elle-même, mais qu’il faut « l’arracher11 ».
9Les obstructions aux témoignages après le génocide de 1994 étaient nombreuses, les unes « d’ordre général », les autres, comme l’exprime Jean‑Pierre Karegeye d’ordre « spécifiques au continent africain ou, plus étroitement, à la culture rwandaise12 ». Comme pour Primo Lévi, Robert Antelme, ou Claude Lanzmann, le génocide semble avoir édifié autour de lui « un cercle de flamme13 » à ne pas franchir, intimant au silence au nom d’une intransmissibilité de l’horreur. Le silence des rescapés résulte souvent d’une culpabilité, de la peur de profaner la mémoire des disparus, ou d’un sentiment d’illégitimité (il suffit de se remémorer le mot de Primo Lévi, selon qui les survivants ne sont pas les vrais témoins, mais les naufragés). Toutefois, la difficulté à prendre la parole tient surtout au manque d’attention et à une « silenciation » extérieure14. On pensera notamment à la minorisation du génocide des Tutsi professée par François Mitterrand en 1994, mais aussi à l’occultation médiatique du sort des victimes au profit d’une attention redoublée pour les vagues migratoires vers le Congo‑Zaïre. Témoigner est de ce point de vue un geste transgressif, car il brise le silence apposé comme une chape de plomb sur l’ensemble des mémoires. Il est un geste de courage qui exige du côté de ceux qui le reçoivent une écoute bienveillante et active, car cette parole risquée et fragile « ne peut rester lettre morte15 ». Elle engage par conséquent son auditoire à l’action et, avant cela, à une écoute accueillante lors de laquelle, comme l’écrit Alexandre Dauge‑Roth, « c’est le témoin qui (re)définit ce qui est digne de mémoire tout comme les modalités de son énonciation16 ».
10Le témoignage d’Esther Mujawayo, tout comme celui qui lui succède et qu’elle dédie à sa sœur assassinée en 199417, est présenté comme une sépulture, le lieu symbolique où repose la mémoire de ses disparus18. Cette fonction symbolique mémorielle accordée au texte fortifie l’idée d’une complicité et d’une « égalité discursive19 » (isègoria ou « égalité de la parole ») au moment du passage de l’oral à l’écrit. Dans ce projet testimonial, l’écriture consolide le témoignage oral en constituant un lieu symbolique au sein duquel s’opèrent un hommage et une transmission.
11L’échange retranscrit et réécrit fait des deux interlocutrices les co‑autrices du volume : il s’ensuit que le « je » de Mujawayo parle et écrit autant que celui de Belhaddad qui parle et écrit sans s’approprier l’histoire de la rescapée, mais en interlocutrice venue susciter le témoignage et l’autoriser en le recevant comme légitime. Plus encore, le « je » de Mujawayo dicte la structure du texte. Son témoignage fait littéralement irruption au sein de leur dialogue, la partie centrale du livre ayant été rédigée directement par la rescapée20. Souâd Belhaddad, de son côté, ne joue pas seulement un rôle d’éditrice ou de préfacière ; elle assume sa participation à la « mise en œuvre » du témoignage oral. Le texte remplit ainsi une double fonction d’attestation et d’hommage et engage une réflexion sur la possibilité d’une transmission, dont Belhaddad figure au sein même du texte le premier relai.
