Du ronflement des furies : Les Euménides d’Eschyle dans le Théatre des Grecs [sic] (1730) de Pierre Brumoy
1Lorsqu’au cours d’une représentation théâtrale, les femmes enceintes dans l’audience font fausse-couche, les jeunes enfants meurent d’effroi et le reste du public est horrifié, c’est qu’incontestablement une limite à ce que le public peut tolérer a été dépassée. Parmi tous les motifs dramatiques, le chœur des Erinyes de la tragédie d’Eschyle Les Euménides emblématise au dix-huitième siècle ce seuil franchi des lois implicites de la représentation. L’article « FURIES, (Myth.) », signé par le polygraphe Louis de Jaucourt pour l’Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers de Diderot et d’Alembert (1751-1765), rappelle l’effet qu’eurent ces sombres divinités sur les premiers spectateurs des Euménides d’Eschyle :
[…] ce fut Eschile qui les fit paroître le premier dans une de ces tragédies, avec cet air horrible qu'on leur donna depuis. Il falloit en effet que leur figure fût extrèmement hideuse ; puisqu'on rapporte que dès que les furies qui sembloient endormies autour d'Oreste, vinrent à se réveiller, & à paroître tumultuairement sur le théatre, quelques femmes enceintes furent blessées de surprise, & des enfans en moururent d'effroi1.
2Les spécialistes de l’Antiquité s’empressent de dénoncer le caractère parfaitement fantasque, imaginé et donc à leurs yeux sans valeur historique rapporté par l’Encyclopédie au dix-huitième siècle2. Ils soulignent les incompréhensions des Modernes relatif au fonctionnement des spectacles antiques. Mais, ce qui m’intéresse ici, ce sont moins les « faits » positifs et attestés relatifs à l’espace théâtral attique, moins le rôle et la place des Erinyes dans les cultes au temps d’Eschyle, moins les différences entre la scène et l’orchestre où réside le chœur, que la persistance et les transformations du récit de cet épisode dans la littérature et les essais de poétique3. Depuis l’apparition des Erinyes avec la tragédie des Euménides d’Eschyle, il existe un témoignage sur la réaction d’effroi qu’elles causèrent au sein du public, témoignage qui intéresse la question du théâtralisable. En rappelant cet effet, la citation de l’Encyclopédie livre l’exemple paradigmatique d’une limite du tolérable dépassée par le plus ancien des poètes tragiques.
3Jaucourt se sert du nom propre de « furie », dérivé du terme latin Furiae. Chez Cicéron, chez Plutarque et chez Virgile, celles-ci sont associées aux Erinyes, ces divinités féminines de la mythologie grecque4. Sur les amphores et les bas-reliefs votifs de l’Antiquité grecque, ces créatures ne sont guère représentées avant la tragédie d’Eschyle5. Comme le fait remarquer Franziska Geisser dans un récent ouvrage, ce sont les intrigues de la trilogie de L’Orestie d’Eschyle qui sont à la source des représentations iconographiques des furies6. Dans Les Euménides (48sq), Eschyle associe les Erinyes aux figures noires des Harpyes ou des Gorgones tout en précisant qu’elles n’ont pas d’ailes et ronflent à grand bruit. Elles sont aussi associées aux serpents qu’elles brandissent comme une arme ou dont elles sont coiffées. L’iconographie plus récente les représente soit avachies en tas sur le sol, soit s’agitant en ronde autour d’une proie humaine qu’elles agressent. On songe au fameux tableau de William Bouguereau.
4Dans son ouvrage Trois fureurs, Jean Starobinski regroupait sous le terme de « fureurs », les monstres figures de l’aliénation du sujet7. Plus récemment, le récit de la traque d’Oreste pourchassé par des furies déchaînées a donné sa « structure8 », mais aussi son titre à l’un des romans les plus controversés de la littérature contemporaine : Les Bienveillantes de Jonathan Littell. La référence induite par la traduction du nom grec, les « Euménides », a contribué au scandale d’un ouvrage que d’aucuns lisaient comme une banalisation ou comme une esthétisation des crimes nazis9. Dans cet exemple issu du répertoire romanesque, la référence aux déesses inexorables de la vengeance, certes filée et métaphorique, engageait une réflexion sur les limites du narratif, du dicible et du montrable dans le domaine de la fiction. Les massacres commis en Ukraine et en Pologne par les Einsatzgruppen décrits à la première personne par un nazi au cœur de la politique d’extermination ont suscité de violentes réactions de rejet. Outre les nombreux critiques littéraires dénonçant, surtout en Allemagne, l’illisibilité comme l’immoralité de l’ouvrage10, de nombreux lecteurs ont fermé le livre, un geste mettant un terme au pacte de lecture, comparable à celui plus démonstratif de se lever au milieu d’une pièce au théâtre pour signifier sa désapprobation au reste de l’audience, son refus ou simplement une limite atteinte dans le domaine du supportable en matière de fiction. Il est des seuils dans le domaine de la fiction qui font basculer dans le factuel, comme l’a rappelé un récent ouvrage de Françoise Lavocat11.
