1De la difficulté de traduire la poésie on infère parfois que cette écriture aurait le privilège d’exprimer l’indicible, ce qui ne peut faire l’objet de paraphrase ou de translation. Or les problèmes concrets de traduction du texte poétique montrent que la difficulté n’est pas de traduire des significations mais de transposer les réseaux virtuels de signification inhérents à un texte particulier. Le champ sémantique étendu des mots d’une langue diffère le plus souvent de celui des termes auxquels on les associe usuellement dans une autre langue. De ce fait la syntaxe qui les assemble et qui peut être également compatible avec une série de lectures incompatibles entre elles sera difficile à reproduire dans la langue cible. Le travail poétique consistant à perturber la linéarité du déroulement sémantique en la dédoublant par de multiples instruments sémiotiques, le lecteur doit louvoyer entre des combinaisons possibles de champs sémantiques et c’est ce louvoiement que le traducteur doit rendre possible à nouveau, le manifestant de ce fait dans la langue source.
2Lorsque Apollinaire écrit dans « La Chanson du Mal-Aimé » :
un soir de demi-brume à Londres
un voyou qui ressemblait à
mon amour vint à ma rencontre
3la magie de l’enjambement au deuxième vers est de produire deux lignes de lecture possibles, également compatibles avec le texte : « un voyou, qui ressemblait à mon amour », narration rétrospective d’une hallucination où le moi se raconte à la troisième personne, et « mon amour vint à ma rencontre », restitution d’une expérience présente de l’hallucination à la première personne (proposition renforcée par l’unité métrique du vers même si elle frappe rétrospectivement la syntaxe du deuxième d’incomplétude). Ces deux lignes de lecture ne cesseront de s’entrelacer en arabesque dans la suite du texte, jusqu’à l’explosion simultanéiste finale. Le traducteur devra autant que possible reproduire non pas seulement des sens mais la juxtaposition de lectures virtuelles qui constitue tout autant la réalité de ce texte. Ce que montre alors la traduction est que l’affaire de la poésie est de manifester un acte originaire de signifier, et ce dans l’expérience active, inquiète, de lecture qu’a ouvert l’exercice d’une souveraineté créatrice dans la langue, celle du poète.
4Mallarmé considérait ce partage d’une expérience de souveraineté comme vocation de la poésie moderne, et la définissait comme modulation plutôt qu’expression de la subjectivité :
Le remarquable est que, pour la première fois, au cours de l’histoire littéraire d’aucun peuple, concurremment aux grandes orgues générales et séculaires, où s’exalte, d’après un latent clavier, l’orthodoxie, quiconque avec son jeu et son ouïe individuels se peut composer un instrument, dès qu’il souffle, le frôle ou frappe avec science; en user à part et le dédier aussi à la Langue.
Une haute liberté d’acquise, la plus neuve ; […]
Selon moi jaillit tard une condition vraie ou la possibilité, de s’exprimer non seulement, mais de se moduler, à son gré1.
5Ce que Maurice Blanchot commentait ainsi :
Le vers, en substituant aux relations syntaxiques des rapports plus subtils, oriente le langage dans le sens d’un mouvement, d’une trajectoire rythmée, où seuls comptent le passage, la modulation, et non les points, les notes par où l’on passe.2
6La métaphore de Mallarmé était d’une grande cohérence. Les « grandes orgues » (un groupe de tuyaux à son fixe, dont joue un instrumentiste solitaire, hiératique même dans l’usage profane) avec leur « clavier latent » (touches fixes, contours pré-découpant la masse sonore), sont les thèmes et les règles utilisés pour fonder un pouvoir au sein même de la langue : depuis les grands mythes fondateurs des « cultures ataviques » pour reprendre l’expression de Glissant (Mallarmé, déjà, ironisait sur la restauration wagnerienne du mythe atavique), jusqu’à la tyrannie de l’alexandrin sous la figure tutélaire de Victor Hugo. À ces orgues s’opposent la liberté des vents, des cordes et des percussions, ainsi que d’une science désormais à disposition de « quiconque » veut l’acquérir, ce « on » qui est un concept essentiel chez Mallarmé, ensemble politique encore indéfini, communauté à venir. Ainsi la condition vraie, l’authenticité, ne réside pas dans le fait de jouer en fonction de possibilités pré-définies pour extérioriser ce qui était déjà-là, latent dans une intériorité, mais dans la capacité de moduler et par là modeler la subjectivité dans l’expérience effective de la langue.
