Judith Schlanger, dont l’œuvre est riche d’une douzaine d’ouvrages, doit être considérée comme une théoricienne de la mémoire culturelle. Épistémologue des sciences humaines, elle s’est attachée à mettre au jour les mécanismes métaphoriques, les conditions et les enjeux de l’invention intellectuelle (Les Métaphores de l’organisme, 1971). Ses ouvrages plus récents décrivent le séjour des lettres : comment il se constitue et se reconfigure (La Mémoire des œuvres, 1992) ; comment des vocations naissent, des vies prennent sens dans la fréquentation des livres (La Vocation, 1997).
Si La Mémoire des œuvres, réédité en mars 2008, dans une édition révisée, chez Verdier/poche, est en passe de s’imposer comme un classique des études littéraires, par l’originalité de sa réflexion sur les mécanismes de la tradition, par la force de ses propositions sur le « passé pertinent » ou sur la qualité des « abstraits littéraires », les articles que Judith Schlanger a consacrés à la littérature restent relativement méconnus. Le lecteur curieux, qui fera l’effort de les découvrir dans les revues Littérature, Poétique, Diogène, Sud, Po&sie ou dans les nombreux ouvrages collectifs auxquels elle a contribué, y reconnaîtra les principales analyses de La Mémoire des œuvres mais formulées autrement, selon des prises un peu différentes, déportées vers de nouveaux horizons1.
« La pauvreté enchantée » s’inscrit dans un ensemble de textes, pour la plupart publiés dans Po&sie, qui font le lien entre La Mémoire des œuvres et La Vocation. Tout en s’attachant à décrire les mécanismes culturels qui rendent possible la perpétuelle relance de la littérature, ils s’épanouissent en méditations sur le mystère de la conscience biographique. La façon dont on habite et dont on perçoit sa vie y est considérée au travers des activités de la pensée, des pratiques qui, comme la lecture et l’écriture, définissent le mode de vie lettré. Pourquoi, comme l’écrit Kleist, « l’idée vient en parlant2 » ? Comment décrire le feuilletage complexe de temporalités dont est faite la vie de celui qui vit dans les livres ? Comment un écrivain comme Virginia Woolf3 parvient-il à concilier, dans le temps d’une journée, les impératifs de l’écriture critique et de l’écriture romanesque ? Comment, dans le temps d’une vie, parvient-il à gérer le « faire d’après le faire », à dégager d’avance, encore plongé dans le livre qui s’achève, le chantier qui l’accompagnera plusieurs années ? Qu’est-ce qui est en jeu dans la vie des « écrivains d’une œuvre unique », de ceux qui, comme Dorothy Richardson4, « plongés dans un chantier-monde auquel ils adhèreront toute leur vie » écrivent dans un espace-temps sans ailleurs ? Comment une œuvre aussi « faible » que L’Âme enchantée (1924-1934), le second des deux cycles romanesques de Romain Rolland, sorte de pendant féminin de Jean-Christophe (1904-1912), malgré ses facilités, ses arrangements maladroits avec la vraisemblance, a-t-elle pu jouer un rôle si important dans l’existence de dizaines de milliers de lecteurs, qui auront rêvé leur vie en la modelant sur celle d’Annette Rivière. Qu’est-ce qui est en jeu dans la « fonction paradigmatique » que l’on reconnaît à des œuvres comme celles de Romain Rolland ? Qu’est-ce qui, dans les grandes narrations ingénues de la littérature populaire, touche de façon si aiguë aux « formes secrètes des vies » ? La conclusion d’un article récent sur deux autobiographies chinoises, « Double récit d’amour en Chine5 », dit bien l’interrogation qui court à travers toutes ces études : « Dans quelle mesure est-ce que “je” suis et ne suis pas “ma vie” ? Dans quel rapport ma parole actuelle, mon jugement présent, ma conscience vive, se trouvent-ils avec mon passé ? Jusqu’à quel point, jusqu’à quelle profondeur, ma vérité est-elle d’ordre narratif ? »
« La pauvreté enchantée » se tient aux bords d’une parole autobiographique réticente qui trouve à s’épanouir ailleurs, dans Fragment épique6 tout d’abord, belle « autobiographie intellectuelle » qui raconte comment une jeune fille, grande liseuse de romans, en vient à écrire des livres, en entreprenant des études de philosophie, à la Sorbonne, dans les années 1950 ; c’est l’histoire d’une jeunesse, à moins que ce ne soit aussi bien l’histoire d’une vie – dans la mesure où « cette jeunesse oriente toute la suite » – , ou « comment une intuition se transforme en substance de vie intellectuelle et de travail7 ». On entrevoit, dans les premières pages de Fragment épique, les silhouettes du père et de la mère ; on y devine la jeunesse perdue des lecteurs de Romain Rolland que Judith Schlanger essaie de rejoindre dans les dernières pages de « La pauvreté enchantée ». C’est le sujet même de Patagonie, l’un des livres de poésie de Judith Schlanger, livre pensif et vibrant sur « l’avenir des petites filles », sur « la masse pâlie des anciennes enfances, cassées aux pliures de l’histoire8 ».
