Littérature et biographie
Article paru en 19231.
1En inscrivant les formalistes dans une généalogie idéale du structuralisme, la première réception française de ces derniers n’a pu donner qu’une vision parcellaire de la richesse et de la diversité de leurs travaux. Les réflexions originales sur le fait biographique développées dans cet article par Boris Viktorovitch Tomachevski2 (1890‑1957) font précisément partie de cette face cachée du formalisme que plusieurs historiens ces dernières décennies se sont attachés à mettre en lumière3. Rappelons que le formalisme n’a jamais constitué en Russie un mouvement unifié. Depuis 1919, Tomachevski contribue régulièrement aux activités du Cercle linguistique de Moscou, aux côtés de Roman Jakobson et de Grigori Vinokur. Il fait surtout partie de l’Opoïaz (acronyme de Société pour l’étude du langage poétique) et c’est au sein de cette branche pétersbourgeoise qu’il côtoie des critiques éminents comme Viktor Chklovski, Boris Eichenbaum ou encore Youri Tynianov. Comparée à la visibilité de ces trois grands noms du formalisme, dont les œuvres continuent de faire l’objet de nombreuses études, rééditions et traductions à l’échelle internationale, la position de Tomachevski dans l’historiographie du mouvement apparaît étrangement marginale4.
2Théorie de la littérature. Poétique (1925) constitue pourtant l’un des grands textes canoniques de la pensée formaliste. Tzvetan Todorov en a traduit et publié des extraits importants dans son anthologie de 1966 tout en soulignant, dès l’introduction, qu’il s’agissait avant tout, au moment de sa parution, d’un manuel synthétique destiné à un public élargi5. Les narratologues n’ont cessé depuis de se référer à ce texte et à sa célèbre distinction entre « fable » et « sujet ». Boris Tomachevski n’a cependant rien d’un théoricien du récit. Contrairement à Chklovski, Eichenbaum ou à Propp, qui travaille, quant à lui, plutôt en marge de l’Opoïaz, lui-même n’a jamais cherché à approfondir, dans ses travaux plus personnels, la description des structures narratives. Cet éminent pouchkiniste fut d’abord un grand connaisseur de la littérature française, ses premiers articles ayant porté sur les rapports entre l’œuvre de Pouchkine et la poésie française (fin du xviiie‑début du xixe siècle). Ayant bénéficié d’une formation d’ingénieur, Tomachevski a ensuite joué un rôle non négligeable dans l’application des nouvelles méthodes quantitatives statistiques à l’étude de la versification (Du vers, 1929). Il est également reconnu dans le monde académique russe pour ses activités de « textologue » puisqu’il s’est investi, à partir des années 1920, dans l’édition scientifique de plusieurs collections d’œuvres complètes. Des méthodes de la textologie, cette science soviétique des manuscrits modernes, Tomachevski nous a livré une vision synthétique dans un manuel de 1928 intitulé L’Écrivain et le Livre.C’est enfin l’historien de la littérature comme fait dynamique qui intéresse la présente réflexion sur les destinées de la mort de l’auteur. En manifestant, à maintes reprises, son intérêt pour les interactions entre faits littéraires et faits sociaux, les travaux de Tomachevski résonnent avec le tournant sociologique du formalisme, illustré par la théorie du « quotidien littéraire » (literaturnyj byt) de Boris Eichenbaum. Ces travauxrejoignent surtout le projet, cher à Youri Tynianov, de ressaisir tous les vieux problèmes de l’histoire littéraire à un niveau proprement théorique.
