L’écrivain préféré : avant-propos
1Il existe, dans nos expériences littéraires, des situations où l’ensemble de la littérature est ramené à une seule figure, qui sert à la fois d’objet privilégié et de modèle intérieur1. « L’écrivain préféré » est ce nom propre qui, pour un temps, un individu ou un groupe, comble ou suffit, vaut la littérature, permet de la penser entièrement, mais aussi d’entretenir avec elle un lien sensible, continu, et conçu comme idiosyncrasique. La question est à l’intersection de bien d’autres catégories : celles de l’autorité, de l’exemplarité, des enjeux de la relecture, de la durée des œuvres, du classique réputé inépuisable, de l’influence, de l’imitation, du commentaire, ou encore des pratiques concrètes de lecture, de l’empathie et de l’identification… Mais elle a cette particularité de les rapporter à une conception existentielle de l’expérience esthétique, et s’inscrit en cela dans la réflexion actuelle sur la place des émotions dans notre relation aux œuvres, dans notre conception des fonctions de la littérature, de ses modes d’actualisation et de son historicité propre.
2Qu’est-ce donc que concevoir et vivre la littérature à travers un écrivain préféré ? C’est d’abord une question de temps, en particulier de temps vécu. L’écrivain préféré émerge au sein d’une existence de lectures, dont il écrit en quelque sorte le journal intime. Il rend compte d’un gisement de citations, pour chacun limitées, d’un moteur ou d’un repère suffisant ; sans doute les éveilleurs ou les intercesseurs changent-ils selon les âges de la vie, mais on n’annule jamais tout à fait une préférence – « Les influences violentes se succèdent fiévreusement, écrivait Gide, comme pour donner plus d’élan et plus d’apparente jeunesse à la nouvelle croyance de l’instant2. » La préférence entretient des rapports multiples avec la durée (et la phénoménologie de Merleau-Ponty avec laquelle Bruno Clément entre en dialogue est ici précieuse) et avec les événements d’une vie ou d’une époque : temps de la découverte, de la rencontre avec les livres, du choc et des temps forts (Gracq décrivait sa première lecture de Stendhal comme une « insurrection intellectuelle et affective3 ») ; histoire de mémorisations ensuite, de répétitions, de maturations et d’obstinations que la nouveauté est parfois impuissante à modifier ; enfin, et surtout, temps de l’anticipation et du devancement, voire de la prophétie, car l’écrivain préféré est celui que nous regardons comme un précurseur intime, une promesse, celui que nous reconnaissons comme un autre nous-même qui nous aurait devancé, en qui l’on veut identifier une prédiction de soi : « À quel point je le fais mien… il me semble que c’est moi-même4 », écrivait Gide en suivant Montaigne.
3Une question de pratiques, ensuite, plutôt que de valeurs, car la figure de l’écrivain préféré ne suppose pas nécessairement l’évaluation, le jugement ou la recherche de l’accord, du moins pas à l’intérieur d’un espace de constitution canonique et d’exemplarité ; elle fonctionne plutôt comme un recours secret et décalé (Julien Gracq vénérait Jules Verne et se le réservait, « son primitif à lui »), qui peut isoler la lecture privée de l’espace des engagements – qui aurait dit avant qu’ils ne le disent que Stendhal était l’écrivain préféré de Sartre, Le Nain l’un des peintres préférés de Picasso, ou Tolstoï l’une des lectures favorites de Barthes ? Les influences les plus personnelles, celles qui exercent une action durable, séparent, disait Gide. La reconsidération sociologique de l’hétérogénéité concrète, honteuse ou pas, savante ou pas, des pratiques culturelles serait ici d’un grand secours. Un besoin de distinction se dissimule-t-il, réciproquement, dans les préférences déclarées, les goûts affichés, dans la bibliothèque que l’on montre plutôt que celle que l’on lit ?
