1Jacques Derrida a lancé deux phrases qui me paraissent atterrir aujourd’hui seulement pour constituer ce que je voudrais pouvoir appeler la banalité du bien : enfin un « contre-imaginaire » (le mot est d’Achille Mbembé) partageable, capable de faire pour de bon lieu commun. Lieu commun pour un « nous » militant, c’est-à-dire inventif, à condition bien sûr qu’il le reste, qu’il reste energeia, en acte, en action, en activité. Si de telles phrases devenaient de simples lieux communs sans autre engagement, de l’ordre du « bien entendu », alors elles engageraient déjà -oui, même elles, engageraient déjà- quelque chose de l’ordre de la banalité du mal, pour un « nous » qui ne me donnerait plus envie d’en être.
2Voici ces deux phrases, deux mottos pour un « nous » énergétique : « Plus d’une langue », et : « Une langue ça n’appartient pas ».
3Les voici dans leur contexte puisque, de fait, seule la particularité est en capacité de résister à la banalité.
4La première :
Si j’avais à risquer, Dieu m’en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot d’ordre, je dirais sans phrase : « plus d’une langue »1.
5Ce n’est pas la déconstruction comme telle qui importe ici, bien que la manière de disséquer les évidences jusqu’aux apories qu’elles contiennent puisse servir de méthode. C’est la mise en acte constante et déterminée de ce constat injonctif : « plus d’une langue » dans toute une œuvre et, particulièrement, tout au long de ce texte vraiment prenant qu’est Le Monolinguisme de l’autre. La déconstruction par Derrida de sa propre position s’y exprime par une aporie qu’il énonce ainsi : « On ne parle jamais qu’une seule langue » / « On ne parle jamais une seule langue ».
6Une contradiction pragmatique, s’il en est, dont les théoriciens anglo-américains ou allemands lui feront reproche comme à un philosophe bien français. Ils lui diraient : « vous êtes un sceptique, un relativiste, un nihiliste... Si vous continuez, on vous mettra dans un département de rhétorique ou de littérature... Si vous insistez, on vous enfermerait dans le département de sophistique2. » Cette menace me réjouit, bien évidemment, comme le diagnostic de relativisme…
7Départements de rhétorique, de littérature, de sophistique, tout sauf de « philosophie »… Derrida aura séjourné dans les départements de Comparative Literature quand ce n’était pas dans ceux de Français, French ou French Literature. La littérature, c’est bon pour les femmes, il les aimait, il en était aimé ; il développait (ne l’a-t-il pas reconnu d’ailleurs ?) la « part femme » de lui-même — on entendra, bien sûr, la part qui écrit, pas celle qui pense, dès que l’on adopte la préemption tranquille de la philosophie par la philosophie analytique, et les découpages-prisons entre les genres (littérature/philosophie), qui ne reproduisent que trop facilement les tâches différentielles assignées par tradition aux genres-genders.
8Car le plurilinguisme fondamental de la littérature, au propre comme au figuré, passe encore ! Mais le plurilinguisme fondamental de la philosophie ? Là c’en est trop.
9Il faut évidemment remettre en cause tous ces présupposés ensemble, à commencer par le découpage entre littérature et philosophie, genre plus ou moins noble (le premier : bon pour les femmes et la part femme des hommes) parce que plus ou moins lié à l’universel du concept, c’est-à-dire délié de la diversité des langues. Il est vrai que l’universel a un charme commode : il nous protège tous indistinctement qui que nous soyons. L’universel des droits de l’homme hérite de l’universalité des Lumières, le partage de la raison fonde celui du droit à la liberté et détermine l’égalité de tous et de chacun. Nous philosopherions, isn’it, nous les êtres rationnels doués de logos par différence avec les animaux, tous tendus vers l’universel de la vérité ? Tous : Grecs et Barbares, d’hier et d’aujourd’hui? Et tous : hommes et femmes ? Est-ce bien là ce que vous dites au fond malgré vos préjugés de surface? Et si je ne partage pas votre conception de l’universel, ne vais-je pas me retrouver loin de l’universalité des Lumières en m’éloignant de la sobre santé de la philosophie analytique, heideggérienne avant d’avoir dit ouf, hiérarchisant les langues, avec le grec et l’allemand plus grec que le grec, pimentant le tout, parce que je suis un bon scholar et une historienne de la philosophie, d’un peu d’italien renaissant, d’anglais pragmatique et ordinaire linguistiquement tourné, de français cartésien et bergsonien-deleuzoïde des meilleurs jours ?