3Or la spécificité du problème biographique en Russie mériterait d’assez longs développements. Disons que, depuis l’époque fondatrice de Vissarion Bélinski (1811‑1848), le refus de distinguer l’homme et l’œuvre a toujours prévalu dans les habitudes mentales des critiques russes. Au début des années 1920, les études littéraires sont néanmoins devenues le champ de bataille de débats inédits. On a sans doute quelque peu exagéré l’antibiographisme des formalistes russes en ignorant qu’il s’agissait, y compris dans les critiques les plus acerbes d’un Eichenbaum ou d’un Chklovski, d’une attaque dirigée avant tout contre la pratique de l’explication psychologique des textes. Selon les formalistes, la psychologie des auteurs doit fatalement manquer son but dès lors qu’elle ignore les lois de fonctionnement (zakonomernosti) qui déterminent la forme. À la virulence de certains membres de l’Opoïaz, on opposera volontiers la démarche conciliatrice d’un Tomachevski qui présente, là encore, de nombreuses affinités avec celle de Tynianov. Dès 1921, ce dernier pense la notion de « héros lyrique » (liričeskij geroj) à partir des problèmes posés par la poésie d’Alexandre Blok. Dans ses travaux ultérieurs, le concept de « personnalité littéraire » (literaturnaja ličnost’), distingué de la personnalité réelle de l’écrivain, permet d’élargir la problématique de l’image d’auteur à l’ensemble des genres littéraire. Cette personnalité construite par les différents éléments du texte rappelle quelque peu la notion rhétorique d’éthos, remise récemment sur le devant de la scène des idées par l’analyse du discours.
4Les propositions de Tomachevski se retrouvent aussi dans l’œuvre non plus théorique mais romanesque de Youri Tynianov, ce dernier ayant choisi d’adapter en romans les « légendes biographiques » de trois écrivains romantiques russes : Wilhelm Küchelbecker (Le Disgracié, 1925), Alexandre Griboïedov (La Mort du Vazir-Moukhtar, 1929) et Alexandre Pouchkine (La Jeunesse de Pouchkine, 1936). Le concept de « biographie littéraire », tel qu’il est développé dans l’article de 1923, éclaire enfin d’un jour nouveau la comparaison, devenue ultra classique de nos jours, entre l’héritage du formalisme russe et celui de la poétique de Paul Valéry, cet éminent représentant d’un formalisme à la française s’étant montré lui aussi sensible, dans ses Cahiers, à la dimension imaginaire de notre rapport collectif aux auteurs. Dans ce contexte intellectuel transnational, qui est celui des années 1920, la « mort de l’auteur » apparaît déjà comme un paradigme pour penser la construction et l’anticipation par l’écrivain de sa propre légende. Tomachevski ne manque pas de souligner le caractère interactionnel de ce travail de mythification biographique qui engage toujours une demande sociale du public. Reste que les exemples de morts stéréotypées abondent dans l’article de 1923 : derniers instants de Guillaume Vadé imaginés par Voltaire, morts pathétiques des poètes Malfilâtre et Gilbert mythifiées par Alfred de Vigny, empoisonnement de Mozart par Salieri mis en scène par Pouchkine, duel mortel du poète russe lui-même suivi de celui de son contemporain Mikhaïl Lermontov, etc. La « biographie littéraire » serait‑elle avant tout une nécrologie ? Cette formulation ne détonnerait guère par rapport à l’iconoclasme des formalistes russes. L’image d’un groupe de chercheurs ennuyeux ne se préoccupant que de questions de technicité littéraire ne coïncide nullement avec le ton polémique ni avec l’ironie souvent mordante de leurs manifestes. Tomachevski excellait particulièrement dans ce registre et notre traduction s’est d’abord attachée à rendre sensible son humour. Dans l’hommage qu’il lui rendra au début des années 1990, Youri Lotman insistera beaucoup sur cette qualité de celui que ses étudiants appelaient le « grand destructeur »6 (velikij destruktor). À croire que pour devenir un théoricien majeur de la littérature, il faut être d’abord un grand ironiste.
5Nicolas Aude (Université Paris‑Nanterre)
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6Le livre historico‑littéraire contemporain incline manifestement au documentalisme. Les volumes de « journaux intimes », de document « inédits » et recherches biographiques en tout genre ont marqué une aggravation de l’intérêt pour ladite « histoire littéraire », pour le quotidien, la personnalité, les relations des écrivains entre eux et pour le milieu qui les entoure.
