Faire du neuf, autrement : la poésie de Margaret Mead
1C’est dès l’âge de neuf ans que Margaret Mead, éminente anthropologue du xxe siècle, s’est mise à écrire de la poésie, comme elle le raconte dans Blackberry Winter (1972), son autobiographie1. Quand elle intègre Barnard College en 1920, Mead se joint à un groupe composé exclusivement d’étudiantes, baptisé Ash Can Cats, qui vouait collectivement un culte à des auteures comme Louise Bogan et Edna St. Vincent Millay2, poétesses accomplies qui écrivaient des vers lyriques traditionnels — tout comme Mead elle-même. Plus tard, Mead et Ruth Fulton Benedict, sa professeure à l’université, compagne de travail et amie intime, s’échangeraient leurs poèmes, en discuteraient, et s’en dédieraient l’une à l’autre3. Toutes deux en échangèrent également avec Edward Sapir, anthropologue boasien comme elles, qui composa environ six cent soixante-trois poèmes, se montrant ainsi le plus prolifique d’eux trois. Mead, pour sa part, ne publia que dix poèmes, mais elle en écrivit plus de cent quatre-vingts4. Et son œuvre lyrique lui inspirait des sentiments mitigés. Elle n’a guère plus de vingt ans lorsque la virtuosité d’une des membres des Ash Can Cats, Léonie Adams, la convainc qu’il lui faut chercher ailleurs son véritable talent. Comme elle l’écrit elle-même,
Les événements les plus exaltants [à Barnard College] tournaient autour de la poésie de Léonie, dont les poèmes, alors qu’elle était encore toute jeune étudiante, étaient déjà acceptés et publiés. […] Je m’étais moi aussi adonnée à la poésie, et je continuai à le faire pendant plusieurs années, mais cela devint un passe-temps — une façon agréable de traduire des expériences pour moi-même et de communiquer avec des amis qui étaient poètes. Mais parce qu’il y avait Léonie, je cessai de considérer la poésie comme une ambition sérieuse5.
2Elle continua pourtant bel et bien à écrire de la poésie, « particulièrement pendant les premiers temps, les plus intenses, de sa relation avec Ruth Benedict6 ».
3Sur ses dix poèmes publiés, elle parvint à placer « For a Proud Lady » et « Rose Tree of Assisi » (« Pour une dame fière » et « Rosier d’Assise ») dans The Measure, et, grâce aux recommandations de Benedict, « Misericordia », dans Poetry, la revue d’Harriet Monroe7, où des auteurs aussi prestigieux que T. S. Eliot, Ezra Pound, Hilda Doolittle, Wallace Stevens, William Carlos Williams, Amy Lowell et Robert Frost publiaient leurs poèmes. Les deux questions connexes que je souhaite soulever dans cet article sont les suivantes : pourquoi une anthropologue écrit-elle de la poésie, et dans quelle mesure peut-on comparer sa production à celle de ses contemporains modernistes ? Ce sont en l’occurrence des façons très différentes, stylistiquement parlant, de composer avec la modernité occidentale et son envers extra-occidental qui apparaissent, et ces voies divergentes tendent à des renouveaux d’ordres distincts.
4Les lecteurs familiers de la poésie moderniste consacrée ne seront pas dépaysés par le diagnostic poétique de Mead au sujet de la modernité occidentale. Lorsqu’elle évoque, dans un poème de 1924 intitulé « Good Friday, 1923 » (« Vendredi saint 1923 »), le tintement des cloches d’une église, fâcheusement entrecoupé par « le sifflement d’un train qui passe8 », ou lorsque, dans le poème non daté « Disillusionment » (« Désillusion »), le sujet lyrique ne trouve que bien peu d'espace pour ses rêveries dans une « ville agitée, grouillante », dans laquelle « des gens laminés par le travail se pressaient / à toute allure sur la chaussée neuve et lisse9 », ce sont des aperçus poétiques d’une modernité urbaine qui nous sont donnés, et cette modernité est aussi aliénée, desséchée et sans âme que celle que l’on découvre dans le paysage aride de La Terre vaine de T. S. Eliot, où la « chapelle » est « vacante », où « les nymphes s’en sont allées », et où le « moteur humain » semble moins vivant que le taxi « palpitant10 ». Dans le poème non daté intitulé « A Paper World » (« Un Monde de papier »), Mead imagine même assister à la destruction du « monde de papier et des êtres de papier » qui l’entourent : « Ils n’ont qu’une dimension », mais que se passerait‑il, demande‑t‑elle, « si les juges / Essayaient de mettre à bas le trust du papier11 » ?
5On sait généralement que, dans leurs tentatives pour « faire du neuf » (« Make It New », selon la célèbre formule de Ezra Pound), les modernistes étaient souvent attirés par des cultures qu’ils percevaient comme plus authentiques ou plus vivaces que la leur. Le primitivisme de modernistes aussi différents par leur style et leurs pratiques artistiques que Pablo Picasso, Paul Gauguin, Henri Matisse, Emil Nolde, Tristan Tzara, Gertrude Stein, Langston Hughes et Henri Moore est un phénomène auquel de nombreuses recherches ont été consacrées12. La Terre vaine ne fait pas exception : s’il y a une lueur d’espoir dans la vision désolée de T. S. Eliot, c’est à coup sûr dans ses évocations des mythes consacrés à la végétation qu’il faut la chercher, dans le sermon du feu de Bouddha, dans le recours à l’épopée sanscrite du Mahabharata, dans les textes hindous du Brihadaranyaka Upanishad et dans ce qu’y dit le tonnerre, « Datta. Dayadhvam. Damyata », — « donner », « compatir », « se maîtriser » — ainsi que dans l’invocation finale à « la paix qui passe l’entendement » : « Shantih shantih shantih13 ».
