Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 21
Anthropologie et Poésie
Nicolas Adell

« Une lampe dans la lumière aride. » Tina Jolas (1929‑1999), l’ethnologie malgré la poésie

« Une lampe dans la lumière aride. » Tina Jolas (1929-1999), ethnology despite poetry

Introduction

1« On marche sur des œufs ! », conclut Solange Pinton alors que j’étais sur le point de quitter dans son appartement de Montmartre après plus de deux heures d’entretien. Quel sujet notre discussion avait‑elle abordé qui méritait tant de précautions ? Les rapports entre poésie et anthropologie, appréciés à partir d’une figure méconnue de la discipline, Tina Jolas (1929‑1999). J’aurai l’occasion de vérifier, plus tard, la réalité de cet avertissement amical dont je ne mesurais pas alors toute la portée1.

2Cherchant à documenter les vies savantes d’ethnologues et à vérifier l’hypothèse selon laquelle la vie sous la conduite de l’ethnologie est marquée d’un supplément de réflexivité et fait l’objet d’une mise en forme singulière, j’avais à cœur de l’expérimenter sur des figures de la discipline en apparence plus « mineures » ou en tous les cas moins établies, ce que j’objectivais en première instance par une absence de statut dans une institution d’enseignement supérieur et de recherche d’une part, et peu de publications d’autre part. Caractéristiques qui rendent évidemment ces personnages assez peu visibles. Parmi ces figures discrètes qui ne forment en aucun cas un ensemble homogène, une femme, Tina Jolas, avait retenu mon attention. Des quatre « dames de Minot » — avec Marie‑Claude Pingaud, Yvonne Verdier et Françoise Zonabend — qui avaient conduit l’une des plus fameuses enquêtes d’ethnologie de la France entre 1967 et 1975 dans ce petit village du Châtillonnais, en Côte‑d’Or septentrionale, Tina Jolas est celle que l’histoire de la discipline a le moins retenue. Sans doute pour de légitimes raisons puisque, outre plusieurs articles publiés dans des revues de premier plan (L’Homme, Études rurales, Ethnologie française, Terrain, etc.), ses trois collègues avaient laissé d’importants ouvrages consécutifs à l’enquête et ont développé par la suite des réflexions qui ont marqué la discipline, chacune dans un registre particulier2, tandis que Tina Jolas en restait à l’écriture de quelques chapitres ou articles dont on perçoit, à la lecture, le retrait considérable dans lequel ces textes se tiennent par rapport à la quantité de matériaux moissonnés.

3De Tina Jolas j’ignorais alors tout, ou presque, et en avais hasardeusement déduit une vie savante mineure au prétexte du peu de traces laissées, qu’il s’agisse des textes publiés ou des fonds d’archives. Entreprenant dès lors de recenser les marques de sa présence, dont j’estimais pouvoir clore le catalogue assez vite, je découvrais rapidement l’existence de la correspondance gigantesque (près de 5000 lettres), conservée par la bibliothèque littéraire Jacques Doucet, entre elle et René Char3. D’ethnologue sans qualité et sans traces, Tina Jolas devenait un cas extraordinaire dont l'étude pouvait s'appuyer sur une ressource exceptionnelle documentant non seulement sa vie, mais aussi les modalités de son attachement (ou de son détachement) à l’ethnologie. Par ailleurs, cette correspondance ouvrait la perspective d’un questionnement inédit sur les rapports entre poésie et anthropologie, puisqu’il ne s’agissait plus ici d’analyser les productions poétiques d’anthropologues, ni le degré d’information de type ethnologique de poètes, mais d’examiner un échange d’une rare densité et étendu sur une trentaine d’années entre un poète renommé (« le plus grand poète vivant » disait de lui son ami Albert Camus) et une ethnologue qui n’avait pas trouvé — et en réalité pas cherché — sa place dans le monde de la recherche. Cette relation, immédiatement déséquilibrée, m’avait fourni le cadre mou de ma première hypothèse de travail : la poésie avait pris, chez Tina Jolas, le meilleur sur l’ethnologie. Elle vivait, au sens le plus fort du terme, sous l’empire de la poésie.

4J’eus rapidement, et n’ai depuis cessé d’avoir, la confirmation de la justesse de cette grille de lecture. La bibliothèque indiquait que les lettres de Tina Jolas, indexées dans la « correspondance reçue » de René Char, n’étaient naturellement pas consultables sans l’autorisation des ayant-droits. On précisait alors, à cet endroit, qu’il fallait se rapprocher de Paule du Bouchet. Je découvrais ainsi, par la même occasion, que Tina Jolas avait été la première épouse du poète André du Bouchet (1924‑2001), qui était par ailleurs un intellectuel de tout premier plan — il avait même un temps caressé l’idée d’embrasser une carrière de chercheur en philosophie au CNRS — et un traducteur de Shakespeare, de Hölderlin, de Mandelstam, de Rilke, de Celan qui resteront pour Tina Jolas des références littéraires constantes. Les lectures consécutives à cette « découverte » — Emportée, la biographie de sa mère par Paule du Bouchet d’abord, poignante ; puis le récit littéraire de Patrick Renou contant les amours de Tina et de René Char, décevant4 — m’avaient convaincu de l’idée que l’on avait affaire à une ethnologie étouffée par la poésie. Restait à conduire l’enquête qui décrirait les ressorts précis de cette lutte, et dont l’un des résultats corollaires importants pouvait être la publication de tout ou partie de cette correspondance qui était à même de fournir un éclairage singulier sur un pan important de l’histoire intellectuelle en France entre les années 1950 et les années 1980 et de travailler la question des rapports (des malentendus, des surdités, des échos) entre science, poésie et pensée durant cette même période.

5La première rencontre que j’eus avec Paule du Bouchet me fit entrevoir cependant assez rapidement toutes les difficultés d’une telle entreprise. Si elle semblait tout à la fois étonnée et ravie que je puisse m’intéresser, en tant qu’ethnologue, à sa mère, elle était partagée, je crois, entre la perspective d’une nouvelle lumière qui serait portée sur cette correspondance et l’impasse qu’elle éclairait. J’apprenais en effet que les enfants de Tina — Paule, donc, et Gilles — avaient souhaité publier une sélection des lettres de leur mère, et idéalement les réponses de René Char, après sa mort. Marie‑Claude Char, épouse et légataire universelle du poète, s’y étant alors opposée, il s’en était suivi une affaire juridique qui avait duré près de dix ans qui traduisait une guerre des mémoires et des reconnaissances sur fond de débats concernant la propriété intellectuelle d’écrits (à qui appartiennent les lettres de Tina ?) et le droit moral à propos de l’œuvre d’un poète. Le jugement rendu par la Cour d’appel de Lyon dans un arrêt du 29 octobre 2013 avait finalement débouté Paule et Gilles du Bouchet de leur demande. La divulgation post‑mortem de cette correspondance — c’est-à-dire la publication d’une seule lettre ou d’un extrait de lettre, qu’il s’agisse de celles envoyées ou de celles reçues par R. Char — était donc soumise à la seule autorisation de Marie‑Claude Char.

6La perspective éditoriale que j’avais envisagée s’éloignait mais, plus délicat, les difficultés de l’enquête même grandissaient. Le précédent du procès, mais aussi l’ouvrage de Patrick Renou, créaient un climat assez compréhensible de suspicion de toutes parts. Mais que voulais‑je bien trouver dans ces « lettres d’amour » — telles qu’elles sont qualifiées dans le cadre de l’arrêt rendu par la Cour d’appel — sinon un florilège des anecdotes d’une passion dévorante ? Ne donnerais-je de Tina Jolas finalement que le portrait d’une amoureuse transie qui se trouve avoir fréquenté le milieu de l’ethnologie entre les années 1960 et les années 1980 ? Mais malgré cette crainte, il y avait l’espoir d’autre chose. Aussi la retenue n’interdisait pas les encouragements qui se manifestaient par les discussions régulières que nous avons eues, avec Paule et avec Gilles d’abord, puis avec quelques amies proches de Tina, Monique Lévi‑Strauss, Solange Pinton, Françoise Zonabend notamment5.