7Césaire a conçu très tôt l’exercice d’une telle souveraineté poétique dans la langue comme l’amorce d’un processus de libération dans le contexte colonial.
8Le lecteur du Cahier d’un retour au pays natal se trouve dès le départ face à une langue poussée à ses limites lexicales pour représenter la psychogéographie de l’environnement insulaire :
L’essoufflement des lâchetés insuffisantes, l’enthousiasme sans ahan aux poussis surnuméraires, les avidités, les hystéries, les perversions, les arlequinades de la misère, les estropiements, les prurits, les urticaires, les hamacs tièdes de la dégénérescence. Ici la parade des risibles et scrofuleux bubons, les poutures de microbes très étranges, les poisons sans alexitère connu, les sanies de plaies bien antiques, les fermentations imprévisibles d'espèces putrescibles3.
9Le riche répertoire de la prolifération organique caractérise la décomposition de l’univers colonial antillais, dans l’espace et dans le temps. Ainsi, la peau corrompue de l’île-corps est-elle affectée de « pustules tièdes », « petite vérole », « syzygie suppurante des ampoules », « lèpre », « scrofules », « les arlequinades, les estropiements, les prurits, les urticaires [...], la parade des risibles et scrofuleux bubons, les poutures de microbes très étranges [...], les fermentations imprévisibles d’espèces putrescibles », etc. (ibid.). Processus organique certes, mais d’excroissance spatiale plutôt que de croissance et donc imprévisible, image d’une condition de passivité forcée, en l’absence de toute perspective temporelle, de tout projet. Cette étonnante prolifération verbale caractérise comme décomposition l’aliénation de la vie aux Antilles4 et s’en détache donc déjà par son contraste violent tant avec la littérature exotique qu’avec la rhétorique de la belle langue si prisée dans les colonies.5 Mais bientôt, on va le voir, la prolifération s’interrompt en deux endroits sous l’irruption de néologismes, négritude et verrition, termes neufs, actes de création dans la langue marquant autant que signifiant son contraire: le retour ou rassemblement en soi de la conscience en cours de libération, conscience d’intensité plutôt que de fragmentation partes extra partes. Ce n’est pas un hasard: on verra pour finir que ces inventions se sont soutenues d’une réflexion de Césaire sur le néologisme mallarméen.
*
10Dans le Cahier, une faille lézarde le moi, aliénation née de la situation coloniale : « L’homme antillais a été colonisé de l’intérieur, il a été profondément aliéné6 » La capacité des esclaves à réfléchir leur a constamment été déniée, il n’y a plus de mémoire, pas même pour la mort :
Au bout du petit matin ces pays sans stèle, ces chemins sans mémoire, ces vents sans tablette7.
11C’est ce que Césaire appelle « une intimité close », le paradoxe d’une intimité close à elle-même. Dans sa critique en acte de l’aliénation de la pensée dans l’usage commun de la langue, la poésie, vue depuis les Caraïbes était ainsi déjà révolte, avant même toute prise explicite de position politique. C’est pourquoi dans le paysage du Cahier, en aucune manière exotique, la poésie est identifiée au volcan, dans les profondeurs duquel la multiplicité de toutes les souffrances est fondue, et qui parvient à s’élever au-dessus d’une ville aplatie, fracassée, fragmentée, faite de corruption, de plaies, de pustules et de scrofules. La poésie est ce sommet éminent d’une conscience jamais donnée par avance mais plutôt née d’une résistance, d’une exigence. Situation éminente d’où l’on somme, écrit-il (sommer, écho mallarméen)8. Ce n’est donc pas un hasard si, bien loin d’affirmer une identité figée, de se réfugier dans un contour caractérisé par les traits d’ordre culturel, historique ou racial d’une supposée africanité, comme on le dit souvent, Césaire s’est empressé de de forger un mot-total9, « négritude » – riposte ironique au regard dévalorisant du colonisateur (nègre) par le détour des procédés de conceptualisation du vocabulaire philosophique hégélien alors en vogue (-itude)10. Un mot qui déjà incarne l’effort poétique de détachement et de réflexion et qui viendra interrompre le long défilé des aspects de la corruption coloniale.