4Recharge affective, l’écrivain préféré est aussi celui qui permet de « vivre » concrètement la littérature, sur un mode relationnel, personnel et densifié, dans un rapport de face à face imaginaire qui peut prendre toutes sortes de formes, diversement chargées : fidélité, fascination, entêtement, désamour… autant de modalités intérieures qu’exemplifieraient bien le rapport de Gracq à Breton, les comptes que Sartre dit vouloir régler avec Flaubert, ou le recours de Barthes à Proust – « Ce sera, si vous voulez bien, Proust et moi […] je ne signifie nullement que je me compare à ce grand écrivain, mais d’une manière tout à fait différente, que je m’identifie à lui5 ». Proust et non La Recherche, car c’est ici l’existentialité de l’auteur qui est en jeu, voire le concret de sa vie qui suscite un « moi aussi ! » Gracq soulignait l’importance des comportements privés des lecteurs à l’égard des écrivains, il se disait « captivé par les manies » de Stendhal, et surtout de Breton ; en ouverture à l’essai qu’il lui consacrait, il décrivait la force d’attraction de ce moi noué et dense : « Il suffira largement à cet essai de vouloir rendre compte dans une certaine mesure des ondes turbulentes que propage autour d’elle une personnalité assurément de “grand format”6 ». Certains écrivains ont d’ailleurs travaillé à l’intérieur d’un tourniquet vie-œuvre, espéré qu’on les chérisse en face de leurs livres – Gide, Wilde, Malraux peut-être… La relation à l’écrivain préféré offrirait la matière de cette « Histoire pathétique de la littérature » que Barthes appelait de ses vœux, et qui se situe bien loin d’une bibliothèque idéale puisqu’elle repose sur la décision de tout réduire à l’intensité affective. Ainsi regardée à travers le filtre des émotions, de l’identification, d’une figuration de soi-même qui a lieu en-deçà de la relation critique proprement dite, elle n’a pas même à être privée ; elle justifie aujourd’hui le succès de tout un genre (la bio-fiction) et la forme de collections entières – « Les pages immortelles de… », « L’un et l’autre »…
5Une question d’échelle, enfin : selon quelle amplitude réelle de livres lus et non lus (avec tout le spectre de pratiques que recouvre, comme on sait, ce que Pierre Bayard appelle la non-lecture), placés au centre ou rejetés en périphérie, décidons-nous (ou sommes-nous concrètement obligés) de nous faire une idée de la littérature ? Comme dans le désir proustien, ce n’est pas la femme qui est visée, mais telle femme, dans tel décor – non la littérature, mais tel écrivain. Une réflexion sur la préférence invite à mesurer ce qui, de l’écrivain, est retenu (isolé, potentialisé ou amputé) pour être élu : de Stendhal, les romans ou les écrits égotistes ? De Proust, la satire sociale ou le roman de la conscience ? Le Rousseau de Lévi-Strauss n’est à l’évidence pas celui de Starobinski. Et pourquoi presque tout le monde préfère-t-il aujourd’hui « le dernier » Barthes au premier ? Le brassage et le maintien de la mémoire des œuvres doit beaucoup à ces raccourcis. De ce point de vue, on peut se demander quelle historicité de la littérature cette relation incarnée au présent, forcément limitée, accentue ou occulte.
