André Gide et Thomas Mann : se comparer à Chopin pour mieux se recréer
1Gide fut, dès son adolescence, et jusqu’à ses dernières années, un admirateur passionné de Chopin. Mieux : Chopin fut pour lui un point d’appui et de comparaison, un alter ego en somme, avec qui il s’entretenait afin de mieux saisir les contours de sa propre esthétique. Thomas Mann, de son côté, dialogua bien plus fréquemment avec Beethoven et Wagner : mais Chopin, pour autant, n’est pas absent de son œuvre. Si c’est principalement dans ses écrits intimes (lettres et Journal) que Gide exprime son amour pour Chopin, c’est au contraire dans les fictions de Thomas Mann (Tristan – 1903 –, et surtout Doktor Faustus – 1947) qu’il faut chercher les traces du dialogue que l’écrivain allemand entretint avec le compositeur polonais. Néanmoins, malgré cette irréductible différence générique et ontologique, de troublantes similitudes se font jour entre la relation de Gide à un Chopin qu’il estimait fondamentalement anti-wagnérien et le rapport de Thomas Mann à un compositeur dont il jugeait qu’il préfigurait l’auteur de Tristan und Isolde : chez Gide comme chez Mann, ou plutôt, pour Gide (car c’est Gide lui-même qui se compare à Chopin) comme chez Mann (car ce n’est pas lui-même, mais une de ses créatures – Adrian Leverkühn, le compositeur foudroyé du Doktor Faustus – qui choisit Chopin pour alter ego), se comparer à Chopin, c’est s’inventer une éthique esthétique jouant, ou peu s’en faut, le rôle paradoxal d’un surmoi libérateur et recréateur, c’est tenter de se protéger de ses propres hantises et de ses propres désirs (homosexuels) pour mieux les découvrir, et pour mieux les accepter peut-être. C’est le développement (imparfaitement) parallèle de ces deux discours constitutivement comparatifs sur Chopin que nous voudrions tenter de suivre ici, autour de cette double question rectrice : en quoi et de quoi la comparaison permet-elle la création ?
André Gide : Je est Chopin
2On connaît la passion d’André Gide pour Chopin ; passion qui s’exprime à maintes reprises dans le Journal de l’écrivain, et qui donna naissance à un opuscule, les Notes sur Chopin (1931), qui valut à Gide un succès d’estime, et quelques inimitiés – à commencer par celles d’André Suarès (voir plus bas) et d’Igor Stravinsky (voir Levitz, 2012, p. 380). Mais qu’est Chopin à André Gide ? Un modèle, un ami, un soutien, un recours ? Sans doute un peu tout cela à la fois – et surtout : un point de comparaison qui l’aide à créer sa propre figure d’auteur. Chopin, pour Gide, est le compositeur, et plus généralement l’artiste, par excellence. Pourquoi ? Parce que, sous l’inévitable vernis romantique dont doit être rendu responsable le siècle où naquit Chopin, ce que l’on découvre dans les Ballades, dans les Scherzi, dans les Préludes, dans les Études, c’est un classique (c’est-à-dire, comme l’a subtilement noté Joachim Sistig (voir Sistig, 2017), le représentant d’un art spécifiquement français de la mesure et de la pondération) :
Léda pondit deux œufs. L’un contenait Castor, l’autre Pollux. Mais l’un contenait aussi Clytemnestre ; l’autre, pareillement gémellé, contenait, avec Castor, Hélène. Partant de ce renseignement, je me plus à imaginer qu’il restait à chacun de ces deux frères quelque chose de ce confinement, l’un avec la passion – Clytemnestre ; l’autre avec Hélène – la beauté. […] J’imaginais le poète-artiste, docilement soumis à leur double influence, sentir se conjuguer en lui les rayons de ces deux astres opposés. […] Ceux qui, comme Goethe ou Racine, se tiennent équidistants de Pollux et de Castor sont très rares. Certains se tiennent si près de l’un des deux jumeaux, qu’ils en viennent à méconnaître l’autre et professent pour lui grand mépris, sans trop comprendre ou s’avouer qu’ils perdraient d’un coup toute valeur s’ils n’en étaient plus du tout éclairés. De là ces deux cohortes, que d’autres appelleront des « familles d’esprits ». Je ne sais trop dans laquelle me ranger ; dans celle où je reconnais Apollinaire, près de Villon, de Verlaine, de Schumann, de Musset, de Heine, et de Delacroix, ou dans celle où, près de Vinci, de Poë, de Baudelaire, de Gautier, d’Ingres, de Bach et de Chopin (n’en déplaise à Guy de Pourtalès), vient se ranger l’admirable Paul Valéry. (« Lettre à André Rouveyre du 11 avril 1928 », dans Gide et Rouveyre, 1967, p. 108-109)
3On connaît, donc, l’amour de Gide pour Chopin – et l’on connaît par ailleurs son besoin de se comparer à des figures idéales, auxquelles il s’efforce de ressembler, dont il essaie d’imiter la posture, et d’atteindre la stature, sans perdre pour autant sa singularité. En littérature, c’est une figure idéale de lui-même que Gide imagine – et la comparaison qu’il s’impose avec ce « moi d’écrivain » idéal sera à l’origine d’un « complexe d’infériorité » (Anglès, 1978, p. 68) qui s’interposera longtemps entre lui et les livres auxquels il rêve – à commencer par le roman que, dès les années 1890, il désire écrire (voir Côté-Ostiguy, 2013), mais qu’il ne donnera qu’en 1925, avec Les Faux-Monnayeurs (et ce même s’il désigne passagèrement comme des romans certains de ses récits antérieurs). Chopin joua-t-il lui aussi, dans la carrière de Gide, ce rôle de point de comparaison inhibiteur ? C’est ce que nous tenterons d’établir ici.
4Chopin, pour Gide, est incomparable : « Il a une force d’originalité que je ne trouve chez aucun autre. – Quelle indépendance dans ses modulations !! » (« Lettre à Pierre Louÿs du 11 décembre 1894 », dans Bulletin des Amis d’André Gide, avril 1978, p. 98), écrit dès 1894 le jeune écrivain exalté dans une lettre à son camarade Pierre Louÿs. Aucun compositeur ne saurait être comparé à Chopin, car aucun compositeur n’a une personnalité musicale aux contours aussi clairement dessinés, et qu’il soit, par suite, si facile pour les interprètes de trahir : « On peut interpréter plus ou moins bien Bach, Scarlatti, Beethoven, Schumann, Liszt ou Fauré. On ne fausse point leur signification en gauchissant un peu leur allure. II n’y a que Chopin qu’on trahisse, qu’on puisse profondément, intimement, totalement dénaturer » (Gide, [1931] 1949, p. 16). On remarquera l’ambiguïté qui s’installe entre interprétation musicale et interprétation littéraire (voir Bompaire, 2017) : qu’est-ce que la « signification » d’une œuvre musicale, fût-elle de Chopin ?