12Au début, l’espace colonial caribéen est en effet décrit comme essentiellement fragmenté. Fragmentation, séparation, pulvérisation davantage que diversité, même de la vie. Dans un sens, s’opère ici le premier moment de la négation mallarméenne de la langue, aucun contour ne peut plus être distingué. Le fragmentaire et le répétitif caractérisent aussi la temporalité de la condition d’esclave. Le présent s’évanouit en permanence dans un passé auquel on ne reviendra jamais, qui n’engendre jamais rien, ne donne naissance à aucune nouvelle étape, aucun projet :
Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées11.
13Au bout du petit matin : loin d’une nouvelle aurore, c’est à la fois une fin du monde et, comme ce point final dans le temps est toujours spatialement déterminé, une frontière irrégulière, délimitant un lieu clos dans l’espace. Pas d’avenir et pas d’issue : « Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles », « Au bout du petit matin cette ville plate », « Au bout du petit matin le morne accroupi », « Au bout du petit matin l’échouage hétéroclite », etc. Inversement bourgeonnant, grêlées, dynamitées, toutes ces indications d’excroissance, de fragmentation ou d’explosion dans l’espace renforcent une limite contingente dans le temps, échouées. Le présent en ce lieu résulte du hasard. Là où tout sens des repères historique, des points de départ a été perdu, la séquence temporelle est défaite, pure succession d’instants dépareillés, échouage hétéroclite. De là :
… une vieille misère pourrissant sous le soleil, silencieusement; un vieux silence crevant de pustules tièdes,
l’affreuse inanité de notre raison d’être12.
14Or le poème, pris dans son mouvement global, est une série de négations de la fragmentation de ce monde radicalement contingent. Bientôt en effet apparaît un autre temps, le temps des origines, Chronos plutôt qu’Aiôn, pour reprendre la fameuse distinction empruntée par Deleuze à Victor Goldschmidt13, durée et présence plutôt que succession, regroupement et enracinement plutôt que passage. Immédiatement, rythme et images se transforment, l’instant s’étend et, à travers des métaphores telles « l’éclaboussement d’or des instants favorisés, le cordon ombilical», l’espace vient à représenter un lien à travers le temps :
Et nos gestes imbéciles et fous pour faire revivre l’éclaboussement d’or des instants favorisés, le cordon ombilical restitué à sa splendeur fragile, le pain, et le vin de la complicité, le pain, le vin, le sang des épousailles véridiques14.
15Ce passage introduit la grande scène de rupture de la première partie du poème, l’évocation de la nuit de festivités, à Noël :
[…] Il avait l’agoraphobie Noël. Ce qu’il lui fallait c’était toute une journée d’affairement, d’apprêts, de cuisinages, de nettoyages, d’inquiétudes,
de-peur-que-ça-ne-suffise-pas,
de-peur-que-ça-ne-manque,
de-peur-qu’on-ne-s’embête […].
16Agoraphobie : repli psychologique, intériorité, complicité, sans doute, mais aussi retrait hors de l’espace public et de sa fragmentation, et donc aussi hors du temps et des tensions. L’alignement vertical soudain des mots indique l’intense co-présence des intentions et des désirs à l’intérieur de la conscience mobilisée, et s’oppose à l’accumulation des éléments disparates du début. La plupart des noms indiquent désormais des actions ou des émotions, ou deviennent des verbes, par le biais de traits d’union ou de néologismes familiers, tels « cuisinages » qui réactive l’activité contenue dans « nettoyage » et peut-être celle d’affairement emplissant un espace déterminé. Et l’apogée de l’immense phrase suivante, qui serpente entre les sentiments et les actes de la nuit, c’est la spirale du « boudin » comparée à un « enroulement en volubile » (ce qui renvoie bien sûr non seulement au mouvement du volubilis, mais aussi à l’euphorie des voix en volute de joie). Ce mouvement en spirale reflète le texte poétique lui-même en tant que distillation des intensités, presque détachées de leurs causes, à travers la substantivation des qualités (« incandescences pimentées », « soleil liquide ») et la prolifération des adjectifs :
[…] et il y a du boudin, celui étroit de deux doigts qui s’enroule en volubile, celui large et trapu, le bénin à goût de serpolet, le violent à incandescence pimentée, et du café brûlant et de l’anis sucré et du punch au lait, et le soleil liquide des rhums, et toutes sortes de bonnes choses qui vous imposent autoritairement les muqueuses ou vous les distillent en ravissements, ou vous les tissent de fragrances […]15.
17Le poème est donc construit sur une série de contrastes entre le statique, le fragmenté, le divisé d’une part, et d’autre part le changeant, le mobile et le concentrique – vers ou ligne, « mot total », flux, coulée en spirale résistant à la pulvérisation et à la poussière. Ce mouvement culmine dans l’invocation de la négritude, qui peut maintenant être mieux comprise.