10Évidemment oui/ évidemment non. C’est cela qui m’occupe.
11Et c’est à cela que je réponds par un nouveau mot d’ordre : « compliquer l’universel ».
12Voici à présent l’autre phrase de Jacques Derrida dans son contexte. Elle porte sur ce que c’est qu’aimer :
L’amour en général passe par l’amour de la langue, qui n’est ni nationaliste ni conservateur, mais qui exige des preuves. Et des épreuves. On ne fait pas n’importe quoi avec la langue, elle nous préexiste, elle nous survit. Si l’on affecte la langue de quelque chose, il faut le faire de façon raffinée, en respectant dans l’irrespect sa loi secrète. C’est ça, la fidélité infidèle : quand je violente la langue française, je le fais avec le respect raffiné de ce que je crois être une injonction de cette langue, dans sa vie, dans son évolution. [...] je n’ai qu’une langue, et, en même temps, de façon singulière et exemplaire, cette langue ne m’appartient pas [...] Une histoire singulière a exacerbé chez moi cette loi universelle : une langue, ça n’appartient pas3.
13Jacques Derrida renvoie, pour son « histoire singulière », au Monolinguisme de l’autre : un Juif pied-noir à qui l’on enseignait à l’école en Algérie l’arabe comme « langue étrangère facultative» ; subissant l’abrogation du décret Crémieux (qui accordait aux « indigènes juifs et musulmans» la nationalité française) par Vichy en 1940 ; étudiant en France, son pays, son pays étranger, pensant et écrivant en français, sa langue, sa langue qui n’appartient pas.
14« Une langue, ça n’appartient pas ». La langue de l’autre, la langue coloniale sert pour asservir et pour libérer, un « butin de guerre », dit Kateb Yacine.
15Le geste, venu autrement, est non moins vif chez Arendt, qui avoue, dans son entretien avec Gauss, s’être demandée si sa langue maternelle n’était pas « devenue folle » – et Derrida s’en affole dans une note dévorante. Arendt prend le taureau par les cornes : elle dénaturalise la langue maternelle en opérant la disjonction langue /peuple, elle a sa langue pour patrie mais elle n’appartient à aucun peuple, ni allemand ni juif. Elle a sa langue pour patrie, parce qu’elle y energei, invente en palimpseste, libre héritière sans testament de tout ce qui s’y est inventé, murmuré, chanté, dans le droit faux-fil. Loin des « naturalisés » oublieux et satisfaits qui se pensent américains depuis toujours et ne parlent que par clichés, risquant précisément de faire ce que faisait Eichmann dans sa propre langue mécanisée empoisonnée aseptisée normalisée : banalisée. De faire ce que nous faisons tous, politiques et citoyens, qui enjoignons ou acceptons de parler-et-penser avec des « éléments de langage ».
16C’est, je cois, que nous ne comprenons pas assez profondément que l’homme est « un animal doué de logos » et, pour cette seule raison, « plus politique que les autres animaux ». « Un auteur et sa langue : il est son organe et elle est le sien, » dit Schleirmacher. Arendt et sa langue : elle, Arendt, est son organe, comme elle, sa langue, est le sien. C’est schleiermacherement que l’on a sa langue pour patrie. La langue maternelle, c’est celle in the back of the mind, dans laquelle on est libre de rêver et d’inventer, fidélité infidèle, dont on garde l’accent comme un souvenir d’amour, un goût de madeleine.