5Dès lors, on pressent ceci, que Gide, ici, se compare implicitement à Chopin ; ou mieux encore, qu’il parle d’un autre lui-même, afin de mieux se créer lui-même en tant qu’artiste (et ce même si l’équivalence entre le compositeur et l’écrivain n’est pas évidente – voir Toudoire-Surlapierre, 2017). Révélateur, d’ailleurs, est l’aveu que Gide fait à sa mère en janvier 1895 : « Aujourd’hui, temps subitement tiède et mou ; ce temps fait mes délices ; j’ai envie de récrire les œuvres complètes de Chopin » (« Lettre à Juliette Gide du 13 janvier 1895 », dans Gide, 1988, p. 563). Et tout aussi révélateurs sont les rêves d’ingérence auctoriale qu’il avoue à demi-mot quand il doute de l’authenticité de certaines indications de Chopin : « il me serait indispensable de voir quelques-uns, tout au moins, de ses manuscrits, – certaines “indications” restant pour moi d’authenticité très suspecte (id est : agitato au 1er prélude...?...) » (« Lettre à Georges Jean-Aubry du 27 janvier 1909 », dans Interférences, janvier-juin 1981, p. 75-76). Entre son travail littéraire de créateur et son travail musical d’interprète, Gide (qui, dans un feuillet daté de 1894, plaçait Chopin dans la liste des « personnalités » dont il estimait que s’était « formée » la sienne – voir Gide, 1996, p. 196) ne fait pas toujours le départ – comme si écrire sa propre œuvre et jouer celle de Chopin, c’était tout un : « Tout mon effort, aussi bien dans l’exécution, au piano, des œuvres de Chopin, que dans l’écriture, est d’obtenir une sorte de legato » (« Lettre à Roger Martin du Gard du 24 septembre 1946 », dans Gide et Martin du Gard, 1968, p. 353).
6Aux yeux de Gide, on l’a compris, aucun compositeur ne peut être comparé à Chopin, et ce d’autant moins qu’il estime que le compositeur lui ressemble par anticipation ; mais l’écrivain aime à faire le parallèle entre le compositeur et Baudelaire – précisément parce que tous deux sont incomparables à ses yeux : « Chopin n’est pas un musicien parmi les autres et la grande erreur des interprètes, c’est de le traiter comme un autre compositeur, alors qu’il apporte en musique quelque chose de foncièrement différent – ainsi que Baudelaire en poésie », écrit-il à Maurice Ohana dans une lettre datée des premiers jours de juillet 1946 (Bulletin des Amis d’André Gide, juillet 1986, p. 27). Chopin et Baudelaire se ressemblent en ceci, que la « rhétorique », la « déclamation » et le « développement oratoire » (Gide, [1931] 1949, p. 24) leur sont étrangers : « Chopin propose, suppose, insinue, séduit, persuade ; il n’affirme presque jamais. Et nous écoutons d’autant mieux sa pensée qu’elle se fait plus réticente. Je songe à ce “ton de confessionnal” que Laforgue louait chez Baudelaire », lit-on dans les Notes sur Chopin (Gide, [1931] 1949, p. 21). Gide, d’ailleurs, est conscient du fait qu’il a bien souvent recours à cette comparaison :
J’ai souvent entendu rapprocher Beethoven de Michel-Ange, Mozart du Corrège, de Giorgione, etc. Encore que ces comparaisons entre des artistes d’un art différent me semblent assez vaines, je ne puis me retenir de remarquer combien souvent s’appliquent également à Baudelaire les remarques que je puis faire au sujet de Chopin, et réciproquement. De sorte que, déjà plusieurs fois, parlant de Chopin, le nom de Baudelaire est venu tout naturellement sous ma plume. (Gide, [1931] 1949, p. 23)
7On remarquera en passant que Gide prend ses distances avec la comparaison intermédiale ; mais, en date du 9 septembre 1924, il notait dans son Journal : « (Pour Chopin.) La peinture est, il me semble, plus distante de la littérature, que la musique. Et sans doute est-il moins malaisé de parler d’une symphonie, que d’un tableau1 » (Gide, 1996, p. 1257).
8C’est aussi du côté de l’interprétation et de la réception que, selon Gide, l’analogie entre Chopin et Baudelaire se justifie : « Avez-vous parfois entendu des acteurs déclamer du Baudelaire comme ils feraient du Casimir Delavigne ? Eux jouent Chopin comme si c’était du Liszt » (Gide, [1931] 1949, p. 16). Dès 1910, il notait ceci dans un article intitulé « Baudelaire et M. Faguet » : « ces qualités secrètes sont ce qui fait paraître l’œuvre d’abord incertaine un peu, trouble parfois, mystérieuse, inquiétante pour ceux qui prétendent découvrir d’un coup tout “ce que l’auteur a voulu dire”, énigmatique enfin et lâchons le mot affreux : “malsaine” ! » ; et il ajoutait en note : « J’admire que ce soit le même mot dont également on s’est le plus servi pour qualifier – disqualifier – la musique de Chopin, dont la perfection précisément présente avec celle des poèmes de Baudelaire de si subtils et constants rapports » (Gide, [1910] 1999, p. 248). Mais qui est cet « on » ? C’est, d’abord et avant tout, la mère de Gide, comme en témoignent, en des termes très proches, d’une part telle page de Si le grain ne meurt (voir Gide, [1926] 1954, p. 465), d’autre part les propos que Gide tient à la jeune pianiste Annick Morice dans le film de Marc Allégret, Avec André Gide (1952, 1:20:20). Il y a donc des enjeux intimes dans l’enthousiasme de Gide pour Chopin : en défendant le compositeur et Baudelaire contre un « on » obtus, il se défend lui-même contre sa propre mère – on comprendra bientôt en quoi et pourquoi.
9Dans la relation de Gide à Chopin se manifeste un hybride de revendication et de refoulement. Défendre Chopin et se comparer à lui, c’est défendre le droit à une intimité qui échappe au regard indiscret de la loi sociale, incarnée par la mère. Mais jouer Chopin, ou l’entendre jouer, c’est une tout autre histoire. De même qu’il a la vision d’un romancier idéal, Gide rêve à un Chopin idéal – c’est-à-dire à la fois à une interprétation idéale des œuvres de Chopin et à un Chopin réduit à ses œuvres, à un Chopin à la fois particulier et impersonnel dont la singularité serait non pas psychologique ou biographique, mais purement musicale. Il y a, cela saute aux yeux, une part de refoulement dans cette vision de l’artiste idéal : tout se passe comme si Gide voulait désincarner les passions de Chopin – et les siennes propres. C’est pourquoi Gide prétend interdire Chopin aux virtuoses – et c’est pourquoi il peine à jouer Chopin en public. Pierre Masson a bien raison d’insister sur l’analogie qui se dessine entre l’aversion de Gide pour les acteurs et sa haine des virtuoses (voir Masson, 2017). On se souviendra à ce sujet de cette note du Journal, datée du 28 avril 1922 : « Cette après-midi lecture de Saül par Copeau […]. Rien n’était plus à sa place, à sa valeur. Il lisait exactement comme on joue Chopin quand on le joue mal » (Gide, 1996, p. 1175). Ce que Gide reproche aux acteurs qui jouent ses pièces et aux metteurs en scène, c’est peut-être avant tout d’incarner et d’exposer ses propres hantises – et de même il prend peur devant les virtuoses qui manifestent certains aspects de son alter ego qu’il voudrait peut-être voir demeurer dans l’ombre…
10C’est donc contre les virtuoses qu’il faut défendre Chopin. Aussi bien est-il rare que Gide fasse confiance, en ce qui concerne Chopin, à d’autres pianistes que lui-même. Si, dans les années 1940, il encouragera Maurice Ohana à jouer Chopin (voir Bulletin des Amis d’André Gide, juillet 1986), et s’il fait crédit au Père Abbé du Monte Cassino (voir Gide, [1931] 1949, p. 9-11) d’une compréhension impeccable – car muette – de Chopin, il semblerait qu’il n’ait rencontré, dans sa vie, qu’un seul pianiste jouant Chopin comme il désirait l’entendre – et encore, il s’agit d’une rencontre manquée avec un anonyme voisin d’hôtel à Pau, en 1900 :
Un jeune Anglais, dans la chambre à côté de la mienne, commença de jouer du piano ; je dis « un jeune homme » non parce que j’appris par la suite qu’il n’avait pas 20 ans, mais parce que, à sa façon de jouer, je devinai qu’il devait être exquis – c’est comme ça. Il joua une Sonate de Beethoven, une Novelette de Schumann et deux Nocturnes de Chopin ; il joua admirablement ; quatre fois je suis sorti de ma chambre, affolé, pour frapper à la porte de la sienne. Quelle lâcheté me retint ? Je compris dans la suite que j’avais eu le plus grand tort. Maintenant c’est fini ; j’ai quitté l’hôtel ; il serait fou de courir après le passé. (« Lettre à Henri Ghéon du 7 mars 1900 », dans Ghéon et Gide, 1976, p. 268)
11Mais, en-dehors de ce pianiste fantomatique, nul instrumentiste ne satisfait Gide, qui manque quelque peu de modestie quand il parle de ses propres interprétations de Chopin – et qui le sait. Parce qu’il est comme le compositeur un artiste singulier, Gide s’estime seul capable de jouer Chopin comme il le mérite :
Parlons plus simplement : d’autres, et en grand nombre, jouent et joueront Bach aussi bien et même beaucoup mieux que moi. Il n’y faut pas tant de malice. Pour Chopin, c’est une autre affaire – il y fallait une compréhension particulière que je ne vois pas que puisse avoir un musicien qui ne serait pas surtout un artiste. (Gide, 1997, p. 451)
12À plusieurs reprises dans son Journal, Gide se donne des satisfecit : « Première et troisième Ballades de Chopin que je commence à jouer comme je veux ; comme je crois qu’elles doivent être jouées » (note du 6 janvier 1911 – Gide, 1996, p. 671) – la répétition du « comme » a ici valeur d’identification : la volonté de Gide se confond avec celle de Chopin, ou mieux, de ses œuvres elles-mêmes ; « perfectionné (et vraiment pu mener à perfection) plusieurs Études et Préludes » (note du 2 décembre 1929 – Gide, 1997, p. 172) ; « Ai pu mener à perfection sept des Nocturnes de Chopin » (note du 25 avril 1931 – Gide, 1997, p. 270).