7À l’issue de ces entretiens, la complexité du personnage augmentait et devenait de moins en moins saisissable d’un trait. Il en ressortait que, sans aucun doute, elle avait cherché à placer sa vie sous la conduite de la poésie, mais que cette « forme de vie » ne se réduisait pas à la passion amoureuse pour René Char même si ce sentiment avait quelque chose d’irrésistible. Par ailleurs, son rapport à l’ethnologie se révélait beaucoup plus intense qu’on ne l’affirmait et qu’elle ne l’explicitait elle-même. Il fallait donc non seulement compliquer mon hypothèse de départ — la passion poétique a empêché Tina de devenir l’ethnologue qu’elle aurait dû être alors qu’elle baignait dans ce milieu —, mais aussi remettre sur le métier un ressort commun de l’entrée dans la carrière d’ethnologue depuis le début du xxe siècle, entrée souvent présentée comme le résultat d’un champ de forces contradictoires dans l’appréhension du réel entre science et poésie6, comme une « issue à la stérilisante division sociale du travail » entre le livre et la vie7. Car, chez Tina, la science ne pesait rien face à la poésie, et entre le livre et la vie il n’existait pas de solution de continuité (donc, pas de troisième terme à trouver). Ce n’est pas tant qu’elle s’appliquait à mettre de la poésie, même celle de Char, dans son existence. C’est plutôt que la « vraie vie » était déjà écrite par les poètes. Dès lors, l’ethnologie remplira pour Tina une autre fonction que celle d’occuper un espace non vacant entre la poésie et la vie.

Ceci n’est pas de l’ethnologie, mais…

8Quand Tina Jolas revient en France, à l’automne 1945 — elle a 16 ans —, après un exil new-yorkais durant les années de guerre, rien ne laisse penser que l’ethnologie se présentera comme l’une de ses sphères d’action ou l’un de ses domaines de travail. Elle est issue d’une famille d’intellectuels très introduite dans les milieux littéraires et artistiques d’avant-garde. Son père, Eugène Jolas, lorrain de naissance, est un traducteur (de l’allemand et de l’anglais), journaliste littéraire (fondateur de la revue transition, sans majuscule) et un poète important (reconnu outre-Atlantique comme l’un des pionniers du modernisme américain8), qui a noué une profonde amitié avec Joyce. Sa mère, américaine du Kentucky, est également une traductrice (vers l’anglais) des avant‑gardes françaises, les surréalistes notamment (Breton, Soupault), mais aussi Bachelard et plus tard Nathalie Sarraute avec qui elle se liera d’amitié.

9Tina entreprend ainsi des études littéraires à la Sorbonne, tandis que sa sœur aînée Betsy est au Conservatoire national, où elle suit l’enseignement d’Olivier Messiaen posant là les premiers jalons d’une carrière de compositrice de tout premier plan. D’ethnologie, il n’est guère question sinon peut-être qu’elle est dans l’air des couloirs du Centre de Royaumont à l’occasion de l’une des décades de l’été 1947, notamment celle organisée par Jean Wahl autour de « l’idée de culture ». Maria et Eugène Jolas s’y trouvent, accompagnés de Betsy et Tina. C’est à cette occasion que Tina fréquente Monique Roman — future Lévi‑Strauss — dont la personnalité attachante emporte l’affection de la famille Jolas dans son ensemble. Ces derniers lui proposent de venir vivre avec eux. Elle y restera deux ans entre 1947 et 19499. La rencontre de M. Roman avec Claude Lévi‑Strauss en septembre 1949 contribuera sans doute à mettre Tina en contact, même indirect et lointain, avec l’ethnologie, un contact peut-être renforcé, au moins intellectuellement, par la fréquentation du poète André du Bouchet que Tina venait d’épouser.

10Dans la perspective, à cette époque, de l’obtention d’un poste au CNRS (soutenu par Gaston Bachelard et Jean Wahl) mais aussi selon une conviction plus profonde élaborée dans le compagnonnage (et la traduction) des textes de Hölderlin, Heidegger ou Celan, A. du Bouchet n’était pas sans proximité avec l’ethnologie, ou au moins avec une certaine ethnologie. Moins celle qui consistait à pousser aussi loin que possible le souci de l’objectivité (au point où le sujet lui-même doit devenir l’un des objets de son observation comme le dit C. Lévi‑Strauss) que celle qui affirmait la radicalité de l’expérience subjective et qui affichait une « subjectivité intolérante » — pour reprendre l’expression d’Yves Bonnefoy à propos d’André du Bouchet justement —, celle de Michel Leiris en premier lieu10.

11Mais c’est cependant à partir de sa séparation avec André du Bouchet, en 1957, que va s’imposer la nécessité d’une occupation rémunérée régulière. Par l’entremise de Monique Lévi‑Strauss, Tina deviendra vacataire chargée de la bibliothèque du Laboratoire d’anthropologie sociale (à partir de 1959), et notamment du Human Relations Area Files (HRAF), le gigantesque fichier ethnographique qu’avait initié l’anthropologue George P. Murdock à Yale au milieu des années 1930 dans le but de développer les cross-cultural studies et dont C. Lévi‑Strauss avait fait venir une copie en France. Parfaitement anglophone, Tina était à même de guider les étudiants et les chercheurs dans le fichier et d’en expliciter le fonctionnement. Mais ses compétences linguistiques la firent rapidement identifier aussi comme une ressource de premier choix pour la traduction vers le français d’articles ou d’ouvrages d’anthropologie, la mettant ainsi en contact direct avec la discipline.

12À partir de ce point, les opinions divergent. À l’évocation de la nécrologie de Tina faite par Pierre Vidal‑Naquet (un ami des Jolas, de Maria notamment avec qui il partageait une activité militante de dénonciation des exactions commises lors des conflits de décolonisation, l’Algérie, le Vietnam, le Cambodge entre autres) et parue dans Le Monde le 7 septembre 1999 qui la présentait comme une « grande ethnologue », Monique Lévi‑Strauss commenta fermement : « Mais Tina n’était pas ethnologue ! ». Solange Pinton, qui a été en mission en Creuse avec elle pour le compte du ministère de la Culture au début des années 1980, le dit autrement : « Elle n’avait pas le goût de l’ethnologie ». Et Tina elle-même leur donne raison, confiant souvent à quelques-unes de ses amies à quel point, à mesure que la discipline lui devient de plus en plus familière (elle restera plus de vingt ans au Laboratoire d’anthropologie sociale), elle l’écœure et lui donne « la nausée11 ». « Elle vomissait l’ethnologie », renchérit Monique Lévi‑Strauss, qu’elle considérait comme un travail alimentaire, notamment les traductions (« et qui n’alimentent pas » précisait-elle au demeurant12). On partage ainsi difficilement l’avis d’André Comte‑Sponville la présentant comme « la collaboratrice de Claude Lévi‑Strauss13 », pour qui elle éprouvait cependant une forme d’admiration intellectuelle.

13Car la posture de Tina vis‑à‑vis de l’ethnologie était éminemment ambiguë. Elle ne pouvait en tous les cas se réduire simplement au fait d’être ou de ne pas être ethnologue. Selon les situations et les destinataires de ses messages, elle l’était et elle ne l’était pas. À Carmen Meyer, à Yvonne Verdier, à ses amies et collègues, elle dénonçait « les ethnologues » et leur scientisme ; à d’autres, elle pouvait manifester une forme de solidarité ethnologique tout en assumant parfois pleinement le rôle et le métier d’ethnologue. C’est le cas lors des enquêtes qu’elle conduit à Minot où elle semble avoir de l’ethnologue les plus grandes qualités. La nièce de l’une des principales informatrices la décrit « attentive, compréhensive, préoccupée de bien comprendre, nuancée, “fine” comme on dit en Bourgogne14 ». Et Tina Jolas d’endosser le rôle dans une lettre où elle prend la défense de Marie‑Claude Pingaud, accusée par la famille d’avoir trahi certains de leurs propos :

Elle a travaillé d’un point de vue différent du nôtre. J’ajoute que le reproche que vous adressez à M. C. Pingaud est celui auquel tout ethnologue prête le flanc, et que, peu ou prou, nous méritons tous. Car il n’y a pas d’objectivité rigoureuse, et nous travaillons, pour une large part, sur le « discours ». Il nous reste, à Françoise Zonabend, Yvonne Verdier et moi-même, à publier nos propres travaux, et sans doute à affronter des critiques analogues aux vôtres…15

14Il existe ainsi une ambivalence que Solange Pinton avait par ailleurs bien cernée lors de notre entretien.