6Les préférences sont, bien entendu, de toutes les époques. Jacques Amyot justifiait sa traduction des Vies parallèles en citant les propos rapportés du philologue byzantin Théodore Gaza, qui affirmait apprécier Plutarque plus qu’aucun autre écrivain, parce qu’« il n’y en a pas un qui soit si profitable et si delectable ensemble à lire, que luy7 ». Il faut pourtant attendre les premières décennies du xixe siècle pour que l’écrivain préféré devienne une figure de la sociabilité culturelle, et un foyer du rapport de soi à soi. L’écrivain préféré naît avec le romantisme, au moment où la littérature se ramifie en traditions innombrables, où elle buissonne en passés-présents si nombreux que personne ne saurait plus ambitionner de lire tous les livres reconnus pour importants. L’écrivain préféré est près de succéder à l’écrivain classique dès lors que l’idée s’impose à quelques-uns d’un passage de la littérature en régime mondial, dans ces mêmes années où le roman conquiert une dignité littéraire en se posant en héritier de la poésie épique. On pourrait commodément retenir le 21 octobre 1850 comme la date de naissance de la figure, de son émergence comme lieu d’expression privilégié du souci littéraire. Ce jour-là, le « lundi » de Sainte-Beuve est consacré à une question, présentée comme embarrassante, qui lui aurait été suggérée par « un homme d’esprit » : « Qu’est-ce qu’un classique ?8 ». L’article, qui s’écarte, par exception, des sujets « personnels », élabore une série de définitions, qui se superposent sans s’annuler. La notion est saisie dans toute sa complexité historique, dans tout l’encombrement de ce que Judith Schlanger appelle « le bagage des traces9 », ces « épisodes, débris, monuments » qui donnent à l’abstrait littéraire sa présence « patinée ». Sainte-Beuve part de la définition ordinaire, celle des dictionnaires – « c’est un auteur ancien, déjà consacré par l’admiration, et qui fait autorité en son genre » – pour proposer, au terme de son cheminement dans la mémoire du mot, une définition qui donne à la notion une résonance existentielle inattendue par l’importance inédite qu’elle donne à l’idée de préférence. Si le mot classique qualifie l’ensemble des écrivains hérités, patrimoniaux, consacrés par les siècles, il ne trouve « son vrai sens » que « par un choix de prédilection et irrésistible » : le classique, c’est celui, parmi les « bons et antiques esprits », « qu’on préfère et qui nous ren[d] nos propres pensées en toute richesse et maturité », à qui « on va demander […] un entretien de tous les instants, une amitié qui ne trompe pas, qui ne saurait nous manquer, et cette impression habituelle de sérénité et d’aménité qui nous réconcilie, nous en avons souvent besoin, avec les hommes et avec nous-même. » Le mot est associé à l’idée de maturité et joue son rôle dans une dramaturgie des âges de la vie ; il n’a de sens ou, à tout le moins, ne peut être éprouvé dans toute sa profondeur, dans toute sa richesse de rapports, qu’une fois parvenu à l’époque des relectures, confortablement installé au milieu d’une riche bibliothèque intérieure : « Il vient une saison dans la vie, où, tous les voyages étant faits […] on n’a pas de plus vives jouissances que d’étudier et d’approfondir les choses qu’on sait […] comme de voir ou de revoir les gens qu’on aime : pures délices du goût et du cœur dans la maturité. » Avec Sainte-Beuve le classique commence à glisser du côté d’un moi qui revendique ses préférences. Le mouvement s’accentuera tout au long du xxe siècle. Quand Borges se demande, un siècle après Sainte-Beuve, à la suite de Matthieu Arnold ou de T. S. Eliot, ce que c’est qu’un classique, il l’inscrit sous le signe des idiosyncrasies, de la contingence, du relatif et du transitoire. C’est le résultat d’« un acte de foi » commun à une nation ou à un groupe de nations : « Pour les Allemands et les Autrichiens, Faust est une œuvre géniale ; pour d’autres, c’est une des formes les plus mémorables de l’ennui ». Si la qualité de classique désigne encore un goût partagé, celui-ci se révèle fragile ; il réunit et clive en même temps et ne saurait prétendre à l’universalité. Chez Borges, de fait, et cela bien plus nettement que chez Sainte-Beuve, la notion de classique s’étoile en préférences éclectiques : « Des ouvrages comme le Livre de Job, La Divine Comédie, Macbeth (et pour moi quelques-unes des sagas nordiques) laissent présager une longue éternité, mais nous ne savons rien de l’avenir, si ce n’est qu’il différera du présent. Une préférence peut bien être une superstition10. »
