Vies et voix oubliées : Arlette Farge et le « parlement » de l’Histoire
L’historien côtoie chaque jour ceux qui sont devenus sans visage et sans voix ; peut‑être a‑t‑il de plus la responsabilité de transmettre « ce que parler veut dire » et de persuader notre présent que, sans ces voix démultipliées, nous ne sommes rien.
Arlette Farge
1Un « parlement de l’histoire » : telle est l’expression qu’emploie Dimitri Julien pour désigner ces polyphonies narratives du xixe siècle qui font écho à la nouvelle exigence démocratique induite par la Révolution Française1. Au carrefour de l’histoire et de la littérature, croisant les œuvres de Chateaubriand et Stendhal, Guizot ou Michelet à une époque où les champs disciplinaires n’étaient pas tout à fait étanches, sa thèse lie les débuts de l’historiographie moderne à la naissance de la nation. À travers cette diffraction des voix du passé, « l’histoire se fragilise pour mieux se faire entendre2 » écrit‑il : idée et formule qui me semble entretenir un écho fécond avec le travail que mène, depuis bientôt cinquante ans, l’historienne Arlette Farge autour des vies et des voies oubliées.
2Spécialiste du xviiie siècle, connue surtout comme une chercheuse aux archives et des archives — sinon de l’archive dont elle a contribué à popularisé le goût3 —, Arlette Farge peut apparaître avant tout comme une historienne des sources écrites. Son œuvre pourtant, on le verra, n’a cessé de travailler et d’être travaillée par la question de l’oralité. En infléchissant légèrement le terme, j’aimerais voir comment ce « parlement de l’Histoire » — entendu aussi comme lieu-même d’émergence de la parole4 — permet de saisir la démarche historiographique d’Arlette Farge et montrer en quoi ce souci des voix oubliées est aiguillé chez elle par une motivation d’ordre à la fois épistémologique, politique et esthétique.
3J’étudierai d’abord pourquoi ce souci non seulement de l’oralité constitue l’un des horizons de son travail d’historienne : philosophique d’abord en ce sens qu’Arlette Farge lie intimement historiographie et deuil de l’oralité ; scientifique ensuite car elle tente de pallier ce qu’elle estime être une carence historiographique ; démocratique enfin puisque son œuvre vise une prise en compte des voix populaires. Je tenterai ensuite de voir à quels obstacles, notamment méthodologiques, se heurte la restitution de ces paroles et de l’altérité dont elles tentent de rendre compte et la façon dont l’historienne se propose de les surmonter.
Se mettre à l’écoute des archives : « une utopie mêlée à une exigence de recherche »
Un rêve chimérique – L’Histoire ou le « deuil de la voix »
4Pour comprendre l’intérêt qu’Arlette Farge porte aux voix du passé, il faut insister au préalable sur le rapport ambigu qu’entretient l’historiographie à l’oralité et sur lequel elle revient elle-même à de nombreuses reprises5. Selon elle, l’histoire est à la fois « cimentée par la parole » — « la parole et l’oralité sont naturellement contenues dans le récit historique » — et travaillée par son absence — « l’histoire peut être trop vite dite et l’homme muet6 ». C’est en ce sens qu’il faut lire la conclusion de son Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle paru en 2009 :
Voir la voix […] Écouter l’archive, ceux qui s’y expriment et ceux qui, à travers elle, sont parlés est une utopie mêlée à une exigence de recherche. C’est aussi une des formes du deuil inachevé que l’histoire porte en elle7.
5Si ce projet s’énonce sous l’angle de « l’utopie » et du « deuil », c’est parce que le discours historique est architecturé par la perte : « […] est scripturaire ce qui se sépare du monde magique des voix […]8 » écrit Michel De Certeau dont la réflexion sur l’oralité a influencé le travail d’Arlette Farge9. Il y a chez eux, au point de départ et d’impulsion de programmes de recherche par ailleurs résolument enthousiastes, la même mélancolie liée à cette perte de l’oralité au cœur de l’opération historiographique10, une même conscience blessée de cet Absent de l’histoire qu’est la voix de l’autre :
Tel Robinson sur la grève de son île, devant « le vestige d’un pied nu empreint sur le sable », l’historien parcourt les bords de son présent ; il visite ces plages où l’autre apparaît seulement comme trace de ce qui a passé. Il y installe son industrie. À partir d’empreintes définitivement muettes (ce qui a passé ne reviendra plus, et la voix est à jamais perdue), se fabrique une littérature : elle construit une mise en scène de l’opération qui confronte l’intelligible à cette perte. Ainsi se produit le discours qu’organise une présence manquante11.