5Au dix-huitième siècle, la discussion sur le chœur des furies s’intègre aux débats à la fois historiques, poétiques et esthétiques suscités par la tragédie antique à une époque où les personnages d’Iphigénie, d’Andromaque, de Phèdre et d’Oreste sont davantage associés aux pièces de Jean Racine qu’aux tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide. En me concentrant sur le discours suscité par la redécouverte des textes originaux des tragédies antiques grecques au dix-huitième siècle, j’aimerais me pencher sur les défis interprétatifs qu’elles lancent aux familiers de l’esthétique classique, sur la provocation singulière que représentent à cette époque les tragédies d’Eschyle et, enfin, sur le caractère transgressif de ces furies dansantes, agressantes, et surtout, ronflantes. Ma source principale est le recueil des premières traductions en français des tragédies antiques proposé en 1730 par le père jésuite Pierre Brumoy dans son ouvrage Le Théatre des Grecs, plus spécifiquement son commentaire de la tragédie des Euménides qui clôture la trilogie de l’Orestie d’Eschyle dont il faut commencer par rappeler l’intrigue.
« Horrible à voir, horrible à dire12 » : Les Euménides d’Eschyle
6La tragédie des Euménides est précédée par l’Agamemnon et Les Choéphores. Avant d’être surnommées les « bienveillantes » par un euphémisme apotropaïque visant à conjurer leur influence maléfique, ces déesses sont connues dans l’univers de la mythologie grecque sous le nom d’Érinyes, qui en grec ancien signifie celles « qui tombent en fureur ». Ce sont des justicières habitant le monde souterrain, gardiennes de l’Enfer qu’Homère décrit comme « celles qui marchent enveloppées de ténèbres13 ». Dans Agamemnon, elles sont ramenées par métonymie à leur chant d’imploration (645/991). Dans la dernière partie de la tragédie des Choéphores (1048sq), elles sont associées au sang : celui du crime commis par Oreste qu’elles veulent punir, mais aussi celui dont leurs yeux sont injectés14. Rappelons que pour venger la mort de son père, Oreste a assassiné sa propre mère Clytemnestre. Épouvanté par le crime qui lui a fait verser le sang de celle dont il a reçu la vie, il voit se dresser devant lui « des femmes vêtues de noir, enlacées de serpents sans nombre », que le Coryphée s’empresse de qualifier de « vains fantômes15 ». Dans son dialogue avec Oreste, le porte-parole du chœur tente de les lui expliquer comme les manifestations symptomatiques de son esprit perturbé et malade, alors qu’Oreste ne cesse de les pointer du doigt comme une évidence soulignée par la répétition du déictique de lieu « là » : « Ah, ah ! captives… là, là… des femmes vêtues de noir, enlacées de serpents sans nombre…16 ». Il voit les furies, contrairement au chœur dans l’orchestre et au public du théâtre. Dans la tragédie des Choéphores, ces justicières, effrayantes, appartiennent au monde des pensées d’Oreste. C’est à cet univers intrapsychique qu’Euripide les cantonnera dans ses tragédies17.
