Nous n’avons que des formules et elles ne sont pas à nous : devenir (des) formules dans Les Années d’Annie Ernaux
1« Nous n’avons que notre histoire et elle n’est pas à nous » : c’est sur cette citation de José Ortega y Gasset, placée en exergue, que s’ouvre Les Années d’Annie Ernaux. Ces mots d’un autre vont comme un gant à ce qui se présente comme une « sorte d’autobiographie impersonnelle » (Ernaux, 2008, p. 252). Le « nous » qui y figure alternera au cours du livre avec la basse continue d’un « on » à l’extension variable, avec le « elle » distancié par lequel l’autrice a choisi de parler d’elle-même, ainsi qu’avec les apparitions d’un « je » passé intermittent qu’on ne retrouve qu’à l’intérieur de citations provenant du journal de l’écrivaine. Sans doute peut-on faire l’hypothèse que cette citation condense et réfléchit thématiquement (par ce qu’elle dit d’une appropriation paradoxale, si ce n’est impossible, de son histoire par le sujet) et performativement (par le fait qu’elle soit une citation et accomplisse d’emblée une énonciation complexe à la fois collective et aliénée) certains des enjeux capitaux de l’œuvre.
2Les Années, récit de vie à l’énonciation « transpersonnelle » (Ernaux, 1996 ; Meizoz, 2010, §3-14), a l’allure d’un herbier recueillant des formules1 glanées de 1941 à 2006 : bouts de chanson, slogans publicitaires, petites phrases politiques, énoncés gnomiques d’une sagesse familiale ou populaire, poncifs scolaires, façons de parler, expressions à la mode etc. De fait, si le livre s’organise chronologiquement à partir de la description de photographies de l’autrice, il est de part en part tissé des formules qu’il accueille. À cet égard, il est frappant que l’incipit mette sur le même plan les images et les énoncés figés qui jalonnent le texte : ceux-ci cristallisés dans leur découpe formulaire, sont désormais réduits à l’instantané d’un cliché photographique décollé de la réalité qui trouvait à s’y énoncer et observés dans la distance du souvenir. À l’émouvante liste des images vouées à disparaître2 qui ouvre le récit succède celle des paroles et des formules, labiles et bientôt abolies :
S’annuleront subitement les milliers de mots qui ont servi à nommer les choses, les visages des gens, les actes et les sentiments [...] les slogans, les graffitis sur les murs des rues et des vécés, les poèmes et les histoires sales, les titres [...] les tournures que d’autres utilisaient avec naturel et dont on doutait d’en être capable aussi un jour [...] les exemples de grammaire, les citations, les insultes, les chansons, les phrases recopiées sur des carnets à l’adolescence [suit alors une longue liste de formules]. Tout s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération. (Ernaux, 2008, p. 15-19)
3C’est que Les Années n’est rien moins qu’un récit factuel : autant, voire davantage que sur les événements marquants de la période représentée (1940-2006), le livre se concentre sur la façon dont les hommes et les femmes d’une époque se sont perçus et ont représenté le monde et l’existence dans leurs discours. Pour cette raison, autant que sur des faits, le texte porte sur des faits de discours, sur les paroles qui s’échangent, sur ces « milliers de mots qui ont servi à nommer les choses, les visages des gens, les actes et les sentiments, ordonné le monde, fait battre le cœur et mouiller le sexe » (p. 15).
Caractéristiques des formules et expressions figées dans Les Années
4Quelles sont les caractéristiques de ces paroles reprises au passé3 ? Il est significatif que l’incipit propose une liste des genres et des formes des formules qui constellent l’œuvre : « les slogans, les graffitis sur les murs des rues et des vécés, les poèmes et les histoires sales, les titres », « tournures » en usage dans certains milieux, « phrases » qui ont blessé (Ernaux, 2008, p. 16), « phrases des hommes dans le lit la nuit » (ibid.), « les exemples de grammaire, les citations, les insultes, les chansons, les phrases recopiées sur des carnets à l’adolescence » (ibid.), « les métaphores si usées qu’on s’étonnait que d’autres osent les dire » (p. 18), « les mots d’hommes qu’on n’aimait pas » (ibid.).
5Cette liste peut être complétée par un relevé des genres non plus explicitement nommés mais exemplifiés par telle ou telle citation au cours du livre : on mentionnera ainsi les aphorismes4, les phrases mille fois répétées parce que liées à un événement historique aussi saillant et bouleversant que le 11 septembre5, les phrases qui ont marqué et incarné une époque comme la question « d’où tu parles toi ? » dans toutes les bouches vers 1968 (p. 112), les jeux de mots potaches6, des contrepèteries7, les bouts de comptine paillarde (p. 18), des citations littéraires8, les phrases issues de récits répétés à l’envie lors des repas de fête (p. 23), les tics narratifs rencontrés dans le même contexte (p. 24), les rengaines d’enfants dans la cour de récréation (p. 28), les épitaphes tragiquement banales à une époque où le taux de mortalité infantile était encore très élevé (p. 41), les réclames publicitaires (p. 44), les formules toutes faites d’un syndicalisme sclérosé frisant la langue de bois (p. 128), les titres de presse qui ont fait date (p. 219), ou encore les petites phrases de politiciens (p. 171, 175 et 238).
