L’histoire et ses « travers » : dans les parages du Dernier Royaume de Pascal Quignard
1Dans un entretien de 1996 avec Jean‑Marie Brohm et Magali Uhl, Paul Ricœur soutient que l’histoire demeure, pour l’esthétique kantienne, un impensé. C’est sur cet impensé, nous rappelle‑t‑il, que la sociologie de l’art a érigé son contre‑discours volontiers incommodant, dont l’esthétique moderne ne sera sans doute jamais quitte. Or le geste sociologique par excellence, qui consiste à contextualiser, à historiciser et à désenchanter l’aura de l’œuvre d’art, ne saurait satisfaire le philosophe, qui évoque, par voie de contraste, « une dimension de transhistoricité » se traduisant par « la permanence, ou mieux la perdurance des œuvres d’art échappant à l’histoire de leur constitution1 ». Cette « perdurance des œuvres », qu’on pourrait également appeler, à l’instar de Jacques Derrida, leur « restance2 » — terme qui insiste davantage sur la part fragmentaire, excédentaire et désœuvrée de l’œuvre —, serait donc sous‑jacente à toute enquête sur la question de la transhistoricité en littérature. Dans la mesure où les œuvres littéraires sont des traces écrites, elles s’inscrivent nécessairement dans une histoire passée et/ou à venir, mais elles ne résistent pas moins à la totalisation opérée par l’Histoire — doublement, pourrait‑on dire, puisque la chose littéraire n’hésite pas à creuser, voire à effacer poétiquement ses traces, jusqu’à en faire un mouvement remarquable, doté d’un « Mystère » qui lui est propre, pour parler comme Mallarmé.
2Ricœur, quant à lui, postule une « communicabilité transhistorique » qu’il rapproche du concept médiéval « de pérenne » ou « de sempiternel », tout en précisant que ce « n’est ni l’éternité immuable de Dieu, ni la précarité des choses humaines3 ». Nous aurions donc affaire à une temporalité neutre, voire à un tiers absent : ni… ni… (ne uter en latin). Autrement dit, s’il est effectivement possible de parler de « transhistoricité » au sujet de l’art et de la littérature, il importe d’y déceler autre chose qu’un « au‑delà » au sens courant de cette expression, même lorsqu’on choisit de demeurer dans le domaine de la théologie judéo‑chrétienne (c’est ce que Ricœur nous démontre en distinguant entre le pérenne et l’éternel, en deçà de tout athéisme). Plutôt que de penser la transhistoricité comme une négation du temps au profit de l’éternité — c’est‑à‑dire comme anhistoricité ou pure achronie —, il est donc plus fécond d’approfondir son équivocité première. Et si ce parcours tend vers l’enquête théorique, voire philosophique, il se déroulera ici aux côtés d’une œuvre — Dernier Royaume de Pascal Quignard — qui, tout en récusant la théorie en raison de sa connivence avec un lógos présumé suspect, ne cesse de penser, à travers la chose littéraire, la question du « trans » de l’histoire.
3Ce « trans » est lui‑même d’un genre fort singulier (« queer », dirait‑on spontanément en anglais, car cette question de la transhistoricité ne met pas l’accent sur les mêmes résonances d’une langue, d’une culture à l’autre). Dans un premier temps, le « trans » latin dit bel et bien l’au‑delà, mais un au‑delà qui est à l’image du dieu‑messager Hermès ; il est en mouvement, il passe perpétuellement outre, au travers. Ce vocable français est lui‑même issu du participe passé « tra(ns)versus », qui introduit l’idée d’un tournant ou d’une (in)version qui est aussi une transformation. On passe au travers en tournant en rond, pour ainsi dire, ce qui illustre bien le paradoxe qu’il s’agit ici d’analyser. Aussi peut‑on décliner les contradictions inhérentes à la transhistoricité de la littérature en faisant appel aux ressources idiomatiques de la langue française : à travers l’histoire, l’histoire de travers et en travers de l’histoire. Telles sont en effet les modalités de cette rencontre lorsqu’elle se produit au sein de l’espace littéraire et à plus forte raison dans Dernier Royaume de Pascal Quignard.