7En revanche, dans la tragédie des Euménides qui suit celle les Choéphores, ces « vains fantômes » qui tourmentent Oreste, coupable de matricide, sont devenus des personnages de la pièce aux côtés d’Oreste, de la Pythie, d’Apollon, d’Athéna et des juges18. Le « chœur des Erinyes » a même un rôle central dans l’action de la pièce dont la situation de départ est le conflit entre les dieux causé par l’assassinat de Clytemnestre. Apollon, et avec lui tous les dieux de l’Olympe, défendent Oreste poursuivi par les Erinyes. Celles-ci représentent une conception intraitable de la justice et un ordre archaïque dans lequel le matricide est un crime inexpiable, plus grave que celui commis par Clytemnestre sur son époux Agamemnon. Dans leur courroux vengeur, les Erinyes sont réveillées par l’ombre de Clytemnestre qui, du séjour des morts, réclame vengeance : « Reprenez donc vos sens, déesses de l’Enfer. Du fond de vos songes, Clytemnestre vous appelle !19 »
8La première partie de la pièce des Euménides s’ouvre sur le palier du temple de Delphes où la Pythie s’affaire aux offrandes pour son culte avant d’être confrontée à une vision qui physiquement la « rejette » violemment hors du temple. Dans sa traduction de 1925 pour l’édition des Belles-Lettres, Paul Mazon en se basant sur une analyse de construction métrique a augmenté le texte antique de telles indications scéniques20, qui précisent : « Elle entre dans le temple et en ressort presque aussitôt épouvantée, défaillante, s’appuyant à la porte, aux murs, aux colonnes21 », avant de s’exclamer :
Ah ! horrible à dire, horrible à voir de ses yeux le spectacle qui me rejette hors du temple de Loxias — si horrible que me voici là impuissante, incapable de me tenir droite, et que mes mains courent seules, pour mes jambes alourdies22.
9Dans cette tragédie, la Pythie est, en quelque sorte, la première à faire les frais d’un spectacle dont l’effet insupportable est mis en abîme sur scène. Le caractère difficilement montrable des furies est, d’emblée, représenté à l’effet qu’elles produisent. Cet indicible épouvantable, qui fait fuir, chanceler, se pétrifier, est ainsi d’abord pointé du doigt par un personnage sur scène. La réaction provoquée par les Érinyes précède leur description. Lorsqu’enfin la Pythie se reprenant récapitule ce qu’elle a vu, surgit alors dans ses propos un tableau fragmenté au centre duquel se trouve un homme ensanglanté, entouré de créatures qu’aucun nom ne désigne. La Pythie, du moins, ne sait les nommer :
En face de l’homme, une troupe étrange de femmes dort, assise sur les sièges. Mais que dis-je, des femmes ? Des Gorgones plutôt… Et encore, non ! ce n’est pas l’aspect des Gorgones que je rapprocherai du leur… J’ai bien vu naguère, en peinture, les Harpyes… mais celles-ci sont sans aile ; leur aspect de tout point est sombre et repoussant ; leurs ronflements exhalent un souffle qui fait fuir ; leurs yeux pleurent d’horribles pleurs ; …23
10Davantage que sa prêtresse, Apollon est capable d’interpréter le tableau lacunaire que produit le récit de la gardienne du temple et de nommer ces effrayantes figurantes. Dans le dialogue qui suit, il les désigne successivement comme des « furies », des « maudites », des « vieilles filles », des êtres issus « d’un passé antique24 ». Les indications scéniques décrivent ensuite leurs « ronflements », leurs « grondements stridents » et leurs « cris inarticulés » avant qu’une à une, elles ne se réveillent bruyamment25. Apollon entre en négociations diplomatiques avec celles qu’il tente de faire sortir de ses temples, ces hauts-lieux consacrés aux muses. Il leur fait remarquer qu’elles n’y ont pas leur place : elles sont plutôt faites pour l’antre d’un « lion buveur de sang26 ». Dans la pièce d’Eschyle, ces personnages antiques représentent une entité incompatible aux hauts lieux des arts. Elles n’y sont pas les bienvenues et elles n’y ont pas leur place.
