Le poète, l’ethnographe, et la « poésie des autres ». Présences et valeurs de la poésie dans l’œuvre de Georges Condominas
1Lors des entretiens filmés en novembre 2008 pour la collection « L’ethnologie en héritage », Georges Condominas s’est installé, comme la plupart de ses confrères, devant sa bibliothèque1. Mais sur une étagère, au-dessus de son épaule gauche, bien en évidence, c’est la couverture d’un volume de Henri Michaux que l’on découvre, celle de Misérable miracle. S’il est admis qu’un ethnologue est d’abord un lecteur, un homme de bibliothèque autant que de terrain, celui-ci est lecteur de poésie. Au terme de l’entretien, il finira par lire la dédicace laissée par Michaux dans ce volume : « À l’enfant des quatre vents, à celui qui sait parler au tigre, à Georges Condominas, salut amical de Henri Michaux ».
2Dans le fonds Georges Condominas déposé après son décès en 2011 à l'EHESS2, des projets d’écriture, des poèmes recopiés au fil des ans par l’ethnologue — poèmes de Hölderlin ou Maïakowski, Éluard ou Lorca... —, des notes éparses prises sur les essais consacrés à la poésie, ont pu venir gonfler un dossier « Poésie » — sans que l’ethnologue n’ait pour autant publié de texte relevant de ce genre littéraire.
3De l’amateur de poésie, Georges Condominas n’a donc pas seulement cultivé discrètement la posture, il en a aussi entretenu les pratiques intimes3. C’est que faute de devenir peintre et poète, comme il l’aurait d’abord souhaité4, il a conçu son œuvre d’ethnologue dans les entours de la poésie, et ce à plus d’un titre. Ce sont les modalités multiples de ce déport et de cette proximité qu’on aimerait ici examiner, en faisant l’hypothèse qu’ils donnent à cette œuvre sa tournure singulière.
4Il est tentant de considérer que cette vocation artistique première, inaccomplie comme telle, ait pu trouver dans l’ethnologie des dérivatifs, et qu’elle se manifeste en définitive sous des formes tierces. Cette perspective orientera notre lecture. Elle a pourtant ceci d’insatisfaisant qu’elle semble postuler que la poésie « à l’état pur » est le recueil poétique. Sans doute gagne-t-on, pour envisager les modes de présence et les valeurs de la poésie dans l’œuvre de Condominas, et plus généralement les rapports entre anthropologie et poésie, à ne pas identifier a priori poésie et texte, et à inclure dans notre champ d’attention les manifestations de la poésie hors du poème. S’il est admis, depuis le mythe rimbaldien, que la poésie peut se faire « au besoin sans poèmes », selon la formule de Breton5, c’est que le terme désigne un imaginaire existentiel, une catégorie de la sensibilité et de l’expérience, autant qu’une catégorie textuelle. Il renvoie aussi à une façon d’être au monde, de percevoir et d’agir. Comme beaucoup, mais à sa manière, Georges Condominas s’est montré sensible à d’autres façons d’être poète qu’en écrivant de la poésie, à d’autres modes de présence du « poétique » dans le réel – et c’est précisément au « problème du rapport entre vécu et poétisé6 » que son œuvre engage à réfléchir. On se propose ici d’appréhender cette question à partir des points de contact discrets qu’elle entretient avec la poésie : dans son diptyque « littéraire » ; dans ses essais de traduction de la poésie mnong ; dans la réception elle-même poétique qu’a connue cette œuvre.
Les deux livres de Georges Condominas
5Né à Haïphong, en Indochine, d’un père français, fonctionnaire colonial, membre de la « Garde indigène », et d’une mère métisse, née d’un père luso-irlandais et d’une mère sino-vietnamienne, Georges Condominas est « enfant des quatre vents » et produit de l’histoire coloniale. Autant que l’entre-deux des cultures et des langues, l’attachement à la littérature semble avoir été une affaire familiale. L’Exotique est quotidien donne quelques indications à cet égard. La première bibliothèque à laquelle l’enfant ait eu accès est la bibliothèque paternelle, entretenue dans les postes reculés7. À travers le portrait de son père, Condominas fait celui d’un lecteur modèle, l’incarnation d’un idéal tout montaignien :
avec lui, ce qui pouvait se prendre dans un livre était restitué au courant de la vie et gagnait ainsi une saveur que, j’en suis sûr, les auteurs auraient voulu voir tous les lecteurs donner à leur œuvre8.
6Ainsi comprise, la lecture ne s’accomplit pleinement que dans le retour vers le monde qu’elle exige. Les « lettres d’exploration paternelles », lues comme des récits d’aventure depuis le lycée parisien où le jeune Georges est pensionnaire, aussi bien que ses tentatives romanesques et ses poèmes cristallisent l’admiration filiale9. La figure de ce père explorateur, polygraphe autodidacte, façonne indéniablement les choix de vie et d’écriture du jeune homme.