6Non seulement l’historien est condamné à travailler à partir de l’écrit12 mais il l’est encore dans l’écrit puisque c’est par un texte — une littérature — qu’il va tenter de restituer ce qu’il entend et comprend des sources.
Un impératif scientifique – Un siècle sonore
7Si l’histoire commence « là où l’on fait son deuil de la voix13 », Arlette Farge ne se résout cependant pas à déserter la question de l’oralité. Dans un siècle dont on ne possède — pour des raisons technologiques évidentes — aucun enregistrement sonore, cette question pourrait sembler secondaire. Or le travail d’Arlette Farge semble toujours avoir été, et peut‑être de manière exacerbée ces dernières années, particulièrement sensible à la qualité sonore des archives. « Ce que je lis dans les archives […] je l’entends » confie‑t‑elle ainsi en entretien14. C’est qu’il y a selon elle, au sujet de ces voix du passé, une carence historiographique qu’elle déplore et auquel son travail propose de remédier :
Il existe peu d’historiographie sur l’histoire des voix ; il est vrai que les historiens ne se sont pas vraiment intéressés aux paroles prononcées ni à l’oralité, tant la tâche est difficile. La scène de l’histoire est plutôt celle scientifique des sociétés de l’écriture15.
8Or, ce défaut est d’autant plus dommageable que le xviiie siècle est un siècle « très sonore16 », une véritable « Marmite de son17 » comme elle l’écrit à la suite de Louis‑Sébastien Mercier. C’est la raison pour laquelle Arlette Farge accorde une attention toute particulière à ces sources — archives officielles et témoignages18 — dans lesquelles est rapporté ou retranscrit ce que l’on pourrait appeler avec Foucault « le marmonnement du monde19 » :
Le bruit, la parole et la voix sont la substance la plus charmeuse ou vénéneuse d’un temps aux prises avec le bavardage et le libertinage, la musicalité des sons et leur distorsion, l’ordonnancement musical des fêtes et cérémonies conviant autant de foules expressives que de bruits de la rue, clameurs des dépossédés, cris des suppliciés, intonations des mendiants et pleurs des enfants abandonnés, gémissements peu audibles des prisonniers du Petit Châtelet, mêlés aux annonces officielles criées au petit matin20.
9Bien que l’attention d’Arlette Farge s’étende, comme on le voit, à tous les espaces et à toutes les classes — du « langage de la rue » à « celui des salons21 » — et que le siècle soit dominé par une « espèce d’oralité absolue », ses travaux vont avant tout s’intéresser aux « gens les plus démunis » : ceux précisément pour qui « l’oral est [l]a première façon de s’interposer au monde, de communiquer avec le monde22 ».
10C’est que l’attention à l’oralité rejoint toujours chez Farge un intérêt pour les gens ordinaires — entendons par là ceux qui sont exclus de cette société de l’écrit et, par là même, de la fabrique de l’Histoire. La volonté de restituer les paroles du peuple s’ouvre ainsi chez Farge sur un horizon démocratique.
Un horizon démocratique – Un peuple qui manque23
11« Le peuple parle, mais n’écrit que peu24 » écrit Arlette Farge. C’est pourquoi tous ses livres sont pleins de ces bruits de la rue et de la foule (cris et injures compris), de ces « paroles qui volent » ou « s’enfle[nt] » pour devenir « rumeur25 ». Plus encore, Arlette Farge est sensible à la tessiture, aux accents et aux singularités des parlers populaires. Critiquant notamment l’approche de l’oralité d’Emmanuel Leroy‑Ladurie dans Les paysans du Languedoc qu’elle juge stigmatisante26, ses travaux vont accorder une attention toute particulière au « mélange des patois », à cette « polyphonie de Paris » au sein de laquelle « les vocalisations d’accentuations sur telle ou telle voyelle, les prononciations du “r” ou le grasseyement donnent une infinité de résonances et de mélodies contrastées27 ».