Les collectes de Jean Hatzfeld : délégation du témoignage et naturalisation de la prise de parole
12Entre 1994 et 2004, la parole des rescapés était encore fortement marginalisée. Avant Esther Mujawayo, seule Yolande Mukagasana avait publié en France deux témoignages qui font aujourd’hui date : La mort ne veut pas de moi21 et N’aie pas peur de savoir22. Cette rescapée avait co-écrit la pièce Rwanda 94 de la compagnie belge Groupov (dirigée par Jacques Delcuvellerie). En 2001, Yolande Mukagasana a compilé des témoignages de rescapés et de tueurs dans un volume intitulé Les blessures du silence, paru chez Actes Sud et accompagné de portraits photographiques réalisés par Alain Kazinierakis. Ce volume rassemble des témoignages de rescapés et des entretiens avec des détenus de la prison de Rilima dans la commune d’Ntarama. Le festival lillois Fest’Africa avait également vu se réunir des écrivaines et écrivains francophones africains à Kigali autour du projet « Rwanda : Écrire par devoir de mémoire »23. Les écrivains Boubakar Boris Diop, Koulsy Lamko, Véronique Tadjo, Tiero Monenombo, sont allés à la rencontre de rescapés et de tueurs et ont produit des fictions sur la base de ces rencontres et sur la base de visites de sites mémoriaux et de certains lieux de massacres. Ces entreprises collectives, l’une théâtrale, l’autre littéraires, ont placé au centre de leurs démarches des figures de rescapés pour s’en faire les relais — même si l’on a parfois parlé au sujet de ces démarches de témoignage « du dehors24 » — ces entreprises collectives ont cependant offert un cadre aux témoins directs, c’est-à-dire aux rescapés, dans lequel transmettre l’expérience du génocide. Elles ont contribué à forger une écoute auprès d’un lectorat et d’un public européen.
13Les enquêtes littéraires d’Hatzfeld auprès de rescapés, de tueurs et des deuxièmes générations héritières du génocide constituent pour leur part un petit « monument littéraire » (consacré à plusieurs reprises) et un document de grande valeur. Ancien reporter, Jean Hatzfeld s’est « exilé25 » en littérature après le génocide des Tutsi. Hatzfeld ne cesse de répéter dans ces ouvrages qu’il s’est tourné vers la littérature lorsqu’il a découvert l’oblitération médiatique du génocide. Dans le troisième volet de sa trilogie sur les marais rwandais, La Stratégie des antilopes26, Hatzfeld signale son refus du reportage journalistique et déclare son attrait pour une « littérature » « métaphorique » créatrice de « personnages27 » à laquelle se prête l’image de la voie sinueuse. L’accès à l’information est garanti selon Hatzfeld par les détours et le temps long, tandis que l’accès direct et rapide — celui privilégié par le journalisme — est décrit comme une voie barrée en contexte génocidaire28. Le détour qu’Hatzfeld entend prendre est évidemment celui du terrain, de l’immersion et du temps long. Mais c’est aussi celui de la délégation. Intervenir en tiers, en observateur extérieur à l’écoute des récits de rescapés et de tueurs fournirait d’après l’auteur l’occasion pour les témoins de se ressaisir de leur propre histoire. Dans les ouvrages d’Hatzfeld nous ne lisons pas des témoignages de première main, mais des récits réécrits et traduits.
14Comme le souligne Catherine Coquio au sujet de la Trilogie des marais rwandais, la collecte pose la question de « l’appropriation du témoignage par le visiteur, dont le geste de collecte rappelle fatalement, aux Rwandais instruits de leur histoire, quelque chose de celui de l’ethnologue, particulièrement chargé dans ce pays29 ». La relation entre le survivant et le collecteur chez Jean Hatzfeld est toute différente de celle mise en œuvre dans SurVivantes. Au-delà du dialogue, de l’échange interpersonnel entre l’oral et l’écrit, elle touche aux enjeux de la traduction et de la réécriture. Chez Hatzfeld, le rescapé apparaît dans le récit, mais n’existe pas, de prime abord, comme co-auteur. Il est même constitué en « personnage », selon ses mots. Voici comment Hatzfeld commente sa démarche, dans le troisième volet de la Trilogie des marais rwandais :
Ce n’est pas facile, ce peut être très complexe, mais c’est un travail d’écriture naturel, si la motivation est essentiellement littéraire, si on est mu par l’ambition d’entraîner le lecteur dans l’univers génocidaire, le désir de transmettre une histoire. Pour que ce livre, par la suite, mène sa propre existence et que ses personnages vivent leurs destins, comme ceux, vrais ou fictifs, de tous les livres, et que cette parole poursuive son chemin de ses auteurs aux lecteurs30.