7Comme d’autres récits de la « vocation » ethnologique, le récit autobiographique sur lequel s’ouvre L’Exotique est quotidien constitue rétrospectivement la discipline en troisième terme, en voie qui permet de concilier des aspirations contradictoires10. Il retrace des débuts erratiques : une formation à peine entamée à l’École coloniale, une licence de droit préparée sans conviction à Hanoï, en même temps que des cours suivis aux Beaux-Arts, le tout ponctué d’excursions en montagne. « J’étais persuadé, écrit-il, que je vivrais en peintre, et que mon “œuvre” aurait une expression littéraire11 », renvoyant ces aspirations au fantasme adolescent. L’ethnologie, vers laquelle il dit avoir été fortuitement aiguillé, apparaît dès lors comme le moyen d’aménager la division de soi, ou plutôt de conjurer la dispersion de ses propres possibles, et d’accorder la carrière coloniale et les ambitions artistiques, l’exigence scientifique et l’intuition esthétique, la connaissance et l’expérience, le pays paternel et la terre maternelle, le livre et la vie. Ce processus, qui donne à l’ouvrage son mouvement, apparaît explicitement au sein d’une même phrase, qui évoque les années de formation : entré au Gouvernement général comme rédacteur, vite dégoûté par cette expérience, le jeune homme met à profit les temps morts : « J’eus ainsi tout le temps de préparer, entre deux dossiers et trois poèmes, un lexique multilingue (français, vietnamien, chinois, laotien) pour une prochaine expédition, la vraie12 », avant‑goût de l’expérience ethnographique.
8Le moment fondateur, dans cet apprentissage, est le long terrain, novateur par sa méthode intensive, qu’il mène à Sar Luk, village des Hauts Plateaux vietnamiens, pendant la guerre d’indépendance, dans un contexte colonial et un esprit anticolonial13. Le centre de gravité de l’œuvre de Condominas est à rechercher dans le diptyque « littéraire » qu’il va lui consacrer, avec Nous avons mangé la forêt de la Pierre-Génie Gôo (1957) et L’Exotique est quotidien (1965). Leur titre respectif, sous les dehors d’une formule énigmatique, éclaire la répartition à laquelle ils obéissent. Avec le premier, sous‑titré Chronique de Sar Luk, village mnong gar, le propos est de se tenir au plus près de l’expérience indigène. La formule mnong gar qui lui sert de titre, donnée également en langue originale dès la page de garde, désigne une année, celle de 1949, par le biais des terres qui ont été incendiées et cultivées pour assurer la subsistance annuelle : ce mode de datation, propre à un peuple qui « n’est pas obnubilé comme nous par la présence toute puissante des chiffres14 », introduit d’emblée à sa vision du monde – le calque de cet idiotisme devenant formule poétique en français. Traduction in progress, elle témoigne d’un entre-deux des langues, en même temps que du rêve d’un repli du temps sur l’espace. Quant à l’indication générique de « chronique », elle éclaire la démarche adoptée par l’auteur, qui consiste à retracer, jour après jour et par le menu, le quotidien de cette année agraire. Avec le second volume, L’Exotique est quotidien, c’est cette fois l’expérience de l’ethnographe qui définit la focale : Condominas retrace son itinéraire personnel et sa progressive familiarisation avec l’« exotique », par son intégration au sein du quotidien de Sar Luk — processus dont l’oxymore, par son effet de court‑circuit, dit à la fois l’étrangeté et l’évidence, et par là-même la difficulté de penser la possibilité d’être à la fois hors de soi et « chez soi », de vivre pleinement une appartenance double. Le propos est donc, dans le premier volume, de concilier deux modes de captation de la réalité, analytique et organique, puis de donner à comprendre, dans le second, la genèse de cette démarche.
9Si la séparation des régimes d’écriture, scientifique et littéraire, fait partie en France des conditions d’accréditation professionnelle au métier d’ethnologue15, Condominas semble avoir d’entrée de jeu contourné les règles. Dans l’« Avant-propos » de sa « chronique », il expose très clairement ses choix de méthode et d’écriture. Ceux-ci répondent à la volonté de mettre en évidence « l’écart qui existe entre la théorie de l’institution étudiée et son existence réelle », de « montrer en somme comment joue la chair – et les vêtements – qui couvrent ce squelette », et de faire sentir les « pulsations de la vie16 » mais aussi au désir de « porter témoignage », explicité surtout par la suite17. Le parti adopté, celui de la narration descriptive, est ramassé dans les derniers termes de cet avant-propos : « Simples matériaux, donc sans tentative de structuration sociologique d’une part, mais sans compromissions littéraires d’autre part18 ». La qualification de « littéraire », fondamentalement ambivalente, valeur ajoutée ou facteur de discrédit, connote ici falsification du réel et intéressement narcissique de l’auteur — et cette méfiance affichée est conforme à la déontologie de l’ethnologue professionnel pendant la période d’institutionnalisation de la discipline. À rebours, le « poétique » sera toujours pris en bonne part par Condominas : indemne du soupçon de « compromission » attaché au premier, il représente à ses yeux un idéal de saisie de l’expérience humaine dans sa totalité.
10Mais Nous avons mangé la forêt comporte, quoi qu’en dise son auteur, non seulement une amorce de « structuration sociologique », par ses multiples et riches index notamment, mais aussi une portée littéraire et poétique. Pour quelles raisons peut-il être lu comme tel ? D’abord parce que la narration y est implicitement considérée comme ayant un potentiel cognitif : par son déploiement dans le temps, elle permet de faire exister ensemble des faits minimes et disjoints, mais aussi de donner à comprendre des personnes. Pour une des premières fois dans un récit ethnologique français, tous les acteurs indigènes ont non seulement des prénoms, mais aussi des personnalités, appréhendées au fil des événements. En 1959, à l’occasion d’un inventaire des ressources ethnologiques dans le domaine asiatique, Lévi-Strauss estimera ainsi que le volume
donne un premier aperçu de l’extraordinaire richesse des documents dont [l’auteur] dispose, et marque, par ailleurs, l’avènement, dans la littérature ethnologique, d’un genre entièrement nouveau, caractérisé par une intimité avec la réalité indigène, plus grande que tout ce qui avait été tenté précédemment19.