11Si une conscience troublée tourmentait Oreste dans Les Choéphores, dans Les Euménides le temps a passé et Oreste se décrit lui-même comme celui qui a expié le meurtre de sa mère, un meurtre auquel les dieux eux-mêmes l’avaient poussé27. Au cours de longues années d’errance et grâce à de nombreux rituels sacrificiels, il a « usé sa souillure », comme il l’explique à Athéna, l’enjoignant de prendre en compte cette transformation de son être : « ma souillure s’est émoussée, s’est usée au contact des hommes qui m’ont reçu à leur foyer ou rencontré sur les chemins, dans ma course à travers la terre et la mer28 ». Il cherche, dès lors, à se défendre contre les assauts des féroces justicières qui continuent de le poursuivre à Athènes où il a pris refuge dans le temple de la déesse dont il implore l’aide. Formant autour de lui une « chaîne dansante » et chantant fiévreusement l’hymne « enchaîneur d’âmes, chant sans lyre, qui sèche les mortels d’effroi », le chœur des furies l’entoure29. Prise à partie dans cette affaire de justice, Athéna recrute parmi les Athéniens un tribunal de juges muet (l’Aéropage), qui, au terme d’un procès en bonne et due forme, finit par acquitter Oreste. Un nouvel ordre s’installe alors, qui met fin aux châtiments inexpiables comme au pouvoir des justicières inexorables. Vaincues, les Erinyes sont apaisées par Athéna qui les convainc de renoncer à leur fureur, en leur donnant un temple et en leur assignant un nouveau nom, celui des Euménides, les bienfaisantes.
Assonances
12Que deviennent ces antiques furies sur la scène du théâtre classique du dix-septième siècle ? Sinon les fameux vers prononcés par Oreste dans l’Andromaque de Jean Racine à l’assonance en s (« Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes30 ») dans lesquels ces « filles d’enfer » sont une vision née dans l’esprit dérangé d’Oreste, ces personnages monstrueux ne semblent guère compatibles avec les règles de bienséance et de vraisemblance en vigueur31. Réduites par métonymie à leurs coiffes formées de serpents, les furies sont devenues figures rhétoriques, ornements du discours tragique. Parmi la plupart des théoriciens et des historiens du théâtre au dix-huitième siècle, une condamnation sans appel de leurs « hurlements effroyables » semble de mise, comme en témoigne l’article « TRAGEDIE » des Éléments de Littérature du théoricien de la littérature Jean-François Marmontel : « C’étoient moins de beaux vers que des hurlements effroyables ou des gémissements profonds que l’on entendoit de si loin32. »Elles semblent bel et bien bannies de l’espace théâtral.
13On les retrouve en revanche à l’opéra. Avec ses dispositifs spectaculaires et ses machines, le genre, nommé alors tragédie lyrique, entretient, comme l’a montré Catherine Kintzler, des liens de « familière étrangeté » avec le théâtre-discours33 et renoue plus facilement avec l’univers fantasque et féerique de la mythologie grecque. Les furies apparaissent, notamment, dans l’Orphée et Eurydice (Vienne 1762/ Paris 1774) de Christoph Willibald Gluck, annoncées par un prestissimo34. Mais là encore, leur apparition sur scène ne va pas de soi. Dans ses écrits sur la musique, Rousseau épilogue sur le contraste entre « la ravissante douceur du chant d’Orphée » et le « stridor déchirant du cri des furies » ou leur « glapissement affreux », tout en remarquant que le nò des furies est une « des plus sublimes inventions » du livret magnifiée par la musique35.
14Dans sa tragédie Oreste (1750), Voltaire ne se hasarde guère à les représenter et rend compte dans sa correspondance des difficultés que ces créatures écumantes posent à sa conception du théâtre comme outil de civilisation. En ce sens les seuls vers qui s’y réfèrent à l’acte V reflètent la distance empruntée du poète tragique vis-à-vis de ces figures mythiques : « On dit que dans ce trouble, on voit les Euménides […] marcher autour d’Oreste en appelant sa mort. » (V, 3 ; v. 253-256) Les furies ne sont même plus les visions du sujet tragique, mais un on dit colporté par un incrédule chez Voltaire ! Elles se sont ainsi encore éloignées de toute représentation sur les planches du théâtre36. Quant à Diderot, s’il se saisit de cet exemple-limite du théâtre antique, c’est pour prendre le contrepied « du goût national » avec ses « petites bienséances » étriquées. Il se garde bien de les mettre en scène sur les planches du théâtre. Dans ses réflexions théoriques sur le théâtre des Entretiens sur le Fils naturel (1757), les furies relèvent plutôt d’une provocation lorsqu’il loue avec ferveur tant les hurlements de Philoctète au fond de sa caverne que les furies « poussant des cris », « frémissant de rage », « secouant leurs flambeaux ». Plus encore que l’art achevé de Sophocle, le feu de la langue d’Eschyle ainsi que ses gigantesques espaces fascinent Diderot. Or, plus qu’un modèle à imiter, c’est un repère qui sert à mettre en garde les poètes dramatiques contemporains et à relayer l’inquiétude de ce théoricien sur théâtre des Lumières : « Exécuterons-nous rien de pareil sur nos théâtres ? », interroge-t-il37.