12Cette volonté de traquer dans les archives d’une société de l’écrit les paroles de ceux qui en étaient précisément exclus se fait dans une perspective de réparation politique, ce qu’exprime très clairement le préambule de son essai sur l’opinion publique au xviiie siècle :
Légère, mutine, rageuse ou injurieuse, la parole s’envole. Sévère, le roi la pourchasse et l’enclôt entre des murs de prison. Elle échoue sur un procès‑verbal de police ou se lit consignée dans un ordre d’enfermement. L’historien s’en saisit et dit : cette parole a du sens. Dès lors ; il pourchasse la parole pourchassée pour construire ce que l’on appelle un objet intellectuel. Est‑ce le leurre ultime ? Est‑ce un des multiples avatars de l’historien captateur du passé, empli de l’illusion (somme toute poétique) que, d’autrefois, la parole lui manque et que, cette fois, l’extrayant à grand‑peine des archives, il lui donnera une liberté que le roi, il y a longtemps déjà, lui avait prise ? C’est un rêve, bien sûr ; mais c’est aussi une conviction : approcher les lieux où la parole sur des affaires du temps s’est dite, retenir les avis qui ont couru les rues, fonde un espace formant intrigue. Les paroles envolées demeurent muettes si l’on ne prend pas soin de les recueillir, non pour en faire un musée, mais pour retrouver, au creux de leur légèreté, la profondeur grave des révoltes et des consentements jaillis de bouches auxquelles jamais on ne demandait (ni n’autorisait) la parole28.
13Cette longue citation dit exemplairement en quoi le retour aux voix, qui est aussi un retour au peuple29, rejoint chez Arlette Farge une exigence démocratique. L’historienne inscrit sa démarche dans la lignée des travaux de Jacques Rancière30 mais aussi des thèses sur l’histoire de Walter Benjamin31. « À la mémoire des sans‑noms est dédiée la construction historique » semble‑t‑elle ainsi penser avec le philosophe allemand32. Dans Effusion et tourment, en exergue duquel elle cite d’ailleurs ce dernier, Arlette Farge dit chercher à écrire une Histoire du peuple et à retranscrire « le souffle des corps anonymes et peu aisés du xviiie siècle33 ».
14Dans sa prise en compte des voix des vaincus de l’histoire, la démarche d’Arlette Farge rejoint en effet à plusieurs égards la vision messianique et rédemptrice de l’histoire chère à Benjamin :
N’est‑ce pas autour de nous‑mêmes que plane un peu de l’air respiré jadis par les défunts ? N’est‑ce pas la voix de nos amis que hante parfois un écho des voix de ceux qui nous ont précédés sur terre ? […] C’est donc à nous de rendre compte que le passé réclame une rédemption dont peut‑être une toute infime partie se trouve être placée en notre pouvoir. Il y a un rendez‑vous mystérieux entre les générations défuntes et celle dont nous faisons partie nous‑mêmes. […] Tout instant vécu lui sera présent en une citation à l’ordre du jour34.
15Pourtant, si ce projet et cette ambition historiographique s’exprime presque toujours chez Farge sous l’angle du rêve, de l’utopie ou de l’inachevé, d’un effort sans cesse à reconduire et à relancer de livre en livre, c’est qu’elle en sait aussi la fragilité. La restitution des voix en Histoire est une quête difficile, pour ne pas dire impossible, à laquelle nombre d’historien·ne·s préfèrent d’ailleurs ne pas se frotter.
16Au sein des archives, les individus sont bien davantage parlés qu’ils ne parlent. Un problème qui, au‑delà de la nature scripturaire et du décalage temporel propres à l’opération historiographique, tient aussi à la nature des sources qu’Arlette Farge étudie. Les paroles y sont médiatisées, biaisées, impossible à restituer dans leur authenticité.
Faire parler les morts : une impossible restitution ?