7La majorité des « correspondances » publiées prennent en considération non pas la littérature et son histoire, mais l’auteur en tant qu’homme : et cela va encore lorsqu’elles ne prennent en considération que l’auteur et non ses frères ou ses tantes. Or, si l’on tient compte de l’essor parallèle d’une littérature qui aiguise notre intérêt pour les éléments proprement artistiques de la création littéraire — la littérature de l’« Opoïaz » et des autres branches du « formalisme » —, alors, au premier coup d’œil, nous pouvons penser qu’un énorme schisme a eu lieu parmi les historiens de la littérature, que les voies de ces deux courants se sont définitivement séparées et qu’il ne peut plus être question d’aucune réconciliation. Il en est ainsi jusqu’à un certain point. Clairement, nous ne pouvons pas forcer les nombreux biographes à concevoir l’œuvre littéraire autrement que comme un fait appartenant à la biographie de l’écrivain. Pour les autres, au contraire, toute analyse biographique d’une œuvre n’est qu’un produit de contrebande extérieur au domaine de la science, une fuite par la porte de derrière.
8Occuper une position neutre dans le débat où l’on se demande si le poème « Je me souviens de l’heure sainte » est une mise en forme littéraire des relations personnelles de Pouchkine et de Kern7 ou s’il s’agit d’une composition lyrique libre qui utilise l’image de Kern comme un « signe » ou comme un « matériau structurant » sans rapport avec la biographie — rester neutre dans ce débat, est‑ce que cela ne veut pas dire être assis entre deux chaises ? Ainsi, la question peut être posée directement : la biographie d’un poète nous est‑elle nécessaire pour comprendre son œuvre ou n’est‑elle pas nécessaire ?
9Mais avant de répondre à cette question, rappelons‑nous que la littérature existe avant tout pour les lecteurs, non pas pour les historiens de la littérature, et regardons quelle place a pu occuper la biographie des poètes dans la conscience du lecteur. En même temps, nous ne voudrions pas considérer la biographie comme une catégorie à part entière de la littérature historique (de ce point de vue, la biographie de Pouchkine ne se distingue en rien des biographies de généraux ou d’ingénieurs) : nous tiendrons compte uniquement des « fonctions littéraires » de la biographie en l’abordant comme la compagne de route traditionnelle des œuvres.
10Il y a eu des époques où la personnalité de l’artiste n’intéressait absolument pas son auditoire. Sur un tableau, ce n’était pas le nom du peintre qu’on inscrivait mais celui du mécène, sur les volumes manuscrits le nom du commanditaire ou celui du copiste. La tendance générale était à l’anonymat, laissant ainsi un vaste champ de recherche aux archéologues‑attributeurs des temps modernes. Le nom du maître apparaissait uniquement comme nom de marque de son atelier. C’est pourquoi Rembrandt signait sans scrupule les toiles de son élève Maes8.
11Mais durant les époques d’individualisation de l’œuvre, durant les époques qui cultivent le subjectivisme dans la construction artistique, le nom et la personnalité de l’auteur se trouvent mis en avant et l’intérêt du lecteur s’étend alors du texte [proizvedenija] au créateur. Cette nouvelle époque dans la relation à l’œuvre s’ouvre avec les grands écrivains du xviiie siècle. Avant eux, la personnalité de l’auteur apparaissait comme estompée. Au sein du public ont commencé à se diffuser des ragots et des anecdotes au sujet des auteurs. Ces ragots et ces anecdotes n’entraient pourtant pas dans les recueils de biographies et les informations qui se racontaient sur le compte des écrivains était du même type que celles qui circulaient sur les personnes qui n’avaient rien à voir avec la littérature. Il est même possible que plus un écrivain était dénué de talent et plus il circulait d’anecdotes à son sujet. Ainsi certaines anecdotes au sujet de l’abbé Cotin9, poète mineur du xviie siècle, sont parvenues jusqu’à nous alors même que plus personne ne connaît ses œuvres. En revanche, les renseignements dont nous disposons sur Molière ou sur Shakespeare demeurent très succincts. Il est vrai que le xixe siècle leur a composé depuis des biographies et qu’il a projeté leurs œuvres sur ces biographies inventées, ce qui ne l’a pas empêché, avec un succès non moindre, d’attribuer les tragédies de Shakespeare à Bacon, Rutland et à d’autres10.