11Le jugement est sensible à la valeur de l’ethnographe comme à ses choix d’écriture novateurs. L’étoffe littéraire de la chronique procède ainsi du sens du détail ressaisi dans le temps, mais également des nombreuses scènes au discours direct et de l’insertion, au fil du texte, de prières, « dits de justices » et chansons : la « parole » indigène, celle de la rumeur quotidienne comme celle de la création verbale, y est significativement représentée. Mais c’est surtout l’ambition de ne pas renoncer à saisir la réalité comme un tout, commune à l’appréhension du fait social « total » par l’ethnologue20 et au désir de saisie du monde par le poète, qui fait la singularité de ce texte. La description d’une séance chamanique21 dira ainsi tout à la fois le déroulement concret du rituel, sa dimension sensorielle et spirituelle, les affects perçus chez les participants comme les résonances émotionnelles chez l’ethnographe — l’ensemble formant un tout indémêlable. Par la profusion des noms propres et des realia, par l’imbrication d’ordres de réalité multiples, ce désir de totalisation suscite une certaine opacité textuelle. Ce sont précisément cet effort pour se mettre au rythme de l’expérience vécue et cette opacité même qui rendent possible une réception poétique.
12Comme Condominas s’est souvent plu à le rappeler22, c’est la critique littéraire, qui, la première, a mesuré les enjeux de sa démarche. Le chapeau des bonnes feuilles publiées dans Les Lettres nouvelles en octobre 1956, rédigé par Maurice Nadeau, son directeur, salue ainsi en lui « un ouvrage qui, tout en ne voulant être que la chronique au jour le jour de la vie du village, nous a semblé constituer une révélation23 ». Édouard Glissant n’est pas moins enthousiaste : il y trouve une
passionnante étude, bien en avant du reportage, et d’une densité rarement atteinte. […] Densité, et en quelque sorte opacité de la vie comprise en son vif. Je crois que cette dernière manière […] apporte, par ce souci même de non-compromission, une nouvelle force à la littérature24.
13Cette caractérisation n’est pas anodine, quand on sait l’importance qu’aura l’opacité, entendue comme fait conjointement éthique et esthétique, dans les réflexions de l’auteur de Soleil de la conscience25. L’écriture de Nous avons mangé la forêt est donc informée à la fois par une pratique inédite de l’ethnographie, par l’exigence éthique du témoignage, et par le fantasme du poème : un de ses idéaux régulateurs est une certaine idée de la poésie, entendue comme mémoire ou expérience d’un état indécomposé de présence au monde. Cela n’empêche pas son auteur de faire œuvre scientifique, mais une œuvre qui suive ce qui est pour lui l’ordre des priorités : ethnographie plutôt qu’anthropologie, témoignage avant théorie, construction d’un réel où les bouleversements politiques importent autant que les comportements esthétiques.
14L’Exotique est quotidien est, on l’a dit, d’abord pensé comme l’envers et le complément du volume précédent : il s’agit cette fois de donner explicitement les arrière‑plans — biographiques, pratiques, historiques — du terrain mené à Sar Luk26. Du premier au second volume, la démarche vise ainsi à élargir les cadres d’appréhension du terrain, en réintégrant explicitement le sujet de l’observation dans la situation ethnographique. Constitué de trois parties de volume croissant, « Au seul souci de voyager » (sous auspices mallarméens, donc, et qui évoque l’enfance cosmopolite et la période de formation), « De l’exotique… » (qui retrace les préparatifs du terrain), « ...Au quotidien » (qui dit l’apprivoisement du quotidien mnong et la prise de conscience de sa situation historique), l’ouvrage retrace l’abandon du regard esthète propre au voyageur et l’acquisition de l’œil de l’ethnographe. C’est ce que révèlent les citations qui servent d’épigraphes à chacune de ces parties. De l’ethos du voyageur romantique, qui goûte solitairement la haine de soi, avec Fernando Pessoa — « Seul à seul avec moi-même / Sans m’avoir pour ami… » —, on passe, avec une citation d’Anabase, de Saint‑John‑Perse, à une approche compréhensive de l’altérité exotique, pour parvenir, avec des extraits de l’ouvrage du Président de Brosses, Du culte des dieux fétiches, à une réflexion à portée méthodologique pour l’ethnologue. Tout en signifiant l’appel et l’appui qu’a pu représenter la poésie dans la conduite de la vie, ces épigraphes formulent de façon oblique la conversion du regard retracée dans le livre, de la sensibilité du voyageur à la prudence du chercheur.