L’ethnologie l’ennuyait et elle trouvait les ethnologues un peu ridicules, me confie-t-elle, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir de bonnes idées et d’être impressionnée par quelques figures comme Claude Lévi‑Strauss ou Pierre Clastres.

15Et de livrer ses conclusions que je partage entièrement et pour lesquelles je suggérerais plus loin quelques hypothèses explicatives : « Elle prenait plus de plaisir qu’elle ne voulait en accorder à l’ethnologie. […] Elle s’y intéressait tout en se défendant de s’y intéresser ».

Minot, ou le rêve caressé de l’unité entre l’ethnologie et la poésie

16C’est assez tôt, et dès ses premiers pas au sein du Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS), que Tina Jolas manifeste cet intérêt. Le fastidieux travail de bibliothécaire et de guide dans les méandres du HRAF était régulièrement débordé par les demandes de traduction d’articles pour L’Homme que Jean Pouillon (1916‑2002) — le rédacteur en chef — lui a adressées dès la première année d’exercice de la revue en 196116 et, plus tard, par celles concernant des ouvrages importants de Georges Devereux, de Bronislaw Malinowski ou de Marshall Sahlins. Une partie du savoir ethnologique de Tina s’est probablement façonné dans le cadre de ces exercices de traduction. Une autre s’élaborait aussi de façon plus informelle, non tant dans la fréquentation de la bibliothèque qu’elle identifiait à un travail d’employée de bureau — une posture qu’elle souffrait en compagnie de la lecture empathique des textes de Kafka qui lui étaient comme « adressés » —, mais plutôt par celle d’un réseau d’amis formé dans l’orbite du LAS, Jean Pouillon, Pierre et Hélène Clastres, Robert Jaulin et Solange Pinton avec qui elle partageait un goût pour l’écriture et la littérature, mais aussi pour un militantisme de gauche qu’elle avait, en partie, hérité de sa mère17. Avec Solange Pinton justement, elle entreprit une première tentative de travail anthropologique — une « enquête » qui est restée inachevée et nourrie strictement par les données de l’HRAF — autour des questions d’alimentation et de cuisine qui animaient alors le laboratoire à partir des séminaires de Claude Lévi‑Strauss qui préparait la série des Mythologiques, et notamment Le Cru et le Cuit paru en 1966.

17Aussi est-elle « ravie » — aux dires de toutes ses proches amies — d’être l’une des actrices principales avec trois autres femmes du laboratoire d’une enquête ethnographique au long cours, initiée dans le cadre d’une Recherche Coopérative sur Programme (RCP) sur le Châtillonais, dans le village de Minot en Côte‑d’Or entre 1967 et 197518. Cette expérience fut essentielle pour Tina Jolas. Sans lever l’ambiguïté de son rapport à la discipline — qu’elle « vomissait » et appréciait en même temps donc —, elle lui permit d’entrevoir à un moment donné la possibilité d’unir les irréconciliables : la proximité de René Char malgré la distance que le terrain imposait ; l’art poétique et la science ethnologique ; la liberté d’imaginer et le bureau.

18Mais c’est d’abord le bureau que Tina transporte avec elle en Bourgogne. Car ce sera encore du temps pris sur celui qu’elle pourrait consacrer à Char, et au service de la science qui plus est ce qui n’est pas, pour elle, le meilleur usage du temps perdu. Il s’agit ainsi de garder une certaine réserve, de ne pas trop s’investir car la « vraie » vie est ailleurs. Françoise Zonabend se souvient que Tina assenait, avec plus ou moins d’ironie, à celle qui cherchait à s’inquiéter de la vie privée des autres ou à complimenter une tenue vestimentaire, la règle suivante : « No Personal Remark ». Toutes s’y pliaient cependant, car il s’agissait de donner à cette mission ethnographique qui pâtissait alors d’être exclusivement féminine et de se dérouler à quelques kilomètres de Paris un supplément d’exigence scientifique et posturale pour être prise au sérieux19. Cela se traduisait très concrètement dans la tenue des carnets d’entretiens et du journal de route collectif où toutes s’appliquent, dans les premières pages et à la suite d’Isac Chiva qui l’inaugure, à la pratique d’une écriture aride et distanciée. Elles écrivent d’abord à la troisième personne, avant de céder progressivement, l’une après l’autre, devant la puissance du subjectif20.

19Au bout de quelques mois, les descriptions changent de ton et se font plus personnelles. Pour Tina, cette évolution a quelque chose de radical. Partie pour retrouver, sous une autre forme, le bureau, elle découvre un lieu où non seulement elle peut donner un certain cours à ses identifications poétiques — j’y reviendrai — mais où en quelque manière elle trouve à s’élucider elle-même. Au milieu de quelques feuillets libres et d’épreuves corrigées des chapitres d’Une campagne voisine, le livre qui a compilé les principaux articles tirés de l’enquête21, réunis dans un dossier « Minot — Plans » (n° 155) du fonds « Minot », on trouve une note manuscrite. Elle est de la main de Tina. On y lit l’effort qu’elle déploie pour trouver un écho entre un passage d’un texte de Rilke et la pelote Minot qu’elle essaie de dévider :

Rilke : « Cela tenait en partie aux usages de la petite ville, où chacun se fait une parure de ses joies et cherche à rendre ses douleurs aussi voyantes que possible ; celui qui refuserait de se conformer à cette coutume verrait bientôt son secret forcé par la vigilance impitoyable des voisins, et la rumeur publique ne tarderait pas à lui rapporter, déformés et rendus méconnaissables par la haine et la raillerie, ses bonheurs secrets et ses chagrins silencieux »22.
Montrer le chemin, le ciel, la saison, les herbes, les fleurs, les rencontres, les maisons ; pousser un portail ; entrer ; l’accueil, le rapport (sans échange, sans raison ; un monde non pas sans désordre, mais sans objets, nu et chaud…), comment se noue la conversation sur le passé (réécouter les bandes). Qu’est-ce que cette plongée dans le passé, qui opère, qui travaille. Fouiller mon propre passé à Minot.
L’année dernière : comment raconter quelque chose dont on veut tout ensemble témoigner, et se remémorer : qu’est-ce que le souvenir, les faits ?23

20« Retrouver » Minot chez Rilke — et Rilke dans Minot — et se retrouver offraient à Tina Jolas d’acquérir dans l’enquête et aux côtés de Marie‑Claude Pingaud, d’Yvonne Verdier et de Françoise Zonabend une place et une fonction mieux assurées. Car elle était, des quatre, la seule à n’être pas dans une perspective de recherche académique ni même, et encore moins, dans l’élaboration des conditions d’entrée dans la carrière scientifique. François Zonabend, la plus aguerrie, était titulaire d’une thèse de doctorat comme Marie‑Claude Pingaud, alors ingénieure de recherches au CNRS ; Yvonne Verdier trouvait à Minot la matière qui devait nourrir la sienne. Tina Jolas aurait pu dès lors se contenter de — ou être cantonnée à — un rôle d’appui technique, d’assistante de terrain chargée de retranscrire les entretiens, de faire du repérage dans les fonds d’archives, de soumettre les questionnaires et de les traiter, etc. Or, elle connut au contraire un effet de surclassement qu’imposaient d’une certaine manière sa culture littéraire, son talent d’écriture, sa faculté — éduquée dans la fréquentation de René Char — à produire des images poétiques qui avaient sur la description ethnographique le privilège de la fulgurance.