À travers l’histoire : l’anachronie de la présence
4À l’orée de La Frontière. Azulejos du Palais Fronteira, récit initialement paru en 1992, Pascal Quignard renvoie à ces prototypes de Dernier Royaume que sont les Petits Traités, publiés entre 1981 et 1990: « En 1979, j’ai écrit que j’espérais être lu en 16404. » Si de prime abord cette formule dit l’impossibilité d’un retour en amont du fait de son recours à la datation — 1992, 1979, 1640 : autant d’années mathématiquement calculables et situables, marquant le passage inexorable et irréversible du temps —, elle souligne la part d’anachronisme dont toute écriture est porteuse, la sédimentation qu’elle est toujours en train d’opérer. Car en rappelant, par l’entremise d’une autocitation, le désir foncièrement anachronique qui le pousse à écrire, Quignard affirme, d’entrée de jeu, ses réserves à l’endroit de la chronologie historique5.
5Comme l’a souligné Bruno Blanckeman, « [t]oute l’œuvre de Pascal Quignard est écrite en retour du temps6 ». Remarque à laquelle il ajoute que Dernier Royaume en particulier « se lit comme le résonateur et le réceptacle ultime de ce rapport au temps7 », étant l’espace où l’anachronisme se déploie le plus pleinement, où ce que nous appelons les « époques » ou les « ères » se jouxtent dans une proximité telle qu’il devient difficile de différencier le passé du passé, voire le passé du présent, pour ne rien dire de l’avenir. Et ce brouillage des temps, qui est tout sauf un embrouillamini — il y a toujours du continu chez Quignard, qui a notamment exprimé une certaine « gêne technique à l’égard des fragments8 » —, est tout entier suspendu à ce que ce dernier appelle, d’un terme qu’il réinvestit sans trêve tout au long de Dernier Royaume, le « Jadis ».
6Dominique Rabaté, l’un des plus importants exégètes de l’œuvre quignardienne, ne cache pas l’embarras dans lequel nous plonge cette notion qui n’en est pas tout à fait une, étant de facto étrangère à la rigueur scientifique et philosophique :
Ce n’est pas un concept qui peut dire cette nature paradoxale du temps, mais une série de notations, une série d’approches à la fois intellectuelles et sensibles. Il m’est donc difficile, et même impossible, de donner la définition du Jadis, en une formule synthétique qui ne peut exister9.
7Autrement dit, le Jadis quignardien exige qu’on le dise toujours autrement, qu’on le dévide à travers ce style fragmentaire qui est celui de Dernier Royaume, qu’on transgresse la supposée neutralité du commentaire « savant » pour écrire soi‑même de la littérature. À l’inverse de la datation, qui se veut toujours définitive en ce qu’elle relève d’un « une seule fois », le Jadis est donc en perpétuelle redéfinition, car il renvoie à un temps d’avant le temps, à un temps autre que le temps — un contretemps10, pourrait‑on dire — qui est peut‑être aussi celui de l’espace littéraire en tant que tel.
8Ainsi, dans la mesure où le « mot littérature » est lui‑même « sans origine11 », comme le précise Quignard au terme d’une démonstration étymologique typiquement virtuose, la chose littéraire est autoréflexivement amenée, toujours en vain, à chercher l’origine insituable du Jadis. Après tout, « l’écrit dans le livre fait entrer son lecteur dans un passé qui n’a pas été vécu par lui12 ». Mieux, « l’écrit ouvre la porte à un passé au‑delà du passé. / C’est ainsi que la littérature invente le jadis13 » (on notera d’ailleurs la disparition de la capitale, témoignant d’une hésitation de sa part : faut‑il mythologiser ou non le Jadis ?). Or ce « passé au‑delà du passé » qui serait une invention littéraire est paradoxalement un présent, ou plutôt un semblant de présent : celui‑là même qui se manifeste, tel un fantôme, lorsqu’on parcourt les pages du Dernier Royaume, qui est tout entier appelé par cette recherche. Ici encore, c’est par un détour étymologique — qui est peut‑être l’un des noms de la poésie chez Quignard — que se joue ce va‑et‑vient anachronique : « il faut rester auprès de la source jaillissante. / Prae‑sentia. Le Latin prae, c’est le français près, au près, auprès14 ».
9Cet être‑auprès qui définit la position de Quignard face à l’histoire est une veillée consciente et pour ainsi dire lisante. Dans la mesure où le Jadis — « cette énergie, ce fer, cette lave, cette substance qui bouillonne […] tandis que nous parlons15 » — ne cesse de jaillir à travers l’espace‑temps, le bouleversant du fond d’une origine qui est sans origine16, le travail de la littérature consiste à se maintenir au plus près de cette latence, en lisant et en écrivant. La littérature n’est donc jamais quitte du passé, à condition d’y entendre autre chose que la temporalité comptable (et donc racontable dans son entièreté) qui serait celle de l’Histoire au sens où l’entend Quignard. Non seulement le Jadis se situe bien « avant l’Histoire », mais celui‑ci serait l’inverse de l’historicité, car « il n’y a pas d’histoire du jadis. Le jadis ne cesse de commencer de commencer17 ».