15Ce volume délivre aussi un autoportrait de l’ethnologue en lecteur. Parmi les lectures que Condominas évoque dans le chapitre significativement intitulé « L’Aventure vient en lisant », la première place revient aux œuvres poétiques. Elles sont pour lui de celles qui procurent le plus aisément une secousse sensitive, en raison de la réceptivité optimale que permet leur brièveté ; la poésie, surtout d’avant‑garde, lui apparaît donc comme « la source la plus généreuse d’émotions intérieures27 ». Il aura ainsi avec lui à Sar Luk les œuvres de Michaux, donnant à sa bibliothèque de terrain un horizon poétique28. Rien n’interdit de penser, par parenthèse, que la façon dont le poète défait, dans toute son œuvre, le « préjugé de l’unité » du moi29 ait contribué à rendre l’ethnographe réceptif à la conception mnong de l’individu. Ces lignes de l’ethnographe ne seraient pas incongrues chez le poète :
Chaque individu possède plusieurs « âmes » (hêeng) ayant chacune une forme et pourrait-on dire, un comportement particulier : l’âme quartz se niche toute droite derrière le front, l’âme‑araignée s’échappe de la tête pendant le sommeil, l’âme‑buffle élevée par les Génies (Yaang) dans le Ciel où se trouvent également l’âme‑bambou‑géant, l’âme‑pirogue, d’autres encore... La vie de l’homme est étroitement liée à la vie de ses âmes : qu’un accident leur survienne et il tombe malade ; il meurt si elles‑mêmes succombent30.
16La vision d’un « moi‑foule31 » constitué d’une multiplicité d’instances autonomes fait ici lien entre le poète, les Mnong et l’ethnologue. C’est aussi à la faveur de la lecture de Michaux, et notamment du Voyage en Grande Garabagne, que Georges Condominas a souligné le pouvoir de la fiction poétique, en forgeant le terme d’« ethno-fiction32 » : les « ailleurs » de Michaux ont à son sens une cohérence et une puissance cognitive comparable à celle des récits d’ethnologue. Dans le dossier « Poésie » de ses archives, on peut aussi lire cette note griffonnée (non datée) :
attitude de Michaux
= celle de l’ethnographe
fuite du monde judéo-chrétien
l’ethnographe la cherche dans le réel
Michaux dans l’imaginaire33
17Parce qu’elle permet une expérience morale, émotionnelle ou cognitive, la poésie représente pour Condominas une modalité de rencontre intime avec le réel, un avant-goût ou un contrepoint du terrain – un moyen d’y être plus intensément réceptif. Animées par le « sentiment, mal précisé à vrai dire, qu’une œuvre, suc de l’expérience, permet de tirer un profit plus profond du présent vécu34 », ses propres pratiques d’écriture postulent, entre expérience lue et expérience vécue, un mouvement dialectique qui les vivifie mutuellement.
À l’écoute de la « poésie des autres »
18On peut à présent s’attacher plus précisément aux façons dont les aspirations poétiques de Condominas prennent corps dans son œuvre d’ethnologue, et plus spécifiquement de traducteur. Le rôle de l’ethnographe est, estime-t-il dans un entretien avec Yves Goudineau, d’« entrer dans la “langue” des gens, dans tous les sens du terme » et de « rendre sensible le fragment d’un réel35 ». C’est là définir en poète le désir d’intelligibilité et de médiation qui l’anime : le métier d’ethnologue a pour lui partie liée avec la mise au point d’un art du passage.
19C’est sans doute dans la façon dont il envisage, au prisme de sa propre conception de la poésie, la littérature orale mnong que se manifeste le plus clairement son désir d’étendre le domaine du poétique, de ne pas dissocier création verbale et trame du vécu. Dans L’Exotique est quotidien, ses réflexions s’attachent à plusieurs reprises à l’harmonie possible entre expérience quotidienne et expérience esthétique. Cette harmonie lui semble s’accomplir pleinement dans l’appréhension d’une langue inconnue et désirée. Sa première rencontre avec le rhadé (langue malayo-polynésienne), évoquée dans le chapitre xv significativement intitulé « Sonorités d’une langue inconnue poésie pure », est pensée comme l’aboutissement concret de ses lectures poétiques :
je parvenais à l’extrême pointe de l’aventure qu’avait été pour moi la longue fréquentation des poètes ; je dépassais l’expérience vécue avec Mallarmé et Valéry, et surtout Rimbaud le magicien et les surréalistes. Il me semblait toucher enfin, de l’intérieur, au domaine prestigieux de la poésie pure36.
20Réactivant l’association, topique au xxe siècle37, entre écart poétique, étrangeté, et langue étrangère, il fait ainsi valoir le potentiel esthétique de l’altérité linguistique, en même temps que la puissance d’innovation propre à l’usage littéraire. Mais cette « extrême pointe » en rappelle aussi une autre, celle de la « sauvagerie », rencontrée par Lévi‑Strauss chez les Nambikwara38 : elle donne ici lieu non à une méditation désillusionnée sur les contacts des cultures, mais à l’évocation d’un moment de jouissance esthétique : à une version heureuse du sentiment d’inquiétante étrangeté. L’assimilation du mnong gar, qui viendra par la suite, et la découverte de sa poésie seront toujours évoquées par Condominas comme les sources d’une joie intense. C’est que L’Exotique est quotidien retrace aussi une expérience de la langue, celle par laquelle on en vient à se trouver à la fois hors de soi et « chez soi » dans un environnement linguistique d’abord étranger.