6Ce qui fait l’unité de cette variété de genres, c’est d’abord le fait qu’il s’agisse de bouts de discours répétés ou perçus comme répétables au sein d’un groupe : ou parce qu’ils ont subi un figement progressif (comme les « tournures »), ou parce qu’ils sont ressentis comme des aphorisations9 primaires (proverbes, énoncés de la sagesse commune, slogans) ou secondaires par détachement à partir d’un discours source (les petites phrases). De fait, l’autrice insiste sur l’itérabilité des énoncés qu’elle rapporte, que ce soit en introduisant fréquemment la description des citations par un article défini à valeur générique10, ou encore par l’aspect duplicatif11 marqué dans le verbe introducteur de la citation12, ou plus généralement par la valeur itérative de l’imparfait qui domine tout le texte et conditionne la lecture des fragments de discours rapportés qui ne sont alors presque jamais interprétables comme des occurrences ponctuelles.
7L’unité de cette variété de formules et d’expressions tient également aux modalités de leur insertion au sein du texte. Certes ces modalités sont elles-mêmes variées : les citations peuvent être signalées par l’usage d’italiques13, de guillemets14, de verbes introducteurs15 ou par la simple thématisation du fait qu’il s’agisse de citations16. Cependant, ce qui compte, c’est le décalage énonciatif entre le discours rapporté ou représenté et celui au sein duquel il est mentionné. Comme pour toutes citations, une non-coïncidence est manifeste entre la locutrice qui prend en charge l’ensemble du récit et les énonciateurs dont elle reprend les paroles pour les représenter. Mais, la nature particulière des citations, le fait qu’elles ne soient pas citations d’occurrences singulières, apporte un degré de complexité supplémentaire à cette construction polyphonique. En effet, alors qu’une citation normale mobilise généralement deux plans énonciatifs (celui du locuteur et celui de l’énonciateur dont il inscrit la parole dans son discours), alors qu’une particitation17 mobilise le plan énonciatif du locuteur et celui d’un hyperénonciateur auquel il délègue la responsabilité de sa parole, on peut reconnaître ici l’existence de trois plans : le plan du locuteur (l’autrice en l’occurrence), celui de l’énonciateur ou des énonciateurs du bout de discours rapporté et celui de l’hyperénonciateur auquel on peut attribuer la phrase ou la locution du fait qu’elle relève d’un répertoire de ressources discursives préconstruites disponibles, d’un thésaurus afférent à un univers de valeurs autour duquel se constitue une communauté de locuteurs. Considérons le passage suivant :
Dans ses représentations de l’avenir le plus lointain — après le bac — elle se voit, son corps, son allure, sur le modèle des magazines féminins, mince, les cheveux longs flottant sur les épaules, et ressemblant à Marina Vlady dans La Sorcière. […] Sur cette image s’étend l’ombre de l’homme, l’inconnu, qu’elle rencontrera comme dans Un jour tu verras, la chanson de Mouloudji […]. Elle est sûre qu’elle doit “se garder pour lui” et ressent comme une faute contre le grand amour de connaître déjà le plaisir toute seule. (p. 69)
8Ici les trois plans sont clairement distincts : il y a celui de la narration, qui représente l’imaginaire de l’autrice (« elle ») à 17 ans, il y a l’énoncé rapporté « se garder pour lui » dont l’énonciatrice est cette jeune femme de 17 ans et l’hyper-énonciateur qui fonde et valide cet énoncé et qu’on pourrait définir schématiquement comme une vision indissociablement romantique et patriarcale de l’amour.
Fonction critiques de la représentation des formules
9Ce que produit le décalage énonciatif construit dans ce passage, c'est la mise en relief voire la caractérisation d’un hyperénonciateur. Celle-ci est facilitée par le fait que les citations s’insèrent le plus souvent dans des développements thématiques où elles font figure d’illustrations visant à concrétiser la représentation d’hyperénonciateurs parfois explicitement désignés. Il peut être utile à ce propos de rappeler la structure d’un livre qui comporte, outre l’incipit, treize sections (correspondant chacune à une photo et à une période données), chaque section étant composée de plusieurs groupements de paragraphes dont la cohérence peut être thématique et/ou énonciative. À titre d’exemple, on peut mentionner un développement dédié au poids moral et idéologique de l’Église catholique à la fin des années 1940. Il s’agit d’un long paragraphe qui commence ainsi « La religion était le cadre officiel de la vie et réglait le temps » (p. 47) avant de poursuivre quelques lignes plus loin :
La religion seule était à la source de la morale, conférait la dignité humaine sans laquelle la vie ressemblait à celle des chiens. La loi de l’Église l’emportait sur toutes les autres et les grands moments de l’existence ne recevaient leur légitimité que d’elle : “Les gens qui ne se marient pas à l’église ne sont pas vraiment mariés”, déclarait le catéchisme. La religion catholique seulement, les autres étant erronées ou ridicules. Dans la cour de récréation, on braillait Mahomet était prophète / Du très grand Allah / Il vendait des cacahuètes / Au marché de Biskra / Si c’était des noisettes / Ce serait bien plus chouette/ Mais il n’en vend pas / Allah (3 fois) (p. 47-48 ; je souligne).