12Pour tout ce qui concerne sa biographie, Shakespeare reste l’homme au masque de fer de la littérature.
13Or les écrivains du xviiie siècle n’étaient pas seulement des écrivains, c’étaient aussi des figures publiques. Voltaire a fait de son œuvre littéraire une arme de propagande et sa vie est elle aussi devenue une arme de propagande à visée démonstrative et provocatrice. Les années d’exil, ses années de règne à Ferney, tout cela a été utilisé comme un instrument au service de son combat d’idées et de son apostolat. Les textes de Voltaire étaient indissolublement liés à sa vie. On ne lisait pas seulement Voltaire, on venait à lui en pèlerinage. Les amateurs de son œuvre étaient de fervents admirateurs de sa personne, les adversaires de ses textes ses ennemis personnels. Toute la personnalité de Voltaire s’est confondue avec son œuvre. Ses textes n’étaient pas la première chose qui venait à l’esprit à la mention de son nom. D’ailleurs, de nos jours, alors que la plupart de ses tragédies et de ses poèmes semblent totalement oubliés, l’image de Voltaire est encore bien vivante et toutes ces œuvres oubliées brillent de l’éclat que celle‑ci reflète au sein de son inoubliable biographie.
14Tout aussi inoubliable est la vie de son contemporain Rousseau, qui a laissé ses Confessions et légué ainsi à la postérité sa propre histoire.
15Voltaire comme Rousseau, ainsi que la plupart de leurs contemporains, se sont illustrés dans tous les genres : du livret d’opéra‑comique au roman et au traité philosophique, de l’épigramme et de l’épitaphe aux articles théoriques de physique et de musique. Seule leur vie était capable d’unifier des productions aussi diverses et c’est pourquoi leur biographie, leur correspondance et leurs mémoires sont devenus à ce point inséparables de leur héritage littéraire.
16Ainsi, l’anticipation du fait que leur vie allait devenir un écran permanent pour leurs œuvres les a poussés, d’une part, à y mettre en scène des motifs épiques et, d’autre part, à se créer une biographie-légende factice en y sélectionnant intentionnellement des éléments réels et fictifs. Dans la biographie d’un écrivain de ce type, il est nécessaire d’avoir un cadre comme Ferney ou Iasnaïa Poliana, il faut forcément un départ en pèlerinage et des interdictions émanant de la Sorbonne ou du Saint‑Synode11.
17Ayant marché sur les traces des écrivains du xviiie siècle, Byron, le poète des caractères âpres, a donné à la biographie du poète lyrique sa forme canonique. La biographie du poète romantique n’était déjà plus celle de l’auteur‑figure publique. Le poète romantique était devenu son propre héros. Sa vie s’était faite poésie et c’est ainsi qu’a été mis en place le code des actions que tout poète se devait d’accomplir. Les traditions du xviiie siècle ont été là encore une source d’inspiration. C’est ainsi qu’à la fin du xviiie fut créé le type du « poète mourant » : n’ayant pas surmonté les épreuves de la vie, un jeune poète agonise dans la misère où moment même où la gloire, venue trop tard, se présente à lui. C’est sur ce modèle qu’ont été formées les biographies légendaires de deux poètes, Malfilâtre et Gilbert12, popularisées ensuite par les romantiques (Alfred de Vigny). Les poètes élégiaques de la fin du siècle Parny et Bertin13 composaient leurs recueils d’élégies avec une certaine orientation vers l’autobiographie. Ils disposaient les élégies de façon à inspirer au lecteur la conviction que leurs vers étaient les fragments d’un roman réel, que leurs Éléonore et leurs Eucharis étaient des femmes bien vivantes. Delille en France et Khvostov chez nous annotaient les noms de femmes : « Le poète nomme ainsi son épouse14. » Cette nécessité de produire un commentaire référentiel [real’nyj kommentaryj] semble dictée par le style de l’époque. Le lecteur exigeait une illusion totale, une illusion de vie. Et c’est ce même lecteur qui se rendait en pèlerinage sur les lieux du dernier repos de personnages sortis des romans les plus invraisemblables. Encore aujourd’hui il existe près de Moscou un « étang de Lise », dans lequel s’est noyée l’héroïne à l’eau de rose de Karamzine15. Il paraît que dans la petite maison de Lermontov à Piatigorsk sont conservés des objets ayant appartenu à la princesse Mary16. Le lecteur exige qu’on lui montre le personnage en chair et en os. D’où l’éternelle question, que Lermontov repousse avec tant de dureté dans la préface d’Un héros de notre temps : qui en est le modèle ? Voir, par exemple, les commentaires habituels du Malheur d’avoir de l’esprit. Les vieux habitants de Moscou identifiaient des personnes réelles derrière tous les héros de Griboïedov17. C’est là en vérité un trait caractéristique des « vieilles gens ».