10S’il y a recommencement dans le Jadis, il est donc à dissocier absolument de la répétition, qui serait, à titre proverbial, le propre de l’histoire. En effet, c’est l’incessant recommencement du Jadis, tel qu’il émerge et (se) procrée depuis l’origine18, qui assure ici la distinction entre histoire et littérature, alors même que la frontière les séparant apparaît comme étant encore plus poreuse en français que dans d’autres langues en raison de la polysémie du premier de ces deux termes. C’est parce que le Jadis réalise l’impossible en rendant subitement présent le temps passé — ne serait‑ce qu’à titre de fantôme ou de fantasme mythique19 —, parce qu’il s’agit d’un passé virtuellement absolu, indéfini, à l’image de l’aoriste indo‑européen20, qu’il est indissociable chez Quignard de la chose littéraire, qui aurait pour vocation de rendre anachroniquement présent ce qui ne peut (chrono)logiquement l’être. Telle est en effet l’étrange présence de la littérature, présence aprésente qui est aux antipodes de toute Histoire.
L’histoire de travers : vérité contre vérité
11On le voit bien, l’histoire, entendue comme science aussi bien que comme objet d’étude, est à l’origine d’une inquiétude persistante chez Pascal Quignard, sans doute parce qu’elle n’est jamais assez transhistorique, c’est‑à‑dire parce qu’elle ne se traverse pas elle‑même avec cette liberté d’errer qui serait propre aux arts, en tant que complices privilégiés du Jadis, et que Quignard met en relief dans Les Ombres errantes, le premier volume de Dernier Royaume. L’errance de l’ombre serait en effet dotée d’une vérité qui lui est propre, vérité paradoxale qui déborde celle du lógos. Quignard le dit d’ailleurs explicitement dans L’Enfant d’Ingolstadt, dernier en date des tomes de Dernier Royaume : « Contrairement à l’Histoire, il faudrait accepter l’errance où errance, erreur, errent21. » L’écriture serait donc livrée à l’errance, à condition de ne pas oublier que cette dernière est imprégnée d’une valeur créatrice et donc éminemment artistique, voire musicale, par ailleurs sous‑jacente au titre même des Ombres errantes, emprunté à François Couperin (et compte tenu de la place essentielle qu’occupe la musique chez Quignard, on songe aussi au Wanderer de Schubert, pour ne nommer que lui).
12Cette errance, qui va de pair avec le « trans » de la transhistoricité en ce qu’elle signifie qu’il n’y a d’histoire que de travers, est ouvertement revendiquée par Quignard, pour qui « [l]es arts n’ont pas pour destin, comme le fait l’Histoire, d’organiser l’oubli22. » Dans la mesure où les arts admettent la désorganisation, l’oubli serait leur allié, rendant possible le rejaillissement du Jadis et permettant à l’archive esthétique de se reconstituer sans cesse au « présent », à un point tel que l’art ne connaîtra jamais de « progrès23 ». Si pour l’histoire l’oubli est un point aveugle à combler, fût‑ce seulement par voie de déduction, c’est parce que son archive se voudrait exhaustive, parce que l’exhaustivité serait pour elle la vérité. Il s’agirait donc par là (du moins si l’on se fie au discours polémique de Quignard), d’épuiser l’événement, de le parachever en lui attribuant une vérité univoque, d’en arrêter la dissémination, car l’histoire ne supporterait ni l’errance ni l’erreur :
À quel instant le commencement cesse‑t‑il ?
Peut‑être dans l’Histoire.
Peut‑être faut‑il appeler l’Histoire : Là où le commencement cesse.
Là où le passé s’étend à partir du point où le commencement a cessé, l’Histoire, sur la bouche des hommes, peut être dite la haine du Temps24.
13Le mot de « haine » est ainsi lâché25. Or une décennie plus tôt, Abîmes établissait déjà un antagonisme des plus binaires dont il est aisé de déduire une vision peu flatteuse de l’Histoire :
Il faut défendre les antiquaires et les opposer aux historiens.
Il s’agit de mettre en valeur les anecdotiers et la récolte qu’ils font des faits divers pour les opposer au camouflage et à la Propaganda26.