Le théâtre des Grecs au dix-huitième siècle
15Ces exemples issus d’une scène capable de mobiliser les émotions du spectateur, Diderot les doit au Théatre des Grecs [sic], l’ouvrage du père Pierre Brumoy, qui paraît en 1730 en trois volumes in-quarto. 38 Il comprend huit traductions intégrales de tragédies de Sophocle et d’Euripide, de nombreux résumés et commentaires d’autres tragédies de ces deux auteurs comme de celles d’Eschyle, ainsi que trois longs discours préliminaires intitulés respectivement le Discours sur le théatre des Grecs [sic], le Discours sur l'origine de la tragédie et le Discours sur le parallele des théatres [sic] qui, à eux trois, couvrent près de 200 pages du premier tome39. En fait de « théâtre grec », Brumoy s’en tient au grand genre tragique et omet de traduire les comédies d’Aristophane qu’il juge « insensées » et, surtout, totalement inadaptées à la « délicatesse » du public moderne40. Dans ces textes préliminaires, Brumoy réhabilite la tragédie antique en insistant sur sa capacité à toucher et à donner du plaisir aux spectateurs modernes : « Il est des païs plus fertiles en or que le reste du monde. Telle étoit la Grèce par rapport aux Sujets Tragiques41 ». Il insiste aussi sur la vocation des tragédies à être vues au spectacle et non pas lues au coin d’une cheminée. À défaut de pouvoir assister à ces tragédies grecques, il enjoint ainsi ses lecteurs à les lire à haute voix et d’une seule traite, une technique permettant de se visualiser l’action42.
16Au miroir de la Grèce antique, le traducteur engage une réflexion sur le goût contemporain. Il définit, en l’occurrence, le dix-huitième siècle comme un siècle sûr de ses facultés critiques et de son raffinement supérieur et, par conséquent, rapide à porter des jugements sans appel sur les époques passées et les cultures reculées. Mais quand les auteurs contemporains se moquent de la rusticité des mœurs antiques et déplorent Agamemnon grillant son gigot sur un feu de bois, la princesse Nausicaa affairée à sa lessive ou, encore, Philoctète se roulant de douleur dans un antre sombre, Brumoy rétorque, par souci dialectique, que les spectateurs antiques grecs pourraient eux aussi se moquer des mœurs et des conventions théâtrales modernes où les princes grecs sont des galants, poudrés tout enrobés de soie. Il interpelle ces lecteurs de la sorte : « …les Spectateurs Grecs n'auroient-ils pas droit de rire eux-mêmes de mon étonnement, & de dire : Quelle est donc votre idée ? De quel monde venés-vous…43 » Dans son Théatre des Grecs, Brumoy entreprend d’élucider ces questions : De quel monde viennent les Grecs, quelle est l’origine sociale, religieuse et politique de leur théâtre, mais également de quel monde viennent les spectateurs modernes que la matière grecque offusque et choque? En somme, en tentant de réhabiliter le théâtre des Grecs, Brumoy répond tout autant à la question concernant le « monde d’où viennent » les spectateurs modernes et à ses sensibilités spécifiques.
17Ses traductions s’arrêtent, buttent et, à grand renfort de commentaires en bas de page, désignent à ses lecteurs les seuils de tolérance du public moderne, un public défini dès la première page de son ouvrage comme « poli », mais aussi « éclairé44 ». Car malgré son enthousiasme pour les tragédies grecques, Brumoy ne nie pas leur propension à réellement « choquer » le public contemporain. Il est, à le suivre, au sein du répertoire antique, des « peintures horribles », des scènes « trop hardies » ou, encore, des tableaux « scabreux » qu’il préfère épargner au public45. Son souci de transmettre son goût pour les pièces antiques l’engage à mettre de côté celles qu’il juge excessives ou simplement mal adaptées à la sensibilité moderne. Quelles sont-elles ? Il faut pour répondre à cette question prendre en compte les résumés qu’il donne des nombreuses œuvres non traduites. Rappelons qu’il ne traduit que trois tragédies de Sophocle (Œdipe, Électre, Philoctète) et cinq d’Euripide (Électre, Hippolyte, Iphigénie en Aulide, Iphigénie en Tauride, Alceste)46, cet auteur, le plus tardif de la triade antique, lui semblant être l’ambassadeur le plus adapté des auteurs antiques auprès des modernes47. À toutes les autres pièces, il trouve quelque chose à redire. Ce qu’il reste de l’œuvre d’Eschyle est jugé excessif : « J’ai omis exprès », explique le traducteur des Grecs dans son « Avertissement » aux tragédies d’Eschyle48. L’extrême « simplicité » des intrigues, la violence des mœurs représentées, les nombreux traits invraisemblables et le merveilleux, « la hardiesse » des dialogues, comme « le feu » qui caractérise la langue employée par le premier des poètes tragiques, lui semblent inadéquats. Il ne livre, par conséquent, aucune traduction d’Eschyle49 (tout en reconnaissant cependant le rôle clef joué par Eschyle dans l’invention dramatique et le comparant même à Christophe Colomb. Comme le découvreur de l’Amérique, Eschyle aurait, en créant le genre tragique, ouvert les voies d’un nouveau continent : celui du genre tragique50.)