18Une fois apparue cette question, les écrivains commencent à copier effectivement des modèles ou, du moins, à donner l’impression qu’ils copient des modèles. L’auteur devient le témoin réel et l’acteur de ses romans, il en devient le héros. Il se produit alors une double transformation : les héros sont pris pour des personnes réelles, les poètes deviennent des héros réels et leurs biographies se transforment en poèmes.
19À l’époque de Pouchkine, durant la période où s’épanouit le style des « épîtres » amicales, les poètes défilaient en personne devant leur auditoire. Voilà Pouchkine qui écrit de Bessarabie à Baratynski, et voici Iazykov qui écrit à Pouchkine18. Aussi tous les trois sont‑ils des thèmes de poésies lyriques.
20Le lyrisme des grands poèmes pouchkiniens procède d’une orientation vers l’autobiographie. Leur lecteur devait se représenter celui qui écrivait non pas comme un auteur abstrait mais comme un individu bien vivant, au sujet duquel il disposait d’informations biographiques. C’est ainsi que nous le voyons utiliser à des fins littéraires les données de sa biographie. Pouchkine a su par exemple utiliser son exil dans le sud pour le transformer en exil poétique. Les motifs de l’exil, de l’errance traversent ses poèmes avec diverses variations. On peut supposer que Pouchkine a même monté en épingle, sur le plan poétique, certains faits de sa biographie. Dans des vers déjà imprimés et rendus publics en intégralité, dans des poèmes largement diffusés sous forme de copies, il supprime jalousement les évocations d’une certaine « jeune vierge » et il écrit à ses amis, au même moment, sur un ton ambigu et énigmatique, au sujet d’une histoire d’amour non réciproque alors même que, dans leurs conversations, il s’épand à demi-mot en effusions mystérieuses. C’est ainsi qu’est créé le thème poétique de l’« amour secret »19 dont la partie la plus intéressante concerne les procédés ostentatoires d’occultation de ce sur quoi il aurait été plus simple de garder le silence. Mais Pouchkine a pris soin de sa biographie et il a été séduit par l’image du jeune exilé gardant le secret d’un amour non partagé avec les paysages de Crimée en arrière‑plan. Cette image lui était nécessaire pour donner un cadre à ses poèmes méridionaux. Les biographes modernes ont agi sans aucune pitié avec cette légende stylisée. Ils ont désiré savoir coûte que coûte qui était celle que Pouchkine avait aimée de manière si désespérée (ou peut-être faisait-il semblant de l’aimer). Ce faisant, ils ont cassé le pivot central de cette légende, à savoir l’inconnu. Derrière les « jeunes vierges » ils ont commencé à soupçonner plusieurs dames respectables.
21Les interactions entre vie et littérature sont devenues confuses à l’époque romantique. « Le romantisme et les mœurs »20, voici un problème auquel des recherches ont été consacrées. Il est ainsi quelquefois difficile de déterminer si c’est la littérature qui reconstitue tel ou tel phénomène du quotidien ou si, inversement, c’est le phénomène qui apparaît comme le résultat d’une pénétration dans la vie de lieux communs littéraires.
22Des motifs comme le duel, le Caucase21, etc., sont alors les compagnons de route incontournables de la littérature mais aussi de la biographie poétique.