14L’histoire en tant que discipline serait ainsi complice de la pire propagande, parce qu’elle cherche à organiser — c’est‑à‑dire à défragmenter — le temps27. Voilà pourquoi l’anecdote et le fait divers, en dépit (ou en raison) de leur statut mineur parmi les genres de l’histoire — littéraire ou autre encore —, seraient à opposer aux affabulations manipulatrices que l’auteur des Petits Traités attribue à l’historiographie. D’un point de vue esthétique, présumé plus proche de la « vérité » du temps, il n’y aurait donc de vrai que ces « détails non pas vrais mais plus vraisemblables que le vrai » : autant de « choses sordides » ou « sordidissimes28 » qui seraient négligées par la propension de l’Histoire à favoriser les métarécits, pour reprendre une célèbre formulation de Jean‑François Lyotard29.
15Antiquaire, anecdotier et donc contre‑historien : tel serait en effet le lettré aux yeux de Quignard. Aussi est‑il utile de revenir sur un important chapitre des Désarçonnés, « La métayère de Rodez » (dont une première version a préalablement paru dans la revue Études françaises), qui illustre bien ce parti pris. Tandis que l’Histoire, avec ses objectifs scientistes et empiriques30, est pour Quignard « une suite de promptes intrigues qui se répètent sans finir en criant », tant et si bien que « tenir la liste des meurtres, cela s’appelle : faire la chronologie des rois31 », l’anecdote rendrait justice à la vérité du Jadis au‑delà des travers de l’historiographie, comme si, en dernière analyse, c’était l’Histoire (history) qui racontait l’histoire de travers et non l’histoire (story). Voilà sans doute pourquoi dans « La métayère de Rodez », comme partout ailleurs dans l’espace du Dernier Royaume, l’anecdote se glisse dans les interstices de l’historiographie. Elle en a en tout cas l’apparence, jusque dans son usage ostentatoire de la datation, cette condition sine qua non de la discipline historique. Relisons l’incipit du récit en question :
En 1777 le greffier du sénéchal de Rodez prit en note l’audition d’une métayère. Son frère cadet venait de tuer leur frère aîné. La métayère avait entendu un coup de fusil. Un peu plus tard, alors qu’elle se trouvait avec son mari dans la salle, son frère cadet poussa la porte. Voici mot pour mot le texte du greffe rapportant la déposition de la métayère :
— Raymond vint et s’assit. Son mari lui dit qu’il y en avait qui ne mangeraient pas de bons morceaux. Dit que oui. Son mari lui dit qu’il y en avait qui avaient été à l’affût de bonne heure. Raymond ne répondit pas. Son mari dit qu’il y en avait qui seraient pendus. Alors Raymond dit qu’il valait mieux un coup de fusil. Elle lui dit qu’il valait mieux que les fusils n’existent pas. Raymond répondit que si les fusils n’existaient pas, ce qui était arrivé ne serait pas arrivé32.
16Aux yeux de Quignard, ce document factuel est l’antidote par excellence aux travers de l’historiographie. Premièrement, parce qu’il s’agit d’un épisode réputé de peu d’importance, d’autant plus que ses « personnages » n’ont rien de noble au sens courant de ce terme (nul meurtre de roi ici, même s’il s’agit d’un genre que Quignard pratique volontiers). À cela s’ajoute la sobriété du style, que l’on doit au greffier, d’abord et avant tout, mais aussi à la métayère elle‑même, pour qui le langage consisterait « à entourer le réel de négations et d’images » et « à éviter de crever la poche non‑verbale recelée au fond de chaque corps33 ». À en croire Quignard, on tient là du non‑dit à l’état pur et donc le contraire de cette logique déductive qui anime l’historiographie, où l’objectif est de reconstituer un monde à partir des indices laissés par le passage du temps. Autrement dit, dans le discours quignardien — qui se situe autour ou auprès de l’Histoire —, l’historien est celui pour qui une trace est toujours bien plus qu’une trace, qui ne respecte pas ce que celle‑ci a d’absolument fragmentaire, voire de silencieux (Quignard parle d’ailleurs d’une « rhétorique rétive34 » pour décrire sa propre écriture). L’histoire de travers ne serait donc pas là où l’on croit.