Le ronflement des furies
18Pour l’auteur du Théatre des Grecs, le chœur des Erinyes de la tragédie Les Euménides d’Eschyle compte parmi les motifs les plus « bizarres » et les plus inadéquats du théâtre tragique antique: « la pièce qui porte ce nom est si bizarre, que je crois devoir en dire peu de choses51. » Ces personnages, dont il rappelle que la superstition les nomme les « bienveillantes » ou les « vénérables52 », mettent en jeu une limite à ce que le public peut tolérer en matière de théâtralisable, limite dont Brumoy semble penser qu’elle n’est pas le produit de l’histoire et de mœurs spécifiques des Grecs de l’Athènes du ve siècle avant J.C., mais qu’elle est universelle : « On sent assés que les traits rudes & un peu grossiers de cette Piece sont fort opposés à notre goût, & au vrai goût du Théatre53. » L’espace entre « notre goût » et le « vrai goût » que Brumoy ne cesse d’arpenter par ailleurs a entièrement disparu lorsqu’il est question de ce motif antique. L’opposition entre les furies et le « vrai théâtre » n’est pas liée à l’invraisemblance de personnages « volant » de Delphes à Athènes54, mais bien plutôt à un effet produit sur les spectateurs. Oreste cerné par les furies est une « peinture horrible » dont Brumoy relève qu’elle « choque » et malmène le public depuis l’origine du théâtre55. A quoi tient le choc ressenti ? Brumoy rappelle les enfants mourant et les femmes enceintes faisant fausse-couche à la seule vue des furies. Il commente et explique la scène du réveil en la liant à une impression visuelle :
Il fallait que leur figure fût extrémement hideuse, puisqu’on rapporte que dès que ces Furies vinrent à se réveiller & à paroître tumultuairement sur le Théatre, où elles faisoient office de Chœur, quelques femmes enceintes furent blessées de surprise, & que des enfants en moururent d’effroi. Le Chœur étoit alors au nombre de cinquante Acteurs. On le réduisit depuis cet accident à quinze par une loi expresse, depuis à douze56.