18D’abord elle n’est définie ni comme catégorie raciale, ni comme affirmation d’une différence substantielle. Elle marque simplement le refus d’une attitude ontologique spécifique, celle, instrumentale, de ceux qui ne peuvent penser qu’en termes de maîtrise, c’est à dire de séparation du Soi et de l’Autre :
ô lumière amicale
ô fraîche source de la lumière
ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre gibbosité16
d’autant plus bienfaisante que la terre déserte davantage la terre […]
mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !
Tiède petit matin de vertus ancestrales17
19Ce moment oppose le sens immémorial d’appartenir au monde, au détachement de la conscience malheureuse du premier mouvement. Les vents sont désormais des « souffles » et ils ont trouvé une « aire fraternelle ». L’aurore ne renvoie plus à une fin dans l’espace (« au bout du petit matin ») mais à une origine (« vertus ancestrales »). Le mouvement n’est plus un déplacement à travers la surface. Il est palpitation et appartenance à un monde originaire ou élémentaire, une « nature » : terre, eau et feu, et comme la terre est rouge, le sang, comme un fluide, va unifier ces éléments. L’aurore est qualifiée par sa tiédeur plutôt que par l’arrivée de la lumière et, en général, le poème passe du visuel au haptique, la vision exprimant séparation et distance, par exemple dans la contemplation du bleu de l’acier (les armes du colonisateur), celui du ciel, ou la lumière froide des étoiles. Le néologisme annonce donc une alternative: les valeurs des oppresseurs, sous couvert d’universalisme, ont seulement légitimé une séparation de l’humain et du naturel. La résistance assume l’universalité parce qu’elle refuse le fondement de l’oppression, qui, par la barrière de la race, fige la personne dans l’altérité absolue d’un donné :
vous savez que ce n’est point par haine des autres races
que je m’exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c’est pour la faim universelle
pour la soif universelle
la sommer libre enfin
de produire de son intimité close
la succulence des fruits
20Et tandis que la négritude est peinte en rouge plutôt qu’en noir :
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente18 du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.
21Le monde blanc est bleu d’acier :
Écoutez le monde blanc
Horriblement las de son effort immense
Ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique19
22Fusion contre fragmentation, appartenance opposée à séparation, temps maintenant perçu comme vie, comme cycle de création, plutôt que dissolution répétitive de l’instant et de la purulence : le retour au pays natal est quête d’un temps de naissance plutôt que d’un pays perdu.
23Dans un bel article sur le rôle des néologismes dans la poésie de Césaire, James Clifford écrit que « la négritude ne renvoie pas aux racines mais à un processus actuel dans une réalité polyphonique20 ». Le néologisme s’impose lorsqu’il s’agit d’exprimer un mouvement de transformation plutôt qu’une réalité donnée, le présent au cœur de tout processus et la polyphonie dans toute réalité. Il est donc poésie au sens mallarméen, s’éloignant du mythe, si le mythe subsume constamment le présent sous le perpétuel « déjà-là » d’une narration monodique, inscrivant sa fin en chacun de ses instants21.
24C’est pourquoi lorsqu’il aborde l’autre néologisme célèbre du poème, son point culminant, son mot final, verrition, Clifford s’interroge sur l’effort de Clayton Eshleman et d’Annette Smith pour déterminer à l’occasion de leur traduction son sens « original »22. Dans leur édition, ces derniers rapportent que Césaire leur a dit avoir forgé le mot « verrition » à partir du verbe latin « verri » qui a le sens de « frotter, gratter une surface, balayer »23 :
enroule-toi, vent autour de ma nouvelle croissance pose-
toi sur mes doigts mesurés
je te livre ma conscience et son rythme de chair […]
et t’enroulant embrasse-moi d’un plus vaste frisson
embrasse-moi jusqu’au nous furieux
embrasse, embrasse-NOUS […]
lie ma noire vibration au nombril même du monde
lie, lie-moi, fraternité âpre
puis, m’étranglant de ton lasso d’étoiles
monte, Colombe
monte
monte
monte […]
Et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune
c’est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son
immobile verrition24 !