15Chez Hatzfeld, « l’appropriation testimoniale31 » s’opère dans les formes multiples du paratexte, mais aussi au cœur des récits, où l’enquêteur décrit les paysages qu’il traverse et ses rencontres diverses, au risque de naturaliser la prise de parole des témoins. Dans le premier volume de la trilogie, Dans le nu de la vie (2001), les témoignages semblent souvent directement découler de la rencontre et se délivrer dans un flot continu. La « naturalisation » du témoignage, c’est-à-dire la mise en scène narrative d’une prise de parole spontanée, minimise la dimension réflexive du geste testimonial.
16Dans les deuxième et troisième volets de sa trilogie, Jean Hatzfeld opère un mélange des voix plus marqué que dans le premier volume. Le récit ne se donne plus comme une série de portraits et de prises de parole continues, mais comme un entremêlement choral, composé de fragments dont des chapitres thématiques se font les chambres d’écho. Dans un article portant essentiellement sur le deuxième volet de la trilogie, Une Saison de machettes32, Frédérique Leichter-Flack, souligne les problèmes que pose la décontextualisation des propos des témoins, d’autant plus — ajouterai‑je — lorsque les paroles de victimes, rescapés et de tueurs se trouvent présentées sur un même plan énonciatif. Dans Une Saison de machettes, l’enquête littéraire s’apparente à une recomposition narrative à partir de fragments de paroles de tueurs, paroles recueillies dans le centre de détention de Rilima. Les questions de l’interviewer sont par ailleurs effacées, les méthodes de traduction sont tues tandis que les difficultés sur le terrain sont estompées. Dans le deuxième volet portant sur les tueurs, le texte laisse cependant transparaître bon nombre de scrupules éthiques portant notamment sur la crainte de céder à une curiosité malsaine ou de sympathiser avec des criminels. Ceci explique la nécessité d’encadrer ces propos, de les enchâsser à des commentaires vigilants pris en charge par l’enquêteur. Pour reprendre ici les termes de Frédérique Leichter‑Flack, on observe qu’il y a chez Hatzfeld un souci éthique et la volonté de rendre transparentes les conditions de réalisation de l’enquête, mais que cette transparence « ne s’étend pas aux conditions de réalisation de l’ouvrage33 ».
Lieux et politique d’écoute
17Dans les récits d’Hatzfeld ultérieurs à Dans le nu de la vie, le même dispositif encadre, cette fois‑ci, la parole des rescapés et des tueurs en les entremêlant. L’hétérogénéité énonciative tend à perdre les identités singulières dans la multitude des récits. Cet entremêlement des voix rejoue, sur le plan littéraire, des situations de communication qui ont parfois eu lieu dans le champ juridique : les tueurs et les rescapés ont été confrontés dans le cadre des gaçaça, ces procès populaires institués en 2003 et ayant pris place par milliers dans les douze provinces du pays. Le troisième volume écrit par Jean Hatzfeld au Rwanda, La Stratégie des antilopes, relate la sortie de prison de certains tueurs dix ans après le génocide. Dans ce volume, l’auteur réunit les paroles des victimes et des tueurs en faisant de la parole et de la transmission le point nodal du récit. Dans le chapitre central intitulé « Que se dire ? », l’auteur évoque l’incapacité de parler désignée comme un trait commun aux rescapés de génocides. Si la réflexion d’Hatzfeld ne porte pas sur les moyens de « faire parler » les témoins au cours des entretiens, sa réflexion se penche sur la possibilité d’un commun et d’un échange entre les tueurs et les rescapés. Comme SurVivantes, La Stratégie des antilopes prend sa source dans le contexte polémique de la dixième commémoration. Ces deux textes émergent également alors que les procès gaçaça viennent d’être initiés.
18Comme le mentionnent certains témoins interrogés par Hatzfeld, non seulement, la parole prononcée dans le cadre privé n’aboutit généralement à aucune reconnaissance de la part des coupables, mais ces paroles sont de surcroît souvent empêchées dans le cadre juridique : menaces, intimidations, dénégations, nombreuses sont les obstructions aux témoignages des rescapés34. Ainsi certains affirment par exemple que « la justice ne se préoccupe pas des sentiments des rescapés35 », d’autres comme Innocent Rwililiza expliquent qu’il n’en naît que de la frustration :
Quand un tueur est exaucé ou gracié au nom de la réconciliation, ni lui, ni son entourage, ni les parents de ses victimes n’éprouvent un sentiment de justice36.