Tentations de l’exposition
17Il y a chez Arlette Farge la volonté de se tenir au plus près des voix du passé, d’« être toujours proche du “murmure du combat” et des bruits singuliers […] » comme elle l’écrit après Deleuze35. C’est ce qui motive l’écriture de l’un de ses derniers ouvrages, Vies oubliées, qui fait la part belle à la restitution d’archives et inaugure en 2019 la collection « À la source » dirigée par Clémentine Vidal‑Naquet aux éditions La Découverte. Cette collection peut d’ailleurs être vue comme une reprise infléchie de la collection « Archives » de Gallimard dans laquelle elle avait co-signé avec Michel Foucault Le Désordre des familles en 1983. Le livre partageait cette même éthique de la restitution en exposant les témoignages collectés le plus fidèlement possible et en évitant les opérations de montage, de coupe ou de médiation habituellement pratiqués par les historiens36.
18Il y a pourtant chez Arlette Farge, adossé à cette tentation de l’exposition, une volonté de recontextualiser ces paroles et de redonner l’épaisseur à des mots dont le temps a éloigné le sens. Elle raconte ainsi avoir insisté auprès de Foucault pour qu’il y ait des commentaires là où ce dernier voulait reproduire les documents tels quels : « présenter des archives à l’état brut, c’est très beau, certes — mais ça ne veut rien dire. Le devoir de l’historien est de transmettre ce qui s’est passé dans ce contexte‑là37 ». C’est pourquoi la restitution d’archives, si elle occupe une grande place dans ses travaux, ne va jamais tout à fait sans un discours, même réduit à son plus simple appareil, visant à introduire les témoignages du passé.
19Arlette Farge pointe ainsi paradoxalement la mode et le danger que constitue cette prévalence des voix dans l’appréhension du passé : manière pour elle de lisser les témoignages entre eux et de dédouaner l’historien de l’impératif critique qui est le sien. C’est ce qu’elle confie à Jean‑Christophe Marti dans un entretien précisément intitulé « À trop aimer les paroles singulières » :
La mode est vraiment à la parole singulière : de la même manière qu’on aime le poisson frais, on aime la parole fraîche, et la démultiplication des témoignages cache une absence certaine d’analyses et de repères ; car tous les témoignages sont pensés comme équivalents, donc sans valeur propre ni hiérarchie, sans réflexion sur ce qui fut dit. […] Lorsqu’on me demande des anecdotes sur le xviiie siècle, je suis presque blessée à l’idée que mon travail puisse devenir pour le public un réservoir d’histoires étonnantes. La tâche de l’historien consiste en effet à recueillir et à entendre les paroles et à les replacer, en en conservant toutes les aspérités, dans le récit de l’histoire38.
20C’est sur ces arguments que s’appuient notamment sa critique du travail de l’artiste Mâkhi Xenakis, qui avait collecté des archives de la Salpêtrière et composé un texte sans ponctuation en unifiant tous les témoignages des internées pour mieux faire entendre la violence de l’endroit sans souci de mise à distance ou de recontextualisation39.
21Si Arlette Farge est sensible à la nécessaire médiation des archives, c’est avant tout qu’elle en sait les pièges et le caractère insidieux : pièges d’autant plus grands lorsqu’il s’agit de ces archives du pouvoir auxquelles elle a consacré l’essentiel de son travail d’historienne.
Les archives judiciaires : une histoire de trahisons successives
22Pour retrouver « le poids des êtres parlants, ce battement de l’histoire que l'histoire efface sous son récit officiel40 », l’historienne — et c’est bien là tout le paradoxe — doit précisément aller fouiller dans les archives officielles. Si Arlette Farge s’est tout particulièrement intéressée aux archives judiciaires, c’est parce qu’elles contenaient, plus que d’autres, les traces de vie et les échos des paroles de ces hommes (et femmes) infâmes dont Michel Foucault projetait d’écrire la vie :
Toutes ces vies qui étaient destinées à passer au‑dessous de tout discours et à disparaître sans avoir jamais été dites n'ont pu laisser de traces brèves, incisives, énigmatiques souvent qu'au point de leur contact instantané avec le pouvoir41.
23Dès 1974 et son enquête sur la délinquance et la criminalité à Paris, Arlette Farge a mentionné cette ambivalence des sources judiciaires42 : précieuses en ce sens qu’elles sont souvent les seules traces des voix populaires, fallacieuses en cela qu’elles n’ont de cesse de les trahir43.