Christophe Pradeau9
1Annette qui n’était plus jeune, Annette, les jambes rompues, les reins endoloris, « s’engourdissait dans sa lassitude et ses pensées, tenant à la main le torchon avec lequel elle essuyait les meubles ». La porte de la chambre s’ouvre, et la jeune fille de service, mal stylée, sans prévenir, fit entrer : – « Madame, c’est un monsieur… » Entendez qu’Annette doit être surprise le torchon à la main, et pour qu’elle soit saisie, « comme en sursaut », à l’improviste, il faut bien que quelqu’un ouvre la porte – ou, si on préfère, écarte le rideau. Il faut donc une jeune fille de service, non pas pour essuyer les meubles, mais pour révéler la scène. Cela demande quelques rationalisations : encore mal stylée, la jeune fille introduit les visiteurs sans prévenir ; quant au ménage, Annette « n’avait point de domestique, seulement une femme de journée, qui venait quelques heures, pour les gros travaux du ménage ». Avec une femme de journée et une jeune fille de service, Annette n’a pas de domestique. Le point ici est qu’il est essentiel qu’elle n’en ait pas : il y va de son essence même. Donc elle nettoie sa chambre du fond de son épuisement ; et le visiteur imprévu entre droit dans cette image secrète où l’Âme enchantée fait le ménage. Ce qui se dévoile à lui est une scène radicale. C’est le tréfonds de la déréliction surtitré de banderoles dorées : ici liberté farouche.
2Quelques années plus tôt, au matin d’une nuit d’angoisse et de tumulte, son fils Marc s’inquiète d’elle. « Il ouvrit la porte. Agenouillée sur le parquet, elle essuyait les meubles, et ne se retourna pas. Marc lui dit bonjour : elle leva sur lui ses yeux qui sourirent, dit : – “Bonjour, mon petit”, et reprit son travail, sans s’occuper de lui. » Cette fois c’est bien la donatrice, prise de profil sous le regard. C’est l’attitude votive d’Annette agenouillée, prostrée et rayonnante, morte et renée, dans l’éclat de la nuit traversée.
3Plus jeune encore, dans une période orageuse, elle s’éclipse dans sa chambre, « rangeant, faisant son lit, retournant le matelas, frottant les meubles ou les carreaux, dépensant plus de mouvement qu’il n’était nécessaire, et ne parvenant pas à étouffer l’esprit, qui bruissait. Elle s’arrêtait, au milieu d’un geste, debout sur une chaise, un chiffon à la main, ou penchée sur l’appui de la fenêtre. Alors elle oubliait tout… » Pour s’engloutir elle en fait trop, du chiffon au rêve, de l’humble au sublime. Elle s’oublie absorbée, debout sur une chaise ? Faire le ménage est un langage, et c’est toujours un langage excessif.