13Parfois même, Gide se vante auprès de ses amis d’être le maître inégalable de l’interprétation chopinienne. Il s’en veut d’ailleurs de la fatuité qu’il montre en de certaines occasions : dans une note diaristique datée du 30 octobre 1929 (voir Gide, 1997, p. 160), il se reproche par exemple, après un entretien avec Charles Du Bos, d’avoir « exagéré la prévalence de [s]on exécution sur celle de Cortot » (qui est l’une de ses victimes favorites, avec Arthur Rubinstein2). Toutefois, il n’est pas toujours aussi sévère avec lui-même. Dans une lettre à François-Paul Alibert datée de janvier 1936, il évoque « telles œuvres de Chopin qui [lui] sont particulièrement chères – et que, il y a quelques années, [il] jouai[t] mieux que personne […] et de la manière qu’il [lui] paraît que Chopin eût aimé être récité » (Alibert et Gide, 1982, p. 401). Ce dernier segment retient l’attention (et ce d’autant plus qu’au terme musical qu’on attend, Gide substitue un terme qu’on applique d’ordinaire à la poésie, ou au théâtre – « récité ») : encore une fois, Gide, poussant la comparaison jusqu’à l’identification, n’est pas loin d’affirmer que, quand il parvient à jouer Chopin comme il le souhaite, c’est comme si l’on entendait Chopin par lui-même… Il ne disait d’ailleurs pas autre chose dans une note de son Journal rédigée le 20 mai 1933 :
je sais qu’une douzaine au moins (artistes et autres) reconnaissent avoir été […] initiés par moi à la musique de Chopin qui d’abord, et ne la connaissant que par les concerts et qu’à travers les virtuoses, professaient à son endroit les mêmes sentiments que Suarès […]. J’ai cette fatuité de croire que Suarès lui-même se fût laisser révéler Chopin, qu’il semble bien ne pas connaître, ne même pas soupçonner, s’il avait pu m’entendre jouer, certains bons jours, la Sonate en si bémol mineur par exemple (moins la Marche funèbre), le Scherzo en si mineur, tels Préludes, tels Nocturnes ou telles Études, et la Barcarolle – sans connaitre l’exécutant [...]. (Gide, 1997, p. 412-413)
14Le diariste, décidément, ne semble pas se contenter de se comparer à Chopin : il s’identifie à lui, et prétend presque l’incarner. D’où peut-être ces remarques d’un Gide quelque peu paranoïaque qui, quand Suarès attaque Chopin, a le sentiment (peut-être pas tout à fait faux, mais tout de même excessif) que c’est lui seul qui est visé : « Dans les Nouvelles littéraires d’hier, éreintement de Chopin par Suarès […]. [C]ertaines flèches […] sont lancées non tant contre Chopin directement, que contre mes pages de La Revue musicale » (note du 5 mars 1932 – Gide, 1997, p. 355).
15Mais son Chopin idéal, Gide ne semble pas capable de le révéler au public. Au contraire, son amour pour Chopin paraît l’avoir confirmé dans sa phobie du public. C’est ce qui appert de cette remarque (comparative) datée du 29 septembre 1931 : « Du temps que j’admirais encore Delacroix, la lecture de son Journal a été une grande déconvenue. Pas plus dans son style que dans son art, il ne parvient à être tout à fait près de lui-même, comme font Baudelaire, Stendhal ou Chopin, qu’il savait pourtant admirer » (Gide, 1997, p. 311). Ce que suggèrent ces lignes, c’est que c’est entre soi et soi que se joue l’œuvre d’art. Et si Gide se compare implicitement à un Chopin qui lui est plus qu’un compagnon de route, c’est sans doute précisément parce que, quand il joue Chopin, il a le sentiment de se trouver seul à seul avec son alter ego, et que cette comparaison presque narcissique lui permet, non pas de mieux se connaître, mais de mieux créer sa propre image. Par suite, quand il doit jouer Chopin en public, s’interpose entre lui et ses propres interprétations un Chopin idéal parce qu’intime dont la figure est source d’inhibition. On a le sentiment que le Chopin de Gide n’est pas fait pour être rendu public ; qu’il est presque inavouable. En 1914, Gide joue Chopin (la Sonate en si mineur, la première Ballade, le Scherzo en si mineur, des Préludes) chez les Jacques-Émile Blanche : c’est un échec. Il note dans son Journal : « J’aurais voulu que J.-É. Blanche pût […] entendre [la Ballade] à Cuverville, certains jours, quand je la joue comme il faut » (note du 27 juillet 1914 – Gide, 1996, p. 817). La scène se répète plus d’une fois. Le 12 novembre 1915, Gide raconte dans son Journal l’épisode suivant :
On m’a demandé de me mettre au piano, avec une insistance qui rendait mon refus très difficile. Mme Edwards, pour m’encourager, s’est assise devant un cahier de Chopin et a joué quelques Mazurkas, avec fluidité, charme, mais à la manière artiste, avec ce tempo rubato qui me déplaît si fort, ou, pour parler plus exactement : sans plus tenir aucun compte de la mesure, et avec des accents subits, des sursauts, des effets, beaucoup plus propres à faire valoir le tempérament de l’exécutant que l’excellence du morceau. […] Les Philippe Berthelot partis, je voulus m’éclipser à leur suite, mais, comme il pleuvait à torrents, Mme Edwards voulut me faire chercher une voiture et m’entraîna en attendant vers le piano de l’autre pièce, du grand salon aux charmantes décorations de Bonnard. Je commençai le Prélude en mi bémol majeur ; mais, de même qu’il m’advient, causant avec un Anglais, de prendre l’accent anglais, j’adoptai, par politesse, ce même tempo rubato, que Mme Edwards avait pris tout à l’heure, et m’arrêtai après douze mesures d’agonie. (Gide, 1996, p. 904)
16Gide, pour protéger son Chopin, mime celui des autres. À moins qu’il ne faille comprendre tout à fait différemment l’aveu secret qu’abrite ce passage. Car ce que Gide reproche à l’interprétation de Mme Edwards, c’est d’en dire trop de l’exécutant. Aussi, quand Gide « adopte » l’éthos interprétatif de Mme Edwards, en dit-il peut-être plus long sur lui-même qu’il ne veut bien l’avouer. Les « accents subits », les « sursauts » figurent peut-être ce qui soudain se manifeste dans une interprétation libérée de la loi classique ; et c’est peut-être au moment où Gide interprète cesse de se sentir comparable à Chopin, à un Chopin dont il a décidé, de parti pris, qu’il était un classique, qu’enfin l’enjeu véritable de la comparaison que l’écrivain établit entre lui-même et le compositeur se révèle : plus que la passion contenue des œuvres de Chopin, c’est la passion contenue dans les œuvres de Chopin qui suscite chez l’écrivain ce désir de comparaison et d’identification – désir qu’il légitime à ses propres yeux, ou plutôt aux yeux de son surmoi, en faisant de Chopin un classique (c’est-à-dire une hypostase esthétique du surmoi).