En travers de l’histoire : résistances de la chose littéraire
17Dans Dernier Royaume comme dans Petits Traités avant lui, le Jadis comme mystère immémorial de l’origine, capable de traverser le présent à tout moment, et la vérité anti‑totalisante de l’anecdote comme remède à l’histoire racontée de travers découlent tous deux, in fine, de l’écriture fragmentaire. C’est cette « technique », pour revenir à l’Essai sur Jean de La Bruyère, qui permet la plus grande résistance à l’histoire en tant que maîtrise systématisante (l’hístôr grec est celui qui sait, l’expert). Même si Quignard exprime une certaine réticence à l’égard des fragments, il le fait volontiers au nom du fragmentaire : « dans les livres modernes », écrit‑il (et il est fort probable que Blanchot soit visé ici), « qui sont faits d’une sorte de juxtaposition de fragments souvent artificieux […] la discontinuité poussée jusqu’à la roue s’efface […]. Les fragments modernes sont curieusement peu étanches, trop solidaires les uns des autres35. » En clair, l’écriture fragmentaire de la deuxième moitié du xxe siècle pècherait par excès d’artifice ; son agencement du discontinu aurait quelque chose de trop intentionnel, d’artificiel, d’excessivement délibéré, ce qui risque d’exaspérer le lecteur, de freiner le plaisir de la lecture (il n’est d’ailleurs pas sûr que Quignard lui‑même échappe à ce procès).
18Il est cependant vrai — et de ce point de vue‑là, rien ne saurait être plus éloigné du fragment blanchotien — que les disjecta membra de l’écriture quignardienne sont hantés sinon par une totalité préalable et inviolable du moins par l’unité d’un visage. Si ce visage ne saurait être retrouvé ou même reconstitué, sa défiguration — c’est en ces termes qu’Une gêne technique à l’égard des fragments parle de l’œuvre d’Héraclite36 — va de pair chez Quignard avec une posture de déploration, étrangère au Pas au‑delà ou à L’Écriture du désastre de Blanchot, qui lui préfèrent le ressassement inhumain du neutre. Aussi Bénédicte Gorrillot souligne‑t‑elle l’ambiguïté du rapport entretenu par l’auteur du Dernier Royaume avec une certaine « modernité » :
Le cut‑up quignardien obéit donc à une logique dialectique : parti‑pris de la fragmentation, il continue de faire signe vers une totalité perdue constitutive », qui serait celle de « l’infantia perdue37.
19Cette perte va donc au‑delà de la dimension strictement formaliste de l’écriture fragmentaire, dans Dernier Royaume aussi bien qu’ailleurs. Si ce que Dominique Rabaté appelle le « paradoxe » ou la « tension » qui régit l’écriture quignardienne tient à sa « force assertive », c’est‑à‑dire à « sa puissance extraordinaire d’affirmation et de définition », celles‑ci ne proviennent pas moins « du défaut de vérité qu’elle ne cesse de vouloir nommer38 ». Quignard continue de faire signe — un signe seulement — vers une totalité perdue. Ainsi, la « vérité » ne disparaît pas complètement, même si elle est vouée au fragmentaire, à l’image des lettres qui en portent le témoignage. D’où, entre autres, sa résistance à l’égard de la prétendue prétention de l’Histoire à dire l’indicible sans reste, en passant le silence sous silence, pour ainsi dire. Mais le plus frappant, c’est que la résistance exercée par l’écriture de Quignard est hyperboliquement incisive : l’objectif consiste à dire la chose avec tant de précision et de tranchant qu’elle finit par susciter le scepticisme du lecteur, qui se doute (mais l’auteur en fournit lui‑même la démonstration) qu’il n’y a jusqu’à l’érudition la plus éloquente qui ne soit contrainte de se dérober devant le Jadis. Voilà pourquoi, malgré son ton déclaratif, voire péremptoire, cette œuvre se maintient résolument au sein de l’espace littéraire en tant que domaine par excellence d’un temps anachronique et fragmentaire, qui assume ses propres contradictions. C’est, comme le dit bien Dominique Rabaté, de la « [l]ittérature en cela, justement, que son énonciation ne se soutient d’aucune vérité épousable, d’aucune transcendance extérieure39. »
20Le paradoxe — que ce soit celui de la continuité discontinue, du présent dans le passé, de la traversée de l’histoire comme histoire intraversable, ou un autre encore — n’a pas vocation à être résorbé, car il est voué à la voie de la rupture, à la via rupta. Ainsi, pour Quignard, « [l]es lettrés, parce que ce mot désigne les hommes qui décomposent toutes les choses lettre à lettre et toutes les relations fragment par fragment, sont les hommes qui rompent la voie40. » Et plus récemment, dans L’Enfant d’Ingolstadt, l’auteur nous présente cet autoportrait à peine dissimulé, esquissé à l’imparfait : « L’écrivain amoncelait des fragments sans queue ni tête, des rêves, des brèves scènes de théâtre, des subites leçons de ténèbres, des requiems athées, des pensées, des énigmes, des contes41 », c’est‑à‑dire autant de genres qui relèvent (comme tout, c’est‑à‑dire comme le Tout) de l’histoire mais qui en entravent la chronologie au profit de l’anachronie du Jadis.