4Une autre fois, sortant d’une autre crise, « elle tâcha de se remettre aux occupations domestiques ; mais la courbature morale ne s’effaça pas, de longtemps. Elle était vite épuisée. Marc… se trouvait toujours là pour lui éviter une fatigue, pour déplacer un meuble, ou monter sur une échelle, afin de poser un rideau ». Comme la vie domestique est ardue ! Quelle ascèse agitée est le ménage ! Quelle façon d’habiter ont donc les Rivière, mère et fils, que le décor leur soit toujours indifférent, mais que son entretien fasse flamber leurs humeurs ?
5Annette au torchon est dédaigneusement pauvre. La pauvreté flotte, s’impose et se dérobe, imprègne les sept volumes de L’Âme enchantée. Bien entendu, les rationalisations ne manquent pas. Romain Rolland n’a pas le sentiment qu’il peut les éluder. Ou plutôt c’est le roman français du début des années 30 qui se sent tenu de rendre compte et d’expliquer. Et les explications tiraillent les héros par la manche. « Pour se décharger de l’ennui de gérer sa fortune », la jeune Annette a donné une procuration générale à son notaire, qui la ruine. Et voilà comment une grande bourgeoise se réveille soudain « neuve encore au pays de misère ». Elle doit « gagner son pain » et celui de son enfant ; elle passe « dans le camp de la pauvreté » ; elle découvre « la loi du travail », « la dureté de vivre », « le monde du labeur obscur », « la fatigue matérielle d’une vie de travail ». Elle habitera « un petit cinquième ». Ces choses sont dites avec des pincettes. Les clichés sont des pincettes.
6Clichés encore, mais leur accent est différent, quand il s’agit, plus tard, de Marc étudiant, qui, lui, est sous-titré : misère. Isolé dans « son taudis d’étudiant, son désert », Marc « n’a plus de quiconque à attendre un radis ». Plongé « dans l’embarras matériel », il lui faut accepter « n’importe quel métier ». Il se retrouve vendeur et surveillant à l’étalage d’une épicerie, puis chasseur dans une boîte de nuit (« il eût souhaité de mettre une cartouche de dynamite au cul du monde »). Plus tard, toujours dans cette série dégradante, « il avait attrapé, pour un temps, un emploi mal rémunéré et fatigant de placeur et poseur d’appareils de radio », qui le laisse surmené et « l’ouïe pullulante ». Cela n’a rien d’une exploration picaresque de la société moderne. Marc traverse ces emplois temporaires sans aucun humour. C’est dans l’indignité et le dégoût qu’il doit « déroger pour vivre ».
7« Les travaux serviles et dégradants » marquent le passé d’Assia, sa femme, dont on nous fait sentir qu’il touche au sordide. Est-ce parce qu’elle est russe qu’elle doit porter la charge de l’excessif ? À elle la tension la plus vive entre la vie intérieure et le réel ignoble. Elle a une affinité directe, d’indifférence et de punition, à la « vomissure », aux chambres laides et sales. L’avilissement est son leitmotiv.
8Ce sont des images ou des partitions héroïques. Les héros portent les nécessités du travail comme une hotte d’épines. Puisque le travail est toujours un fardeau extérieur temporaire, le récit l’aggrave ou l’oublie, selon ses besoins. Lorsqu’il s’agit de remettre les choses en mouvement – en séparant ou déplaçant les personnages – alors on évoque les nécessités du gagne-pain, qui justifient les présences ou les absences. Gagner sa vie est une rationalisation toute prête qui permet de lancer une nouvelle séquence.
9Mais comment est-on pauvre, dans ce livre ? La pauvreté, qui crée tant de contraintes, entraîne peu d’obligations. Aux moments de crise, le temps intérieur s’amplifie ; l’humeur a besoin de loisir ; Annette et Marc prennent tout naturellement ce loisir. Ils s’enferment, ils traînent, ils s’isolent dans leur intensité. Leur emploi ? Comme des mendiants ou des seigneurs, ils n’y font pas même attention. L’essentiel a priorité, le reste s’éclipse. Ceux qui ont banalement des métiers ne connaissent pas ce luxe somptueux. Dans ce livre, la pauvreté ne dérange pas l’intensité.