23La vie des poètes réalise un projet littéraire. Et c’est exactement de ce type de biographie littéraire que le lecteur avait besoin.
24Le lecteur avait beau crier « L’auteur ! L’auteur ! », il exigeait qu’à son appel surgisse un svelte jeune homme muni d’un grand manteau et d’une lyre, une expression mystérieuse sur le visage. Cette demande d’auteur — peu importe que l’auteur soit réel ou non pourvu qu’il y ait là une vie possible — a fait naître un type particulier de littérature anonyme, une littérature qui s’associe l’image d’un auteur fictif dont elle présente la biographie. À nouveau, nous trouverons une défense littéraire du genre dans les mystifications de Voltaire, qui publie, par exemple, ses propres contes sous le nom de Guillaume Vadé en y ajoutant une lettre de Catherine Vadé, la cousine fictive de cet auteur imaginaire, contenant la description des derniers jours de la vie de G. Vadé22.
25Souvenons-nous des récits de Belkine et de Rudy Panko23. Au fondement de toutes ces mystifications, il y a toujours une même exigence de la part du public : « présenter un auteur vivant ». Si l’auteur voulait se cacher, il présentait alors un narrateur fictif. La biographie était ainsi devenue une partie intégrante de la littérature.
26Les biographies de vrais auteurs comme Pouchkine ou Lermontov se sont développées au sein de la tradition orale24. Des choses intéressantes, combien les « vieilles gens » en « savaient » sur le compte de Pouchkine ! Lisez les souvenirs du poète laissés par les habitants de Kichinev. Ce sont des romans que n’aurait pas pu imaginer Pouchkine lui‑même. Là encore on trouve une histoire d’amour tragique et, forcément, une amante exotique : une tsigane, une grecque ou quelque chose du même acabit. Tout cela est plus romanesque que la récente publication des notes de Nachtchokine‑Bartenev sur Pouchkine et la comtesse Fincquelmont (sic)25.
27C’est ainsi qu’on créait la légende des poètes et il est d’une importance extraordinaire que l’historien de la littérature s’occupe de la restauration de ces légendes, qu’il retire leurs couches les plus tardives, qu’il les rende à leur forme « canonique » pure. Car ces légendes biographiques ont donné un sens littéraire à la vie du poète, sens indispensable comme un arrière-plan sensible de l’œuvre littéraire, comme une base sur laquelle l’auteur lui-même pouvait s’appuyer pour créer ses œuvres.
28Chez nous, on appelle commentaire référentiel d’une œuvre littéraire l’état de services et la généalogie de toutes les personnes mentionnées dans cette œuvre. Pourtant, lorsqu’il mentionne quelqu’un, l’auteur ne compte pas sur le fait que le lecteur connaisse ses « diplômes » ou son état-civil, il compte sur l’existence, dans le milieu auquel le lecteur appartient, d’une représentation « anecdotique » et incertaine, mais néanmoins un minimum consistante, de cette personne. Quand Pouchkine écrit Mozart et Salieri, ce qui importe ce n’est pas de savoir quelles étaient réellement les relations de ces compositeurs (et leur biographie documentée et fournie ne servirait à rien ici), mais de savoir qu’il existait une légende sur l’empoisonnement de Mozart par Salieri, que des rumeurs circulaient également sur le fait que Beaumarchais aurait empoisonné ses épouses, quel que soit le caractère sans fondement de ces légendes et autres rumeurs26.
29De la même manière, le poète a fait de sa légende biographique idéale, et non de sa vie réelle et de son état de services, une introduction à ses créations. Pour l’historien de la littérature, seule la première compte en vue de recréer l’environnement psychologique qui entourait ces œuvres ; elle est d’autant plus indispensable, que l’œuvre recèle en son sein certaines allusions à des faits biographiques — qu’ils soient authentiques ou légendaires, peu importe — issus de la vie de l’auteur.