17Ainsi, au-delà du « trac » et de l’inhibition suscitée par le fait que Gide compare son propre Chopin public à un Chopin idéal, si l’écrivain ne parvient pas à interpréter « convenablement » Chopin devant ses amis, c’est parce que ses amours singulières avec le compositeur ne sauraient être respectueuses des convenances. Dès lors, ce sont des voies tortueuses qu’emprunte le vrai Chopin de Gide pour s’exprimer : Gide légitime devant lui-même son amour pour Chopin en faisant le portrait du compositeur en classique ; mais ce classicisme, il en fait un synonyme d’intimité constitutive ; et c’est cette intimité qui fonde la comparaison que Gide dessine entre lui-même et Chopin ; de telle façon qu’il ne peut jouer comme il le voudrait en public ce Chopin essentiellement intime ; ce qui fait que, quand il joue en public, il joue le Chopin passionné des autres, le Chopin qu’il dit exécrer ; et c’est alors peut-être que, sans l’avouer ni se l’avouer, il manifeste les véritables ressorts de son besoin de se comparer à Chopin.
18Car Chopin pourrait bien être pour Gide, plus qu’un autre lui-même, une figure de lui-même comme un autre, d’un lui-même qui serait allé plus loin que lui, qui aurait été plus audacieux que lui, qui serait descendu plus profond que lui dans l’âme humaine. Et de la sorte, en se comparant à Chopin, Gide se créerait malgré lui un evil twin. Dans une lettre datée du 21 avril 1924, Gide confie à Guy de Pourtalès : « Gallimard vous a dit vrai ; je prépare un livre sur Chopin (qui devra faire pendant à mon Dostoïewsky), mais ce n’est pas précisément une biographie, et peut-être ne fera-t-il pas double emploi avec le vôtre » (Bulletin des Amis d’André Gide, avril 1984, p. 301). Quelque vingt-cinq ans plus tard, ce rapprochement (qui n’est pas tout à fait une comparaison, mais peu s’en faut) entre Chopin et Dostoïevski ressurgit dans une lettre à Edward Sackville West où Gide évoque son désir inassouvi de donner une série de conférences sur Chopin, série analogue à celle qu’il donna sur l’écrivain russe au Vieux-Colombier (voir « Lettre à Edward Sackville West du 16 décembre 1948 », dans Bulletin des Amis d’André Gide, avril 1983, p. 265). Or, d’après David H. Walker (2017, p. 27), Dostoïevski fit partie, aux côtés notamment de Nietzsche, de Lautréamont et de Blake, de ceux à qui Gide confia le soin d’explorer à sa place les sombres abysses de l’âme humaine. Chopin joua-t-il aussi, pour Gide, le rôle d’ambassadeur auprès des puissances obscures ? A priori, non… Mais quand, dans une note diaristique datée du printemps 1910, on voit Gide se souvenir avec une émotion quelque peu disproportionnée du chant, qu’il juge en quelque sorte pré-chopinien, d’un jeune Bohémien rencontré dans l’Albaycin, on pressent que, dans sa relation au compositeur, se joue, au-delà du classicisme qu’il affirme (avec presque trop d’insistance…) admirer en Chopin, quelque chose d’obscur, d’indicible, quelque chose qui n’ose dire son nom : « L’on eût dit une première ébauche de la dernière Ballade de Chopin ; mais cela restait comme en marge de la musique ; non pas espagnol, mais gitan, irréductiblement. Pour réentendre ce chant, ah ! j’eusse traversé trois Espagnes » (note de mars-avril 1910 – Gide, 1996, p. 631). Et ce passage est d’autant plus intéressant qu’on a le sentiment que le chant désigne par métonymie le chanteur ; de telle sorte que la réduction de Chopin à son œuvre pourrait être lue également comme le résultat d’un procédé métonymique s’inscrivant dans l’économie gidienne de la pudeur et du refoulement.
19Les enjeux de la comparaison que Gide développe (tantôt explicitement, tantôt implicitement) entre sa propre figure et sa propre œuvre et celles de Chopin sont donc multiples :
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Il s’agit pour lui de définir et de créer sa propre esthétique, à la fois classique et intime.
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Par suite, il désigne l’œuvre d’art (littéraire ou musicale) comme un objet constitutivement exclu de l’économie de l’exposition publique.
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Mais cette comparaison est plus qu’une comparaison : elle devient identification, communion ; ou plutôt, elle masque des amours singulières, dans tous les sens de l’expression : des amours entre deux artistes singuliers ; des amours au singulier entre Gide et son alter ego ; et bien sûr des amours relevant du « désir homosexuel [same-sex desire] » (voir Levitz, 2012, p. 242‑247).
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Il n’entre cependant dans l’amour de Gide pour Chopin qu’un narcissisme tempéré. Car c’est lui-même comme un autre qu’il aime (et crée) en Chopin : c’est l’audace de Chopin, dont il pressent (peut-être à tort d’ailleurs) qu’il est allé plus loin que lui dans l’affirmation de sa singularité, qu’il admire.
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De telle façon que le discours gidien sur le classicisme de Chopin semble être l’expression d’un refoulement : Gide se compare à un Chopin qu’il crée à sa propre semblance, ou plus exactement à la semblance de son surmoi, pour ne pas (s’)avouer pleinement sa propre singularité.
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Et c’est par suite quand il a le sentiment de trahir cette comparaison-identification que Gide la réalise pleinement : c’est quand il exprime publiquement la passion contenue dans l’œuvre de Chopin (et donc dans la sienne propre) qu’enfin il manifeste ce qui est en jeu dans son besoin de se comparer à Chopin, se créant par suite, malgré lui, un « double maudit ».
Thomas Mann : Chopin, ou l’apprentissage de l’autre
20Comparer les rapports respectifs d’André Gide et de Thomas Mann à Chopin peut apparaître comme une entreprise périlleuse, et ce d’autant plus que le nom de l’écrivain allemand est associé bien plutôt à ceux de Beethoven (voir entre autres Seiwert, 1995), de Wagner (voir en particulier Ott, 1975) ou de Schoenberg (voir par exemple Abel, 2003) qu’à celui de Chopin. À quoi il faut ajouter que, pour n’être pas rares, les mentions de Chopin (voir Wooton, 1994 ; et Kallberg, 2006, p. 55) dans les écrits intimes (lettres et journaux) de Mann sont le plus souvent mondaines : il a entendu jouer du Chopin lors d’une soirée ou d’un concert, et la musique l’a charmé (voir notamment Mann, 1977, p. 68 et p. 226 ; et Mann, 1982, p. 271 et p. 547)… Aussi bien n’est-ce pas une chimérique comparaison entre Thomas Mann et Chopin qui nous intéressera : c’est la façon dont Adrian Leverkühn, le héros du Doktor Faustus3, se compare à Chopin qui retiendra notre attention.