21Elle incarnait ainsi pour son proche entourage la fonction du poète, celle d’inspirer plutôt que d’être inspiré comme le disait Éluard24. Ce thème revient très souvent dans les propos de celles et ceux qui évoquent la place de Tina à leurs côtés. « Elle était toujours très inspiratrice », me disait Solange Pinton. Mais la manifestation de cette idée au sujet de Tina prenait chez la plupart une forme singulière, et pourtant répétée à l’identique, tant et si bien qu’il semblait que cette disposition proprement intellectuelle se donnait à voir pour tous de la même manière, par un effet d’aura lumineuse tout à fait spécifique. André du Bouchet avait souligné le premier dans ses carnets cette qualité sensible de Tina dont la simplicité et le mystère étaient rendus dans un effet de « transparence » qui n’a rien d’un effacement mais atteste au contraire un rapport intime avec la lumière qui la traverse25. Trente ans plus tard, Yvonne Verdier dira la même chose d’une autre manière dans une lettre qu’elle lui adresse et où elle la situe dans son rapport sensible au réel : « Tu portes quelque chose de beaucoup plus impalpable [que la joie], et au-dessus du temps et du lieu, de la lumière » (souligné par Y. Verdier)26. Et cette lumière pouvait être déposée par l’identification du mot juste qui caractérise et éclaire tout en même temps une situation. Ainsi des « verts anneaux acides », expression qui provient d’un vers de Shakespeare tiré de La Tempête (traduite par André du Bouchet par ailleurs), pour intituler un article cosigné avec Yvonne Verdier et Françoise Zonabend et portant sur la course passionnée aux mousserons de printemps (une sorte de champignons des prés) chez les habitants de Minot27. Mais c’est sur le terrain lui-même, ou émanant de lui, que je recueille le signe le plus définitif de cette fonction poétique ainsi manifestée. Dans l’échange épistolaire suivi que Tina a eu avec la nièce de la « couturière » de Minot, et après que cette dernière lui a dit tout le bien qu’elle pensait de son écoute et de son attention, elle lui révèle l’opinion que sa tante avait d’elle : « Elle vous voyait lumineuse et droite28 ».

22Comment cette fonction poétique — qui rendait tout de même le terrain plus acceptable que le bureau — trouvait-elle cependant à se satisfaire de l’exigence scientifique à laquelle la mission était tenue ? Car l’enquête à Minot rendait extrêmement sensible et concrète à Tina Jolas l’incompatibilité des domaines de la poésie et de la science, puisqu’elle la tenait à l’écart du foyer poétique absolu, René Char. En retour, cet écart, d’abord physique, était comme renforcé par une distance d’ordre intellectuel qui se surimposait et invitait à construire en pôles opposés l’ethnologie et la poésie. Sans surprise, cette construction reprenait l’opposition classique de la science et de la poésie et nécessitait dès lors de situer l’ethnologie dans le champ scientifique de la façon la plus indiscutable.

23Ce programme, largement inconscient chez Tina, n’avait en réalité qu’à suivre les développements même de la discipline tels qu’ils s’élaboraient sous ses yeux au Laboratoire d’anthropologie sociale sous la houlette de Claude Lévi‑Strauss. Sans doute, l’auteur des Tristes Tropiques concentrait-il l’ambivalence des sentiments de Tina, qui avait pour lui une immense admiration, mais qui était également poussée à le rejeter en tant que scientifique, toujours prêt à tomber dans « l’ornière des résultats » et le « chaos de la précision » que dénonçait René Char29 en général et auprès de Tina en particulier. Dans une lettre que R. Char lui adresse — rapportée par Patrick Renou —, il lui raconte un rêve dans lequel il entreprend de la rejoindre en Provence. Arrivé dans le hall de la gare de Lyon, il se rend compte que tous les guichets ont disparu. Furieux, il sort en trombe de la gare.

Au même instant, Arthur‑le‑Fol30, au volant de son camion‑citerne, passe sur le boulevard, freine brusquement en voyant René. Planté sur le trottoir, il le reconnaît, s’approche, monte sur le marchepied, reprend haleine et découvre… Claude Lévi‑Strauss en bleu de chauffe, à côté du conducteur. Aussitôt, Arthur saute du camion, tourne autour, ouvre la portière, et fait descendre Lévi‑Strauss. Sans dire un mot, il le soulève alors du sol, et le charge dans la cuve. René s’éveille en éclatant de rire […]31.

24Char au lieu de Lévi-Strauss, c’était le choix de Tina, non sans une attirance pour l’élucidation structurale et l’anthropologie du symbolique mais auxquelles « elle se défendait de s’intéresser » comme le dit Solange Pinton. Tina s’en ouvre d’ailleurs explicitement à son amie Carmen Meyer :

Ni toi ni moi n’avons pris entièrement sérieusement les « sciences humaines » — je m’y suis efforcée, mais l’essentiel restait ailleurs, dans le moindre balbutiement du poète32.

25Car la « science du concret » que proposait C. Lévi‑Strauss33 n’offrait pas de rendre compte du concret sensible ; le tamis analytique faisait écran à la restitution de l’expérience immédiate à quoi des poètes comme René Char et, avant lui dans l’éducation poétique de Tina, André du Bouchet, s’appliquaient. Entre la posture ethnologique qui ne travaille qu’à contrecoup (dans le monde refroidi de l’idée et du texte, ce que la science de Lévi‑Strauss représentait particulièrement) et la posture esthétique qui implique l’exigence du moindre écart, la différence n’était cependant pas insurmontable. Des ethnologues comme Robert Jaulin en premier lieu, Pierre Clastres ou Georges Condominas dans une autre mesure, ont tâché de le manifester. Mais si Tina fréquentait quelques-uns de ces chaînons, elle n’en était pas moins d’abord prise dans l’étau Char / Lévi‑Strauss qui, en quelque sorte, la conduisait à cristalliser le champ et ses pôles.

26L’enquête à Minot avait ainsi rendu Tina très sensible à l’écart dans les modes d’élucidation du réel que représentaient le programme de l’anthropologie structurale d’un côté et le projet esthétique de la poésie de Char de l’autre. Cependant, la conviction de l’incompatibilité fondamentale et le choix sans concession d’une voie à prendre n’empêchaient pas la mise au point, non systématique, de synthèses provisoires, de petites conciliations intellectuelles, qui rendaient simplement la vie à Minot et l’éloignement de Char supportables.

27Ces aménagements intellectuels n’avaient à mon sens rien de réfléchi ou de programmé ; ils surgissaient plutôt de situations au sein desquelles ils s’imposaient à Tina du fait de l’entourage — exigences extérieures — ou du fait de sa propre routine — exigences intérieures. L’entourage — Françoise, Marie‑Claude, Yvonne —, on l’a dit, l’avait assignée à une fonction poétique au service de l’ethnologie, c’est-à-dire dispenser sur un phénomène ou une situation un éclairage qui invite, sans l’encombrement de la démonstration, à des mises en rapport auxquelles la lenteur de la science aurait probablement renoncé. C’était repérer du Minot dans la petite ville qui forme le cadre de Frère et Sœur de Rilke. Et, en retour, orienter le regard porté sur la vie à Minot selon la grille de lecture offerte par le texte de Rilke. L’héroïne, Joséphine Wanka, est une veuve de forestier qui supporte un héritage familial pesant. Or Tina focalisera son attention à Minot sur le rapport à la forêt, la vie dans les bois, et développera une réflexion sur la solitude des femmes de Minot et leur sentiment, pour certaines, d’être écrasées par un destin contre lequel elles ne peuvent rien. Dans ses notes en marge d’un entretien réalisé avec Madame C., elle note : « Toujours dramatique, véhémente dans la singularité de son destin », qu’elle précise être un « destin familial34 » ; et à propos d’une autre enquêtée, c’est la « force de la lignée » qui s’exprime dans ses choix35. Mais ces notes ne prennent leur mesure que mises en regard de cette phrase de Rilke au sujet de la famille Wanka qui avait dû beaucoup marquer Tina : « C’était surtout chez les femmes que l’on percevait encore les traces du destin36 ».

28Il est probable que ces recherches quotidiennes d’échos entre « la base » (le terrain) et « le sommet » (la littérature, et singulièrement la poésie)37 étaient entretenues par une routine personnelle : « Elle écrivait tous les jours à Char » me disait Françoise Zonabend. Si le contenu de ces lettres nous échappe, on peut émettre l’hypothèse qu’elles portaient à Char moins des nouvelles que des images de la campagne bourguignonne à même d’alimenter l’imagination du poète, à l’instar des conversations auxquelles Gilles du Bouchet avait assisté et participé : « Ma mère avait à cœur de nourrir Char et d’anticiper ce qui pouvait lui faire plaisir ou le toucher ». Il s’agissait pour elle de favoriser à tout instant les conditions optimales de la création poétique, ce qui pouvait consister aussi bien en ressources intellectuelles fournies par une observation de terrain ou une note de lecture, qu’en gestes plus ordinaires destinés à façonner le paysage sensible propice à l’apparition du souffle créateur. Installée à partir de 1980 à quelques kilomètres de L’Isle‑sur‑la‑Sorgue où vit Char, elle espère, peut-être plus souvent qu’elle ne les accueille, les visites du poète. Parfois, en compagnie de quelques amies telles Solange Pinton :

Quelquefois on l’attendait. Le linge qui séchait... On épinglait le linge pour son arrivée, et puis il ne venait pas. On l’attendait tout l’après-midi, le linge était archi-sec… Il ne venait pas.