21C’est dans cette perspective qu’il y a, estime Georges Condominas a posteriori, continuité entre ses propres aspirations poétiques et son travail d’ethnologue : à la question de Pierre Descargues, qui lui demande, en 1984, ce qu’il est advenu du poète en lui, il répondra : « Le poète s’est tu, mais ne s’est tu qu’à moitié, parce que j’ai trouvé beaucoup plus belle la poésie des autres, celle des Mnong, que j’ai traduite39 ». Si la traduction ou retraduction de textes issus de traditions poétiques autres est « peut-être l’unique espace de rencontre possible entre poètes et anthropologues40 », Condominas incarne à lui seul cet espace de transaction41. Du poète en puissance à l’ethnographe traducteur, s’est transmis selon lui le crédit fervent donné à la parole, à la fois comme fait humain par excellence et comme médium d’expériences esthétiques. C’est d’ailleurs ce que révèlent les textes qu’il a consacrés à la littérature orale mnong42, et tout particulièrement le lien qu’il entretient avec le chant intitulé « Le Déluge ». Ce texte, repris dans L’Espace social, est en fait l’un des premiers qu’il a traduit et destiné à la publication. C’est aux Temps Modernes qu’il a d’abord été soumis. Les archives de Michel Leiris, alors collaborateur régulier du journal43, et celles de Georges Condominas permettent de suivre un échange qu’ils eurent à ce sujet en juillet 1951. Leiris, qui fait bon accueil au texte et fait part de celui, également favorable, que lui a réservé Sartre, guide alors le jeune ethnographe dans la rédaction du commentaire explicatif qui doit accompagner le poème. En lui renvoyant son papier, Condominas s’interroge sur les motifs de son attachement à ce texte :
Je ne sais comment vous exprimer ma gratitude pour l’accueil que vous avez donné à ce poème. Sans doute est-ce parce que je suis le seul (en dehors de quelques Mnong qui eux sont incapables de goûter aux poèmes de ma langue) à subir la beauté du poème en sa langue d’origine, que j’ai l’impression d’avoir donné le jour à ce poème ; et pourtant toute traduction ne peut être que caricaturale ; j’aime toujours profondément ce poème parce que je suis le seul à en conserver le secret [souligné], la valeur cachée, le chiffre. Mais je m’égare... Ne me croyez pas amateur d’arcane ou de magie : je voulais simplement vous dire que j’aime ce poème, non seulement pour lui-même mais déjà égoïstement comme s’il était mien, et que je vous suis reconnaissant de l’avoir accepter [sic] et même de lui donner l’occasion de voir le jour, de naître, isolé de mes papiers et de ma mémoire.44
22Tout en se sachant simple inventeur du poème, comme on peut l’être d’un trésor ou d’une archive, le jeune ethnologue se sent aussi partie prenante de sa création. Ce sentiment, on peut l’appréhender comme le fait même de la traduction — puisque, dans les termes de Bonnefoy, « la traduction de la poésie est poésie elle-même45 » —, ou comme un effet plus ambigu de la relation coloniale, qui dispose l’ethnologue à négliger l’auctorialité indigène. C’est en l’occurrence la première interprétation qui nous semble devoir être privilégiée : Condominas fait surtout valoir le rapport intime, d’appropriation aimante et de participation, qu’il a noué avec ce poème. Ce qui domine ici, c’est l’émotion du passeur, celle de faire advenir en français un chant dont lui seul connaît les circonstances de récitation et que lui seul peut alors s’essayer à traduire. Ce texte ne paraîtra finalement pas dans Les Temps Modernes, mais, sous une forme abrégée, dans le chapitre consacré à l’Indochine de Ethnologie de l’Union française, dirigé par André Leroi‑Gourhan, puis sous sa forme originale dans la revue L’Éphémère, haut-lieu poétique des années 1970, près de vingt ans après sa mise au propre. Le texte y côtoie alors une traduction d’Hölderlin par André du Bouchet, des « Feuilles d’automne », de Leiris, extraites de Fibrilles à paraître, ou des « Dessins et encres » de Michaux, entre autres. Leiris, qui s’est joint au comité de rédaction de la revue (aux côtés d’Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Louis‑René des Forêts) à partir du dixième numéro, paru en juillet 1969, est vraisemblablement l’artisan de ce réemploi à L’Éphémère46. Entre temps, le contexte a changé : quand le texte pouvait, au début des années 1950, apparaître comme un signe d’engagement contre la guerre d’Indochine, il devient aux débuts des années 1970, dans une revue censément « dégagée », un indice d’ouverture à d’autres traditions poétiques, plus que de protestation contre la guerre du Vietnam. Le chant est à lui seul plutôt bref, et demeure assez énigmatique malgré les efforts de Condominas, mais l’évocation de son inscription dans le quotidien mnong est d’une précision et d’une intensité singulières :
Au milieu de la nuit des jeunes gens s’éclairant d’une torche de bois résineux se glissent derrière la barrière rituelle du côté du poteau : l’un d’eux va « chanter (pour) le buffle ». La flamme éclaire en plein le visage du chanteur (ou de la chanteuse) et ceux des auditeurs les plus proches, la tête du buffle et sa parure végétale ; selon le caprice de la flamme, le tronc épineux, les cornes, un « mobile » [décoration qui orne les cornes du buffle, « dans le sens du nom que Calder a donné à ses œuvres, formes mouvantes et musicales », précise Condominas] ou les ailes du poteau surgissent de la nuit ; les ombres immenses des acteurs et du décor jouent sur la vaste toiture inclinée jusque près du sol de la case du sacrifiant. Brouhaha de la beuverie qui se déroule à l’intérieur, piétinements du buffle, musique des « mobiles », la voix s’élève dans la nuit... ; le chanteur verse lentement sur le front de la victime de la bière de riz d’un tube de bambou qu’il tient à la main... ; il chante seul ces chants bouleversants qui retracent de magnifiques poèmes, sans ordre, le Premier Sacrifice, le Forgeage de Monde, la Sortie des enfers, le Déluge... ; jusqu’à ce que le charmé, le buffle ploie sur ses jarrets et se couche pour dormir47.