19Si le nombre des furies présent sur scène fait l’objet de réaménagements à l’époque antique, Brumoy ne dissimule pas la difficulté plus fondamentale qu’il éprouve face à l’animalité repoussante de ces personnages féminins, face à la violence de leurs gestes mais aussi, et surtout, face au plaisir cruel qu’elles semblent trouver à maltraiter Oreste57. Il rappelle que les furies, triomphantes, répondent à Oreste, « qu’elles boiront long-tems son sang58 ». Les danses infernales et l’hymne disharmonieux par lesquels elles manifestent leur joie à inexorablement traquer leur victime lui sont insupportables. Il note que leurs comportements firent « sécher de fräieur » les spectateurs antiques et qu’ils ne manqueraient d’avoir le même effet morbide sur les spectateurs modernes59. Les furies sont associées à un savoir. Et Brumoy d’évoquer afin de les rappeler les « crimes énormes » qu’Apollon reproche aux furies avant de les expulser de son temple et de les renvoyer dans « l’antre du Lion sanguinaire60 » :
Il les renvoïe dans les lieux de la Grèce où se commettent les crimes énormes, le meurtre, la vengeance qui fait arracher les yeux, & la fureur qui fait qu’on lapide les hommes, qu’on les empale, qu’on leur coupe les extrêmités du corps, & qu’on les rend Eunuques.61
20Avec l’apparition des furies dans le chœur antique, la tragédie lui semble verser dans le registre du spectaculaire. Brumoy dénigre Les Euménides comme « Tragédie féconde en Spectacles62 » et le chœur des furies comme le motif emblème de ce sensationnalisme. Or un tel effet n’est pas compatible avec la conception du « vrai tragique » qu’il défend. Sur le genre, il renvoie à la Poétique d’Aristote qui stipule avec la notion de catharsis un plaisir propre au genre tragique, un plaisir rendu possible par la distance que confère la mimesis. « Rien ne fait plus plaisir aux hommes, naturellement imitateurs, qu’une belle imitation de la nature63 ». Et en citant les fameux vers de l’Art Poétique de Boileau sur la tragédie, il note que même les objets du monde les plus déplaisants peuvent, une fois représentés par le poète, être sources de plaisir : « Voilà pourquoi Boileau a si bien dit après Aristote, il n’est point de serpent ni de monstre odieux / Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux64. » Le plaisir de la tragédie est ainsi lié à l’artifice de la représentation sur scène. Or « l’horreur » que suscitent les furies ne relève pas d’une émotion tragique, mais d’une effraction dans le champ visuel du spectateur.
21À la violence inhérente aux furies s’ajoute leur « ronflement » qui consterne le traducteur et le fait toucher aux limites de sa bonne volonté de médiateur entre les Grecs anciens et les Français du dix-huitième siècle. Presque gêné, il poursuit :
L’on auroit peine à deviner ce qui va suivre, & pour le dire sans aucun déguisement, le Chœur entier, où la principale Furie ne répond que par des ronflemens redoublés que l’Autheur a marqués très-exactement, tantôt plus, tantôt moins forts, & suivant différens tons65.
22Si le ronflement ne suscite pas à lui-même l’horreur, il incarne l’absence de vers, ou plus exactement le manque d’élaboration formelle artistique : « Toutefois à quelque assaisonnement qu’on mette ces ronflements de Furies, on convient aisément qu’ils n’en valent pas mieux, au moins pour notre siècle…66 » Brumoy renonce à expliquer cette indication scénique livrée par la tradition. Il laisse cependant entendre que le ronflement des furies pourrait trouver sa place dans une comédie en rappelant le croassement des grenouilles de la comédie éponyme d’Aristophane. Cet ajout laisse entendre que le théâtralisable est aussi lié pour Brumoy à une conception du genre qui détermine les conditions de la réception de l’œuvre. Les furies ronflantes pourraient pu être tolérées au sein d’un spectacle comique, mais guère dans le répertoire tragique, ni antique, ni moderne. A la fin de son résumé, il renchérit : « le ronflement des Furies, ce spectacle de monstres difformes, ne vaut rien du tout67. » La difformité des furies, leur absence d’élaboration formelle, les rend incompatible au théâtre.
23L’œuvre d’Eschyle ne sera traduite en français pour la première fois qu’en 1770 par Jean-Jacques Lefranc de Pompignan. Ce premier traducteur d’Eschyle ne saura guère davantage que Brumoy comment justifier cet épisode singulier du théâtre antique et préfèrera se taire sur le sujet « …je ne dis rien du sommeil & du ronflement des furies au premier acte. C’est une imagination burlesque68. » Quand à Pierre Jean-Baptiste Nougaret, l’auteur d’un ouvrage intitulé De l’art du théâtre en général (Paris, 1769), il estime que le ronflement des Euménides annonce l’opéra-bouffe et les « fameux trios de hi ho ha du Maréchal ferrant dans lequel on imite le braiment de l’âne69 ». Là encore, ces ronflements ne sont acceptés sur scène que dans le registre comique ou à l’opéra, avec ses espaces hors-texte et ses dispositifs extravagants.
Les remords d’Oreste
24Outre les Euménides d’Eschyle, Brumoy se réfère à d’autres tragédies qui touchent au destin d’Oreste. Si la présence des furies sur la scène tragique relève d’une limite non négociable pour le traducteur du dix-huitième siècle, leur évocation, en revanche, mérite d’être comprise dans leur contexte antique d’origine. En historien, Brumoy s’efforce de comprendre ce que les spectateurs antiques « voyaient70 » dans ces déesses furieuses pourchassant Oreste. Si elles trouvaient grâce aux yeux des Athéniens si avisés et si inventifs en matière théâtrale, elles devaient avoir un sens. À la recherche de ce dernier, Brumoy commente d’abord la scène finale de la tragédie Les Choéphores d’Eschyle où Oreste voit les furies, en expliquant à ses lecteurs qu’il s’agit d’« une peinture très ancienne & très noble des remords qui éguillonnent la conscience d’un coupable ».