29Mais, parfois, il venait. Et, presque toujours, il répondait aux lettres de Tina. Parce qu’en définitive — comme l’image du linge séchant —, elle savait les thèmes susceptibles de l’animer. À Minot, la vie au bois des bûcherons, les repas de chasseurs, les représentations du renard, les rapports des jeunes garçons aux oiseaux, en somme ces mondes virils des campagnes dont Tina a fait ses objets de recherche, étaient des motifs esthétiques de méditation avant d’être des questions ethnologiques.

30J’identifie la preuve du croisement de ces deux registres et de la fécondation mutuelle, pour certains thèmes, des perspectives ethnologique et poétique dans la concomitance entre l’enquête conduite dans le village bourguignon et l’écriture des Aromates chasseurs par René Char entre 1972 et 1975. Avant même la collaboration entre le poète et Tina Jolas pour la traduction des poèmes qui composent La Planche de vivre — seul ouvrage cosigné —, ou le travail éditorial mené pour l’établissement du volume des Œuvres complètes pour la Pléiade, je crois qu’Aromates chasseurs est le recueil où le compagnonnage, intellectuel autant qu’amoureux, de René Char et de Tina Jolas se manifeste le plus clairement et où sans doute elle a été le plus directement inspiratrice, jusque dans ses doutes sur les fondements même de son travail d’ethnologue. N’est‑ce pas l’anthropologie, dans son travers intellectualiste tel que certains le dénonçaient chez Claude Lévi‑Strauss, qui est visée derrière cette

science autoritaire [qui] se détache du groupe de ses sœurs modestes et brocarde le prodige de la vie dont elle tire une monnaie de peur [ ?]. Toujours l’idée avilissant l’objet. La bête est devenue fabuleuse et spumeuse…38

31Les chasseurs de Char, « Orion iroquois », sont sans aucun doute ceux de Tina. Mais, au‑delà, il y a les lectures partagées, celle de Marcel Detienne par exemple, dont un travail contemporain sur la « mythologie des aromates39 » avait directement donné à Char (via Tina ?) l’idée de son titre40. Et c’est le même M. Detienne, mais pour un autre ouvrage où il est plus directement question du repas de chasse41, que Tina Jolas — qui cite peu, hormis les sources primaires — mobilise dans un article sur « une société de chasse au bois42 ».

32Dans ses notes marginales, portées sur les épreuves d’un texte traitant des rapports de l’espace et du temps à Minot et écrit dans les mêmes années43, Tina, en retour, reporte mystérieusement l’indication « … pour un oubli servant d’étoile ». C’est un signe de Char, extrait de « L’éloquence d’Orion » qui appartient aux Aromates chasseurs et où précisément sont condensées deux dimensions de l’éloignement et de l’inaccessible, dans le temps (l’oubli) et dans l’espace (l’étoile). La qualité essentielle de Tina Jolas, et qui faisait sans doute aux yeux de ses proches son caractère tout à la fois « lumineux » et « décroché », était finalement moins d’identifier dans un stock de propos poétiques déjà là celui qui correspondait le mieux à une situation donnée, que de repérer dans la réalité un geste poétique concret — la course aux petits champignons des prés à Minot, le jeu d’un couple de renards dans la neige en Creuse, un homme frappant l’eau de sa main, etc. — auquel sans doute un poète, René Char en premier lieu, avait probablement déjà été sensible. Si le résultat semble le même au bout du compte, la différence dans le processus qui y conduit — dans le rapport au réel qu’il implique — est fondamentale.

33On conçoit dès lors que toute manifestation sensible d’une Nature poétique, d’une « nature imitant l’art » — autre emblème que l’on retrouve dans les notes marginales de Tina —, ait particulièrement focalisé son attention. C’était ainsi le cas des « pierres percées » de Minot, pierres qui la fascinent et auxquelles elle consacre un très beau texte, resté cependant inédit44. Ce sont des pierres « à double érosion » explique Tina, par la nature et par l’homme, et que l’on trouve en bord des chemins, parfois en remploi pour des murets ou des maisons. Elles sont des supports narratifs — Tina recueille les histoires qu’on raconte à leur propos — et écrivent le paysage qu’elles activent du fait même de la coalescence des temps — histoire naturelle, légendes, histoire généalogique et biographique — dont elles sont le signe. C’est, me semble‑t‑il, la conclusion à laquelle elle parvient dans son final : « Dans ce monde de formes désormais figées, les “pierres percées” figurent, entre autres, le mouvement ».

L’autre ethnologie, ou la poésie première

34Mais ces sutures possibles et essayées entre la poésie et l’ethnologie à partir du terrain bourguignon, et malgré l’incompatibilité fondamentale des registres, avaient créé chez Tina Jolas la possibilité non tant d’une voie moyenne — car on ne transige pas avec la poésie — que celle d’une autre ethnologie. Et sur la ligne de cet horizon se détachait singulièrement la figure d’Yvonne Verdier avec qui Tina a entretenu une relation d’amitié et des échanges intellectuels d’une grande intensité, où l’inégalité des statuts (la vacataire de la bibliothèque et la chercheuse reconnue) masquait une réelle symétrie des rapports qui s’établissaient dans une communauté de travail et de réflexion dont Yvonne Verdier rendait compte presque seule, du fait du manque d’intérêt de Tina pour restituer des « résultats » au grand dam d’Y. Verdier :

Mais je ne veux pas lire tes notes. Je veux que tu gardes précieusement ce qui vient de toi pour ton propre travail. Je veux simplement m’apercevoir qu’on se rencontre, ce qui est pour moi l’unique et solide et vraie et confiante confirmation que je suis dans le bon chemin45.

35Leur rapprochement, qui datait des débuts de l’enquête conduite à Minot, fut à mon sens décisif quant aux orientations intellectuelles de l’une et de l’autre, c’est‑à‑dire la manière dont Yvonne Verdier s’est saisie de la matière littéraire pour développer sa réflexion autour des notions de coutume et de destin d’une part, et d’autre part la façon dont Tina Jolas a maintenu dans les années 1970 et 1980 pour l’ethnologie une attention qui est restée assez improductive.

36La première des ressources qu’elles tenaient en partage était sans aucun doute l’amour de la littérature en général, et des poètes anglais en particulier. Si le fait est connu pour Tina Jolas, et ne constitue qu’un segment de sa passion littéraire dévorante, il l’est peut-être un peu moins pour Yvonne Verdier dont les travaux d’anthropologie du symbolique, à partir de Minot ou de la littérature orale, ont assez largement recouvert le travail qu’elle avait entrepris sur Thomas Hardy — bien avancé mais demeuré inachevé46 — et plus encore sur Shakespeare dont il ne nous reste que de notes de travail47.