21Mais signalons d’abord que le Chopin de Mann est, en apparence, aux antipodes de celui de Gide. En effet, dans Tristan, Chopin est associé à Wagner, comme il le sera dans le Doktor Faustus. Dans un sanatorium qui n’est pas sans rappeler, par anticipation, celui de La Montagne magique [Der Zauberberg] (1924), le « nourrisson décati [verweste Säugling] » (Mann, [1903] 1997, p. 160 ; et Mann, [1903] 2009, p. 23) Detlev Spinell séduit la fragile Mme Klöterjahn en la forçant à jouer pour lui des Nocturnes de Chopin d’abord, des extraits de Tristan und Isolde ensuite (voir Mann, [1903] 1997, p. 186-193 ; et Mann, [1903] 2009, p. 37-42) : entre Chopin et Wagner, point de rupture, les œuvres des deux compositeurs, présentes dans le texte via les ekphraseis musicales, contribuant à parts égales à installer la vague atmosphère de décadence qui caractérise la nouvelle. Or, chacun sait que Gide exécrait Wagner (voir entre autres Vukušić Zorica, 2013)… et qu’il reprochait à Mann son wagnérisme. Il écrit ainsi, à propos de Joseph en Égypte [Joseph in Ägypten] (1936), troisième tome de la tétralogie biblique de l’écrivain allemand, Joseph et ses frères [Joseph und seine Brüder] (1933‑1943) :
Enfin achevé le fastidieux roman de Thomas Mann. Fort remarquable assurément, mais ressortissant à une esthétique wagnérienne qui me paraît aux antipodes de l’art […]. Le résultat est d’une pesanteur que l’on est en droit de trouver admirable, mais combien me paraît beau au regard de cette indigestion germanique tout le latent des vers de Racine. (« Carnets d’Égypte », note du 4 mars 1939 – Gide, 1997, p. 665)
22Ce qui n’empêche pas que les enjeux de la comparaison (intramédiale) entre Leverkühn et Chopin dans le Doktor Faustus semblent similaires à ceux de la comparaison (intermédiale) que Gide développe entre le compositeur et lui-même. On remarquera d’ailleurs que, tandis que Gide prête à Chopin une esthétique classique typiquement française, Mann lui prête une esthétique wagnérienne typiquement allemande – ce qui prouve qu’ils modèlent l’un et l’autre la figure du compositeur à leur propre semblance.
23On sait à quel point Leverkühn était proche du cœur de Thomas Mann (voir Tournier, 1950, p. 12-13). À première vue, toutefois, Leverkühn n’est pas Mann – il serait bien plutôt un composé de Nietzsche et de Schoenberg ; et l’on n’en est que plus en droit de juger singulier l’amour de Mann pour sa créature. Si un personnage peut rappeler Mann dans le roman, c’est bien entendu le narrateur, Serenus Zeitblom (voir Tournier, 1950, p. 8-9). Or Zeitblom dit avoir pour Leverkühn une « amitié profondément attentive [tief aufmerksame Freundschaft] » (Mann, [1947] 1950, p. 179 ; et Mann, [1947] 2007, p. 211) semblable à celle de Delacroix pour Chopin… Cela est d’autant plus intéressant que Zeitblom cite en l’occurrence une lettre que lui a envoyée Leverkühn ; lettre où il est question de Chopin, et qui mérite d’être analysée minutieusement, tant elle fait écho à ce qui se joue dans l’amour de Gide pour le compositeur. Voici donc ce que Leverkühn écrit à son respectable ami :
Je joue beaucoup de Chopin et je lis des livres sur lui. J’aime le côté angélique de sa silhouette à la Shelley, le caractère particulier et très mystérieux, voilé, impénétrable, évasif, dénué d’aventures, de son existence, ce parti pris de ne rien savoir, ce refus d’expériences matérielles, le produit incestueux et sublime de son art fantastique, délicat et tentateur. Combien parle en sa faveur l’amitié profondément attentive de Delacroix, qui lui écrit : J’espère vous voir ce soir, mais ce moment est capable de me faire devenir fou. Pour le Wagner de la peinture, c’est étonnant ! Mais chez Chopin, bien des choses sont déjà plus qu’une préfiguration de Wagner, non seulement du point de vue harmonique, mais dans le psychique en général, et déjà le surpassent. Prends par exemple le Nocturne en do dièse mineur, opus 27, no 2, et le duo qui s’engage après l’enharmonie de do dièse et de ré bémol majeur. Voilà qui dépasse en suavité mélodieuse et désespérée toutes les orgies de Tristan – et cela dans une intimité pianistique, pas dans une sanglante bataille de volupté et sans toute la corrida d’un mysticisme théâtral robuste dans sa perversité. Considère surtout son attitude ironique à l’égard de la tonalité, l’élément mystificateur, réticent, négateur, hautain, sa façon de tourner en dérision l’accident musical. Cela va loin, il est amusant et émouvant de voir jusqu’où… [Spiele viel Chopin und lese über ihn. Ich liebe das Engelhafte seiner Gestalt, das an Shelley erinnert, das eigentümlich und sehr geheimnisvoll Verschleierte, Unzulassende, Sichentziehende, Abenteuerlose seines Daseins, das Nichts-wissen-wollen, das Ablehnen stofflicher Erfahrung, die sublime Inzucht seiner phantastisch delikaten und verführerischen Kunst. Wie sehr spricht für den Menschen die tief aufmerksame Freundschaft Delacroix, der ihm schreibt : J’espère vous voir ce soir, mais ce moment est capable de me faire devenir fou. Alles mögliche für den Wagner der Malerei ! Aber nicht ganz weniges gibt’s ja bei Chopin, was Wagner, nicht nur harmonisch, sondern im Allgemein-Seelischen mehr als antizipiert, nämlich gleich überholt. Nimm das cis-Moll-Notturno Opus 27 Nr. 1 und den Zwiegesang, der angeht nach der enharmonischen Vertauschung von Cis- mit Des-dur. Das übertrifft an desperatem Wohlklang alle Tristan-Orgien – und zwar in klavieristischer Intimität, nicht als Hauptschlacht der Wollust und ohne das Corridahafte einer in der Verderbtheit robusten Theatermystik. Nimm vor allem auch sein ironisches Verhältnis zur Tonalität, das Vexatorische, Vorenthaltende, Verleugnende, Schwebende, die Verspottung des Vorzeichens. Es geht weit, belustigend und ergreifend weit…] (Mann, [1947] 1950, p. 178-179 ; et Mann, [1947] 2007, p. 210-211)