10De plus, la pauvreté n’abîme pas. Gagner sa vie dans de mauvaises conditions n’enlève rien d’essentiel. En particulier, la culture ne se perd pas, ni comme appétit, ni comme compétence. Annette conserve ses acquis d’élite comme le héros épique garde ses épithètes. Quelles que soient ses conditions de vie, elle ne peut rien perdre. On la retrouve deux ou trois fois au concert, ou même en bibliothèque, à parcourir des revues scientifiques. Très tard, il apparaît soudain qu’elle parle italien, selon une logique onirique qui ignore l’usure ou l’oubli.
11Séduction. La quarantaine, face à une jeune rivale, devant l’homme indécis. Annette, machinalement, va au piano, commence à jouer. Elle est Circé, la magique, la puissante. C’est son moment irrésistible. Elle joue magnifiquement, d’un jet, après vingt ans d’interruption ? Une explication se juxtapose : « Annette, depuis des ans, ne jouait plus guère » ; plus de piano, plus le temps, et plus envie depuis la guerre ; mais ce qu’elle éprouve est d’autant plus violent et la soulève… Ce que veut Romain Rolland, c’est poser une image : l’image mythique du ruissellement victorieux. À la vraisemblance d’ajuster comme elle peut. C’est que le piano est un attribut d’Annette, un attribut qui ne dépend pas du tout de sa proximité avec l’instrument. Profondément, vous ne pouvez pas perdre ce qui vous définit. C’est pourquoi la pauvreté ne mutile pas. C’est une pauvreté enchantée car elle n’a pas de coût.
12On peut comprendre que Jean-Christophe soit pauvre jusqu’au bout si sa musique est méconnue. C’est là une pauvreté d’artiste intransigeant. Mais puisque la grandeur d’Annette n’est pas celle d’un don ou d’une vocation, pourquoi lui refuser la solution sage d’un emploi neutre ? Une condition médiocre – un emploi stable et un peu plus d’aisance – la laisserait tout aussi marginale, anonyme, exemplaire, mais bien moins accablée. Il lui arrive une seule fois d’avoir un travail qui ne soit pas un pur fardeau, un travail qui l’intéresse et la concerne et dont elle se sente responsable. Partout ailleurs sa vie professionnelle est faite de temps aveugle et de fatigue.
13Les clichés, ici, ont aussi pour effet de distancier l’information. Ils marquent (à leur façon) que la dimension du gagne-pain doit rester vague pour nous comme pour Annette. Elle y traîne sa force sans s’y épanouir, elle reste intensément distraite. Elle avance, attentive ailleurs, alourdie sous le fardeau du travail. Et pourtant ce fardeau ne l’atteint pas, car il ne modifie pas sa vraie vie.
14Être pauvre, dans ce roman, est une chevalerie. Voyez Sylvie, sa sœur, qui, partie pauvre, sombre dans la bourgeoisie, la réussite, la notoriété, la vulgarité. Et se dépouille sur le tard, un peu n’importe comment. Elle qui avait pour leitmotiv d’être une femme d’affaires avisée, la voilà dans le dénuement d’un sixième étage au « train de vie aussi réduit que possible ». Elle y trouve la grâce, la musique, « sa vraie vie » – et meurt purifiée. Sombrer dans la matière bourgeoise et mourir sauvée par l’ascèse, c’est un apologue gnostique qui éclaire l’univers du livre. La pauvreté y est une condition dure mais idéale qui pèse sans altérer. Et l’héroïne porte et subit la condition du plus grand nombre, tout en vivant la pauvreté du juste.
15Comme Jean-Christophe avant elle, l’Âme enchantée s’incarne : dans l’histoire, dans l’époque, dans les épisodes que lui dessinent ses désirs, ses relations, ses chances. C’est de cette façon, traditionnellement, que dans les romans de l’âme une subjectivité devient un parcours de vie. Seulement tout se passe comme si Romain Rolland se sentait obligé de donner des précisions qui, le plus souvent, ne l’intéressent pas vraiment lui-même. Thomas Mann ou Hermann Hesse traversent aussi ce problème, et Virginia Woolf le soulève de son côté. Un roman de l’âme est un oratorio ; quel prix pense-t-on devoir payer à la vraisemblance pour qu’un oratorio devienne un roman ?