37Pourtant, le travail réalisé sur et à partir de la littérature avait, dès la période de Minot, occupé une grande part du temps et de la réflexion conduite par Yvonne Verdier. Sa nièce, Fabienne Verdier — célèbre artiste peintre et calligraphe —, peut ainsi résumer dans son autobiographie : « Ma tante, elle, étudiait les poètes anglais48 ». Et cette étude, qui l’occupa à tout le moins dans les dix dernières années de sa vie, devait beaucoup aux échanges avec Tina Jolas et aux pistes que cette dernière pouvait soulever. Y. Verdier avait à l’esprit cette dette intellectuelle contractée, ineffaçable, et s’en était ouverte à son amie :

J’aimerais du reste être sûre que tu n’as pas de regret pour Hardy. Tu m’as encore tant et tant nourrie, inspirée. Tu as tant semé depuis le début, depuis la première conversation. C’est toi qui me l’as montré du doigt. J’en suis terriblement consciente, prête d’ailleurs si tu as en as envie à te le rendre…49

38Outre le peu d’appétence qu’elle avait pour l’écriture ethnologique, Tina était alors dans la lourde préparation du volume des Œuvres complètes de René Char pour la Pléiade. Le sentiment de propriété des idées, des initiatives et, plus encore, des auteurs, lui était assez étranger. On comprend que la formule collective développée durant l’enquête bourguignonne, dans laquelle les données recueillies étaient mises en partage et les journaux de route, comme les carnets, élaborés à huit mains, lui convînt particulièrement. C’est en quelque sorte ce mode de travail, où l’exercice la passionnait autant que l’écriture la rebutait, qu’elle a souhaité reconduire dans l’aventure intellectuelle poursuivie avec Yvonne Verdier. S’y associait également la perspective d’une refondation de l’ethnologie sur des bases poétiques que les deux amies avaient à cœur de déployer et pour laquelle elles auraient sans doute écrit ensemble un plaidoyer si l’accident mortel d’Y. Verdier, le 25 août 1989, n’en avait interrompu l’élan. Mais il était en préparation dès 1981. L’ethnologue expose alors à Tina ses dernières réflexions sur Thomas Hardy, et notamment le fait qu’elle vient de trouver son « fil rouge ». Comment l’a‑t‑elle, « enfin », repéré ?

Il fallait arriver à se demander qu’est-ce qu’une histoire, qu’est-ce que raconte un roman… ; qu’est‑ce que c’est qu’une coutume, qu’est-ce que c’est qu’un destin. C’est‑à‑dire quitter à jamais et pour toujours — et ça tu l’as instinctivement senti — tout ce qui concerne le « à propos de », le « sur », « l’illustration de », le « reflet de », etc. qui compose comme tu le sais, à de très grandes et rares exceptions près, la façon « ethnologique » de penser : « sur » les paysans, « sur » les sauvages, « sur » les rites, etc. Je suis sûre que tu trouveras une voie car il y a longtemps que tu as fait ce chemin‑là. Pour moi, il me semble qu’il est à refaire à chaque fois du début jusqu’à la fin pour comprendre à chaque fois une chose minuscule en apparence mais saisissante et extraordinaire : un petit bout de réalité50.

39L’autre ethnologie que dessine en creux Yvonne Verdier pour son amie devait produire sur cette dernière un écho tout à fait particulier. Car renoncer au « sur », à « l’illustration », au « reflet », et quitter l’ornière du pléonasme avec le réel, c’était rejoindre un programme poétique, implicitement mentionné et que Tina Jolas devait identifier sans peine, elle qui, lisant ces lignes, pouvait avoir à l’esprit ces mots de René Char, retrouvés pour l’édition de la Pléiade : « La poésie est de toutes les eaux claires celle qui s’attarde le moins au reflet de ses ponts51 ». En tous les cas, c’est dans le sens de cette ethnologie neuve que Tina Jolas a présenté, après la mort brutale de son amie et en hommage direct, quelques‑unes des principales pièces du dossier qu’Yvonne Verdier avait réunies pour résoudre ce qu’elle appelait « une petite énigme ritico-littéraire » en référence directe à un texte de C. Lévi‑Strauss52, à savoir l’entremêlement du 1er mai, de la Saint Jean (24 juin) et de la Saint Valentin (14 février) dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Tina Jolas y voit, à l’œuvre, un « subtil travail de déferlage poétique et ethnographique53 » où l’ethnologue est dans son meilleur rôle, celui qui consiste à déployer ce que le poète a condensé.

40Cette refondation s’appuyait à mon sens sur un certain nombre de thèmes, identifiés dans le cadre de l’enquête conduite à Minot, qui offraient par le repérage de « petits bouts de réalité » un effet de résonance puissant entre l’analyse ethnologique, la matière poétique et la vie personnelle puisqu’il était essentiel que l’expérience directe54, non celle de l’observation participante — qui est artificielle — mais celle qui n’est pas encore gâtée par un projet de connaissance, fût au cœur de l’élucidation. Ces thèmes — l’amour, les oiseaux, le hasard, le destin — formèrent pour Yvonne Verdier la matrice unificatrice de sa réflexion d’ethnologue, et pour Tina Jolas d’incontestables points de suture qui rendaient l’ethnologie un peu moins « ridicule » et élargissaient encore l’emprise du poétique. Un passage essentiel, une fois encore d’une lettre d’Y. Verdier, explicite cette continuité. Perdue dans le dédale des faits que peut recouvrir l’idée de destin, elle livre à Tina l’état de sa réflexion :

Je crois aussi que pour nous le destin ne peut être que le destin des femmes, c’est-à-dire se profiler sur ce que nous avons à faire comme femmes et espérer avoir eu le destin entier. Il me semble que tu en as un et combien entier et riche et « irrécusable » comme dirait notre ami Gauchet, puisque tu as tout, amour, enfants et la mort qui rôde à pacifier. Comme tu sais, nous ne pouvons être dans la mort comme les hommes, mais à côté d’elle en femme qui aide et rouge : c’est le côté être pour la vie, et c’est le côté coutume55.

41Le « destin des femmes » était apparu à Minot56 au détour de conversations auxquelles T. Jolas et Y. Verdier avaient été particulièrement sensibles et qui leur avaient semblé, dès cette époque, possible de thématiser en tant que tel. Dix ans avant cette lettre, le 19 avril 1974, Y. Verdier prenait des notes à l’occasion d’une conversation téléphonique avec l’une de ses enquêtées.

Sur Mme A., son destin. « Ma tantine a toujours pensé qu’elle mourrait très jeune. Elle pensait qu’elle mourrait à 20 ans… [Pourquoi ?... quels signes, quels augures le lui faisaient penser ?] Pourtant elle s’est mariée, et elle pensait qu’elle mourrait avant son mari… Celui-ci est mort… Et elle a encore vécu plus de 10 ans chez sa belle-sœur. Puis ça fait maintenant 7 ans qu’elle est à Minot. Pensant mourir, elle a tout distribué ses affaires (je crois au moment de la mort de son mari)57.

42Sur le terrain, l’une et l’autre repéraient les pesanteurs de l’hérédité, les hasards signifiants et les paroles prononcées « sur le ton du destin » comme le note Tina en marge de quelques entretiens retranscrits58. L’attention aux hasards qui s’ordonnent — et les destins qui se dévoilent dans cette mise en ordre même — avait, de façon concomitante, été probablement aiguisée par l’étude d’une pratique qui animait beaucoup les conversations à Minot, celle de l’affouage, qui consistait à attribuer par tirage au sort — « tirer les affouages » disait-on — aux habitants une portion de la forêt communale pour leur usage domestique et notamment pour « faire du bois », et dont le bien-être de la maisonnée pouvait dépendre59. Dans un tout autre registre, auquel Yvonne Verdier et Tina Jolas ont travaillé par la suite de conserve, le sort qui gouverne la pratique des Valentines — à l’origine, une loterie amoureuse fondée sur le hasard du « premier regard » — était étudié chez Chaucer, chez Shakespeare et dans le folklore, de façon à expliciter la manière dont le destin se construisait sur cette base, selon quel processus un « vous m’êtes attribué » devenait un « je vous choisis ».