10L’appréciation morale issue du catéchisme et la comptine ethnocentrée qui tourne l’Islam en ridicule appartiennent, malgré la différence des sources énonciatives (l’instance abstraite du « catéchisme », le « on » collectif des écoliers braillant dans la cour de récréation) au même univers de valeurs. Elles tiennent leur validité d’un même hyper-énonciateur : le conservatisme catholique. La représentation de formules fait donc sens à l’intérieur d’un dispositif énonciatif18 et thématique19 qui permet de mettre à distance les évidences idéologiques dont elles participent. Dans cette perspective, les bouts de réel que constituent ces citations sont moins des documents qui certifieraient l’exactitude d’une représentation du passé que les éléments d’un système qui constitue l’archive d’une époque dans le sens que Foucault donne à ce terme20. De quelle manière l’œuvre tâche-t-elle de manifester un tel système ?
11On notera tout d’abord que les bouts de discours rapportés sont souvent situés socialement. Le souvenir des paroles citées est donc tout sauf fasciné. C’est ce qu’indique l’instance narrante dans une séquence couvrant les années 1970 :
Ses21 années d’étudiante ne sont plus pour elle objet de désir nostalgique. Elle les voit comme le temps de son embourgeoisement intellectuel, de sa rupture avec son monde d’origine. De romantique, sa mémoire devient critique. Souvent, il lui revient des scènes de son enfance, sa mère lui criant plus tard tu nous cracheras à la figure, les garçons tournant en Vespa après la messe, et elle avec sa permanente frisée comme sur la photo dans le jardin du pensionnat, ses devoirs sur la table couverte d’une toile cirée grasse où son père “fait collationˮ — les mots aussi reviennent, comme une langue oubliée […] tout ce qu’elle a enfoui comme honteux et qui devient digne d’être retrouvé, déplié à la lumière de l’intelligence. Au fur et à mesure que sa mémoire se déshumilie, l’avenir est à nouveau un champ d’action. Lutter pour le droit des femmes à avorter, contre l’injustice sociale et comprendre comment elle est devenue cette femme-là ne fait qu’un pour elle. (p. 126)
12Ce qu’évoque ce passage, c’est l’émergence d’une lecture sociologique de la mémoire fondée sur la prise de conscience d’une « séparation » (Ernaux, 2014, p. 25-29), d’une distance sociologique elle-même générée par l’appartenance de l’autrice à deux univers sociaux, celui des dominés (par ses origines familiales) et celui des dominants (par son accession à l’élite culturelle)22. Le remplacement d’une mémoire « romantique » par une mémoire « critique » comporte la possibilité de reconnaître tel ou tel code (verbal, comportemental, axiologique) comme appartenant à telle ou telle sphère sociale, la possibilité d’attribuer telle ou telle formule non seulement à l’hyperénonciateur dont elle procède mais aussi au groupe social qui s’y rapporte et qui y trouve la garantie d’un répertoire de représentations conformes.
13Dans la première section, consacrée aux années 1940, Annie Ernaux dresse ainsi une liste de tout ce qui se transmet aux enfants du groupe social dont elle provient et qui en constitue l’hexis 23 partagée :
les façons de marcher, de s’asseoir, de parler et de rire, héler dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la mémoire passée de corps en corps du fond des campagnes françaises et européennes. Un héritage invisible sur les photos qui […] unissait les membres de la famille, les habitants du quartier et tous ceux dont il était dit ce sont des gens comme nous. Un répertoire d’habitudes, une somme de gestes façonnés par des enfances aux champs, des adolescences en atelier, précédées d’autres enfances, jusqu’à l’oubli. (Ernaux, 2008, p. 31)
14Est ensuite définie la langue de son groupe social d’origine : les expressions, tournures ou formules qu’elle charrie constituent un code commun, tout en exprimant la conscience collective d’une situation d’infériorité sociale par rapport au groupe dominant des citadins aisés et éduqués : « la vie te dressera », « c’est pas parce qu’on est de la campagne qu’on est plus bête que d’autres » (p. 32-33). Comme les clivages sociaux, les inégalités de genre et la domination masculine se manifestent également à travers l’ensemble des expressions réservées que les garçons des années 1950 rabâchent à l’envie :
[Ils] imitaient leurs profs, faisaient des jeux de mots et des contrepèteries, se traitaient de “puceau”, se coupaient la parole, “raconte pas ta vie, elle est pleine de trous”, “tu connais le refrain du presse-purée ? Écrase et continue”, “T’as le gaz chez toi, va te faire cuire un œuf”. Ils s’amusaient à parler bas pour que l’on ne comprenne pas et s’écriaient “la masturbation rend sourd”. Ils feignaient de se boucher les yeux devant l’exhibition d’une gencive enflée et s’écriaient “on a vu assez d’horreurs pendant la guerre”. Ils s’octroyaient le droit de tout dire, ils étaient les détenteurs de la parole et de l’humour. (p. 66)
15Les paroles attribuables à un groupe, conformes aux valeurs et aux standards comportementaux qui le fédèrent se trouvent donc fréquemment présentées selon « la relation qui unit des systèmes structurés de différences linguistiques sociologiquement pertinentes et des systèmes également structurés de différences sociales » (Bourdieu, 2001, p. 83). L’identification d’un hyperénonciateur derrière ces formules ne prend tout son sens qu’à partir du moment où elle aboutit à mesurer sociologiquement la force ou la vulnérabilité du groupe que cet hyperénonciateur réunit et à mettre en évidence les logiques de domination qui le traversent et dont il participe.