16Ce qui est au cœur de L’Âme enchantée, ce n’est ni la profession, ni la politique. C’est la grande affaire de naître et renaître. Dans la rumeur de soi à soi, le souffle croît, se perd et se purifie, se retrouve et s’amplifie. De grandes voilures intérieures chutent avec les mâts. L’orage est un creuset. Les épisodes sont des épreuves. C’est l’histoire agitée, rayonnante, du rêve intérieur.
17L’âme subit le tumulte des forces. « Il se fit un silence d’attente. Et soudain, prit son vol, de l’âme déchirée, un cri de délivrance, sauvage, à tire-d’aile… Diamant sur le verre, son sillage rayait la voûte de la nuit… Tempête, lames marines brisées contre le rocher, âme chargée d’embruns et de lueurs électriques, en poussière écumante de passions et de pleurs projetée vers le ciel… Et sur le dernier cri des sauvages oiseaux, l’âme retomba d’un coup. Et Annette, épuisée, se jetant sur son lit, s’endormit. »
18Plus tard, pour une autre passion. « Un tourbillon d’oiseaux sauvages s’abattait avec des cris rauques… Elle était étourdie de leurs coups d’ailes et de leurs clameurs… Elle assistait, comme un gisant, sous la mêlée d’oiseaux de charnier, qui se disputaient sa dépouille dans un champ… Les bras croisés, nue, étendue, elle attendait, la bête crevée, sous le tourbillonnement des corbeaux… Alors, il se fit dans le ciel un bruit de lourdes ailes. Les oiseaux étaient partis. La bande de proie de l’âme l’avait abandonnée. Et l’âme se trouva vide comme une maison démeublée. »
19Ces nuits de drame, ces aubes toutes neuves dans leur épuisement, ces crises qui sont autant de mues, et jusqu’à cette conscience assaillie, débordée, tout cela rejoint une perpétuelle adolescence où l’âme est plus profonde et plus violente que le soi. « – Qu’est-ce que tu crains ? dit Annette. Puisque toi-même tu ne tiens pas ton âme, qui donc pourrait la mettre à la chaîne ? » L’adolescence se reconnaît dans ce livre, pour l’extrême acuité du : qui suis-je ? et pour l’ouverture perpétuelle du : qui serai-je ? Au centre se joue l’affaire intense de la naissance à soi ; et le reste, tout du long, ne compte que s’il affecte cette grande priorité lyrique. Le reste n’est qu’un affect – qu’il faut parfois rationaliser comme on peut. L’œuvre est une pédagogie immergée où l’adolescence a raison. On n’y quitte pas l’adolescence, ce sont ses priorités qui triomphent.
20Dans ce triomphe Annette entraîne ses lecteurs. Il y a eu toute une Europe adolescente où des jeunes gens, mobiles et pauvres, traînaient un peu partout dans des chambres minables de grands rêves et des jours sans travail. Je retrouve, dans mon exemplaire, des notes écrites par mes parents. Des notes de lecture de mon père au début des années 30, quelques lignes sur la page qui en poursuivent l’exaltation, ses premières lignes en français peut-être. Et plus d’un demi-siècle plus tard une note de ma mère, dans ses derniers mois, sur la mort de Sylvie et celle d’Annette. Avaient-ils pris au sérieux les autres propos du livre qui s’y trouvent aussi, le découpage politique, les thèses, les opinions ? Ils étaient allés droit aux descriptions lyriques : l’élan, la douleur, les ailes, le triomphe pour soi seul.
21La jeunesse de nos parents, la seule vraiment contagieuse et la seule vraiment perdue, on ne la rejoint plus que par les livres. Mais on la rejoint, sœur et fille de la nôtre, plus vaste, plus fragile, plus touchante que la nôtre, dans les petites chambres démunies et intenses des enfants de Gorki et de Romain Rolland.