6On sait aussi généralement que l’écriture de La Terre vaine a été profondément influencée par l’opus magnum en plusieurs volumes de l’anthropologue James George Frazer, Le Rameau d’or (1906‑1915)14, et par l’étude que la médiéviste Jessie L. Weston a consacrée à la légende du Graal, From Ritual to Romance (1920)15, qui s’appuie sur les travaux de Frazer16. Eliot reconnaît ses dettes dans la brève introduction des notes qu’il ajoute à La Terre vaine, qui furent d’abord publiées dans l’édition Boni and Liveright de décembre 1922 : il y écrit qu’il « doit tant » au livre de Weston que celui-ci « lèvera les obscurités du poème bien mieux que [s]es notes ». Au sujet du Rameau d’or, il remarque qu’il « a profondément influencé notre génération », ajoutant que « quiconque est familier » avec Adonis, Attis, Osiris — la quatrième partie (volumes 5 et 6) dans l’édition en douze volumes du Rameau d’or — « reconnaîtra immédiatement dans le poème certaines références aux cérémonies liées à la végétation17 ». Si Eliot a par la suite pris ses distances avec ses notes sur La Terre vaine, y voyant un simple procédé de remplissage pour la première édition du poème en volume et de l’« érudition de pacotille18 », l’influence de l’anthropologie frazerienne est clairement perceptible dans le poème lui-même, et elle concorde tout à fait avec l’usage que fait Eliot des recherches anthropologiques dans d’autres de ses écrits, y compris dans le texte moins connu de 1919 intitulé « War-Paint and Feathers » (« Peinture de guerre et plumes19 »), compte‑rendu d’une anthologie de chansons et de chants amérindiens sur laquelle je reviendrai. Eliot procède donc, dans sa quête de régénérescence spirituelle, à un détour par les recherches anthropologiques, et les fragments auxquels le sujet lyrique recourt pour « étayer ses ruines20 » sont d’origine extra-occidentale comme occidentale.
7Il ne serait alors guère étonnant que Margaret Mead, anthropologue‑devenue‑poète (ou, mieux, poète-devenue-anthropologue, puisqu’elle a d’abord écrit de la poésie) ait également investi d’autres cultures d’une telle énergie vitale lorsque ses poèmes abordent des thèmes ethnographiques. Mais l’usage qu’elle fait du savoir anthropologique prend des formes bien différentes. Considérons le début de « The Need that Is Left » (« Ce qu’il reste à combler »), un poème que Mead a écrit en mars 1927 et intégré dans A Song of Five Springs (La Chanson des cinq printemps), un petit volume relié à la main de onze poèmes, qu’elle a très probablement compilés pour Benedict :
Les vainqueurs de la course de chars
Ne remportent plus de couronne sacrée,
Pas plus que les danseurs ne forment un visage de déesse
À l’aide d’enveloppes de maïs.
La bonne fortune du pécheur est le fruit de calculs,
Non de prières,
Et les chasseurs ne versent nulle vaine libation
Sur les marches de l’autel.Sur les autels les hommes ne déposent plus
D’offrandes pour la pluie,
Les femmes stériles n’y brûlent plus
D’encens pour adoucir leurs peines,
Les Dieux n’ont que faire
Du premier orage du printemps ;
Et Aaron ne peut plus briser
Les bâtons des Égyptiens21.
8Dans une veine résolument nostalgique, le poème déplore la disparition des croyances mythiques et des pratiques rituelles. Comme dans la poésie d’Eliot, les origines grecques et judéo‑chrétiennes du monde occidental — la course de chars et les pouvoirs d’Aaron — ne sont plus en mesure désormais de soutenir le dynamisme d’une culture. Mais contrairement à ce qui se passe chez Eliot, les pratiques et les croyances des autres cultures — les danses du maïs, les sacrifices, l’investissement spirituel des aléas météorologiques — sont également en déclin. En règle générale, l’altérité, dans l’univers poétique de Mead, ne peut en rien pallier la perte d’identité22. Le plus souvent, dans ses poèmes d’inspiration ethnographique, les membres des autres cultures n’ont « plus de passé dans lequel puiser », comme on peut le lire dans « And Your Young Men Shall See Visions » (« Et des visions viendront à vos jeunes gens »), un poème que la poétesse Edna Lou Walton, sa compagne de Ash Can Cat, publia dans The City Day : An Anthology of Recent American Poetry23.
9Pour rendre compte des divergences entre les manières dont Mead et Eliot composent avec les cultures extra‑occidentales, il faut comprendre que le travail ethnographique de Mead s’oppose directement, à bien des égards, au genre de recherches anthropologiques dont Eliot s’inspire. Nous avons déjà identifié ses principales sources anthropologiques pour La Terre vaine : Jessie L. Weston et George Frazer. Dans « War-Paint and Feathers » — un compte-rendu remarquable et peu connu de The Path on the Rainbow : An Anthology of Songs and Chants from the Indians of North America (1918), publié dans l’édition du 17 octobre 1919 de The Athenaeum — Eliot cite d’autres références ethnographiques qui ont alimenté son intérêt pour les « primitifs » : les « ritualistes de Cambridge » Jane Ellen Harrison et Arthur Bernard Cook, qui ont appliqué les théories de Darwin et la recherche anthropologique contemporaine à l’étude de la culture de la Grèce ancienne ; les recherches de Walter Baldwin Spencer et de Francis James Gillen sur la culture aborigène australienne ; la monographie de Robert Henry Codrington sur la Mélanésie ; le travail du spécialiste de la Bible et orientaliste J. Rendel Harris ; les études d’Émile Durkheim sur le totémisme et les réflexions de Lucien Lévy‑Bruhl sur la « mentalité primitive ». Si cette liste de savants de différentes disciplines est pour le moins hétérogène, tous partagent néanmoins une conception peu ou prou évolutionniste des cultures indigènes.