16C’est pourquoi les injonctions provenant de tel ou tel hyperénonciateur doivent être situées synchroniquement dans le système des injonctions avec ou contre lesquelles elles jouent. Annie Ernaux montre ainsi comment, annonçant la déflagration culturelle de 1968, s’opposent, tout en s’articulant en un double bind inconfortable et désespérant pour la jeunesse à laquelle elles sont adressées, une morale castratrice prohibitrice de toute sexualité hors-mariage et une invitation à la libération sexuelle diffuse notamment dans la littérature et le cinéma :
Prises entre la liberté de Bardot, la raillerie des garçons qu’être vierge c’est malsain, les prescriptions des parents et de l’Église, on ne choisissait pas. Personne ne se demandait combien de temps ça durerait, l’interdiction d’avorter et de vivre ensemble sans se marier. Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularité des vies, sauf peut-être dans le dégoût et la fatigue qui font penser secrètement “rien ne changera donc jamais” à des milliers d’individus en même temps. (p. 77)24
17Ce qui compte ici, c’est moins la circulation d’injonctions isolées (« être vierge c’est malsain ») que le réseau qu’elles forment avec des injonctions contradictoires et la situation de souffrance collective qu’elles génèrent, situation qui aboutit elle-même à la formation d’énoncés partagés par les jeunes femmes de l’époque (« rien ne changera donc jamais »).
18La représentation critique des formules passe donc aussi bien par la situation sociologique des énoncés que par la mise en relation des discours qui se trouvent synchroniquement en tension, voire en conflit. Mais tout cela ne représente qu’un aspect du projet de l’œuvre qui consiste également à inscrire dans le temps les bouts de discours préconstruits qui informent nos vies, afin d’en rendre intelligibles les mutations. Cette perspective diachronique apparaît tout d’abord dans la représentation de l’évolution d’espaces symboliques particuliers comme, par exemple, celui de la consommation. Le thème de la consommation revient en effet de section en section, ce qui rend sensible une mutation. Vers la fin des années 1940 et au tout début des années 1950, l’autrice note ceci :
La réclame martelait les qualités des objets avec un enthousiasme impérieux, les meubles Lévitan sont garantis pour longtemps ! Chantelle, la gaine qui ne remonte pas ! l’huile Lesieur trois fois meilleure ! Elle les chantait joyeusement, dop dop dop, adoptez le shampoing Dop, Colgate, Colgate c’est la santé de vos dents, rêveusement, il y a du bonheur à la maison quand Elle est là, les roucoulait avec la voix de Luis Mariano, c’est le soutien-gorge Lou qui habille la femme de goût. (p. 44)
19Il est ensuite question de « l’impatience grandissante du commerce avec ses nouveaux mots d’ordre, “initiative”, “dynamisme”, [qui] secouait le train-train des villes » et des marchandises qui avançaient « sous les couleurs de la fête » invitant les consommateurs à une sorte d’éthique du changement : « Les gens disaient “ça change” ou “il ne faut pas s’encroûter, on s’abrutit à rester chez soi” » (p. 54). Ce faisant, le livre signale le passage progressif d’une consommation focalisée sur les qualités du produit (j’achète le produit pour ce qu’il est) à une consommation promouvant presque exclusivement des qualités éthiques (j’achète le produit en raison de ce que je suis ou de ce que je désire être). Les années 1970 (section VIII) seront celles de la consommation de masse dans des lieux toujours plus démesurés, découverts au bénéfice d’un déménagement en région parisienne :
Habiter la région parisienne, c’était : […] ne pouvoir échapper au spectacle de la marchandise conquérante rassemblée dans des friches ou étalée le long des routes en un cordon hétéroclite d’entrepôts dont les enseignes annonçaient la démesure, Tousalon, Mondial Moquette, Cuircenter, et donnaient brusquement une réalité étrange aux pubs des radios commerciales, Saint-Maclou évidemment. (p. 133)
20L’expérience des zones d’activités commerciales apparaît ici comme celle d’un spectacle gigantomachique écrasant et le slogan cité insiste sur l’évidence d’une forme de consommation sans alternative, sans échappatoire. La section XI (années 1990) dépeint la fréquentation « des lieux de consommation dure où l’acte d’acheter s’effectuait dans un dépouillement aride, blocs de construction à la soviétique contenant chacun, en quantité monstrueuse, la totalité des objets disponibles d’une même gamme, chaussures, vêtements, bricolage, et un McDo en récompense pour les enfants » et souligne la capacité des marchandises nouvelles à devenir des habitudes : « ne plus pouvoir sans passer » est la formule de cette accoutumance subie (p. 192). Dans la section consacrée à la fin des années 1990, enfin, Annie Ernaux note ceci :
L’imagination commerciale était sans bornes. Elle annexait à son profit tous les langages, écologique, psychologique, se parait d’humanisme et de justice sociale, nous enjoignait de “lutter tous ensemble contre la vie chère” prescrivait : “faites-vous plaisir”, “faites des affaires”. Elle ordonnait la célébration des fêtes traditionnelles, Noël et la Saint-Valentin, accompagnait le ramadan. Elle était une morale, une philosophie, la forme incontestée de nos existences. La vie. La vraie. Auchan.