30Mais les poètes n’ont pas toujours eu de biographie. Au milieu du xixe siècle, le poète‑héros a été remplacé par le poète‑professionnel, par le journaliste‑affairiste. L’écrivain écrivait, il donnait son manuscrit à imprimer et ne laissait aucun regard pénétrer sa vie privée. Le visage humain de l’auteur se laissait seulement entrapercevoir à travers les libelles, les pamphlets et les querelles d’argent, rendues publiques à grand fracas, entre collaborateurs n’ayant pas su se mettre d’accord sur leurs honoraires. C’est alors que sont apparus les écrivains sans biographie. Toutes les tentatives de leur inventer une biographie et de projeter leur création sur cette biographie finissent toujours par produire un effet comique. Ainsi, Nekrassov27 apparaît sans biographie. On peut dire la même chose d’Ostrovski et de Fet28. Leurs œuvres sont fermées sur elles‑mêmes. Pas une ligne de leurs biographies ne verse une quelconque lumière sur le sens de leurs œuvres.
31Et pourtant il y a certains pan‑biographistes qui voudront toujours leur inventer une biographie littéraire.
32Évidemment, de tels écrivains ont une biographie civile ordinaire. Dans cette biographie, leur activité d’écrivains entre aussi comme un fait ordinaire. Mais c’est de la biographie d’un homme privé qu’il s’agit, elle intéressera peut‑être l’historien de la culture mais pas l’historien de la littérature (je ne parle pas de ces historiens de la littérature qui classent les phénomènes littéraires sur la base des circonstances qui entourent la naissance d’un écrivain). Nous ne trouverons là aucune image poétique de l’auteur, à l’exception de l’image ostensiblement fictionnelle introduite dans l’œuvre à la manière de l’anonyme Belkine. Leurs œuvres ne s’appuient pas sur les ressources d’un fond biographique.
33Or cette écriture froide du xixe siècle n’est pas un modèle exclusif qui aurait définitivement remplacé la littérature « biographique ». À la toute fin du siècle on voit de nouveau surgir un intérêt pour l’auteur et cet intérêt va croissant jusqu’à nos jours.
34Cela a d’abord été un intérêt timide pour les « gens bien »29. Nous avons enduré cette période où l’écrivain était nécessairement un « homme bien ». Nous avons enduré ces images de martyrs brisés, de ces poètes accablés et tuberculeux. Nous les avons endurées jusqu’à la nausée.
35Au xxe siècle est apparu un type singulier d’écrivains à biographie qui ont crié haut et fort : regardez comme je suis méchant et sans vergogne. Regardez-moi et ne vous détournez pas car vous êtes tout aussi méchants, seulement vous, vous êtes lâches et vous vous cachez. Tandis que moi, je suis courageux, je me mets à nu et j’avance sans gêne en public.
36Ce fut une réaction contre l’image doucereuse de l’« homme bien ».
37Il y a près de quinze ans, un littérateur a fait paraître un « calendrier des écrivains » où il a rassemblé les autobiographies des hommes de lettres à la mode du moment. Et tous se sont exclamé à qui mieux mieux qu’ils n’avaient jamais rien étudié car on les avait plusieurs fois renvoyés du gymnase ou de l’école technique, qu’ils n’avaient en tout et pour tout que des pantalons troués et quelques boutons de chemise, et tout cela parce qu’ils se contrefichaient résolument de tout.
38En parallèle de ces pitreries sans importance, un nouveau style intime a aussi émergé en littérature. Certes, nombreux sont ceux qui se sont montrés récalcitrants et qui ont mis sous clé leur vie privée loin du public. Ainsi, F. Sologoub30 refusait systématiquement de communiquer la moindre information sur lui‑même. Toutefois, dans certains de ses courants, la littérature a choisi d’autres voies.