23Hypotypose plutôt que simple situation contextuelle : l’épisode semble avoir été revécu par le scripteur, qui lui restitue sa densité sensible. Le souvenir de l’expérience à la fois poétique et rituelle est avant tout celle d’un moment, d’une intensité qui a mis à vif l’attention. On peut d’ailleurs estimer que dans Nous avons mangé la forêt, cette démarche s’étend pour ainsi dire aux dimensions du volume : l’entreprise visant à restituer la trame de la vie quotidienne mnong, il a paru essentiel à son auteur d’y consigner la poésie chantée qui ponctue les travaux et les jours, de façon à ce que lui revienne dans le texte la place qui est la sienne dans ce quotidien, estimé en lui-même « poétique ». En forçant un peu le trait, on pourrait d’ailleurs inverser les mesures, et voir dans le récit une façon de poser le décor des chants. Un des enjeux est, quoi qu’il en soit, de faire apparaître la poésie comme l’une des formes essentielles de la vie sociale48, tout en manifestant une résistance à la « défonctionnalisation du médium »49. L’approche de Georges Condominas de la poésie chantée est donc moins interne qu’externe, attentive surtout à la façon dont elle s’inscrit dans la vie quotidienne — même si cette approche reste assez fruste, au regard des études pragmatiques qui seront inspirées par les outils de la linguistique de l’énonciation. Cette perspective transparaît aussi très nettement dans un article contemporain de Nous avons mangé la forêt, intitulé « Chansons mnong gar »50 : Georges Condominas s’y révèle à nouveau fasciné par les circonstances de la création verbale. Notant dans cet article qu’il faudrait, pour traduire la poésie mnong, « le talent d’un Mallarmé ou d’un Paulhan », il préfère pour sa part s’en tenir à une entreprise plus modeste, et rester au plus près du mot‑à‑mot51. Son propos est d’abord et avant tout de mettre en lumière le statut de ces créations : « non pas exercices “littéraires”, mais illustrations, commentaires du moindre événement ». Il précise :
En fait on recourt à la poésie à tout instant de la vie : tel incident, tel trait de caractère d’un personnage en cause provoqueront l’éclosion en pleine conversation d’un poème chanté : romance, couplet tiré d’une épopée, dit de justice, peu importe le genre auquel on pourrait le rattacher. La conversation est comme un bassin à la surface duquel viennent éclater les multiples bulles d’eau – chansons – qui, selon la fantaisie de l’heure, s’élèvent du fond de la mémoire. Les textes n’ont de « sérieux » que leur puissance poétique : leur jaillissement est lié aux circonstances, aux aspects variés de la vie courante ; une mélodie suscite l’émulation de tous et entraîne une riposte chantée d’un ou plusieurs assistants : on assiste alors à un échange qui peut se prolonger des heures durant et pendant lequel chacun veut faire montre d’un grand savoir. À tel point que pour recueillir de nouveaux textes, nous avons parfois été amené à entonner nous‑mêmes de vieilles complaintes françaises et à les traduire à nos auditeurs52.
24Si Condominas prend tant de soin à décrire les circonstances de l’événement poétique, c’est bien sûr parce qu’il échappe aux définitions occidentales du fait littéraire53. Les métaphores employées pour décrire son insertion dans le quotidien — « éclosion », remontée de « bulles d’eau », « jaillissement » — évoquent un processus spontané, pur produit des circonstances : la pratique poétique des Mnong lui semble mieux ancrée dans le quotidien, de façon à la fois plus fluide et plus justifiée, que la poésie occidentale. Trois exemples seront donnés, précisément circonstanciés, constituant ainsi moins un florilège de textes que la chronique de moments « poétiques ». Cette approche de la poésie dilate ainsi le fait poétique aux dimensions de la situation.
25Comme l’indique Condominas, la curiosité des villageois pour la culture de l’ethnologue, à Sar Luk, a bel et bien favorisé la traduction en sens inverse. Il se trouve ainsi invité à raconter, devant un public mnong-gar, la « version française du Déluge54 », en réaction au récit de l’un d’eux, et va avoir l’opportunité d’observer l’acclimatation locale de ses propres apports mythiques. Invité par Kroong, curieux des lectures de l’ethnologue, à raconter une « noo pröö », une épopée de chez lui, Condominas choisit de lui exposer l’épisode des sirènes de l’Odyssée, en « cherch[ant] à transposer l’histoire, pour la mouler dans un contexte mnong55 ». Lors de la veillée qui suit, Kroong sera à son tour invité par ses amis à restituer le récit de l’ethnologue :
Et Kroong-Gros-Nombril de répéter les aventures de Paang Yoo Ulit ! Oh, ce n’était pas tout à fait ce que je lui avais raconté moi-même. Mais mon récit renaissait, magnifiquement transfiguré. Baap Can et les siens s’étaient rapprochés. Dieu, que c’était beau !... Sur les maigres éléments, secs, sans vie, hésitants, hachés, alourdis d’explications, que je lui avais livrés quelques instants auparavant, Kroong, par la magie de sa puissance poétique, nous restituait, avec une aisance et une vérité extraordinaires, l’épopée de l’astucieux Mtao böh yoo Böh süp [le roi des temps anciens]. On aurait juré une noo pröö, apprise au cours de plusieurs soirées où il aurait entendu quelques vieux kuang la répéter. C’était si beau, si vrai, que, surpris par cette histoire sublime que j’entendais pour la première fois, j’en oubliai de noter la transcription magistrale que Kroong faisait du conte squelettique que je lui avais si piteusement servi.