24Semblables aux « archives de la persécution44 » qu’a étudié l’historien italien Carlo Ginzburg, elles déforment en effet à plusieurs niveaux les voix dont elles portent la trace. D’une part, la prise de parole y est biaisée puisqu’effectuée sous contrainte, adressée à une autorité face à laquelle les sujets peuvent orienter stratégiquement leur récit. D’autre part, la transcription de ces paroles45 se trouve elle aussi faussée car ceux qui en sont les dépositaires les altèrent : non seulement de manière inexorable par les aléas de la mémorisation et de la prise de note mais encore volontairement par des opérations de sélection sinon de manipulation liées aux intérêts de l’enquête et à des biais d’ordres variés : tout ce que le poéticien Philippe Carrard dans ses précieux travaux sur l’historiographie contemporaine appelle la « toilette du texte46 ».
25Arlette Farge résout l’aporie en affirmant que l’historien peut discerner le vrai du faux, déceler ces stratégies d’altération de la parole, ce sur quoi d’autres historiens se montrent plus sceptiques et préfèrent ne pas citer de témoignages dans leurs travaux47. Pour elle, la difficulté n’est pas une raison d’abandonner la tentative de restitution, bien au contraire :
J’écris sur ces voix et ces paroles du xviiie siècle que je sais destinées à être autrement entendues qu’elles ne parlent. […] Il n’est pas question non plus d’accepter que ces voix du peuple dites défigurées deviennent « sans voix »48.
26Il y a chez l’historienne comme l’expression d’un je sais bien mais quand même, qui affiche les limites de son entreprise en même temps qu’elle refuse d’y renoncer. Son travail autour des voix du passé va ainsi être pensé en termes de médiation — dans l’exhibition des biais qui filtrent la parole populaire — et de reformulation — pour faire entendre et comprendre ces mots qui pour nous, lecteurs du xviiie siècle, sont en quelque sorte inaudibles.
27Se faisant, l’historienne ajoute cependant un filtre supplémentaire aux paroles populaires : déjà délocutés dans les archives, les individus sont condamnés à être parlés une seconde fois dans les mots de l’historienne qui tente de s’en faire l’écho.
« Nos mots et les leurs » : anachronisme, vampirisme et empathie
28Le travail de l’historien se situe sur la ligne de crête entre, d’un côté, la nécessité d’éviter tout anachronisme49 — que ce soit en plaquant les réalités et les mots du présent sur le passé ou inversement — et, de l’autre, le devoir de transmission, presque de traduction des paroles, tant sont loin « nos mots et les leurs », pour reprendre la belle expression de Carlo Ginzburg : « si la différence entre nos mots et leurs mots est préservée », écrit ce dernier, alors les historiens pourront éviter de tomber dans deux pièges, « l’empathie et la ventriloquie50 ».
29Or, en tentant de se faire l’écho des voix du passé, l’historienne embrasse nécessairement la « condition déchirée » du porte‑parole51 et, se faisant, les risques de vampirisation — cette « indignité de parler pour les autres » qu’évoquait Deleuze face à Foucault52 — et de négation de l’altérité qui lui sont liés53. Si la citation est une manière de rappeler le passé, elle est aussi comme le rappelle Certeau « une technique de procès et de jugement qui assied le discours dans une position de savoir d’où il peut dire l’autre54 ».
30Consciente de ces pièges, Arlette Farge affirme la nécessité d’expliquer ces traces du passé par une connaissance du siècle et de ses enjeux en même temps qu’elle avoue sa peur de les recouvrir :
Mais quel bruit ferons‑nous de ces corps sans voix où l’écrit, faiblement, est venu apporter quelque lumière ? Quel bruit ferons‑nous qui ne viendrait pas assourdir de sa science la voix et les mots de ceux qui, couchés sur le papier des registres, ont d’abord été couchés dans le lit des rivières, ployés de dénuement et de chagrin ?55
31Dans cet extrait du Bracelet et du parchemin se lit aussi toute la contradiction du travail d’écriture d’Arlette Farge à l’égard de l’empathie. À la science assourdissante, l’historienne oppose le « remuement des cœurs » qu’il s’agit de retrouver par une sorte de continuité dans et par l’émotion56.