10Quand Eliot publie « War‑Paint and Feathers » en 1919, l’évolutionnisme social tel qu’il est représenté par Frazer et par Edward Burnett Tylor est sur le déclin, mais reste une force encore puissante en anthropologie24. Si les divers représentants de l’anthropologie évolutionniste rendent compte de façons divergentes du développement culturel, tous sont liés par la conviction que, dans les termes de Tylor, « l’histoire de l’humanité est partie intégrante de l’histoire de la nature, que nos pensées, nos volontés et nos actions répondent à des lois aussi précises que celles qui régissent le mouvement des vagues, l’équilibre des acides et des bases, et la croissance des plantes et des animaux25 ». Les évolutionnistes suivaient les théories d’Auguste Comte, de Herbert Spencer et de Montesquieu lorsqu’ils estimaient que les cultures humaines passaient, suivant le modèle de Montesquieu, par un développement progressif de la sauvagerie à la barbarie, et de la barbarie à la civilisation. Dans les termes de Lewis H. Morgan, l’un des représentants les plus influents de l’évolutionnisme socioculturel aux États-Unis :
De même qu’il est indéniable que des portions de l’espèce humaine ont vécu à l’état de sauvagerie, d’autres à l’état de barbarie, et d’autres encore à l’état de civilisation, il semble non moins indéniable que ces trois conditions distinctes se succèdent de façon aussi naturelle que nécessaire dans la marche vers le progrès26.
11C’est précisément à cette conception de la culture qu’Eliot s’alimente lorsqu’il écrit que
le poète devrait connaître tout ce qui a été accompli en poésie (accompli, et non simplement produit) […] depuis ses débuts — pour savoir ce qu’il fait lui-même. Il devrait être conscient de toutes les métamorphoses de la poésie qui illustrent les stratifications de l’histoire recouvrant la sauvagerie27.
12C’est là la version primitiviste de « La tradition et le talent individuel28 » : pour devenir véritablement moderne, le poète doit s’être intimement confronté à une tradition qui embrasse non seulement l’héritage européen, dans lequel Eliot puise si manifestement dans La Terre vaine (de Dante à Shakespeare, en passant par Wagner et Verlaine), mais aussi les traditions des cultures censément primitives ou sauvages29 :
Et de même qu’il est certain que l’étude de l’homme primitif porte plus avant notre compréhension de l’homme civilisé, il est également certain que la poésie et l’art primitifs nous aident à comprendre la poésie et l’art civilisés. La poésie et l’art primitifs peuvent même, par les études et les expériences du poète ou de l’artiste, revivifier les chantiers contemporains. Le « retour aux sources » est un bon principe30.
13En tant qu’élève de Franz Boas, Mead n’échappe nullement au primitivisme : ses écrits manifestent une fascination intense et un désir à l’égard des cultures réputées moins développées mais plus vivaces et plus authentiques que la sienne. À cet égard au moins, une grande part de ses écrits ethnographiques semblent s’aligner sur le primitivisme moderniste, qui « fait de l’Autre non pas une menace à contenir, mais une source de nouvelles énergies » et considère « le primitif » comme « un intermédiaire pour comprendre l’homme, l’art et la poésie “civilisés”, non [comme] une fin en soi31 ». Mais les Boasiens étaient farouchement opposés à l’école évolutionniste en anthropologie, à laquelle Eliot puisait si librement. C’est dans une série de lettres qui critiquaient la taxonomie évolutionniste mise en œuvre par Otis T. Mason au Musée National des États-Unis que Boas exprima pour la première fois ses divergences de vue avec l’évolutionnisme. Cette correspondance fut publiée dans Science en 188732. Fidèles à leur professeur, les Boasiens combattent le déterminisme biologique des évolutionnistes, leur racisme scientifique, leur pratique de la recherche « dans un fauteuil », leurs amalgames entre des pratiques culturelles issues de cultures profondément différentes, et leurs tendances à projeter les normes et les valeurs occidentales sur les cultures extra-occidentales. Ils prônent le relativisme culturel comme alternative aux théories évolutionnistes, estimant que toutes les cultures sont potentiellement égales et doivent être étudiées et jugées en fonction de leurs propres normes et valeurs, plutôt qu’à l’aune de critères normatifs censément universels mais en réalité occidentaux33. Si la mouvance boasienne entretient bien des liens gênants avec la pensée évolutionniste et la science raciale, Boas et ses étudiants, eux, se sont imposés en contestant l’évolutionnisme social et en le supplantant, du moins en partie34.