24Le Chopin de Gide est singulier, incomparable ; celui de Leverkühn est « particulier [eigentümlich] », « impénétrable [[u]nzulassend] ». Le Chopin de Gide est (mais sans l’être vraiment) désincarné, purement musical en quelque sorte ; celui de Leverkühn a pris le parti de « ne rien savoir » [« Nichts-wissen[…]] », il rejette toute « expérience[…] matérielle[…] [stoffliche[…] Erfahrung] », et triomphe dans le « psychique [Seeliche[n]] ». Le Chopin de Gide est un artiste chez qui tout se joue dans l’intimité, entre soi et soi ; l’art du Chopin de Leverkühn se déploie dans l’humble cadre d’une « intimité pianistique [klavieristische[n] Intimität] ». Le Chopin de Gide a pour pire ennemi les virtuoses, qui le dénaturent comme les acteurs défigurent les créatures théâtrales de Gide en les incarnant ; l’« intimité [Intimität] » du Chopin de Leverkühn est ennemie de la « volupté [Wollust] » et d’une « mystique théâtrale [Theatermystik] » perverse. Gide s’étonne de l’admiration pour Chopin d’un Delacroix pourtant incapable de pratiquer l’éthos de l’intimité propre au compositeur ; Leverkühn s’étonne de l’« amitié profondément attentive [tief aufmerksame[n] Freundschaft] » de l’artiste, qu’il considère comme le « Wagner de la peinture [Wagner der Malerei] », pour le compositeur… Le parallélisme serait parfait si Leverkühn ne reprenait pas cette idée, déjà présente dans Tristan, que Chopin annonce (et dépasse par anticipation) Wagner, et que « son art fantastique [seine[…] phantastisch[e] […] Kunst] » (l’adjectif « fantastique » vient aussi sous la plume de Gide4) est « tentateur [verführerisch[…]] »… Toutefois, on a vu que l’inavouable était au cœur du rapport de Gide à Chopin, et il serait intéressant de se demander dans quelle mesure l’aversion que Gide manifeste à l’égard de Wagner ne relève pas elle aussi du refoulement… mais ceci nous mènerait trop loin. Ce qui ne fait pas de doute, c’est que le jeu de reflets entre le Chopin de Gide et celui de Leverkühn est troublant, et ce d’autant plus que Leverkühn tient à s’assurer que sa lettre (qu’il ne signe pas) ne sera pas rendue publique : « La lettre s’achevait sur l’exclamation : “Ecce epistola !” Il ajoutait : “Il va de soi que tu détruiras ceci immédiatement…” Pour toute signature, une initiale [Mit dem Ausruf “Ecce epistola !” schließt der Brief. Hinzugefügt ist : “Daß du dies hier sofort vernichtest, versteht sich.” Die Unterschrift ist ein Initial] » (Mann, [1947] 1950, p. 179 ; et Mann, [1947] 2007, p. 211). Ce n’est donc qu’à la vénération indiscrète de Zeitblom pour son ami tourmenté que nous devons de connaître cette lettre…
25Mais nous n’avons pas tenu compte, pour l’instant, de l’élément essentiel. Toute cette lettre tourne autour d’une anecdote relevant de l’inavouable, et que Leverkühn noie dans un flot de mots dont il espère qu’ils tromperont le destinataire : « La lettre est en apparence terminée avant que soit relatée ladite anecdote [Der Brief wird scheinbar geschlossen, bevor [die Anekdote] berichtet ist] » ; certes, l’anecdote est « communiquée pour ainsi dire en vitesse [“eben noch rasch” sozusagen […] mitgeteilt] » ; mais « elle ne formera pas la fin de la lettre, [Leverkühn] y accrochera encore des considérations sur Schumann, le romantisme, Chopin, visant à lui ôter tout son poids, à la rejeter dans l’oubli – ou plus exactement peut-être, feignent-elles, par fierté, de prétendre à ce but [[sie] darf […] nicht den Schluß des Briefes bilden, sondern es werden Betrachtungen über Schumann, die Romantik, Chopin daran gehängt, die offenbar den Zweck verfolgen, ihr das Gewicht zu nehmen, sie wieder in Vergessenheit zu bringen, – oder richtiger wohl : die sich von Stolzes wegen den Anschein geben, als verfolgten sie diesen Zweck] » (Mann, [1947] 1950, p. 180 ; et Mann, [1947] 2007, p. 212). Comme chez Gide, quoique selon un agencement différent, le discours sur Chopin s’inscrit dans une économie de la pudeur (ou du refoulement, malgré la remarque finale sur la « fierté » (« Stolz[…] ») de Leverkühn, qui supposerait de sa part une parfaite conscience).
26Or, quelle est cette anecdote ? Leverkühn s’est rendu dans un bordel, où il s’est mis au piano, comme pour se protéger de la « volupté infernale [Lusthölle] » (Mann, [1947] 1950, p. 177 ; et Mann, [1947] 2007, p. 209), avant de fuir loin de ce lieu de perdition et des créatures qu’il abrite. Gide tente de faire de Chopin un bouclier le protégeant de ses passions ; Leverkühn se met au piano pour échapper à la tentation, et fait ensuite de Chopin l’incarnation (le mot sonne faux) de la chasteté… Mais cette comparaison demande à être nuancée – on verra qu’elle n’en apparaîtra que plus légitime. Car, si Zeitblom a en apparence raison quand il laisse entendre que le sentiment de honte de Leverkühn est bien conscient, il semble en fait qu’il se trompe malgré tout, car il n’identifie pas (pas plus que Leverkühn lui-même) ce qui fait honte au compositeur égaré : la honte consciente (et factice) concerne la visite au bordel ; la honte inconsciente (et authentique) vient de la fuite du compositeur. Leverkühn ne fuit pas devant les prostituées ; il fuit devant la femme, qui l’effraie précisément parce qu’elle ne constitue pas pour lui une tentation – d’où la facilité avec laquelle il « dissimul[e] [s]on émoi [verb[irgt] [s]eine Affekten] » (Mann, [1947] 1950, p. 177 ; et Mann, [1947] 2007, p. 209). Or Gide, quand Claudel le somme de lui dire s’il est homosexuel ou non, lui répond : « Je n’ai jamais éprouvé de désirs devant la femme » (« Lettre à Paul Claudel du 7 mars 1914 », dans Claudel et Gide, 1949, p. 218).
27Mais le goût que Leverkühn manifeste pour la figure de Chopin (figure que, comme Gide, il modèle à sa guise voire à sa semblance) a-t-il, comme dans le cas de Gide, valeur de comparaison ? C’est en tout cas ainsi que le prend Zeitblom :
Ce n’est pas en vain [que Leverkühn] avait exprimé dans sa lettre sa sympathie pour le « refus de rien savoir » et l’absence d’aventures de Chopin. Lui non plus ne voulait rien savoir, rien voir, même rien vivre, du moins pas au sens évident, extérieur, du mot [Nicht umsonst hatte er in jenem Brief seine Sympathie für das « Nichts-wissen-wollen », die Abenteuerlosigkeit Chopins ausgedrückt. Auch er wollte nichts wissen, nichts sehen, eigentlich nichts erleben, wenigstens nicht im manifesten, äußerlichen Sinn des Wortes […]]. (Mann, [1947] 1950, p. 217 ; et Mann, [1947] 2007, p. 258)
28Dès lors, on est tenté de se dire que ce « refus de rien savoir » que Leverkühn partagerait avec Chopin ne s’applique pas seulement au monde et aux aventures qu’il peut offrir, mais aussi à l’artiste, qui cherche à ignorer en lui-même certains spectres, ou certaines hantises – à commencer par celle du désir homosexuel. Il va de soi que l’identité homosexuelle de Leverkühn est loin d’être clairement dessinée, mais la relation qu’il entretient avec Rudolf (Rudi) Schwerdtfeger5 ne laisse place à aucune sorte de doute. Nous prendrons par conséquent le parti d’ignorer dans un premier temps l’attirance de Leverkühn pour certaines créatures féminines.