43De cet ensemble disparate, une figure ressortait : l’amoureux, à laquelle — en suivant d’ailleurs à la lettre deux vers célèbres du Songe d’une nuit d’été60 — Y. Verdier avait associé celles du fou et du poète qui se vivent comme destinés et qui ont avec certains motifs qu’Yvonne et Tina avaient travaillés à Minot (les oiseaux, la forêt) des rapports singuliers. Mais cette figure, ou plus exactement ce triptyque des destins manifestes (ceux du fou, du poète et de l’amoureux), avait pour l’une et l’autre une place différente. Pour Y. Verdier, il s’agissait sans aucun doute d’une porte d’entrée, ou plus exactement d’un poste d’observation pour construire l’objet « destin » dans les sociétés finissantes de l’Occident à partir de ce qui constitue pour elle des « figures fortes de l’altérité61 ». Pour Tina Jolas, ce triptyque fonctionnait à mon sens comme un espace d’identification. Non qu’elle considérât qu’elle combinait les caractéristiques majeures des trois modèles, mais il ne pouvait lui échapper que la passion amoureuse qu’elle éprouvait pour René Char l’était tout autant pour sa personne que pour l’idée de la Poésie qu’il incarnait, et la conduisait à des folies — selon la majorité de son entourage — telles que quitter le Laboratoire d’anthropologie sociale, s’installer à côté de Char, refuser toute forme d’« emploi », nourrir avec lui (et tant d’autres) une correspondance foisonnante qui, en fait, est l’œuvre de sa vie. Et la conjonction de ces dimensions avait peu de chance d’échapper à Yvonne Verdier pour qui son amie était aussi partie intégrante, et fondamentale, de son objet d’étude, nouant dans l’amitié une relation ethnographique tacite inversant singulièrement l’ordre ordinaire de la formation des liens (où l’amitié peut surgir de la relation enquêteur/enquêté). C’est en tous les cas ainsi que peut se lire le mot d’Yvonne Verdier adressé à Tina Jolas, à propos du destin des femmes et cité ci‑dessus : « Il me semble que tu en as un [un destin] et combien entier et riche et “irrécusable” ».

44Loin d’être un objet passif, Tina contribuait fortement à la réflexion d’Yvonne Verdier et à ce qui était en fait autant d’outils ou de propositions pour s’élucider elle‑même. Elle ne pouvait qu’être sensible à l’analyse de l’amoureux comme « personne divisée » et comme figure, chez beaucoup d’écrivains, du partage entre l’être intérieur et l’être extérieur qui produit des individus déchirés, « emportés62 ». Une division interne qui possédait aussi une dimension temporelle manifestée dans la succession de deux relations, d’allure très différente : celle avec André du Bouchet, puis celle avec René Char. Du point de vue d’Yvonne Verdier — ou plutôt des outils analytiques d’Yvonne Verdier —, la proximité étroite, « objective », des deux personnages recouvrait, pour Tina Jolas (c’est‑à‑dire dans le rapport de chacun avec elle), une opposition subtile mais conséquente qui était celle de la coutume et du destin.

45André du Bouchet était ainsi en entier du côté de la « coutume ». Il s’inscrivait dans un ordre social (et familial) plus général qu’il contribuait à perpétuer. Il assurait la liaison avec la génération du père, Eugène Jolas — il fut membre du comité de rédaction de la revue transition qu’E. Jolas avait fondée en 1927 et dont le titre et l’intention avaient été repris en 1948 par Georges Duthuit —, et celle des enfants puisqu’il eut avec Tina, Paule et Gilles. Inversement, René Char était du côté du « destin » dont il représentait toute la force, « colosse irrécusable63 », mais aussi le malheur qui lui est consubstantiel. La détresse répétée n’en finissait d’ailleurs pas de confirmer Char comme destin. Et, comme un discret indice, il détestait l’écriture de Joyce, l’ami le plus proche d’Eugène Jolas64. Mais, destin, R. Char l’était pour Tina également, et d’abord, sous le signe du hasard de la rencontre, de cette rencontre amoureuse qui, pour les jeunes femmes, scelle le destin. Y. Verdier le note dans le cadre de ses recherches sur Thomas Hardy dans un passage qui tenait autant de l’expérience de son amie que de la lecture de l’œuvre :

Les hommes ont-ils un destin… car le sort amoureux est tout le sort social : le destin, c’est l’homme qu’elles [les jeunes femmes] vont rencontrer. Le destin, pour elles, se rencontre, c’est l’homme, un homme65.

Conclusion : Corriger les apparences par une transparence

Asymétrie de l’ethnologie et de la poésie

46L’ethnologie a, chez Tina Jolas, occupé une place singulière au milieu d’une vie consacrée à et pensée sous le commandement de la poésie. Elle était tout à la fois le signe de la vérité poétique et un ressort pour son élaboration en tant que pourvoyeuse de réalités à élucider. Le second aspect est celui qui unit le plus directement, le plus clairement dans une sorte de collaboration intellectuelle, Tina Jolas et René Char. « Il fallait alimenter Char en images » disait Gilles du Bouchet. Parmi celles-ci, il en est une que Paul Veyne a soulignée, car elle le touchait personnellement, mais dont l’origine ethnologique lui a — semble‑t‑il car il n’en fait pas mention — échappé.

Quelqu’un avait écrit à René qu’un petit matin, dans la Creuse, il avait vu un renard et une renarde jouer à se battre dans la neige, à l’entrée de leur terrier. Juste après la mort de Foucault, René, me voyant en larmes, me fit cadeau, pour me consoler, de l’autographe de travail de ces vers, datés du 21 juin 1984, quatre jours avant la mort de Foucault ; il me raconta l’histoire de ces renards et me dit que la poésie a quelquefois des équivoques prophétiques, puisque Foucault était chauve et que la calvitie s’appelle en grec alopécie ou maladie du renard. Je lui appris que « Foucault » dérive de « renard »66.

47Le poème en question, intitulé « Demi-jour en Creuse », avait d’ailleurs été lu lors des funérailles de Michel Foucault par Daniel Defert, qui le tenait de l’épouse de Paul Veyne. Il consistait en ces quatre vers :

Un couple de renards bouleversait la neige,
Piétinant l’orée du terrier nuptial.
Au soir le dur amour révèle à leurs parages
La soif cuisante en miettes de sang.67

48Or, toute porte à croire que l’image lui fut procurée par Tina Jolas qui effectuait au même moment des enquêtes en Creuse, en compagnie de Solange Pinton. J’ai l’intime conviction que la correspondance entre René Char et elle doit en garder, au printemps 1984, la trace. Conviction étayée par l’intérêt que portait Tina Jolas, depuis Minot, aux chasseurs et à la place que le renard occupe dans leur quotidien et leur imaginaire, notamment l’idée de la sauvagine, cette qualité sensible (goût, odeur) des carnassiers à fourrure, et par l’attention qu’elle portait, avec Solange Pinton, au journal d’un paysan creusois qui notait les battues au renard auxquelles il participait68.

49Le fruit de l’observation ethnographique pouvait ainsi nourrir Char et créer la rencontre que la science aurait manquée. Tina y trouvait sans doute la consolation du sacrifice qu’elle faisait pour l’enquête creusoise à laquelle, selon Solange Pinton, elle s’adonnait avec un enthousiasme modéré. Mais il y a plus. Car je crois que dans la liaison entre la poésie et l’ethnologie Tina Jolas n’établissait aucune symétrie entre le fait que l’ethnologie pouvait à l’occasion nourrir le poète et l’idée que la poésie était en avance sur l’ethnologie ; le fait qu’elle avait dit — et mieux et depuis longtemps — ce que l’ethnologie s’évertuait à démontrer. Ce dernier aspect s’est à mon sens progressivement renforcé durant les années d’enquête à Minot et dans la réflexion qui s’en est suivie, en particulier dans les échanges avec Yvonne Verdier.

50Des textes que Tina Jolas a écrits, publiés ou non, il n’en est guère qui ne contiennent une référence littéraire surplombante, qui dit d’un trait la relation que le texte cherche, par la démonstration, à établir. C’était le cas, pour dire l’isolement des femmes de Minot, de l’évocation du texte de Rilke dans les manuscrits préparatoires. De même, Tina avait inscrit les textes de l’enquête bourguignonne, du moins dans les épreuves, sous le patronage de Proust dont elle avait recopié et mis en en-tête un passage de Du côté de chez Swann :

Mais c’est surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je m’appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C’est parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais, que les choses, les êtres qu’ils m’ont fait connaître, sont les seuls que je prenne encore au sérieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu’on me montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs69.