14Cet écart peut expliquer pourquoi Mead, dans sa poésie, ne fait pas des cultures qu’elle étudie des sources de régénération pour l’Occident. Si l’on adopte la perspective du relativisme culturel, les cultures sont distinctes les unes des autres et doivent être envisagées comme telles. Dans la version la plus poussée du relativisme culturel, celle de Benedict, les différentes cultures sont même « incommensurables35 ». On peut s’attendre, pour cette raison, à ce qu’une poétesse comme Mead, qui prône le relativisme culturel, soit pour le moins sceptique à l’égard de toute tentative visant à ranimer une culture en y injectant des éléments issus d’une autre. Pour rendre compte de son approche poétique plus nettement élégiaque des autres cultures, il faut par ailleurs invoquer la mission morale qui anime le travail des Boasiens. Cette mission, Mead l’a formulée très tôt, et de façon particulièrement poignante, dans une lettre qu’elle a écrite à sa grand-mère le 11 mars 1923, deux ans avant son voyage aux Samoa :
J’aimerais tellement être anthropologue. Car le contact avec les civilisations modernes détruit les cultures primitives si rapidement ; dans cent ans, il n’y aura plus de peuple primitif ; le travail est tellement urgent, si peu de gens en comprennent l’importance, et encore moins sont prêts à s’en charger36.
15Mead formule ici le projet propre à l’ethnographie de sauvetage, celui de préserver les traces de cultures que l’on pense vouées à disparaître sous la pression de la modernisation et de l’influence euro‑américaine37. Considérée d’un œil critique, l’ethnographie de sauvetage révèle des liens troublants entre les Boasiens et les évolutionnistes qu’ils ont cherché à supplanter : les uns comme les autres s’appuient sur une conception de l’histoire dans laquelle la disparition inéluctable des modes de vie prémodernes est conçue comme un fait acquis38. Mais la mission de sauvetage est plus fondamentale dans le projet boasien que dans l’école évolutionniste, ce qui peut expliquer pourquoi Mead tend, dans sa poésie, à déplorer la disparition de cultures censément primitives plutôt qu’à se réjouir de leur pouvoir régénérateur pour la civilisation occidentale. Et cette tendance a bien sûr des conséquences sur la façon dont elle écrit.
16Dans leur désir d'innovation, les écrivains et les artistes modernistes puisaient aux cultures primitives d’abord et avant tout comme à des réservoirs de formes culturelles et artistiques supposées plus simples et plus authentiques, auxquelles les artistes occidentaux pouvaient faire appel pour revivifier leurs propres pratiques et inventer de nouvelles formes. Qu'on pense à l’usage que fait Picasso des masques africains pour peindre les nus des Demoiselles d’Avignon ou aux poèmes sonores de Hugo Ball dont les sons et les morphèmes vaguement africains réinventent le langage après la destruction du sens provoquée par la Première Guerre mondiale, il s'agit toujours de « faire du neuf » en mêlant des formes linguistiques, musicales, ou sculpturales occidentales et extra-occidentales.
17À lire la poésie de Mead, on s’aperçoit que son auteure a conscience des expérimentations formelles de ses contemporains. C’est ce qui apparaît, par exemple, lorsqu’elle écrit un poème de quatre vers intitulé « Caution to Beauty » (« Avertissement à la beauté ») et qu’elle lui donne pour sous-titre « A fragment39 ». Dans un autre poème, elle s’essaye à une modeste expérience typographique : sur une page tapuscrite qui porte le titre de « Fragments », on trouve deux vers, suivis, après un blanc, de huit vers, eux‑mêmes suivis par six autres vers, séparés des précédents par un blanc d’environ huit sauts de ligne :
Les collines arboraient les premières couleurs du printemps
Tissées de mille promesses de feuilles.Le soleil de printemps filtrait à travers les rameaux
Des arbres nus qui seuls entravaient sa course,
Mais s’accrochait à chaque fleur de lauracée
Changée en or, les seules choses
Dans ce bois à même de porter
La gloire éclatante du soleil. Les arbres endormis
En se déployant dégageaient leurs troncs
De la lumière du couchant.
Le soleil a fait ses oraisons,
Et illumine à présent la teinte radieuse du ciel ;
Les premières bonnes senteurs du matin
Se mêlent à la rosée,
Et enfouie jusqu’à la taille dans les plants de maïs
J’attends de te voir apparaître40.
18Qu’on lise ce texte comme un seul poème fragmenté ou comme un ensemble de fragments distincts, Mead fait ici usage d’un procédé au cœur du modernisme : le fragment. Bien sûr, ces vers partiellement rimés sur le printemps ne sont en rien expérimentaux ou ludiques comme, disons, Le Printemps et le Reste (Spring and All), de William Carlos Williams, mais ils témoignent bel et bien de la conscience poétique de Mead et de son usage discret de techniques poétiques également employées par des écrivains modernistes de premier plan. Pourtant, dans un autre poème, non daté et inédit, intitulé « Madonna of the Breakfast Table » (« La Madone à la table du petit déjeuner »), Mead achève par ces vers la célébration de la beauté de son allocutaire :
Mais au matin, une proie s’offre à mes regards,
Qui virent subitement au désespoir,
Devant l’adorable incongruité
De ta beauté assise là,
La lumière des étoiles tombant encore sur toi
Et la lune prise dans tes cheveux,
Alors que tu découpes le bacon du petit-déjeuner
Dans cette atmosphère figée et mortelle41.