17Maternelle : du coup, on pourra la choisir. Non pas la naturellement maternelle, sucée avec le lait de la mère, mais la « inventivement » maternelle, celle qui rend puissant et tel qu’en soi-même. Sans doute pourra-t-on en changer, en adopter une autre, avoir une langue maternelle adoptive, puisque la langue n’est pas enracinée dans le peuple comme le lit conjugal d’Ulysse l’est dans la terre d’Itahque, creusé à même l’arbre encore enraciné ; ou comme la Sprache d’un Heidegger est enracinée dans quelque Volk ou Stamme, voire la Sage dans le Sein.
18Ni globish, erstaz de langue universelle, ni nationalisme ontologique, c’est ainsi que s’est explicitement positionné le Dictionnaire des intraduisibles4 que nous avons confectionné dans une grande sensation de bonheur post-babélien. Comment échappe-t-il au modèle du logos comme universel simpliste? Il partage avec le nationalisme ontologique, et contre le globish, l’idée que le langage n’est pas d’abord ou pas seulement un moyen de communication. Comme le dit Nietzsche, dans Homère et la philologie classique : « Celui qui trouve le langage intéressant en soi est un autre que celui qui n’y reconnaît que le medium de pensées intéressantes ». Il est donc lui aussi en prise sur le romantisme allemand, sur l’époque des « conceptions du monde », Weltanschauungen. Mais au lieu de privilégier l’Un, l’Être ou le logos, ce qui contraint à opérer une hiérarchie des existants ou des langues singulières, c’est la diversité comme telle qu’il tient pour un gain. En quoi il rejoint Humboldt, précisément : « La pluralité des langues est loin de se réduire à une pluralité de désignations d’une chose ; elles sont différentes perspectives de cette même chose et quand la chose n’est pas l’objet des sens externes, on a affaire souvent à autant de choses autrement façonnées par chacun [...] La diversité des langues est condition immédiate d’une croissance pour nous de la richesse du monde et de la diversité de ce que nous connaissons en lui ; par là s’élargit en même temps pour nous l’aire de l’existence humaine, et de nouvelles manières de penser et de sentir s’offrent à nous sous des traits déterminés et réels5 ». Déterritorialiser, transplanter, traduire, retraduire : une langue, Jacques Derrida l’a tenu jusqu’au bout, « ça n’appartient pas6 ».
19La marque de fabrique de cette « déterritorialisation » est à distance maximale d’avec la norme aristotélicienne du logos grec, qui commande nos discours jusqu’à aujourd’hui : je la caractériserais comme une réévaluation de l’homonymie. Depuis Aristote fondant le principe de non-contradiction, l’homonymie est conçue comme le mal radical du langage. L’interdit de l’homonymie est l’équivalent dans la sphère logico-discursive de la prohibition de l’inceste. Avec le modèle de la traduction, l’homonymie devient en revanche le point d’ancrage d’une compréhension de la différence des langues. Qui plus est, elle devient simultanément le point d’ancrage d’une compréhension propre de chaque langue comme singulière. Qu’est ce qui est homonyme dans une langue du point de vue d’une autre langue, et inversement ? Comment les homonymies, qui resteraient invisibles ou inaperçues dans une langue considérée isolément depuis l’intérieur d’elle-même et qui pourtant la caractérisent ou la constituent de manière différentielle, apparaissent-elles en pleine lumière avec la « déterritorialisation », quand on passe d’une langue à l’autre ? Que voit-on d’une culture et d’une tradition par le passage à une autre, par la « tra-duction » ? Il me semble que l’on tient ainsi un fil solide pour comparer deux langues et leur manière de découper le monde. Un exemple le fera mieux comprendre. « Pravda », qu’on a coutume de rendre par « vérité », signifie d’abord « justice » (c’est la traduction consacrée du dikaiosunê grec), et paraît ainsi homonyme vu du français. Inversement, notre « vérité » est un homonyme du point de vue slave, puisque le terme écrase « pravda », qui relève de la justice, et « istina », qui relève de l’être et de l’exactitude. On réfléchirait de même à l’ambiguïté pour « nous » de la racine « svet », lumière/monde, et à la problématique homonymie de « mir », paix, monde et commune paysanne, sur laquelle ne cesse de jouer Tolstoï.