22C’est le romanesque enchanté. Annette, et Jean-Christophe avant elle, devenaient pour leurs lecteurs des proches auxquels on se réfère, auxquels on pense, des repères. Comme on les connaît mieux que les gens qu’on croise et qu’on se sent mieux compris par eux, Annette, Jean-Christophe et les autres sont aimés d’un attachement personnel qui est au cœur de la lecture. Et le nom de l’écrivain, lui aussi, est gagné par le même épanchement, par le même lien heureux. C’est la vraie famille intime, celle qui plaît. Et cette compagnie juvénile, est-ce qu’on s’en déprend vraiment ?
23C’est cette qualité d’attachement qui a fait de Romain Rolland, de Victor Hugo, de Dickens, des écrivains populaires. S’ils ont été, eux et leurs personnages, importants, profondément importants pour un public énorme, s’ils ont été aimés, c’est pour cette qualité non livresque de leurs livres. Les romans qui aident à vivre, les romans qui donnent à des milliers de lecteurs le sentiment de parler pour chacun d’eux, sont lus d’une lecture affective, un peu somnambule, qui mélange toutes les attitudes. Drames, décisions, destins : encore une fois, ce sont d’abord les seules personnes qu’on connaisse bien ; et cette relation affective atteint confusément ce qu’on devient.
24Cette fonction paradigmatique, L’Âme enchantée l’a remplie. Je la retrouve sur un demi-siècle de la vie de mes parents. Et moi-même, relisant maintenant ce livre que je croyais avoir traversé autrefois distraitement, je me comprends mieux à travers lui. Je n’y pensais jamais, mais il m’éclaire sur moi. Je relis, et j’apprends quelque chose sur moi. Je perçois mieux à quoi je m’attendais. J’acceptais au départ, comme Annette qui l’endosse sans y faire attention, cette image diffuse de l’incarnation sociale, ce modèle descriptif qui paraît aller de soi. Ce scénario idéaliste où le gagne-pain ne peut jamais devenir léger ou intéressant, mais restera toujours la lourde part du feu. À la suite d’Annette, je m’attendais à être pauvre et à ce que cela ne gâche rien.
25Ce sont les naïvetés de l’humanisme du roman. Le lecteur est naïf d’aimer les héros et de prendre les histoires pour un supplément de vie. L’auteur est naïf dans ce qui l’intéresse, dans son dispositif, dans ce qu’il déploie, dans ce qu’il choisit, pris comme il l’est dans ses limites de conception et de réussite. Le roman traditionnel est naïf, de Goethe à Guy des Cars en passant par Gobineau et George Eliot, avec ses grosses ficelles fabulatrices et sa façon ingénue d’introduire les personnages, un à un, le moment venu, dans la sauce du destin.
26Depuis quelques siècles que les rêves de jeunesse se forment sur les scénarios de romans, nous sommes pris dans les limites du romancier. Tenus par ses conceptions, ses moyens. Et dans L’Âme enchantée l’écriture des crises, des oiseaux de proie de l’âme, n’est pas une goutte meilleure que les clichés du gagne-pain. La question est la même pour tous ces romans : comment est-ce si fort, alors que c’est si faible ? Comment quelque chose d’aussi faible a-t-il eu un tel impact, un impact qui touche aux formes secrètes des vies ? Comment ce qui est si pauvret peut-il toucher si profond ?
27Quelle puissance dans la gravité romanesque, dans sa lecture affective, ses rêveries paradigmatiques. Romain Rolland se sent tenu de donner des précisions dont il n’a que faire, et s’en sort à coups de clichés. Mais le livre a été populaire, l’écrivain a été populaire, c’est-à-dire important. Les romans postmodernes, eux, ne connaissent plus la naïveté de l’écriture, ne tolèrent plus la naïveté de la lecture. Ils s’apprécient à un tout autre niveau, à partir d’un plaisir différent, plus élitiste, plus secondarisé. Ils refusent ainsi cette grande fonction de fabulation et de tendresse qui a marqué l’humanisme romanesque. Et c’est vrai qu’Annette est une midinette de l’âme et que son histoire est dite d’une façon impossible. Mais qui serions-nous, quels profils inconnus, sans ces romans porteurs, et que serait l’adolescence, privée de ces grandes fables et de ces cas sacrés ?