51« Le poète Marcel Proust » — disait René Char70 — avait vu le premier la solidarité intime de l’espace et du temps à laquelle une large partie des enquêtes à Minot était consacrée. Tina avait une conscience très claire de ce phénomène, elle qui estimait que son travail à Minot s’apparentait à une sorte de Recherche du temps perdu en Bourgogne. Son enquête sur le rapport des garçons aux oiseaux commencée à Minot et poursuivie en Creuse — un thème qu’elle partageait, en empruntant des sentiers différents, avec l’anthropologue Daniel Fabre — se présente comme la résolution ou l’explicitation de métaphores et de motifs littéraires dont elle avait dû trouver la parenté saisissante chez des auteurs différents. Aussi peut-elle convier, pour encadrer l’étude du motif du « mariage des oiseaux » (en relation directe avec les travaux d’Yvonne Verdier sur les Valentines à partir d’un poème de Chaucer et du Songe d’une nuit d’été), la correspondance de Rilke, Un cœur simple de Flaubert, ou encore Mandelstam, l’un des poètes préférés de René Char dont un poème figure dans La Planche de vivre, le recueil de traductions qu’ils ont fait paraître ensemble71.

52Cet aspect — la poésie première — lui était si important que la moindre proposition de symétrie lui paraissait faire fausse route, même et surtout quand elle émanait de son amie Yvonne Verdier qu’elle admirait tant. Relisant, après la mort de cette dernière, ses notes sur Shakespeare, Tina souligne un passage qu’elle signe d’un vif « Non » :

Quant aux rapports entre ethnologie et littérature qu’en dire ? La critique littéraire nous a prêté une question, l’ethnologie nous a donné ses concepts pour la résoudre. Pas n’importe quelle ethnologie cependant, C. Lévi‑Strauss, dont nous avons tenté de suivre les leçons. Et c’est le génie de Shakespeare qui fait le reste. Tout72.

53« Non », car Shakespeare est en avant. Et Tina l’indique plus loin, dans la marge d’un passage d’Yvonne Verdier commentant quelques vers de Shakespeare qui donnent des indications sur le rôle du regard, l’attraction par l’œil, la fascination dans le déclenchement de l’amour, en portant cette mention : « Shakespeare ethnologue. Une anthropologie de l’amour73 ».

La poésie en avant de l’action

54Mais il ne suffisait pas à Tina Jolas que la poésie fût en amont de l’ethnologie ni que Shakespeare pût être considéré comme un ethnologue proposant une « anthropologie de l’amour ». Il fallait encore qu’elle fût, pour reprendre le mot de Rimbaud, « en avant [de l’action]74 ». Et, pour Tina, cette avance se donnait à voir dans quelques motifs saisis dans la réalité mais qui avaient déjà été capturés par la sagacité du poète et qu’elle avait lus. Reconnaître la poésie dans la vie était, à mon sens, l’un des gestes intellectuels qui la caractérisait le mieux, et qui faisait d’elle, et malgré elle, une ethnologue en puissance. Les capacités à trouver des échos, à identifier des trames communes, à délinéer du singulier une forme non forcément générale mais au moins répétée, ne figurent‑elles pas dans les compétences qui signent la marque de l’observateur attentif, affecté et veillant à dégager du réel des propriétés qui s’offrent à la comparaison ?

55Aussi ce travail de reconnaissance ne peut‑il se résumer à sa manifestation la plus superficielle, à savoir le fait que Tina Jolas pouvait trouver, pour la plupart des situations, des thèmes ou des objets de l’enquête ethnologique, un mot, une phrase ou un passage tiré d’un poète qui en synthétisait d’une formule les tenants et les aboutissants. Il conduisait vers une quête plus systématique, plus exigeante des répétitions vivantes de la poésie. La passion pour Char doit, à mon sens, être resituée dans ce processus permanent, tout en en étant l’expression la plus aboutie, la plus totale et, dès lors, peut-être la moins intelligible sous ce rapport. En revanche, d’autres motifs d’attention, moins complets et « irrécusables », sont mieux à même de révéler la nature du mécanisme à l’œuvre.

56Dans le journal de terrain de Minot, à la date du 22 octobre 1973, Tina fait le portrait d’un jeune garçon en train de garder les vaches.

Il taille l’extrémité de son bâton. Les vaches viennent à lui, une blanche devant, qu’il prend par les cornes pour la caserner. Il a les bottes, la musette, l’air rusé, le front bas du petit pâtre d’Hippolyte Amiot !

57Hippolyte Amiot, c’est l’ancien menuisier de Minot qui s’était fait photographe et avait saisi, entre 1900 et 1910, le quotidien de la vie au village dans des clichés, d’abord mis au fumier puis sauvés par le forgeron avant d’être donnés aux quatre ethnologues, pour enfin illustrer le texte d’Une campagne voisine75. Répétition du motif dont la notation était la marque d’une façon de faire de l’ethnologie qu’Yvonne Verdier incarnait singulièrement. Cette dernière avait d’ailleurs parfaitement compris l’importance que cette opération revêtait pour Tina Jolas, comme en témoigne le récit qu’elle lui fait de son voyage en Andalousie en décembre 1985. Visitant le palais de l’Alhambra et ses alentours, elle rapporte la manière dont elle ne peut s’empêcher d’y lire, à chaque pas, les lignes du Dernier Abencérage de Chateaubriand. Mais, surtout, elle lui rend compte aussi d’un jeune garçon aperçu sur le bord d’un chemin, jeune oiseleur en train d’aiguiser ses appeaux et d’installer quelques pièges : « C’est ce que j’ai vu de plus émouvant en Espagne ». Et plus loin, comme pour satisfaire pleinement l’attente de Tina : « C’était Papageno en chair et en os avec des yeux bleus et cette sorte de prestance qu’ont les gens qui possèdent un art76 ».

58Mais la radicalité de la recherche, dans la vie vécue, de la figure ou du geste poétique qui avaient déjà été écrits, poussait ses plus proches amies dans leurs retranchements et l’augmentait d’un coefficient d’étrangeté qui la mettait quelque peu à part. Dans la discussion que nous avons eue ensemble, Solange Pinton s’en est ouverte par une anecdote, un souvenir d’enfance de Tina dans lequel j’identifierais volontiers la « petite phrase » qui la distingue ainsi que sa démarche, poétique comme ethnologique.

Elle adorait son père, qui était poète aussi. Elle a eu beaucoup d’asthme quand elle était petite et sa mère l’avait envoyée toute seule avec la nurse à Saint‑Gervais‑les‑Bains pour soigner son asthme. Je crois qu’elle se sentait très malheureuse parce qu’elle était loin de la famille, sans ses parents, sans sa sœur… enfin, surtout sans ses parents ; et elle était avec cette nurse qu’elle n’aimait pas beaucoup. Alors, son père a eu la gentillesse de venir la voir un week‑end et passer une journée, comme ça, avec elle. Ils sont allés se promener. Et moi je dis, bêtement : « C’est très gentil, ton père qui vient spécialement te voir, t’accorder une journée ». Or, elle, ce qui l’avait ébloui dans la journée, ce n’était pas cette visite ou cette attention, c’était le geste poétique de son père qui avait donné, durant la promenade, un grand coup dans l’eau, avait dû faire gicler l’eau… Elle n’avait gardé que le souvenir de ce geste poétique. Ça traduit tout Tina, n’est-ce pas ? Et je pense que Char aussi, c’était ça. Tout le temps, le geste poétique. Mais alors ce geste de son père qui lui avait… Je crois qu’il avait tapé dans l’eau et puis l’eau avait giclé ou quelque chose comme ça, et ça avait réveillé… Rien que ce geste avait suffi à l’éblouir et à satisfaire son affectivité… C’est étonnant, hein ? Ce sont des choses pour moi tout à fait étranges. C’était le chemin de Tina, vraiment.

59Le « chemin de Tina » pour quêter des répétitions d’actes poétiques de vivre a ainsi consisté à corriger continûment une apparence par une transparence, pour reprendre une expression de Victor Hugo qu’avait relevée et méditée André du Bouchet, à l’époque où lui et Tina vivaient ensemble77. Il s’agissait ainsi de débarrasser toute situation, figure ou action, des contingences dont elle pouvait être chargée de sorte qu’elle puisse être rendue transparente à la forme poétique dont elle était la manifestation et la répétition située. Une façon, intuitive et non programmée, de construire un répertoire d’éternels retours concrets et modestes où la contribution de l’ethnologie consiste à proposer à l’identification, qui revient au poète, des faits constatés à partir d’une réalité à peine tamisée par l’observation.

60Mais le plus sûr moyen de vivre dans l’éternité des formes était de partager l’intimité du poète, de celui pour qui le geste poétique était là, « tout le temps ».