39V. Rozanov a créé un style intime singulier. C’est lui tout entier, c’est toute sa personne, qui se promène en bras de chemise au milieu de ses feuilles tombées31. Il a construit une littérature singulière faite de confessions domestiques et de conversations familières. Nous savons de son propre aveu que c’était un mystificateur. C’est l’affaire des historiens de la culture de décider du degré de réalité de ce portrait de lui‑même qu’il a dessiné avec tant de soin dans ses fragments et ses aphorismes. Toutefois, comme légende biographique, l’image de Rozanov est esquissée par lui de manière tout à fait résolue et cohérente. Cette image ressemble peu à celle des poètes héroïques du début du xixe siècle ou à celle des gens bien aux idées progressistes de la fin du siècle. Mais on ne peut pas nier que, du temps de son activité littéraire, cette image a été moderne et efficace d’un point de vue artistique. Quant aux procédés autobiographiques qui caractérisent la manière littéraire de Rozanov, ils lui ont survécu et nous les retrouvons dans la littérature contemporaine : dans les mémoires romancés et dans les feuilletons. Mais, en parallèle de cet élément prosaïque, il s’est aussi développé à l’époque du symbolisme un lyrisme biographique. Le modèle du poète à biographie lyrique a été Blok32. Сe n’est pas sans raison qu’un an seulement après sa mort nous avons reçu une large quantité de textes mémoriels et biographiques à son sujet. C’est parce que sa biographie constituait le commentaire vivant et incontournable de ses œuvres. Ses poèmes sont un récit lyrique sur lui‑même et ses lecteurs ont toujours été tenus au courant, de manière indirecte, des principaux événements de sa vie. On ne peut pas dire que Blok se donnait en spectacle dans sa vie. En revanche, ses poèmes faisaient surgir un irrépressible désir de connaître leur auteur et ils obligeaient les lecteurs à suivre les détours de sa trajectoire de vie. La légende blokienne est la compagne de route incontournable de sa poésie. Il est indispensable de tenir compte dans sa poétique des éléments d’aveu intime et des allusions biographiques.
40À la place du symbolisme est arrivé le futurisme qui a poussé jusqu’à une netteté hyperbolique les traits qui, dans le symbolisme, se manifestaient estompés, masqués sous une forme mystique. Les confessions intimes et les allusions se sont transformées en déclarations démonstratives exprimées dans un style monumental. Tandis que pour Blok la biographie se présentait uniquement comme une légende accompagnant sa poésie lyrique, dans le futurisme, cette légende biographique s’est trouvée placée avec audace au premier plan de l’œuvre elle‑même.
41Le futurisme tire les dernières conclusions de l’orientation romantique vers l’autobiographie. L’auteur y devient effectivement le héros de son livre. Il suffit de penser à la composition des livres de Maïakovski : c’est celle d’un journal où toute la vie intime se trouve enregistrée et où l’on coupe ainsi la route aux futurs biographes qui voudraient écrire quelque autre biographie non littéraire. De nos jours, l’écrivain livre sa vie au lecteur et écrit lui‑même sa biographie en la mêlant étroitement aux volumes de ses œuvres. Et si Gorki repoussait loin de lui les badauds curieux, cela non plus ne se faisait pas sans une part de démonstration, sans le calcul que ce fait même allait entrer dans sa biographie. Regardez encore combien de poètes se remémorent leur vie et celle de leurs camarades, combien il s’écrit de livres de souvenirs, de mémoires convertis en constructions littéraires.
42Il est évident que la question de la biographie dans l’histoire de la littérature ne peut être examinée de manière uniforme pour toute la littérature. S’il existe des écrivains à biographie, il existe aussi des écrivains sans biographie. Composer la biographie de ces derniers, cela veut dire écrire un pamphlet ou une dénonciation (peu importe qu’il s’agisse d’un vivant ou d’un défunt). Mais dans le cas d’un écrivain à biographie, la prise en compte des faits liés à sa vie est inévitable dans la mesure où à l’intérieur de ses œuvres, la juxtaposition des textes et de la biographie, le jeu sur l’authenticité potentielle des épanchements subjectifs et des confessions jouent un rôle structurant. Or la biographie dont l’historien de la littérature a besoin, ce n’est pas un état de services ni un dossier d’instruction, c’est la légende de sa propre vie créée par l’auteur qui est la seule à constituer un fait littéraire.
43En ce qui concerne les biographies « documentaires », celles-ci tombent toutes dans le domaine de l’histoire de la culture, au même titre que les biographies de généraux ou d’inventeurs, alors que pour ce qui touche la littérature et son histoire, elles constituent seulement un matériau externe, bien qu’indispensable, et une source de renseignements à usage technique.