19Avec ses vers rimés42, ses tropes conventionnels, et son éloge de la beauté d’une femme, le poème de Mead ne constitue guère une révolution littéraire — et elle-même n’est pas franchement iconoclaste en matière linguistique. À bien des égards, ce texte est à des années lumières des poèmes modernistes consacrés. Et cette remarque vaut également pour les sujets que ses poèmes abordent : la plupart d’entre eux tournent autour de thèmes profondément personnels tels que la souffrance émotionnelle et physique, la perte, la solitude et, surtout, l’amour, qu’il soit heureux ou à sens unique. L’essentiel de la production de Mead répond à la description que donne Earl Miner de la poésie lyrique moderne, « un type de poésie invariablement fondé sur la musicalité et qui, sur le plan thématique, renvoie invariablement aux états d’âme du poète, restitués en un alliage d’idées et d’images43 ». Ses poèmes ne cadrent assurément pas avec la théorie impersonnelle de la production poétique élaborée par Eliot, selon laquelle « la poésie ne consiste pas à donner libre cours à l’émotion, mais à échapper à l’émotion ; elle n’est pas l’expression de la personnalité, mais un moyen d’échapper à la personnalité44 ». Certains autres de ses poèmes comme « Lines to Charon » (« Vers pour Charon45 ») et « Aliter46 » explorent la mythologie grecque, tandis que d’autres encore, comme « Cottager's Request » (« La Requête du villageois47 »), « Judas Iscariot48 » et « Ecstasy Neglected » (« Extase délaissée49 ») mobilisent des topoï chrétiens traditionnels. Et pourtant, l’avant-dernier vers de « Madonna of the Breakfast Table » rappelle le célèbre troisième vers de « La Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock », de T. S. Eliot :
Allons-nous-en donc, toi et moi,
Lorsque le soir est étendu contre le ciel
Comme un patient anesthésié sur une table50
20Les deux poèmes ne répondent aux attentes des lecteurs en matière de poésie amoureuse que pour mieux les déjouer. De plus, tous deux annoncent dès leur titre des dissonances modernistes : Mead fait asseoir la Madone à la table profane du petit-déjeuner ; Eliot choisit de donner au chantre d’une chanson d’amour gardée pour soi un nom d’une raideur comique, J. Alfred Prufrock. Mead semble donc avoir conscience de ce que font les autres poètes contemporains et essaie, elle aussi, d'être moderne.
21Mon propos n’est pas de soutenir que la poésie de Mead est aussi iconoclaste, ou aussi géniale que celle d’Eliot. Si je me joins volontiers aux tenants du révisionnisme pour injecter une saine dose de scepticisme dans l’idée de génie littéraire, je ne prends pas de grands risques en affirmant que Mead n’a pas le talent poétique d’un Eliot. De cette comparaison, c’est Eliot qui ressort comme « il miglior fabbro », un titre qu’il a lui-même décerné à Pound dans la dédicace de La Terre vaine. Ce que John Berryman a écrit au sujet de cet abrupt troisième vers de « Prufrock », aucun critique sensé ne le dirait du poème de Mead : « Avec ce vers, commence la poésie moderne51. » De même, si les effets de rupture avec les attentes du lecteur sont rares dans la poésie de Mead, ils sont en revanche essentiels au projet poétique d’Eliot. Considérons les deux premiers vers des quatre poèmes qui constituent ses « Préludes » (1917), qui tous mettent d’emblée en œuvre le procédé de « Prufrock » :
I
Le soir d’hiver choit dans les ruelles
Parmi les relents de grillade.II
Le matin s’ouvre à la conscience
D’un relent de bière éventéeIII
Tu rejetas la couverture,
Puis, sur le dos, tu attendisIV
Son âme écartelée au ciel
Qui s’éteint derrière un immeuble52
22Ici comme dans les trois premiers vers de « Prufrock », Eliot met en pratique ce qu’il prône dans « La tradition et le talent individuel » (1919) : pour écrire de la poésie qui soit véritablement nouvelle, le talent individuel doit d’abord s’être intimement confronté à la tradition53. Louis Menand a une belle formule à ce sujet, dans un essai publié en 2011 dans The New Yorker : « ce qui importait à Pound et à Eliot était que les os du passé soient lisibles (visibles, audibles) sous la peau du présent. C’est ce qui produit la dissonance moderniste54 ». C’est ainsi qu’Eliot « s’est modernisé lui‑même55 », pour reprendre les mots de Pound au sujet d’Eliot dans une lettre à Harriet Monroe. L’œuvre poétique de Mead, pour sa part, ne fait pas état d’un tel effort suivi d’auto-modernisation.
23Jusqu’à présent, j’ai identifié deux raisons qui expliquent la modestie des tentatives de Mead en matière d’innovation formelle : la priorité qu’elle accorde à la mission de sauvetage ethnographique sur l’idéal de régénérescence primitiviste, et sa virtuosité moindre en tant que poète. Une troisième raison peut toutefois expliquer pourquoi elle est si peu encline à renouveler la langue anglaise : c’est tout simplement qu’elle ne fait pas confiance au langage. Cette méfiance, Mead l’énonce en termes explicites dans un poème de 1924 intitulé « Warning » (« Mise en garde ») :
Ne confie pas ta précieuse vision
À la garde des mots ;
Autant coucher ton premier‑né
Sur des épées dégainées.Les mots brûlent de te trahir
Conspirant jusqu’au dernier
Pour entacher de passé
L’éclat de cette aventure.
Triturant grossièrement ce que cette heure même
A pour toi d’unique,
La mêlant à d’autres, troublées
Par l’éternité.Mais prends plutôt une palette56 ;
Les couleurs n’ont pas de passé à porter,
Refondues dans cet instant qui t’appartient,
Vois comme elles durent.Chercherais-tu une autre urne
Que celle de ton cœur qui n’oublie rien
Choisis les couleurs, mais des vieux mots
Garde-toi bien57.