Pétrissant de la boue, il en a fait de l’or.
Qui sait si, plus tard, quelque ethnologue, revenant dans ces parages, ne sera pas intrigué par une belle légende qui s’apparente curieusement à celle de l’astucieux roi d’Ithaque56 !
26La beauté de la situation, fascinant l’ethnographe au point qu’il en oublie sa mission graphique, va au-delà de celle des poèmes : elle procède à ses yeux de leur circulation et de leur altération, de leur propension à devenir autre, à prendre sens et grandeur dans un cadre inédit57. Ce sont donc les pouvoirs de la traduction poétique, perçue comme acte d’échange et de détournement, que l’épisode donne à éprouver.
27La réceptivité de Georges Condominas à la musique de la langue et à la poésie mnong le conduit ainsi à brouiller le partage jugé par lui trop net entre création et réception dans l’activité poétique : « il y a déjà création de poésie, estime-t-il, par le simple fait que l’auditeur se trouve en état d’acceptation58 ». L’activité poétique est donc conçue, dans son principe, comme un état de disponibilité et d’attention qui met en mesure d’accueillir le réel sur un mode plus intense, et, éventuellement seulement, d’en rendre compte par la création d’une œuvre. L’artiste est pour sa part défini par la capacité à donner une forme à cette expérience,
stimulation qu’[il] reproduit par une œuvre d’art qui en est l’écho, mais que, simple amateur, j’ai absorbé en moi, n’ayant pas à ma disposition ce moyen de résonance que possèdent les vrais artistes59.
28Condominas présente ainsi l’activité de traduction et d’écriture dans le cadre ethnographique comme le moyen adapté à ses dispositions pour rendre compte de cette expérience « poétique » du réel : moyen de prolonger par d’autres voies le gain de jouissance et d’intelligibilité qu’elle a procuré. C’est donc avant tout la façon dont « la poésie » peut affleurer à la faveur des circonstances, prospérer avec la traduction, s’accomplir dans la réception, qui sollicite l’ethnologue.
Prolongements poétiques
29Si, comme Condominas le laisse entendre, la dimension poétique d’un texte est avant tout affaire de réception, alors celle de ses propres écrits peut être appréciée par l’écho qu’elle a trouvé chez ses contemporains. Un poème de Georges Perec, intitulé « Anagrammes de Georges Condominas », d’abord paru en 1981 dans un volume collectif offert à l’ethnologue, à la croisée des traditions du don poétique et de l’hommage universitaire, fait état de sa lecture des œuvres de l’ethnologue, en prolongeant leurs résonances pour l’imaginaire. C’est vraisemblablement au Moulin d’Andé, repaire d'intellectuels et d'artistes et résidence secondaire de Perec à la fin des années 196060, que les deux hommes se sont rencontrés ; ils ont alors noué une amitié non pas intime, mais suivie et facétieuse, comme en témoigne les quelques lettres de Condominas conservées par Perec61. Dans « Ethnologie mode d’emploi », texte que Condominas a consacré à l’œuvre de Perec, l’ethnologue s’associe d’ailleurs à la genèse de Lieux, projet de description systématique de quelques lieux parisiens, qui occupera Perec de 1969 à 1975 — cette collaboration projetée avec l’ethnologue, censé jouer le rôle du photographe au cours de ces « terrains », n’ayant finalement pas abouti. Le poème de Perec est une brève réécriture de L’Exotique est quotidien, sous forme d’inventaire lipogrammatique62 (composé avec les seules lettres du nom de son dédicataire, comme tous les « beaux présents » de Perec), qui met en lumière la dialectique entre quotidien et exotique, entre désir et mémoire qui caractérise ce volume. Le voici in extenso :
Anagrammes de Georges Condominas
ça commence dans des méandres de mémoire,
anamnèse,
mirage grec, images anciennes en marge des grammaires
gamins gominés engoncés dans des cardigans incommodes
décors de cage, consignes de gare
armoires casiers cadenas casernes grises
cinéma morose des samedis soirça cogne dans mon sang comme des orages de désir
cargos rongés de crasse
sacs de corde, édredons de crin, marins gorgés de gin
m’endormir dans ma main de Gange, de Niger
corsaires, missionnaires, nomades, cocaïnes
cris de cormorans
commerces d’indienneries, de gomme, d’indigo, de résines,
de ginseng, de manioc, d’essences raresmagie des noms égrenés en songe
m’égarer dans ces idéogrammes, soie moirée des saris, Saïgon,
Macao, Indonésie, Madagascar
domaine des caïmans, des gris-gris, des medicine-men
de migraine de mer des Sargasses
engendre des démons, des dragons, des sorcièresScience aride
à recenser ces données médiocres, dérisoires
à décrire sans cesse ces magasins d’ignames
ces garages de racines grises, ces sacs de graines
résonances des gongs,
manières de manger, de dormir, d’imaginer
codes, signes dégagés de ces gangues ordinairesmais non ces années de cendres ces années de sang
carnages gangrènes miradors
ces années d’ingérence incendiaire des escadrons américains
androïdes écrasés dans ce massacre mêmeMnong Gar