7Ce « pour moi » qui s’impose à Borges, dans le mouvement de son article « sur les classiques », revient souvent chez « le dernier » Barthes, celui qui commence à se faire jour dans Le Plaisir du texte. Lorsqu’il évoque, dans une page célèbre, commentée dans plusieurs articles du présent dossier (voir Yacavone, Macé et Pradeau), la façon dont l’œuvre de Proust fonctionne comme « la mathésis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire », Barthes corrige aussitôt, réduisant considérablement la portée de l’affirmation : « du moins pour moi ». Le recours à une mémoire personnelle impliquée est une façon de prendre acte de la complexité nouvelle du dispositif culturel. Parce que, situation inédite, cohabitent dans nos bibliothèques, au moins virtuellement, tous les passés et tous les présents de la littérature, le séjour lettré est une demeure dont chacun dispose et que chacun aménage à loisir, qui se démultiplie en fonction des centrages, des hasards de rencontre d’une vie de lecteur. « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. » Bien des usages de la culture se trouvent enveloppés à l’intérieur d’une même culture. C’est ce jeu ouvert des centrages, des aménagements intérieurs, que décrit Adolphe Maillot dans son article sur « L’ethnologue préféré », lorsqu’il envisage les « quiproquos » qui déterminent nos préférences, ces riens qui engagent une vie, cette métamorphose du hasard en nécessité que l’on appelle une vocation. La voix d’un « je » se fait entendre à de nombreuses reprises dans les textes que nous avons réunis. Présence constante chez Maillot, dont l’article se présente comme un témoignage méditatif, un récit de rencontre – avec Lévi-Strauss – qui est aussi une réflexion sur la rencontre, une façon d’interroger à nouveaux frais le « parce que c’était lui, parce que c’était moi » de Montaigne. Recours ponctuel dans les paragraphes conclusifs de l’article de Judith Schlanger : la parole autobiographique leste le discours cognitif en l’enracinant – en quelques mots, d’une simple touche – dans la profondeur d’une existence. Affleurements discrets chez Maïté Snauwaert déclarant, au détour d’une note, que Marguerite Duras est son écrivain préféré ; chez Jean-Philippe Rimann, qui, à deux ou trois reprises, se glisse, en bernard-l’hermite, dans la phrase de Sartre (« je le traite en Labadens, cet illustre défunt, c’est que je l’ai tenu dans mes mains, aimé à la passion, en toute irrévérence ») ; une certaine façon d’écrire selon l’écrivain préféré chez Marielle Macé, de préférer le « je » au « nous » pour accompagner la voix de « Marcel ».
8Proust est omniprésent dans un dossier où il ne cesse de revenir à la façon d’un personnage reparaissant. Cité dans chacun des textes – à l’exception de ceux de David Martens, de Maïté Snauwaert et de Maria Muresan –, il est le sujet, ou l’un des sujets, des articles de Kathrine Yacavone, de Marielle Macé, de Christophe Pradeau et de Laurent Zimmermann. On en comprend aisément la raison. Ce n’est en rien un hasard si les questionnaires de préférences de la Belle Époque sont parvenus jusqu’à nous sous le nom : « questionnaire de Proust ». La Recherche est une architecture réflexive de préférences. C’est, du moins, ce que suggère Pradeau, en étudiant les « conseils balzaciens », cette chaîne de textes qui, de la correspondance au roman, fait de l’idolâtrie balzacienne, et, plus largement, de la lecture de Balzac – quoi lire de La Comédie humaine ? – un lieu stratégique qui engage le sens même de la Recherche. L’expression elle-même qui donne son titre au présent dossier est attachée à l’œuvre proustienne. Elle apparaît à trois reprises dans la Recherche. Les deux premières occurrences, les plus riches de résonances existentielles, sont associées au temps de l’enfance, au long loisir des séjours à Combray. La première est liée au côté de chez Swann, la seconde au côté de Guermantes. Le narrateur se trouve confirmé dans son admiration pour Bergotte, en apprenant qu’« il était aussi l’écrivain préféré d’une amie de ma mère qui était très lettré11 » ainsi que celui du docteur du Boulbon, et qu’il était très apprécié par Swann, par l’entremise de qui « Marcel » finira par faire sa connaissance. Quelques pages plus loin apparaît un second « écrivain préféré », anonyme celui-ci – mais certains y voient encore Bergotte – ; dans ses promenades du côté de Guermantes, le long de la Vivonne, le narrateur croit reconnaître « un fragment de cette région fluviatile que je désirais tant connaître depuis que je l’avais vue décrite par un de mes écrivains préférés12 ». L’expression revient une troisième fois encore, dans Le Côté de Guermantes : il y est question des « écrivains préférés de Mme de Guermantes : Mérimée, Meilhac et Halévy13 ». La première occurrence est longuement commentée dans l’article de Christophe Pradeau ; la seconde est à l’origine de celui de Marielle Macé. Comme l’on n’emprunte pas la même porte pour aller du côté de chez Swann ou du côté de Guermantes, considérer l’une ou l’autre occurrence, c’est inviter à des promenades divergentes dans l’objet « écrivain préféré », du moins en apparence, puisque, comme l’on sait : on peut très bien aller à Guermantes en prenant par Méséglise, et même « c’est la plus jolie façon14 ».