C’était une dictature douce et heureuse contre laquelle on ne s’insurgeait pas, il fallait seulement se protéger de ses excès, éduquer. (p. 228-229)
21Pour résumer très schématiquement ce parcours, ces jalons d’une phénoménologie historique de la consommation montrent la montée en puissance d’un discours qui transforme progressivement l’acte de consommer en une forme de vie totale et tend à en faire à la fois une affirmation de soi, une sagesse et un rite fondamental rythmant l’existence25. Le discours critique s’articule donc aussi diachroniquement en rendant lisible l’évolution sémantique des hyperénonciateurs et en mesurant leur puissance prescriptive.
22Le récit d’une telle évolution se double d’une observation des évolutions formelles des formules et des mutations de leurs modalités de constitution. Ainsi le livre montre-t-il comment, à la suite de l’essor du pouvoir des mass-médias, certains genres de formule gagnent en puissance (le slogan publicitaire peu à peu transposé au plan de la communication institutionnelle : Josée Œil-de-Bœuf, 2009) ou apparaissent. C’est le cas notamment des « petites phrases » dont l’autrice raconte l’efflorescence au début des années 1980 :
Les hommes politiques se produisaient à la télé dans des mises en scène solennisées et tragifiées par la musique, où ils faisaient semblant de se soumettre à des interrogatoires et de dire la vérité. […] De semaine en semaine ils passaient les uns après les autres, bonsoir Madame Georgina Dufoix, bonsoir Monsieur Pasqua, bonsoir Monsieur Brice Lalonde. On ne retenait rien, sauf une “petite phrase” à laquelle on n’aurait d’ailleurs pas fait attention si les journalistes qui veillaient au grain ne l’avaient mise triomphalement en circulation. (p. 152-153)
23Tout en interprétant le phénomène comme un symptôme de la spectacularisation de la vie politique, l’analyse très précise d’Annie Ernaux dégage objectivement certains des éléments définitoires des « petites phrases », ce nouveau genre d’aphorisation (Maingueneau, 2012, p. 87-101) dont la dénomination se stabilise de fait à partir des années 1970-1980 (Krieg-Planque, 2011, §16) : leur capacité à rester en mémoire, leur émergence dans un contexte d’accumulation et de trop plein d’information qui suscite un besoin de synthèse, le fait qu’elles soient co-produites par les hommes politiques et les journalistes qui détachent et autonomisent un fragment de discours pour le signaler à l’attention du public26.