24« Warning » est manifestement un poème ethnographique dans lequel Mead s’interroge sur les médias entre lesquels les anthropologues ont à choisir pour garder trace d’autres cultures. À ses yeux, les mots sont lestés de leur héritage historique et culturel, ce qui en fait des outils suspects pour saisir ce qui constitue la singularité d’une culture. C’est pour cette raison que tous les mots sont de « vieux mots58 ». Comme elle l’écrit dans Balinese Character : A Photographic Analysis, un travail pionnier en anthropologie visuelle qu’elle a co-signé avec Gregory Bateson :
Nous savons ceci au sujet des relations entre culture et concepts verbaux, et cette idée est de première importance : que les mots qu’une culture a investis de sens sont, en vertu même de leur justesse dans le cadre de cette culture, singulièrement inadaptés pour formuler avec précision des remarques sur une autre culture59.
25Au lieu de reconnaître, comme Eliot, le poids et la valeur de la tradition que renferment les langues européennes, et de frayer sa voie à travers cette tradition pour chercher à réinventer le langage, Mead accorde ainsi sa préférence à un autre médium. Dans ce poème, cet autre médium est la peinture. Dans ses travaux ethnographiques, elle privilégie de même les médias visuels, particulièrement la photographie et le film, et elle s’est démenée pour que ceux-ci soient reconnus comme des outils respectables pour l’anthropologie, qu’elle qualifiait d’un œil critique de « discipline de mots ». Pour Mead, les images sont quittes du bagage historique et culturel qui leste les mots ; elles peuvent donner un accès direct, immédiat et objectif au réel. Cela est évidemment loin d’être vrai, mais c’est bien la vision de Mead lorsqu’elle écrit, à nouveau dans Balinese Character, que « chaque photographie singulière », dans ce livre qui mobilise différents médias, « peut être considérée comme presque parfaitement objective », ajoutant que « l’objectivité des photographies elles-mêmes justifie les quelques libertés prises dans la rédaction des légendes60 » qui les accompagnent sur la page opposée. Mead assène le même argument dans une discussion vive et animée avec Bateson, opportunément intitulée « For God’s Sake, Margaret. » (« Pour l’amour du ciel, Margaret61 »). À Bateson qui exprime de l’exaspération vis-à-vis des contraintes que les « caméras sur tripode » imposent à l’ethnographe-cinéaste, et affirme que « la trace photographique devrait être une forme d’art62 », Mead répond, en prenant résolument le contrepied de ces propos :
Je pense qu’il est très important, si l’on veut vraiment faire du comportement un objet scientifique, de mettre les matériaux à disposition des autres, en étant aussi exhaustif que possible. Donc on ne touche pas aux matériaux. Il y a quantité de réalisateurs aujourd’hui qui disent que « ça devrait être de l’art », et qui saccagent tout ce qu’on essaye de faire. Pourquoi, bon sang, est-ce que ça devrait être de l’art ?63
26Comme l’a montré A. Elisabeth Reichel64, le maintien d’une distinction aussi claire entre science et art indique que, contrairement à ce qu’on a souvent prétendu, Mead n’a pas vraiment joué un rôle pionnier dans les débats sur l’écriture de l’anthropologie (dans la mouvance de Writing Culture65). Dans son article programmatique « Visual Anthropology in a Discipline of Words », un texte fondateur dans l’histoire de l’anthropologie visuelle, Mead explique pourquoi les anthropologues ont besoin d’utiliser d’autres instruments enregistreurs qu’ « un crayon et un carnet66 ». Dès la première et longue phrase de l’article, elle rappelle à ses lecteurs l’urgence de l’entreprise anthropologique :
L’anthropologie, en tant qu’agrégat de disciplines — dont le nom et l’histoire varient selon les pays : anthropologie culturelle, anthropologie sociale, ethnologie, ethnographie, archéologie, linguistique, anthropologie physique, folklore, histoire sociale, et géographie humaine — a endossé, à la fois implicitement et explicitement, la responsabilité de constituer et de conserver des traces des coutumes et des êtres humains menacés de disparition sur cette terre, qu’il s’agisse de peuples consanguins, de populations sans écriture vivant isolées dans quelque jungle tropicale, au fin fond d’un canton suisse, ou dans les montagnes d’un royaume asiatique67.
27Écrivant justement depuis le fin fond d’un canton suisse, je remarque que Mead fait à nouveau valoir ici la mission de sauvetage de la discipline que nous avons déjà vue à l’œuvre dans « The Need that Is Left ». Si l’on veut honorer cette mission, les médias censément plus objectifs que sont la photographie et le film sont, suggère Mead, des outils beaucoup plus adaptés que le crayon et le carnet : ce sont « des instruments qui peuvent fournir quantité de matériaux objectifs68. » Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Mead, dans ses poèmes, ne s’applique pas à réinventer le langage, un médium qu’elle estime insuffisant et inadéquat, trop subjectif et trop encombré par la culture de l’anthropologue et par son passé. Bien plutôt, Mead s’applique à réinventer sa propre discipline, pour en faire un savoir qui ne se laisse pas restreindre par l’usage des mots.