25Il suit sur ce point la thèse défendue par l’abbé Banier71, qui cherche sous la fable une vérité atemporelle. Banier consacre une Dissertation sur les furies en 1722 (elle ne paraît qu’en 1729 dans les « Mémoires » de L’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres) dans laquelle il revient sur les différentes sources littéraires relatives à ces personnages, d’Hésiode à Racine en passant par les poètes latins72. Il cherche à réhabiliter les fables en montrant leur fonction morale. Malgré « le désordre des passions » qui gagnaient dans la mythologie grecque jusqu’aux Dieux, les récits avaient selon lui un rôle régulateur. En l’occurrence, Banier associe les furies à une certaine conception de la justice. Elles incarneraient les remords poursuivant les scélérats de manière impitoyable. Dans la tradition rhétorique, notamment chez Cicéron que Brumoy (après Banier) cite longuement, les furies sont les personnifications d’une réalité intérieure au coupable :
Le scelerat est tourmenté par ses propres fraudes, poursuivi par ses fraïeurs, agité par ses fureurs, bourrelé par ses noirs projets, déchiré par ses remords. Voilà les Furies domestiques qui s’attachent pour toujours aux impies73.
26En élisant domicile dans la conscience du criminel et en l’y poursuivant, bourrelant, déchirant, etc., les furies se sont « domestiquées ».
27Cette lecture, qui réhabilite ces personnages monstrueux dans le domaine de l’acceptable théâtral, est également à l’œuvre dans l’interprétation de l’Iphigénie en Tauride d’Euripide que Brumoy traduit en entier et dont il donne le commentaire. Sauvée in extremis du sacrifice auquel la menait Agamemnon, Iphigénie, vivant désormais au sein d’un peuple cannibale, officie en prêtresse de Diane sur l’île de Tauride. Oreste y échoue. L’acte second décrit sa folie qu’observe un berger retranché. Brumoy loue « l’effet admirable » de la scène suivante : sorti de la grotte dans laquelle il avait trouvé refuge, Oreste parle à haute voix et mène un combat de vie et de mort contre des furies qui le menacent. Ses propos sont incohérents, son corps est gagné par une « frénésie », son air est égaré et sa tête se dodeline dans tous les sens. Il interpelle son ami Pylade qui ne les voit pas : « Pylade, vois-tu celle-ci ?... regarde cette autre… c’est une furie infernale. Vois comme armée de serpents elle s’élance sur moi74. » Oreste s’élance sur des proies imaginaires en poussant des cris effrayants. En note de bas de page, Brumoy suggère une lecture métaphorique qui associe les furies aux remords d’Oreste : « les Furies qui representoient les remords étoient aussi appelées Chiens75 ».
28Dans les extraits qu’il donne de l’Oreste d’Euripide, Brumoy revient une dernière fois sur les furies76. Électre tente de faire entendre raison à Oreste et le supplie : « Arrêté, malheureux, restés tranquille. Vous ne voïés rien de ce que vous croïés voir. »Les furies qu’Oreste « croit voir » et dont Électre s’efforce de lui faire comprendre qu’il ne les « voit pas » sont, pour Brumoy, au cœur du grand art d’Euripide. Or, que loue-t-il exactement dans cette scène du théâtre grec modèle pour les hommes du dix-huitième siècle ?
Le Poëte en cet endroit ne voïoit pas les Furies : cependant il en fait une image si naïve, qu’il les fait presque voir aux Auditeurs : & véritablement je ne sçaurois pas bien dire, si Euripide est aussi heureux à exprimer les autres passions ; mais pour ce qui regarde l’amour et la fureur… il a fort bien réussi77.
29Brumoy est adepte de cet art de la suggestion que maîtrise Euripide plus que tout autre : les furies, cette incarnation des remords du criminel, sont « vues » par les spectateurs dans cet épisode dans toute leur monstruosité… sans qu’elles n’aient eu à apparaitre sur scène.