24On retrouve au moins trois occurrences de petites phrases dans Les Années : l’expression « Sida mental » inventée par Louis Pauwels pour qualifier l’état d’esprit des jeunes mobilisés contre le projet de loi Devaquet en 1986 (p. 171), la déclaration de Michel Rocard, prononcée pour la première fois dans l’émission 7 sur 7 le 3 décembre 1989, selon laquelle « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (p. 175-176) et les propos de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, concernant son projet de « nettoyer au karcher » la cité des 4000 à la Courneuve et de la « débarrasser » de la « racaille » qui s’y trouverait (p. 238). Du fait, sans doute, du schématisme des positions qu’ils expriment, ces énoncés sont traités dans le texte comme des références collectives, des manières de pivots axiologiques en fonction desquels s’organisent des sentiments d’appartenance politique davantage que des positions politiques nettement définies. C’est ce que montre une rapide analyse du traitement de l’expression « sida mental » :
Parce qu’il avait déjà eu lieu et qu’on l’avait connu, on a pensé que c’était un événement quand les étudiants et les lycéens sont descendus dans la rue deux mois après contre la loi Devaquet. On n’osait espérer, on s’émerveillait, Mai 68 en hiver, on prenait un coup de jeune. Mais ils nous remettaient à notre place, sur les calicots ils écrivaient 68 c’est vieux 86 c’est mieux. On ne leur en voulait pas, ils étaient gentils, ne lançaient pas de pavés et s’exprimaient posément à la télévision, chantaient dans les manifs des couplets qui nous ravissaient sur l’air du Petit navire et de Pirouette cacahouète — il fallait être Pauwels et Le Figaro pour les déclarer atteints de « sida mental ». Pour la première fois, on voyait dans sa réalité massive, impressionnante, la génération d’après la nôtre, les filles en première ligne avec les garçons, les Beurs, tout le monde en jean. Le nombre les rendait adultes, étions-nous si vieux déjà. Un garçon de vingt-deux ans qui ressemblait sur les photos à un enfant mourait sous les coups des voltigeurs de la police rue Monsieur-le-Prince. (p. 171)
25L’expression apparaît ici dans un contexte fortement polarisé. L’énonciateur du passage est un groupe qui inclut le narrateur. Il est désigné par les pronoms « on » et « nous » et correspond à la génération de soixante-huitards dont les jeunes manifestants sont les enfants. L’énonciateur se remémore sa position à l’égard de ces derniers comme une sorte de connivence attendrie fondée sur la valorisation d’un engagement politique aux formes pondérées et pacifiques. C’est sur le fond de cette connivence que s’enlève le diagnostic métaphorique de Pauwels27 – appelé comme on le sait à une fortune considérable chez les idéologues d’extrême-droite28 – sans doute par la réactivation d’un imaginaire de la dégénérescence biologique cher aux fascismes de tous poils. La citation construit donc un contraste affectif et axiologique et entre davantage dans un dispositif de représentation des sensibilités politiques que dans une analyse des questions politiques de l’époque. Symptomatiquement, le contenu de la loi Devaquet n’est pas rappelé : le texte se focalise moins sur l’objet (logos) de la contestation que sur sa réception (émotive, axiologique : pathos 29) par les énonciateurs qui s’y rapportent (le « nous » des soixante-huitards de gauche, Pauwels). Tout se passe comme si à la fonction clivante des petites phrases correspondaient dans le public des investissements politiques vagues qui ne sont pas structurés par un discours articulé sur le plan argumentatif. Le phénomène semble alors participer d’une perte de repères politiques thématisée parfois dans l’œuvre comme une « démonétisation » (p. 104), une dispersion ou un dérèglement axiologique30 du discours politique à partir des années 1980. Celui-ci apparaît alors moins comme un ensemble structuré de positions en débat les unes avec les autres que comme la circulation diffuse de signaux fragmentaires. Ainsi, l’imparfait qui introduit les paroles de Nicolas Sarkozy mentionnées plus haut dessine-t-il un arrière-plan quasi météorologique sur lequel se détachent les mots les plus saillants :
Un discours mauvais cognait librement, rencontrant l’assentiment de la plus grande partie des téléspectateurs qui ne s’émouvaient pas d’entendre le ministre de l’Intérieur vouloir « nettoyer au Karcher » la « racaille » des banlieues (p. 238).
26La petite phrase, tout en condensant les axes d’un possible dissensus, finit alors par participer à la création d’une ambiance politique et idéologique ondoyante, à un poudroiement de signes qui requièrent du public une adhésion ou un refus moins critique que d’humeur.
« Écrire pour sauver »31 : la formule comme trace
27Cependant, l’analyse critique de la circulation des formules, celle de l’organisation systématique des énoncés préconstruits provenant de différents univers discursifs, ainsi que la lecture d’une évolution historique des hyperénonciateurs et des formes d’énoncés communs qu’ils produisent ne constituent pas la visée dernière de l’œuvre. Il est nécessaire de comprendre que la représentation diachronique n’a pas seulement une fonction critique : inscrivant les formules dans le temps, elle invite à les considérer comme des formes temporelles, en dépit de leur itérabilité, impermanentes. Soumises au passage du temps, ces formes mutent et les locuteurs finissent par les abandonner, comme en témoigne cet exemple synthétique donné dans l’incipit : « pédaler à côté du vélo devenu pédaler dans la choucroute puis dans la semoule puis rien, les expressions datées » (p. 18).