32Souvent interpellée sur ce point, Arlette Farge a toujours manifesté sa vigilance en même temps qu’elle revendique ici un moyen de connaissance supplémentaire57. C’est aussi ce qui explique son attitude ambivalente à l’égard de la première personne : en même temps qu’elle reconnait avec Foucault l’inévitable subjectivité de l’historien et refuse avec lui de faire croire que l’histoire s’écrit de manière désincarnée58, elle est, à de rares exceptions près, plutôt réticente à user du « je »59.
33De même qu’il y a une tension entre la tentation de l’exposition brute des témoignages et leur nécessaire médiation, il y a chez Farge une tension entre « la familiarité que crée la fréquentation des archives » et qui « donne l’impression de vivre, en quelque sorte, au xviiie siècle60 » et la nécessité de préserver la part d’altérité et d’étrangeté de ce passé. Cheminant à la manière de Michelet en « familier de cet étrange monde61 » que constituent les archives, l’écriture d’Arlette Farge se fait pour ainsi dire sur le fil, à la recherche d’une juste distance entre la proximité des voix dont elle tente de se faire l’écho et l’irréductible opacité des vies dont elle tente de rendre compte62.
Une tentation littéraire
34En guise de conclusion — mais ce serait là l’objet d’un autre article — on peut s’interroger sur les moyens formels dont Arlette Farge dispose pour faire entendre ce « parlement » de l’histoire. En effet, à la déclaration de principe s’oppose, on l’a vu, un certain nombre de difficultés épistémologiques et méthodologiques. Mais la tentative de restitution des voix achoppe aussi et surtout sur la question des ressources littéraires — ou disons‑le autrement, des choix d’écriture — qui permettraient d’offrir à l’historien une caisse de résonnance aux voix du passé.
35Il semble en effet que dans cette tentative de préserver la part de l’autre, son étrangeté et son opacité, l’historien·ne soit condamné — mais le mot est sans doute malheureux car c’est peut‑être là aussi la force de son discours et de sa validité scientifique — à ne pas franchir les frontières63. C’est peut‑être la raison pour laquelle Arlette Farge a tenté des excursions hors des sentiers académiques. C’est le cas de La Nuit blanche, texte dramatique où elle cherche une sorte de langue tierce, véhiculaire qui servirait de truchement entre les voix du passé et les nôtres : troisième voix/e qui ne soit ni appropriation anachronique ni reconstitution naïve d’un parler disparu64. C’est aussi le cas de La Chambre à deux lits et le cordonnier de Tel Aviv dans lequel elle scrute des photographies contemporaines à la recherche d’échos indirects du xviiie siècle65.
36S’il n’est pas ici lieu de se prononcer sur la réussite ou l’échec de telles tentatives66, il me semble que l’intérêt de tels gestes réside dans ce qu’ils disent du dialogue qu’entretient l’historienne à la littérature sur cette question des voix. D’un côté, l’histoire ne pourra jamais s’autoriser ce que s’autorise très volontiers la littérature et qui peut, par ailleurs, constituer une ressource précieuse pour l’historien67. De l’autre, il y a l’idée que l’historien doit continuer à rivaliser avec la littérature : « Parfois des écrivains le disent mieux / que l’historien, mais c’est lui, l’historien, qui doit toujours tendre à les dire mieux68 » confie ainsi Arlette Farge. C’est peut-être la raison pour laquelle certain·e·s historien·nes ressentent la nécessité de repousser — ou du moins d’éprouver — les limites d’une écriture littéraire qui demeure historienne, en n’en laissant pas la primeur aux seuls écrivain·e·s.
37C’est en tout cas la raison pour laquelle l’écriture de l’histoire prend chez Arlette Farge la forme d’un combat avec les mots, d’une recherche du mot juste pour rendre accessibles — et audibles — ces réalités du passé qui nous sont devenues étrangères — et muettes — tant l’époque et son langage, le régime de temps et de pensée diffèrent des nôtres. En ajoutant « du récit au récit des textes », l’historienne tente de créer les conditions de réception possibles de ces voix étrangères69.Par des effets de modulation et d’épanorthose, de comparaisons ou de métaphores, l’historienne met constamment en scène les heurts de sa lecture et de son écriture, comme autant de miroir des difficultés de la restitution des vies et des voix oubliées dont elle tente d’entretenir l’écho.