29Il n’est pas exclu, donc, que Leverkühn cherche, en se comparant à Chopin, à se créer un modèle (imaginaire) qui excuse à ses yeux sa propre insensibilité (même intermittente) à l’égard du sexe féminin, et qui dans le même temps lui permette, au nom d’une sorte d’éthique de l’ascèse artistique, de fermer les yeux sur son identité homosexuelle. Ce qui est certain, c’est que la cécité volontaire que Leverkühn admire en Chopin, lui-même la pratique et s’en sert pour ignorer, lors de ses premières rencontres avec Schwerdtfeger, l’attirance qu’il éprouve pour le jeune violoniste. Lors des soirées chez les Rodde, Leverkühn se montre affable envers le peintre Baptiste Spengler : il « converse volontiers [unterhielt sich gern] » (Mann, [1947] 2007, p. 290, nous traduisons) avec lui ; mais il semble fuir Rudolf Schwerdtfeger : il « répondait beaucoup moins aux avances d’un autre commensal qui s’efforçait familièrement de vaincre sa farouche réserve [gab aber viel weniger der Werbungen eines weiteren Gastes nach, der sich um seine Sprödigkeit zutraulich bemühte] » (Mann, [1947] 1950, p. 243 ; et Mann, [1947] 2007, p. 290). Il semble peu contestable que le jeune violoniste joue ici deux rôles : le sien propre, d’individu pour qui Leverkühn éprouve une inavouable attirance ; et celui d’incarnation du désir homosexuel, de ce désir qui se manifeste malgré la réserve esthétique que s’impose Leverkühn. En témoignent les lignes suivantes : « Un soir qu’Adrian, à cause de sa migraine et d’un accès de misanthropie, avait fait défection à la “sénatrice” et s’était retranché dans sa chambre, Schwerdtfeger fit soudain irruption chez lui, dans son cut-away [Einmal, als Adrian wegen Kopfschmerzen und völliger gesellschaftlicher Unlust der Senatorin abgesagt hatte und auf seinem Zimmer geblieben war, erschien plötzlich Schwerdtfeger bei ihm, in seinem cut-away] » (Mann, [1947] 1950, p. 245 ; et Mann, [1947] 2007, p. 292). Le besoin d’utiliser un mot anglais est symptomatique. En outre, c’est une topique élémentairement freudienne que Thomas Mann organise ici.
30Cette irruption de Schwerdtfeger dans l’intérieur (entendez : dans les appartements, mais aussi dans l’intimité, et dans le moi) de Leverkühn figure la découverte refoulée, par le compositeur, de l’homosexuel que donc il est. Schwerdtfeger fait, pour Leverkühn, figure d’alter ego : en le rencontrant, le compositeur se découvre lui-même comme un autre, non seulement parce qu’il éprouve pour le violoniste une attirance qui trouble profondément la perception qu’il a de sa propre identité, mais surtout parce qu’il voit dans Schwerdtfeger une figuration altérée de lui-même. En effet, la scène de l’irruption est précédée de quelques remarques révélatrices. Schwerdtfeger « négligeait […] les femmes [vernachlässigte […] die Damen] » (Mann, [1947] 1950, p. 245 ; et Mann, [1947] 2007, p. 291), écrit Thomas Mann, avant d’ajouter qu’il « voulait être accompagné [au piano] par [Leverkühn] [wollte von [Leverkühn] begleitet sein] » (Mann, [1947] 2007, p. 291, nous traduisons) – encore une fois, l’instrument apparaît lié à la question homosexuelle, or Chopin a écrit exclusivement pour le piano, ou peu s’en faut ; « à quoi Adrian se refusa toujours en ce temps-là [was aber Adrian damals stets ablehnte] » (Mann, [1947] 1950, p. 245 ; et Mann, [1947] 2007, p. 291) – car (à première vue du moins) c’est bien pour résister à de telles aventures que Leverkühn, s’appuyant sur l’exemple de Chopin (un exemple qui semble presque créé ex nihilo), s’est forgé son éthique/esthétique de l’indifférence.
31Si nous nous attardons sur cet épisode, c’est que Chopin est explicitement (quoique discrètement) présent dans le même chapitre (à savoir le vingt-troisième). Peu après avoir raconté la naissance difficile de l’amitié entre Leverkühn et Schwerdtfeger, Thomas Mann présente un nouveau personnage, Jeannette Scheurl : cette dernière, qui est « très musicienne, pianiste, passionnée de Chopin [sehr musikalisch, Pianistin, zur Chopin entflammt] » (Mann, [1947] 1950, p. 247 ; et Mann, [1947] 2007, p. 294), est une « vieille fille [alternde[s] Mädchen] » (Mann, [1947] 1950, p. 247 ; et Mann, [1947] 2007, p. 295) auprès de qui Adrian se sent en sécurité. Une fois de plus, quoique indirectement, Chopin et le piano sont associés à la question homosexuelle. Si Adrian se plaît en la compagnie de Jeannette Scheurl, c’est parce qu’elle le protège doublement : de sa propre qualité d’homosexuel ; et des femmes. Vieille fille, Jeannette Scheurl est une femme sans en être une : en la fréquentant, Leverkühn feint devant lui-même d’être attiré (fût-ce platoniquement) par la gent féminine – alors même que Jeannette incarne, tout au contraire, l’échec de la femme ou de la féminité. Aussi bien est-ce de la bouche des filles Rodde que sort, dans ce vingt-troisième chapitre, la vérité. Clarissa, ainsi, s’en prend à Schwerdtfeger, et affirme n’avoir pas besoin qu’il soit son cavalier pour s’amuser. Le violoniste se récrie : « Et les besoins de mon cœur à moi ne comptent pas ? [Und die Bedürfnisse meines Herzens sollen wohl überhaupt nicht gelten ?] » (Mann, [1947] 1950, p. 249 ; et Mann, [1947] 2007, p. 297) La réponse de Clarissa est nette : « Pas pour un sou [Keinen Pfifferling] » (Mann, [1947] 1950, p. 249 ; et Mann, [1947] 2007, p. 297). Cette dévaluation du comportement galant de Schwerdtfeger envers l’autre sexe le dénonce comme un homosexuel : son besoin de l’autre sexe ne compte pour rien, pour cette bonne et simple raison, qu’il est inexistant.
32Quelques lignes plus loin, Schwerdtfeger prend à part Leverkühn, et se permet d’user, en lui parlant, d’un « tutoiement de carnaval [karnevalistische[m] Du] » (Mann, [1947] 1950, p. 249 ; et Mann, [1947] 2007, p. 298) – or qui a lu Der Zauberberg sait que les us exceptionnels, pour ne pas dire anormaux, du carnaval ont toujours, quand il s’agit d’amour, une dimension annonciatrice chez Thomas Mann6. La sœur de Clarissa, Inès, reproche alors à Leverkühn de permettre à Schwerdtfeger d’en user aussi familièrement avec lui : « Vous ne devriez pas lui faire ce plaisir. Il voudrait tout avoir [Sie sollten ihm den Gefallen nicht tun. Er möchte alles haben] » (Mann, [1947] 1950, p. 250 ; Mann, [1947] 2007, p. 298). Si la valeur du besoin qu’éprouve Schwerdtfeger de fréquenter la gent féminine est nulle, son désir de se rapprocher de Leverkühn va toujours croissant. Mais la gardienne de la vérité qu’est Clarissa (qui se montre plus lucide encore que sa sœur) ajoute : « peut-être M. Leverkühn aussi voudrait-il tout avoir [vielleicht möchte auch Herr Leverkühn alles haben] » (Mann, [1947] 1950, p. 250 ; et Mann, [1947] 2007, p. 298).
33Dans le chapitre 26, Schwerdtfeger et Jeannette Scheurl sont à nouveau associés, et cette fois bien plus étroitement. Leverkühn réside à Pfeiffering, et c’est de concert que Rudolf et Jeannette organisent une excursion pour rendre visite à leur ami. Schwerdtfeger et Jeannette Scheurl ne sont alors pas loin de se confondre, en tout cas aux yeux du narrateur, Serenus Zeitblom : « Nul ne sait si le projet émana de [Rudolf] ou de Jeannette ; ils se disputèrent même en présence d’Adrian, chacun voulant laisser à l’autre le mérite de l’attention qu’on lui marquait [Ob auch die Anregung sein [Rudolfs] gewesen oder diese von Jeanette ausgegangen war, blieb dahingestellt. Sie stritten sogar darüber in Adrians Gegenwart und schoben einander das Verdienst an der Aufmerksamkeint zu, welche sie ihm erwiesen] » (Mann, [1947] 1950, p. 316 ; et Mann, [1947] 2007, p. 379). Cette amicale dispute en présence d’Adrian est révélatrice : Jeannette et Rudolf jouent auprès de lui un seul et même rôle, tous deux le protégeant de la femme et l’accompagnant dans la découverte de son identité d’homosexuel.