28La récurrence des repas de famille ou entre amis, le dimanche ou les jours de fête32, permet de prendre conscience du passage de certaines habitudes linguistiques au statut de vieilleries. Si, dans les années 1940, les convives, à la fin du repas, « étiraient les bras et riaient », s’exclamant « encore un que les Boches n’auront pas » (p. 25), vers la fin des années 1950 cette exclamation n’est plus qu’une citation désinvestie : « Les souvenirs de l’Occupation et des bombardements n’échauffaient plus les convives. La reviviscence des émotions d’hier avait disparu. Quand quelqu’un disait à la fin du repas “encore un que les Boches n’auront pas”, c’était simple citation. » (p. 89). C’est bien que les discours vieillissent33 avec les groupes qu’ils/qui les ont formés. L’expression (qu’on date de 1870 et que la seconde guerre mondiale a revivifiée) finira par disparaître avec les souvenirs étrangers à une jeunesse qui n’a pas connu la guerre :
L’égrènement des souvenirs de la guerre et de l’Occupation s’était tari, à peine ranimé au dessert avec le champagne par les plus vieux, qu’on écoutait avec le même sourire que lorsqu’ils évoquaient Maurice Chevalier et Joséphine Baker. Le lien avec le passé s’estompait. On transmettait juste le présent. (p. 141)
29En dépit de l’apparente stabilité conférée par leur figement, les formules n’existent que d’être investies par des sujets. Leur vieillissement et leur disparition soulignent le fait qu’elles sont portées par des corps, qu’elles s’incarnent dans la multiplicité concrète de leurs occurrences. Et c’est cela même qui rend possible, à côté de l’analyse critique, un des horizons du projet d’Annie Ernaux dans Les Années : sauver ce qui a été en retrouvant les phrases qui s’échangeaient. L’autrice confie à Frédéric-Yves Jeannet, dans L’écriture comme un couteau :
Sauver de l’effacement des êtres et des choses dont j’ai été l’actrice, le siège ou le témoin, dans une société et un temps donnés, oui, je sens que c’est là ma grande motivation d’écrire. C’est par là une façon de sauver aussi ma propre existence. Mais cela ne peut se faire sans cette tension, cet effort dont je viens de parler, sans une perte du sentiment de soi dans l’écriture, une espèce de dissolution, et aussi avec une mise à distance extrême. C’est pourquoi le journal intime, à lui seul, ne me sauve pas. Parce qu’il ne sauve que mes moments à moi. (Ernaux, [2003] 2011, p. 114).
30Fidèle à la double visée ici exprimée, Les Années cherche à fixer et à organiser les traces d’un passé qui ne soit pas cantonné à la seule singularité de l’autrice. Un tel projet a sans doute quelque chose de paradoxal. Ce que nous avons défini comme son versant critique, cet effort vers une intelligibilité sociologique de l’existence qui implique de dépasser l’indicialité des traces du passé pour mettre à jour, à travers l’analyse de régularités locales (formules, habitudes, etc.) des fonctionnements collectifs ou des mouvements culturels, est-il conciliable avec l’espérance d’un sauvetage mémoriel ?
31Peut-être doit-on considérer que les formules, dans la perspective d’un tel sauvetage, fonctionnent presque comme des indices. Il est intéressant de noter que, dans le texte, leur traitement est symétriquement inverse de celui auquel se voient soumises les photographies. En effet, à rebours d’une conception de la photographie comme indice34, comme la trace d’une présence singulier et irrépétible35, la lecture que l’autrice propose des photographies qui scandent le livre tend à retrouver dans la trace singulière les signes communs qu’elle comporte et qui permet de l’inscrire dans un savoir socialisé au-delà de son adhérence au référent purement individuel. On peut alors considérer que l’indicialité de la photographie entre alors en tension avec une attitude de lecture qui tend à socialiser la folie ou l’idiotie du « ça, c’est ça, c’est tel » photographique (Barthes, 1980, p. 16). À plusieurs reprises dans le texte, les clichés commentés sont présentés comme ce que doit compléter une analyse sociologique, dans la mesure où ils ne manifesteraient pas le tissu socio-discursif commun qui donne forme aux existences des corps dont la lumière a été captée : il est ainsi question d’« un héritage invisible sur les photos qui […] unissait les membres de la famille, les habitants du quartier et tous ceux dont il était dit ce sont des gens comme nous » (p. 31). Il s’agit alors d’adjoindre à la singularité muette des photos une doublure discursive qui en constitue « l’intelligence » sociologique (p. 126). De fait, à la fin du livre, au moment où elle en vient à définir le projet des Années, l’autrice prend soin de préciser le statut des photographies qui ouvrent chacun des sections : si ces images sont bel et bien la trace de « formes corporelles », leur succession permet aussi d’illustrer « les positions sociales successives » qu’elle a occupées, de lire un itinéraire social, dont ces formes corporelles sont un des signes (p. 251-252).