19Au chantage et aux menaces, s’ajouterait le refus présumé de l’État de condamner trop de tueurs : enfermer la majorité de la population reviendrait à condamner l’économie du pays. Cette politique de réconciliation est par conséquent désignée par plusieurs rescapés au sein des recueils de voix comme une piètre solution (ou une « fausse solution » selon Esther Mujawayo), instrument du Plan Pardon. C’est une « politique de justice », bien plus qu’une « justice humaine », comme le formule la témoin Berthe Mwanankabandi interrogée par Hatzfeld37.
20Aux yeux des rescapés consultés en 2002-2003 par Hatzfeld, les suites de cette justice transitionnelle sont plus désastreuses que constructives38. Toutes et tous dénoncent l’idylle de la réconciliation nationale. Selon les témoins, la « révélation de la vérité » n’apaise pas les tensions, mais réinscrit le temps du génocide dans le présent. De son côté, Esther Mujawayo s’exprime ainsi au sujet des gaçaça :
Je te le dis, c’est une justice impossible à mes yeux. Je n’y crois pas : les témoins ne parlent pas, les victimes sont suspectées et les coupables protégés. En attendant, ceux qui ont survécu s’éteignent. La justice ne les ressuscitera pas, et, d’une certaine manière, peut même parfois en tuer d’autres39.
21Les juridictions gaçaça font ainsi l’objet de critiques parfois accablantes au sein de recueils de voix. Il faut souligner, à l’inverse, que les gaçaça apparaissent comme « une entreprise historiographique du génocide », selon l’expression de l’historienne Hélène Dumas40 qui a travaillé avec des archives sonores des gaçaça et a assisté à bon nombre de ces procès. L’historienne souligne que les dizaines de milliers de procès qui ont eu lieu entre 2003 et 2013 ont mis à jour la réalité du crime à échelle locale. Au sein des gaçaça et pour la première fois depuis 1994, la population a été invitée à reconstruire par le menu détail les scènes des massacres et des pillages. Les gaçaça auraient donné lieu à une libération de la parole des victimes et auraient renseigné sur le comment du basculement dans l’atrocité. Sans affirmer que la parole des témoins y est délivrée sans entrave et sans crainte, Hélène Dumas soutient que les dépositions des témoins ont trouvé là un lieu d’inscription et ont parfois, grâce à ces juridictions, des effets immédiats sur la condamnation des tueurs. Mais elle souligne également que les séances gaçaça sont éprouvantes, car en confrontant de manière directe les rescapés aux tueurs, elles « reconduisent la présence des massacres dans l’après‑coup » et charrient toute la cruauté des voisins tueurs. L’historienne ébranle ainsi à son tour l’idéal de réconciliation.
22On ne soulignera jamais assez que tout auditoire ne peut accueillir la parole des témoins et ne peut être disposé à la recevoir sans l’interrompre ou sans reconduire les violences perpétrées. Pour cette raison, Esther Mujawayo propose de redéfinir le témoignage comme une alternative à l’espace juridique des gaçaça. Le témoignage est défini par Mujawayo comme un espace de rencontre, espace postulant une communauté fondée sur la reconnaissance des différences dans l’expérience du traumatisme et sur une appartenance. Si aucune justice et aucune réparation ne semble possible au sein des gaçaça, Mujawayo voit dans l’espace ouvert par l’échange de témoignages la possibilité d’une transmission :
[…] je crois encore à une certaine solidarité de la part d’un auditoire anonyme. Je n’attends pas grand-chose de ceux qui auraient dû intervenir en temps et en heure, mais davantage de gens comme toi, d’autres qui, après avoir écouté nos récits, me disent que c’est inacceptable et qui veulent faire quelque chose, non pas pour réparer quoi que ce soit à la place de je ne sais qui, mais à cause d’un lien qui relie les uns aux autres, humainement. Mais bien sûr, tout dépend de la causerie et du public41.