34Mais est-ce vraiment son identité d’homosexuel que ses deux amis vont révéler à Leverkühn ? Jeannette, quoique vieille fille, n’est-elle pas, malgré tout, une femme ? Et surtout, Leverkühn lui-même ne déclare-t-il pas à Schwerdtfeger qu’il a été pour lui un cicérone dans le monde de l’« humain [[M]enschlich[en]] » (Mann, [1947] 1950, p. 517 ; et Mann, [1947] 2007, p. 632) ; que leur amitié amoureuse n’a peut-être été au fond qu’un prélude ou qu’une introduction à un amour plus durable sinon plus profond, qui l’unirait à une femme (il s’agit de Marie Godeau, à qui le compositeur songe à demander sa main) ? On peut voir dans cet épisode un retour au stade du refoulement – mais ce serait ne pas tenir compte du fait qu’Adrian ne renie en aucune façon les liens qui l’ont lié à son ami. Et précisément, c’est à ce dernier qu’il demande de jouer entre Marie et lui le rôle d’intercesseur : premier indice qui laisse entendre que les deux hommes ne font qu’un, et que l’homosexualité apparente de Leverkühn pourrait bien n’être qu’une forme de narcissisme libérateur7. En outre, Schwerdtfeger avoue à Leverkühn que lui aussi aime Marie Godeau : second indice, plus déterminant encore. Mais ce n’est pas tout, le texte apportant une troisième preuve à l’appui de la thèse de l’identité des deux personnages, avec la réponse inattendue que Leverkühn fait à Schwerdtfeger. Cet aveu que lui fait son ami le confirme dans l’idée de le choisir comme « messager d’amour [Liebesboten] » (Mann, [1947] 1950, p. 519 ; et Mann, [1947] 2007, p. 635) : « Je t’ai choisi pour remplir une mission d’amour parce que tu y es dans ton élément […]. Tu exprimeras donc tes propres sentiments en plaidant ma cause [Ich habe dich zu diesem Liebendienst ersehen, weil du dabei […] in deinem Element bist […]. Du wirst aus eigener Empfindung sprechen – für mich und meine Absicht] » (Mann, [1947] 1950, p. 521 ; et Mann, [1947] 2007, p. 637). En d’autres termes, l’amour qu’éprouve Leverkühn pour Schwerdtfeger serait bien une étape narcissique sur le chemin de l’ouverture à l’autre, de l’ouverture à un autre incarné en l’occurrence par une représentante de l’autre sexe.
35Et l’on peut donc formuler l’équation suivante :
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À première vue, Chopin (avec l’instrument qui est son attribut, le piano) est une figure qui protège Leverkühn de sa propre homosexualité. Et se comparant à Chopin, et en créant pour le compositeur polonais une éthique esthétique dont il a lui-même besoin, Leverkühn dresse entre lui-même et ses hantises intimes une loi qui lui semble d’autant plus légitime et d’autant moins violable qu’elle lui apparaît comme celle de son art.
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Néanmoins, l’insensibilité charnelle que Leverkühn associe à Chopin (et à la pratique pianistique) est ambivalente : elle est, essentiellement, insensibilité à l’égard de la femme (comme en témoigne l’épisode du bordel).
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À quoi il faut ajouter que la vieille fille amoureuse de Chopin qu’est Jeannette Scheurl fait partie des figures tutélaires qui introduisent Leverkühn dans le monde de l’homosexualité. La comparaison avec Chopin serait donc le premier pas que ferait Leverkühn sur la voie de la découverte de sa propre homosexualité.
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Mais l’ami de Leverkühn, Schwerdtfeger, est avant tout pour lui un alter ego : en se liant à Rudolf et en se comparant à lui, Adrian crée un autre lui-même en qui il peut contempler sa propre figure, mais il est confronté, comme l’était Gide, à un double plus audacieux que lui, car perméable à des sentiments qui troublent l’âme comme à des désirs qui troublent la chair.
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Il entre donc une part de narcissisme dans la relation entre Leverkühn et Schwerdtfeger : toutefois, comme chez Gide, quoique selon des modalités différentes, ce narcissisme est ouvert sur l’autre, il est une voie vers un dépassement de soi. Car Leverkühn, après avoir découvert l’autre en lui-même, va découvrir ce qu’on peut appeler « l’autre en l’autre », en l’occurrence multiplement incarné par l’autre sexe.
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Or, il est intéressant de relire à la lumière de ces dernières conclusions le passage où Leverkühn définit l’éthique esthétique de Chopin. Signalons d’abord que le simple fait que Leverkühn se compare (fût-ce implicitement) à Chopin suppose qu’il désire recréer la figure du compositeur polonais pour en faire un alter ego : Chopin (lui) est un ego dans la mesure où il est « particulier [eigentümlich] », et un alter dans la mesure où le caractère de son « Dasein[…] » est « très mystérieux [geheimnisvoll] », « voilé [[v]erschleiert[…]] », « impénétrable [[u]nzulassend[…]] ». Cette contradiction fondatrice se retrouve un peu plus loin : l’art de Chopin est le fruit du « refus de rien savoir [Nichts-wissen-wollen] », et pourtant, il est « tentateur [verführerisch[…]] ». Sans oublier que l’« Inzucht » (pour cette citation et les précédentes, voir Mann, [1947] 1950, p. 178-179 ; et Mann, [1947] 2007, p. 210-211), l’incestueux narcissisme chopinien, préfigure le Tristan und Isolde de Wagner – qui raconte, comme le Tristan de Thomas Mann lui-même, une histoire d’amour sans équivoque entre deux êtres de sexes différents. Bref : la comparaison avec Chopin apparaît, dans le cas de Leverkühn, comme une confrontation avec soi-même – d’où, nous semble-t-il, le développement de l’épisode homosexuel –, mais avec un soi-même en pleine (auto)création, avec un soi-même qui est déjà un autre et qui, surtout, est une voie vers l’autre – d’où le couronnement hétérosexuel (manqué, il est vrai) de l’amitié amoureuse qui lie Leverkühn à Schwerdtfeger.
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Reste à savoir dans quelle mesure Leverkühn n’est pas lui-même l’alter ego de Thomas Mann…
En guise de conclusion : un narcissisme libérateur
36Les similitudes entre la relation de Gide à Chopin et celle du personnage de Thomas Mann au compositeur sont troublantes, et ce même si l’homosexualité ne semble qu’un stade intermédiaire, qu’une étape dans l’éducation amoureuse de Leverkühn, alors qu’elle est une fin, non un moyen, pour Gide. Pour l’écrivain qu’est Gide comme pour le compositeur fictif qu’est Leverkühn, se comparer à Chopin, ce n’est pas tant se choisir un modèle que se créer un alter ego : d’où une forme de narcissisme – mais de narcissisme libérateur, car, pour Gide comme pour la créature de Thomas Mann, Chopin (malgré l’éthique esthétique en apparence inhibitrice qui lui est attribuée par l’un comme par l’autre) est un ambassadeur auprès des puissances de l’indicible et de l’inavouable. S’inventer un alter ego, c’est, pour Gide comme pour Leverkühn (et sans doute pour Mann lui-même, qui se crée manifestement en Leverkühn une sorte d’« evil twin », de telle sorte qu’on assisterait dans le roman à des comparaisons créatrices emboîtées – l’auteur se recréant en se comparant à un personnage qui lui-même se réinvente en se comparant à Chopin), se donner la chance de renaître à soi-même : c’est prendre le risque de faire de soi-même un autre, et surtout de s’ouvrir à l’autre pur, à un autre incarné dans le corps masculin chez Gide, et (semblerait-il du moins) par la gent féminine pour Leverkühn.