20Il faut prendre très au sérieux la phrase de Lacan dans L’Étourdit : « Une langue, entre autres, n’est que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé subsister7 », que je choisis d’entendre non seulement des « lalangues » de l’inconscient mais des langues en général, de toutes les langues et de chacune d’entre elles. Or, d’où les voir ensemble, sinon depuis la traduction : « Qu’est ce que ça veut dire la métalangue, si ce n’est la traduction ? On ne peut parler d’une langue que dans une autre langue8 ». Mais il y a là un geste philosophique violent qu’Hannah Arendt thématise dans son Journal de pensée, sous le titre « Pluralité des langues ». Elle lie « l’équivocité de sens qui est donnée avec la langue et avant tout avec les langues » et « l’équivocité chancelante du monde », le fait que « l’essence vacille » : « Cette équivocité chancelante du monde et l’insécurité de l’homme qui l’habite n’existeraient naturellement pas s’il n’était pas possible d’apprendre les langues étrangères, possibilité qui nous démontre qu’il existe encore d’autres “correspondances” que les nôtres en vue d’un monde commun et identique, ou quand bien même il n’existerait qu’une seule langue. D’où l’absurdité de la langue universelle – contre la “condition humaine”, l’uniformisation artificielle et toute puissante de l’équivocité9 ». Il n’est pas impossible que ce geste, lié à un éloge de l’homonymie et de l’équivocité, soit un geste barbare ou, à tout le moins, autre que grec.
21Si bien que je propose pour finir, et parce qu’il est inépuisable, qu’on entende ainsi Aristote : si l’homme est un animal doué de logos, alors la nature de l’homme c’est sa culture, c’est l’éducation qu’il reçoit et qu’il se donne, sa manière d’évoluer et de se politiser, sa manière d’inventer et d’être libre.
22Je traduis dans un concret qui m’importe : la francophonie, c’est « plus d’une langue » ou ça n’est pas. « Nous » devons y parler et y entendre, y faire entendre, plus d’une langue, le français, la LTI qu’est le globlish, why not, et les langues, les « en langues » maternelles, virtuellement toutes, et en tout cas plus d’une. Avec les métissages, tel ou tel nouchi ivoirien, aussi indispensables que les « puretés » magnifiques, qui se doivent d’être non moins inventives. L’anglais aujourd’hui, c’est « comme » le grec hier : une langue qui fait tout venir à elle, qui traduit tout (sagesses barbares / comparative literature, avec cerises des post colonial studies et gender studies) et qui s’inquiètera justement de ne plus être elle-même (koinê : globish). Tout comme la stratégie de Lisbonne aura eu son équivalent en Rome : une langue (le latin, langue des citoyens/ l’anglais, langue de la globalisation économico-politique), plus deux – à Rome, l’une des deux langues est le grec comme langue de culture ; en Europe, on a des candidatures en compétition avec impact de la colonisation (français mais espagnol d’abord, portugais, avec allemand aussi en, ô combien, langue de culture, et/mais chinois, hindi, arabe comme grands autres), et l’autre, à Rome comme chez nous, est un vernaculaire maternel et/ou paternel à chérir.
23Accordons-nous cela depuis toujours et pour toujours. Si universel il y a, il est singulier et en mouvement, il energei. Comme la traduction, ce n’est jamais un produit fini, mais la mise en acte d’un rapport. C’est pourquoi, dit encore Humboldt, la traduction, il est préférable qu’il y en ait plusieurs, comme il y a plusieurs langues. Les cultures, les textes, les langues et jusqu’au moindre des patois, forment non pas une Église, sous la domination de l’Un, mais un panthéon plein de dieux aussi divers et intelligents que les langues elles-mêmes. Plus d’une langue. Une langue, ça n’appartient pas.
24C’est ainsi que compliquer l’universel veut dire pour moi : philosopher en langues.