23Le dialogue et la transmission occupent une place centrale dans cette définition du témoignage comme espace de rencontre42. La forme du dialogue, les nombreuses interpellations et les formes adressées invitent ainsi à questionner les implications inhérentes au devoir de mémoire. La forme dialoguée soulève les conséquences sociale et politiques de la volonté de savoir des interlocuteurs et des interlocutrices. Le dialogue dessine et négocie les modalités de la prise de parole des survivantes. Il contribue ainsi à modifier le cadre social de cette énonciation. Progressivement, il permet de réaffirmer un pouvoir d’agir des rescapées, d’ancrer la parole des survivantes dans le monde social.
L’autorité partagée des témoins et la co-auctorialité
24Le témoignage appelle une « politique d’écoute43 », politique d’écoute que je définis comme dépendante de la prédisposition du récepteur (ou du tiers) à susciter un espace de rencontre qui reconnaisse au témoin le pouvoir de transformation sociale de sa prise de parole. Cet espace d’écoute doit garantir la sécurité des témoins et l’accueil de leur parole afin d’en faire une parole agissante. Ce lieu d’écoute est en cela inspiré des gaçaça, mais relève de politiques locales, plutôt que d’un plan national. Il ne vise pas la réconciliation, mais des formes conflictuelles de débat démocratique faisant de la survie au génocide une problématique actuelle, plutôt qu’un enjeu de la mémoire officielle. La parole des témoins réclame donc l’instauration d’un espace où leur parole peut être entendue et où elle trouve un pouvoir d’action sur ses interlocuteurs et interlocutrices. On notera ainsi que définir le témoignage comme espace de rencontre implique de reconnaitre le pouvoir de transformation social et politique des « voix » des rescapées, qu’il devient urgent de redéfinir comme des prises de parole incarnées et situées.
25Pour les rescapés, se ressaisir vivant et agissant, nécessite de redéfinir socialement la représentation de leur passé. Pour une survivante, ou un survivant, devenir interlocuteur au sein des débats sur la gestion mémorielle du passé est ainsi une manière de signifier son agentivité et de contester le projet génocidaire d’anéantissement de son existence. C’est aussi refuser de reléguer le génocide dans le passé en le mettant à distance. Le témoignage en tant qu’espace de rencontre implique ainsi de replacer le temps des événements dans le présent. Cette définition conteste par conséquent la possibilité pour quiconque de se poser en instance extérieure, car il ne saurait y avoir de souffrance ou de violence politique déconnectée de la position d’observateur44.
26Penser et inclure les formes testimoniales dans une réflexion plus large sur les livres et les recueils de voix, invite ainsi à penser les espaces sociaux et politiques dans lesquels s’inscrivent ces échanges ainsi que les modalités des prises de paroles et les positionnements que ces formes littéraires manifestent dans l’ordre social. Prendre la parole n’implique pas le même geste que donner la voix. Considérer les recueils de voix comme des lieux symboliques exige en réalité de penser la façon dont ces lieux symboliques s’articulent avec des espaces sociaux et donne forme à des relations qui engagent les interlocuteurs autant que les témoins. La collecte de paroles n’engage pas seulement les témoins et l’exigence du devoir de mémoire, mais une « politique d’écoute » distincte des politiques de justice. Aller à la rencontre de survivants exige de laisser déborder la forme du témoignage et ses modes d’énonciation sur le cadre de l’échange initialement fixé, afin d’enterrer et d’honorer les morts, pour que leur disparition ne soit pas vaine, et de « fixer une place aux vivants » selon la formule de Michel de Certeau45. Ainsi, le doute, la conflictualité et la possibilité de se laisser ébranler apparaissent comme les valeurs qui organisent les formes de l’autorité en régime démocratique46. L’autorité partagée entre interlocuteur et témoin au prisme de la co‑auctorialité a le mérite de céder à la conflictualité et à la « mésentente » une place centrale dans la rencontre et de constituer le recueil de voix en espace symbolique où règne une égalité discursive. Le tiers trouve sa place dans cette nouvelle économie testimoniale en déchargeant le témoin de la charge d’administrer les preuves et de celle de juger les coupables. Il fournit une écoute, qui n’est pas la seule expression d’une compassion ou d’une mise à distance mémorielle.