gardiens de ma mémoire, mémoire de ma race
ce sera demain encore
comme arôme d’amande amère
se résigner à cerner dans ce miroir noir
mon monde érodé
dédié à ces maigres arcanes
30S’amorçant dans « les méandres de la mémoire », sur l’évocation de l’enfance, son quotidien studieux et morose, le jeu lipogrammatique se déploie à la faveur de l’appel de l’exotique, suscitant l’énumération rêveuse des mots, romanesques et sensuels, qu’il suggère. Comme dans le récit de vie de Condominas, l’activité ethnographique vient lever l’opposition entre l’ici subi et l’ailleurs rêvé, entre érudition et aventure : « science aride », elle donne peu à peu accès aux « manières de manger, de dormir, d’imaginer ». L’expression « signes dégagés de ces gangues ordinaires »63 nous semble ici faire trait d’union entre l’écrivain et l’anthropologue. Condominas donne en effet à comprendre, dans L’Exotique est quotidien, que l’immersion au sein d’un quotidien étranger, engageant la conversion du voyageur en ethnographe, « laisse entrevoir la possibilité de saisir l’homme sous la gangue de l’exotisme64 ». Cette formulation trouve un écho dans les questionnements programmatiques de Perec dans le célèbre « Approches de quoi ? »:
Comment parler de ces « choses communes », comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue65.
31L’effort pour soustraire la perception aux filtres de l’exotisme comme de l’habitude, le désir de dégagement du regard, l'aptitude à l’identification comme à l’« estrangement66 », font ici nœud entre le travail de l’écrivain et celui de l’anthropologue : leurs pratiques exigent également une conversion du regard, double contrainte de familiarisation avec l’exotique et de défamiliarisation avec le familier67 — double exercice « poétique » du dépaysement et de la reconnaissance. Pour l’un comme pour l’autre, la « poésie » tient peut-être en une formule (et sa réciproque) : l’exotique est quotidien.
32C’est néanmoins sur les embarras du métier d’ethnologue et la quête identitaire qu’il sous-tend chez Condominas que s’achève le poème. Avec l’évocation de la guerre du Vietnam, les efforts déployés par l’ethnographe semblent avoir été voués au néant. Mais le rapport d’inclusion suggéré entre le nom de l’ethnographe et celui du peuple dont il a partagé la vie,
Mnong gar
gardiens de ma mémoire,
mémoire de ma race,
33tout en évoquant le lien substantiel tissé entre eux, vient également rappeler la double appartenance de Condominas, qui, choisissant d’être ethnographe, est aussi en quête d’une part de lui-même. En ce sens, la prise en charge mémorielle est réciproque, les Mnong Gar proposant une mémoire de l’origine à l’ethnographe, qui, en retour, leur façonne une mémoire écrite. Le parcours se clôt ainsi sur l’ambivalence du choix existentiel que suppose l’ethnologie, « comme arôme d’amande amère », dont le projet semble à la fois titanesque et dérisoire68. Ce poème au lyrisme discret, rare chez Perec, constitue donc un hommage à l’ami comme à sa profession, dans laquelle l’ethnologue comme l’écrivain peuvent partiellement se retrouver.
*
34La façon dont Georges Condominas a construit son œuvre dans les entours de la poésie invite à étendre le domaine du poétique au-delà du poème, comme à réviser notre conception de l’amateur. Barthes, entre autres, a tâché d’en inverser l’image commune : loin de voir en lui un consommateur velléitaire, maîtrisant imparfaitement l’art auquel il aspire, il le considère, en raison de la « pureté » de son investissement subjectif, comme un idéal régulateur pour l’artiste69. Quand on conçoit habituellement l’amatorat comme une attitude passive, il invite à y voir un principe actif, épure même du comportement esthétique, dans la mesure où il ne prétend précisément pas faire œuvre. À suivre Barthes, ce n’est donc pas nécessairement par la publication de poèmes qu’on répond le mieux aux instances de la poésie. Et c’est justement parce qu’elle répond à ce désir en amateur et par la bande que l’œuvre de Condominas engage une extension du domaine de la poésie : conçue moins comme genre textuel que comme manière d’être, elle s’infiltre dans la chronique ethnographique ou le récit de vie de l’ethnologue, dans ses activités de passeur de la création verbale mnong gar, et jusque dans la forme de la réception de son œuvre. Instance de médiation vers le réel, elle représente pour lui une possibilité d’intensifier ses dispositions perceptives. C’est que Condominas a fait de cette intimité avec la poésie, comme de l’ethnologie, un « mode de vie70 », qui affecte tous les aspects de l’existence et prend part au travail d’unification de soi qui double les vies savantes : façon de résister à l’autonomisation et la spécialisation de l’activité esthétique, à son assignation à des lieux spécialisés, comme de montrer les limites de la seule expertise scientifique — et d’explorer, pour reprendre une formule chère à Michaux, tous ses « possibles » d’homme71.