28D’un autre point de vue, pourtant, le projet de Mead et celui des modernistes convergent indéniablement. Comme les modernistes, Mead met sa connaissance d’autres cultures au service d’une démarche de critique culturelle. Comme eux, elle se donne pour objectif ultime de contribuer au renouveau de sa propre culture. Cependant, pour les raisons exposées ci-dessus, sa critique culturelle prend des formes très différentes des leurs. Le propos de Mead, en tant que chercheuse en sciences sociales, est de réformer la société, et dans cette perspective, les cultures étrangères sur lesquelles elle mène ses recherches ne sont pas mobilisées comme des ressources pour favoriser la régénérescence linguistique ou spirituelle de l’Occident. Bien plutôt, elles tiennent lieu de contrepoint qui aide les Occidentaux, d’abord à observer, ensuite à corriger les défauts de leur propre culture.
29Cette perspective se fait clairement jour dès Coming of Age in Samoa (1928), issu de sa thèse de doctorat69. Sous-titré A Psychological Study of Primitive Youth for Western Civilization, le premier livre de Mead, aussi célèbre que décrié, affiche littéralement son primitivisme dès la couverture et prend le sujet à bras‑le‑corps tout au long de son développement70. Le second chapitre du livre, « Une journée aux Samoa » (le premier, à vrai dire, puisque il fait suite à une « Introduction ») offre une vision panoramique suggestive de la culture samoane, qui présente au lecteur des « amoureux regagnant leur case après un rendez-vous sous les palmiers ou à l’ombre des canoës échoués », des filles « qui étouffent des petites rires parce qu’un propre à rien a échappé pendant la nuit à la poursuite d’un père outragé », des « femmes à moitié vêtues, qui flânent, leur poupon au sein » et, fait entendre, au petit matin, « le doux grondement du récif et le murmure des amants, tandis que le village repose jusqu’à l’aube71 ». Tout saturé que soit le livre de tableaux primitivistes de la vie samoane (« Une journée aux Samoa » est un morceau d’anthologie pour illustrer le primitivisme dans l’histoire de l’anthropologie culturelle), et tout relevé qu’il soit de jugements admiratifs sur la culture samoane, dans laquelle « grandir » est « une affaire si aisée et si simple72 », Mead ne va pas cependant jusqu’à exhorter ses concitoyens à adopter les pratiques sociales et les formes culturelles samoanes. Au lieu de cela, elle s’attache à rendre compte, dans les deux derniers chapitres de son livre (« L’éducation occidentale et l’exemple samoan » et « Pour une éducation libérale »), ajoutés à la demande de son éditeur, des leçons que les lecteurs américains devraient tirer de ses recherches samoanes. Ce que Mead y a découvert est que l’adolescence est une phase qui n’est pas problématique dans la vie des jeunes samoans, une phase qui n’est pas accompagnée des colères et des violentes sautes d’humeur que les observateurs américains (et moi-même) associent volontiers à l’adolescence. Mead rend compte de la différence en avançant que, par comparaison avec la complexité de la culture des États-Unis, les Samoa ont une culture simple, avec des rôles sociaux strictement définis qui n’obligent pas les adolescents à choisir entre une multitude d’options. « Pour expliquer l’absence de conflit » pendant la puberté samoane, écrit Mead,
nous devons principalement prendre en compte la différence qui existe entre une civilisation primitive, simple et homogène, qui change si lentement qu’à chaque génération elle semble statique, et une civilisation moderne, disparate, diverse et hétérogène73.
30Mead revient à cette conception duale de la culture dans un sonnet de 1924 intitulé « America », dont la première strophe représente allégoriquement la nation sous les traits d’une mère donnant à ses enfants « de frêles clés », qui « semblent grossièrement faites » et « s’entrechoquent avec des bruits de ferraille ». La seconde strophe, en revanche, affirme que « chacune de ces clés », lorsqu’elle est « vue dans sa singularité / Sous le soleil de cieux étrangers », a « tout d’une clé en or, / Mûrement pensée et forgée74 ». J’interprète ces clés comme des symboles de l’éducation, des outils culturels permettant aux jeunes de comprendre la culture dans laquelle ils vivent, d’« ouvrir les mystères de la vie », comme l’écrit Mead dans le poème. Dans la première strophe, les clés sont toutes mélangées, formant « un trousseau de clés qui tintent75 » ; dans la seconde, chacune des clés est considérée séparément, c’est-à-dire analysée. Laissant ouverte l’interprétation du poème, Mead ne précise pas si ces clés sont « américaines » ou si l’on a affaire à deux types de clés, les clés américaines et les clés étrangères. À la première lecture, les clés « fragiles » ne « tintent » que sur le sol des États-Unis, quand le fouillis d’une culture complexe obscurcit leur signification, mais celle-ci apparaît dans toute sa clarté et devient pleinement fonctionnelle lorsqu’on les envisage avec la distance analytique que procure l’expérience d’une culture étrangère. À la seconde lecture, seules les clés de la première strophe sont américaines : ce sont des clés irrémédiablement « cliquetantes », « frêles », « fragiles », par comparaison avec les clés « d’or » qui ouvrent les mystères d’une culture plus simple, plus cohérente. Dans une lecture comme dans l’autre, la culture étrangère joue le rôle de contrepoint qui permet au sujet lyrique de percevoir plus nettement sa propre culture. Ce qui, dans une perspective disciplinaire, revient à dire que l’étude ethnographique d’une autre culture permet en retour une approche réflexive de sa propre culture, laissant entrevoir aux Américains ce qu’annonce l’avant-dernier chapitre de Coming of Age in Samoa : les problèmes de « l’éducation occidentale » vue à la lumière de « l’exemple samoan ».