32Les photos sont donc fréquemment interprétées selon la perspective d’un savoir socialisé qui dépasse la contingence et la matité du Réel (Barthes, 1980, p. 15), tandis qu’à l’inverse et symétriquement, les formules, pourtant définies par leur caractère transindividuel, leur itérabilité et le fait qu’elles proviennent d’instances discursives généralisantes (hyperénonciateurs), peuvent être lues comme des quasi-indices, faisant signe vers les corps singuliers qui les ont portées (et constituant elles-mêmes des corps impermanents plongés dans le temps, corruptibles et périssables). C’est ce qui se produit pour certaines expressions citées qui, bien qu’elles ne constituent pas des occurrences singulières, font office d’imago, de masque mortuaire et font perdurer la forme d’un être par-delà sa mort. Que l’on songe à ces « phrases répétées, énervantes, des grands-parents, des parents, après leur mort [qui] étaient plus vivantes que leur visage » (p. 18) ou aux tournures dont il est question dans une des plus belles pages du livre, consacrée à la mère de l’autrice :
De sa mère, elle se rappelle les yeux, les mains, la silhouette, pas la voix, ou sinon de façon abstraite, sans grain. La vraie voix est perdue, elle n’en possède aucune trace matérielle. Mais des phrases lui viennent souvent spontanément aux lèvres, que sa mère utilisait dans le même contexte, des expressions qu’elle n’a pas le souvenir d’avoir utilisées avant, “le temps est mou”, “il m’a tenu le crachoir”, “chacun son tour comme à confesse”, etc. C’est comme si sa mère parlait par sa bouche et avec elle toute une lignée de gens. D’autres fois surgissent des phrases que sa mère a dites pendant sa maladie d’Alzheimer et dont l’incongruité révélait son altération mentale, “tu m’apporteras des chiffons pour m’essuyer le derrière”. En un éclair le corps et la présence de sa mère lui sont donnés. À la différence des premières phrases, d’un usage répété, celles-ci sont uniques, pour toujours l’apanage d’un seul être au monde, sa mère. (p. 185)
33Ici, des bouts de discours figés pallient l’absence de la voix de la disparue. Les expressions retrouvées déclenchent une manière d’évocation, comme une prosopopée de la mère défunte.
34Pourtant, le passage reconduit à la tension qui habite le projet de construire une intelligibilité sociologique du collectif et du transindividuel tout en opérant un sauvetage des singularités, du ça a été photographique du réel. De même qu’aucune lecture sociologique n’épuise la trace photographique, aucune lecture indicielle des formules ne rejoint complètement l’idiotie d’une voix, d’une présence charnelle. Aussi, l’évocation de la mère défunte est-elle l’occasion d’une méditation sur la parole absolument singulière de la démence, ironiquement et tragiquement la seule capable d’indiquer une singularité pure, alors même qu’elle signifie peut-être l’aliénation et l’altération de son auteur.
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35On conclura en faisant l’hypothèse que Les Années est un livre bâti tout entier sur la tension entre l’« ambition » (p. 252) de l’analyse critique et le désir de « saisir la lumière qui baigne des visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourritures évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure. [...] Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » (p. 253-254). Les formules qui y figurent jouent un rôle fondamental parce qu’elles se situent à la croisée de ces deux orientations. Singulières dans leurs occurrences, labiles comme les corps qui les investissent, leur itérabilité est impensable et incompréhensible hors des structures sociales qu’elles incarnent et qui les produisent. Objet médian entre le singulier et le collectif, elles peuvent être rapprochées du pronom « on » qui hante tout le livre : elles indiquent possiblement un « je » qui les profère, tout en définissant des groupes variables au sein desquels elles ont été proférées (Montemont, 2011, p. 124).
36Parce que son geste critique consiste à reconstruire synchroniquement et diachroniquement le système des formules plutôt qu’à condamner leur inauthenticité, Annie Ernaux peut y découvrir les vestiges de formes de vie fragiles dans lesquelles les sujets ont perçu, senti, éprouvé des émotions. Sans doute rejoint-elle l’héritage de l’auteur de Madame Bovary s’il est vrai que « ce que nous a laissé Flaubert avec les idées reçues […] c’est aussi […] leur caractère inévitable : on n’échappe jamais complètement aux idées reçues, aux préjugés, non plus qu’au stéréotype » (Amossy et Herschberg Pierrot, 2021, p. 25). L’observation des formules et plus généralement de toutes les formes d’énoncés figés, préconstruits, une fois qu’on en reconnaît la portée existentielle, conduit non plus au dénigrement du poncif au nom de quelque valeur de classe36 ou d’une pureté existentielle absolument singulière, mais à « une problématique de l’impensé, à l’égard d’un sujet qui n’est plus le cogito clair à soi-même, mais un sujet situé dans la société et dans l’histoire » (Amossy et Herschberg Pierrot, 2021, p. 25). Elle situe la singularité des individus non plus dans l’inexprimable, dans l’ineffable, mais dans l’intersection singulière de discours toujours marqués par le collectif. À travers l’organisation d’une mosaïque d’expressions qui ont traversé l’autrice et ses contemporains, l’œuvre peut ainsi prendre en charge le projet de dire ce qui a rendu une existence singulière « non par la nature des éléments de sa vie, externes (trajectoire sociale, métier) ou internes (pensées et aspirations, désir d’écrire), mais par leur combinaison, unique en chacun » (p. 253). Et cela justement parce que les formules sont aussi bien externes (des bouts de discours qui s’imposent à l’individu de par sa trajectoire sociale) qu’internes (elles configurent ses pensées, ses désirs et donnent forme à ce qu’il dit), exemplifiant le paradoxe constitutif de la parole : celui d’être à la fois la mienne et celle des autres, portée par le présent d’une énonciation quoique toujours déjà répertoriée dans l’archive d’une époque, cette archive qui survivra, dans la mémoire des hommes et des femmes qui viendront, aux voix qui ont un jour retenti.