9Préférer, pour aller où, à Guermantes ou à Méséglise ? C’est-à-dire, préférer pour quoi faire ? La modulation des prépositions suffirait à ouvrir le spectre des relations à envisager : comme l’écrivain, avec lui, selon lui, après lui, contre lui, sans lui, en dépit de lui (cela suffit aussi à retourner en direction de soi-même la diversité de ces relations)… L’histoire littéraire fourmille de cas où la lecture débouche directement ou indirectement sur une écriture. La première incidence qui vient à l’esprit est en effet celle que la préférence exerce sur les choix et les possibles de celui qui devient à son tour écrivain ; notre dossier donne maints exemples de ces effets d’autorisation ou de précédence, où un auteur commence à écrire grâce à ou comme son aîné : Cendrars et Gourmont (David Martens), Balzac et Proust (Christophe Pradeau), Nietzsche et Gide (Maria Muresan), Derrida et Benjamin (Dominique Dupart)… ; c’est selon ce couplage – « Lire. Écrire » – que Sartre a configuré sa propre biographie, et dans sa projection sur une durée fluide – « En lisant en écrivant », sans virgule ni tiret – que Gracq a rassemblé ses remarques critiques, Gracq qui pensait d’ailleurs le roman « selon » Stendhal. On reconnaît ici le grand thème de la vocation et de la forme que celle-ci confère à une existence, car il s’agit, disait Barthes, de « mettre l’écrire dans une pertinence de vie » ; on « préfère » alors pour se mesurer, se définir, imiter, se démarquer, ou même, si l’on s’en tient en-deçà de la frontière de la lecture, pour prendre le parti d’un écrivain et le défendre (c’est le récent Pour Sartre de Michel Contat). Bien entendu la relation n’est pas nécessairement explicite : l’écrivain préféré peut rester caché, méconnaissable, crypté (c’est toute la dynamique des Envois de Derrida), inavoué ou chéri dans les coulisses d’une œuvre qui ne le prolonge pas (ce fut le cas de Stendhal pour Sartre, ainsi que le rappelle Jean-Philippe Rimann). « On échoue toujours à parler de ce que l’on aime ». D’ailleurs l’écrivain préféré n’est pas forcément celui qui facilite, permet, ouvre la voie ou aide à écrire, surtout dans la période moderne qui dissocie l’admiration de la définition de la littérature à faire ; l’élaboration d’une œuvre personnelle peut (doit ?) passer par la détestation ou l’injonction au dépassement (comme le montre Laurent Zimmermann). Et parmi les premiers moteurs, il y a parfois d’abord l’écrivain qu’on voudrait entièrement défaire et refaire (ainsi de Musset pour Rimbaud : « Oh ! les contes et les proverbes fadasses ! ô les Nuits ! ô Rolla ! ô Namouna ! ô la Coupe ! tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré. »).
10Mais, si écrire vient de lire, lire n’aboutit pas nécessairement à écrire ; ce serait faire déboucher un peu trop vite, ou trop savamment, l’attention esthétique sur la création, et la littérature dans l’entretien de la littérature. Car on ne lit pas forcément pour devenir écrivain. Plusieurs articles dans ce dossier insistent pour observer les prolongements de la lecture dans l’existence concrète, qu’il s’agisse de témoigner d’un accompagnement vital et des rapports de la lecture avec les étapes marquantes de la vie (c’est le propos du très beau texte de Judith Schlanger, c’est aussi le rapport que toute une jeunesse a pu entretenir avec Barrès, comme le montre Denis Pernot), ou de définir un « vivre avec l’écrivain », avec cet écrivain qui nous devance dans notre langage (comme l’explique Maïté Snauwaert) ; ou encore de décrire les styles d’une vie parfois vécue selon un écrivain préféré et les cadres qu’il offre à notre expérience, dont nous décidons ou pas de nous emparer (c’est le propos de Marielle Macé, qui propose de replacer la lecture dans le large spectre des conduites esthétiques et des formes expérientielles). Si Gide, par exemple, n’arrivait pas à rester trop longtemps sans Stendhal, ce n’était pas dans la perspective d’une œuvre, mais dans celle d’« effets de vie ».