31Aux yeux de Mead, les trop nombreuses options qui s’offrent aux jeunes Occidentaux constituent pour eux un fardeau à l’origine des tensions psychologiques et familiales qui pèsent sur l’adolescence occidentale. Ce raisonnement conduit Mead à sa thèse principale (et contestée) : que l’adolescence est un fait d’ordre non pas biologique, mais culturel76. Les conseils que donnent Mead à ses lecteurs américains dans les deux derniers chapitres de Coming of Age in Samoa ne visent pas à revenir à une organisation sociale plus simple et plus rigide. Elle les invite plutôt à mettre en question le modèle américain de la famille nucléaire, à repenser les principes de base de l’éducation américaine et de la morale sexuelle, et à préparer, comme l’indique le titre de son dernier chapitre, les jeunes Américains aux choix qu’ils devront faire au cours de leur vie :
On doit leur apprendre que de nombreuses voies s’ouvrent à eux, l’une ne valant pas mieux que l’autre, et que c’est à eux et à eux seulement que revient la responsabilité du choix. Libres de tous préjugés, dégagés des conditionnements trop précoces à telle ou telle norme, ils doivent pouvoir considérer avec clairvoyance les choix qui s’offrent à eux77.
32Pour alléger les tensions et les angoisses des jeunes Américains face à une société complexe, hétérogène, quadrillée par des normes comportementales et des systèmes de croyance en concurrence, « nous devons consacrer tous nos efforts éducatifs à préparer nos enfants aux choix auxquels ils seront confrontés78 ». Dans la comparaison transculturelle à laquelle se livre Mead, la simplicité des Samoa fait ressortir, par contrepoint, les tensions nerveuses générées par la complexité de la modernité américaine. À ce prisme, les défauts de la culture américaine apparaissent donc très distinctement. Dans les mots de Mead,
Si l’on admet que nos propres usages ne procèdent ni de nécessités humaines ni de volontés divines, mais d’une histoire longue et mouvementée, rien ne nous empêche alors d’examiner une à une chacune de nos institutions, qui se révèlent très nettement à la lumière de l’histoire d’autres civilisations, et, après en avoir soupesé la valeur, d’admettre l’esprit tranquille qu’elles laissent à désirer79.
33En tant que chercheuse en sciences sociales, Mead était résolue à mettre la recherche empirique au service des problèmes sociaux du monde réel pour leur trouver des solutions. Animée par cette conviction progressiste — héritée de sa mère, sociologue et réformatrice sociale, et de son père, économiste politique, particulièrement conscient des implications pratiques de ses recherches — Mead n’hésita pas à endosser le rôle d’intellectuelle publique et à se consacrer à une gamme étonnamment vaste de sujets sensibles pour la société américaine, tels que la bombe atomique, l’exploration spatiale, l’image publique des scientifiques, les conflits générationnels, les manifestations étudiantes, les relations raciales, les droits des femmes, l’éducation, la pollution environnementale, la pauvreté, la sexualité, la vieillesse, et la nutrition infantile. C’est aussi la raison pour laquelle elle accepta volontiers différents rôles publics, depuis la direction du Comité du Conseil national de la recherche sur les habitudes alimentaires jusqu’à son travail pour plusieurs organisations des Nations unies, en passant par sa présidence de l’Association des anthropologues américains et de l’Association américaine pour les progrès de la science, et ses nombreuses apparitions au Congrès80. En 1942, elle publia And Keep Your Powder Dry : An Anthropologist Looks at America, une étude du tempérament national américain qui eut un vaste lectorat81. Mead contribua très activement aux débats nationaux qui eurent lieu dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, mais la vision progressiste du monde qui informe alors ses interventions était déjà clairement perceptible dans son premier livre :
Si ce sont les conditions de leur environnement social qui causent les difficultés et le désarroi des adolescents, alors faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour modifier cet environnement, afin de réduire cette tension et d’éliminer les efforts angoissés qui accompagnent cette phase d’adaptation82.
34Ses travaux en tant qu’ethnographe aussi bien que ses poèmes sont les témoins de ce projet progressiste, et révèlent un désir de faire du neuf, autrement. Pour Mead, l’objet de ce désir de renouvellement n’est donc ni le langage ni la vie de l’esprit, mais la société américaine.
35Que ce projet alliant critique culturelle et changement social sollicite une autre culture n’aura rien de surprenant pour ceux qui savent que le célèbre mot d’ordre de Pound appelant à « faire du neuf » provient lui-même d’une anecdote historique datant de la dynastie Shang (1766‑1753 avant J.‑C.), rapportée dans le Da Xue, un livre de sagesse confucéenne que Pound a traduit du chinois. C’est ce que nous apprend Michael North, dans son livre Novelty : A History of New83, qui revient très judicieusement sur les origines de la formule de Pound. La thèse que je défends ici même diffère toutefois de celle de North. Pour lui, le cas de Pound fait partie des nombreux et mémorables exemples de son livre qui servent à révéler l’historicité du « neuf ». Pour moi, le plus remarquable, dans la façon dont Pound recourt au confucianisme, n’est pas que le plus emblématique appel moderniste au renouvellement entretienne des liens étroits avec ce qui est ancien. À mes yeux, c’est le fait qu’il recherche le neuf dans l’altérité culturelle qui est le plus frappant, faisant ainsi le pont entre le maître à penser du modernisme littéraire américain et une poétesse mineure, anthropologue majeure, qui a fait tout son possible pour réinventer le monde social84.