25Eshelman et Smith traduisent les dernières lignes ainsi, formant un néologisme (veerition) sur la base du verbe to veer, tourner, changer de direction :
bind my black vibration to the very navel of the world
bind me, bind me, bitter brotherhood
then strangling me with your lasso of stars,
rise, Dove
rise
rise
rise […]
and the great black hole where I wanted to drown a moon ago
this is where I now want to fish the night’s malevolent tongue in its immobile veerition !
26Clifford a raison de noter que terminer sur un néologisme est un moyen d’indiquer que la poésie est essentiellement un processus (et non une représentation) : il n’y a pas de terme à un poème puisque le poème est exercice de signifiance plus que sens déterminé25. C’est aussi pointer un processus à travers lequel le langage recouvre son pouvoir institutif originel et qui oblige le lecteur à adopter une attitude réflexive sur ce pouvoir. Mais on aurait tort d’opposer trop strictement le processus de signification à la signification elle-même dans la constitution poétique du sujet. La création d’un néologisme est aussi la genèse d’une signification inédite. Lorsque l’on considère ce poème comme un tout, il est clair que l’image (ou la matrice sémantique) de la spirale est cruciale26. D’un point de vue lexical, la dernière strophe du texte déploie le motif de la vrille, par le biais des séries enroule/lie/lasso/nombril, et frisson/furieux/vibration. Cet abandon du moi en transe à une conscience rythmique, et son élévation dans le « NOUS » se transforme en un étonnant processus où la verticalité (ascendante : monte/étoiles/ nuit ; descendante : trou/noyer/pêcher) est résorbée dans la surface du « grand trou noir ». Ainsi on n’a pas besoin de savoir que Césaire avait verri en tête pour percevoir cette visée de sens même avant que le mot verrition soit donné. Le poème tout entier la construit continuellement, et doublement, comme réflexion aussi sur ce qu’il fait. Le sens de la spirale est que la signification est spirale, verrition enfin libre de l’esprit, « lasso d’étoiles », à travers le plan absolu des singularités qu’il peut recomposer. Finalement, Eshleman et Smith n’avaient pas tout à fait tort de poser la question.
27Dans un texte sur Mallarmé et Villiers, Césaire a écrit à propos du célèbre sonnet à la rime en “yx” ( texte appelé plus tard « Sonnet allégorique de lui-même »27 : « cet “inintelligible” sonnet me semble capital ». Il inventa même une définition de dictionnaire pour le fameux « ptyx », un mot dont Mallarmé espérait qu’il était un néologisme dans toutes les langues connues28. Définition dédiée ironiquement à « tous ceux que courroucent très fort les mots savants […] sur lesquels le dictionnaire est muet » :
ptyx : mot, parole, en tant que matérialisation de la pensée. Transposition du grec : ptux qui désigne essentiellement toute superposition : p. ex. couches de cuir, lames de métal superposées dont se compose le bouclier. Ici, peut-être, superposition du mot à la pensée ; ou bien, sens second du mot ptux : pli ; le mot en tant que vibration. Cf. Pindare : ptuchai umnôn : inflexions ou modulations de la pensée du poète29.
28Remarquables conceptions du poème en structure d’armure ou d’éventail, fait de bordures qui se chevauchent, de plis ou de vibrations de pensées et de mots. Ces métaphores: superposition, pli, vibration – représentent le donné perçu comme un plan ou simplement une ligne unique, mais toujours capable d’engendrer une réflexion, ou une prise de conscience, sans qu’on ait pourtant à postuler un « intérieur » ou un « extérieur », un antérieur à l’acte d’expression. Elles sont similaires en cela à la métaphore leibnizienne du monde comme peinture (baroque), à ceci près que la vision de Dieu, seule capable de percevoir comme totalité, en un tableau, un monde dont les détails prolifèrent à l’infini, est néanmoins immanente à celui-ci.
29« Mot total, neuf », le néologisme poétique indique donc en général que le sens est un processus, un acte de réorganisation du plan du réel qui, en lui-même, quand il est perçu pour ainsi dire « photographiquement », est contingent, répétitif, granuleux. Verrition n’est pas n’importe quel néologisme. C’est le nom de ce mouvement de prise de possession du plan absolu, qui n’est pas un repli dans la mémoire, l’intériorité ou la vision prophétique, mais plutôt un acte de recomposition du singulier dans des configurations, inflexions ou modulations originales : spirale d’un désir, poiesis émancipatrice. Dans un contexte historique de fragmentation et d’extrême aliénation, ce refus de la réification dans la langue, c’est-à-dire au plus près de la conscience, était déjà politique.