11Sans doute une question majeure, ici, est-elle celle du passage du singulier au général, de la préférence à sa portée. Car la figure de la préférence s’élargirait avec profit au statut de ces livres qui tiennent lieu de tout, de ces œuvres qui valent métonymiquement pour tout un genre (Don Quichotte, Les Essais, Les Vies imaginaires), toute une forme (Hugo étant, pour Mallarmé, le vers en personne), toute une période (comme en témoignent ici les tombeaux de Barrès rassemblés par Denis Pernot), voire toute une nation (Dante comme tête et corps d’une littérature italienne née à son sommet et devant fatalement, par la suite, orchestrer cet héritage)… Un cas particulier de cette relation est constitué, dans l’ordre de l’épistémologie des sciences humaines cette fois, par les choix d’exemplification d’une pensée, et les rapports que la préférence peut entretenir, plus ou moins légitimement, avec la généralité. Le Discours du récit de Gérard Genette est ainsi entièrement construit avec et sur Proust, et lui doit sans doute une partie de sa portée et de son atmosphère. Certains configureront l’histoire et la pensée littéraires françaises du xxe siècle selon Proust, d’autres selon Jarry. On retrouve ici la question, abordée précédemment, du centrage et des effets induits par la diversité des admirations. Le goût que l’on se reconnaît pour certains écrivains mineurs, ou délaissés, est inséparable d’une certaine ferveur, d’une qualité particulière d’attention, tantôt jalouse – le trésor que l’on se réserve, plaisir secret des happy few – tantôt irénique – ardeur du prosélyte à réparer les injustices de la postérité. L’attention aux minores induit une conception dynamique de la littérature, une conscience aiguë des mécanismes de la déprise et de la redécouverte. C’est le sujet du dernier chapitre de La Mémoire des œuvres de Judith Schlanger, évocation des limbes de la littérature conçus comme un ferment de renouvellement, une immense réserve germinatrice ; c’est également celui d’un bel article de Paul-André Claudel récemment publié dans l’atelier de Fabula15. Beaucoup de nos analyses suivent la pente de nos goûts et elles sont colorées différemment selon que nous reconnaissons Jarry ou Proust comme le principal foyer de notre souci littéraire. L’Idiot de la famille considère Flaubert comme un cas, et tente d’assurer à la relation au solitaire de Croisset le statut bien endigué d’un objet de « méthode » ; Jean-Philippe Rimann montre cependant combien le biographique, ici, excède ce cadrage et déborde en tous sens. On songe, à ce titre, à tous ces exemples-hapax, uniques mais si bien problématisants que les discours critiques les font fonctionner comme des paradigmes, lorsque le singulier, l’aimé, peut être équivalent, d’un point de vue fonctionnel, au général ; il suffit de penser aux réflexions sur la place de l’auteur qui convoquent « par exemple » le Pierre Ménard de Borges, aux méditations sur l’archive qui s’appuient « par exemple » sur le Pinagot d’Alain Corbin, à nos propres travaux qui constituent parfois nos citations préférées en preuves ; nous pourrions mettre ce dossier sous le signe d’une sorte de « preuve par Borges », ce moment mental où un hapax devient le nom d’un problème, où une œuvre égale une loi et en remplit toutes les fonctions, où le cas, le singulier, l’aimé, est fonctionnellement équivalent au général, à l’universel et le vaut. Si, dans cette conjonction de l’exemplifiant et de l’exemplaire, le vrai est cristallisé en une seule occurrence qui le vaut tout entier, c’est que le bon exemple et son nom propre survivent en nous comme une vérité.