21Rompue, émiettée, l’Histoire l’est au‑delà de tout espoir de rapiècement. Son intégrité est atteinte dès le commencement, ce qui en fait un corps brisé et mourant, tout en sachant que Quignard, demeure auprès du corps démembré de l’Histoire, en fait un fantôme présent, une ombre impossible dont il désire la résurgence ou restitution. Si l’on est en droit de parler de « transhistoricité » ici, c’est uniquement à la faveur d’un régime paradoxal, se revendiquant d’une complexité qui est aussi celle de l’étymologie et que l’on ne saurait dissocier de la littérature telle que la pratique Quignard, qui ne cesse de dialoguer avec les lettres classiques. Dans Dernier Royaume, le « transversus » ou « travers » de l’histoire est donc plus qu’un simple jeu de mots, car il ne saurait y avoir d’histoire en dehors des mots ou, plus précisément, en dehors des lettres, fragment par fragment, un étymon à la fois. Voilà comment la littérature, en tant que principe même de la lettre, se met en travers de « l’esprit » de l’histoire, peu importe qu’on la conçoive comme discipline scientifique ou comme objet d’étude.
Coda : critique de la critique du jugement
22Paru en 2015, Critique du jugement a l’apparence d’une réponse polémique à l’esthétique kantienne, celle‑là même dont Paul Ricœur faisait valoir le caractère transhistorique, mais le propos de Quignard déborde volontiers la question de l’art. « Ne jugez pas : Jugez d’abord le jugement42 », soutient‑il en faisant allusion à l’Évangile de Jean. Et dans la mesure où il n’y a pas d’historéô sans krínô43, d’histoire sans critique, c’est‑à‑dire sans cette pulsion d’archive qui distingue entre ce qui est à conserver et ce qu’il faut vouer au feu et à la cendre, ne pas juger signifie rester en retrait et donc aussi, en un certain sens, ne pas participer à l’histoire. Telle est la « posture44 » de Quignard, qui allie le refus de trancher au retranchement à l’endroit de la société. C’est aussi, lorsqu’on se souvient qu’il fut membre du comité de lecture des Éditions Gallimard pendant près de deux décennies, une assertion qui inspire une certaine méfiance, pour la bonne et simple raison que le retrait est une stratégie infiniment plus propice au sein du champ littéraire lorsqu’on y a longtemps occupé une place de choix45.
23Il ne s’agit pas d’« invalider » l’œuvre de Quignard en la surcontextualisant et donc de nier la conception « antihistorique » de la transhistoricité qu’on peut provisoirement en déduire. Mais j’aimerais clore en soulignant quelques‑unes des limites de cette pensée des « travers » de l’histoire qui se lit à travers les méandres de cette écriture. C’est même le « trans » en tant qu’au‑delà qui le veut, le « trans » en tant que ce qui transparaît par‑delà l’écrivain, du côté de la lecture, car le lecteur, même muet, même invisible, a toujours sa propre histoire à raconter — fût‑ce de travers. Ainsi, s’il est difficile, voire impossible de résoudre le paradoxe d’une littérature qui serait née — car telle est l’une des histoires qu’on raconte à ce sujet — vers la fin du XVIIIe siècle à Iéna mais que l’on étend volontiers en amont aussi bien qu’en aval, de Gilgamesh jusqu’à l’extrême contemporain, comme c’est le cas dans Dernier Royaume, on peut à tout le moins rappeler, de la manière la plus banale qui soit, que la question de la transhistoricité est peut‑être surtout affaire de lecture, c’est‑à‑dire aussi d’interprétation.
24Or le cas de Quignard complique cette affirmation des plus prosaïques en ce qu’il cherche à nous souffler la lecture et, partant, à en restreindre l’horizon interprétatif. Cela est sans doute vrai pour tous les auteurs, car il y a toujours une part de passivité chez le lecteur, quel qu’il soit, mais cette vérité est au moins double chez Quignard46, car il ne cesse de se commenter tacitement lui‑même, sans relâche, d’un bout à l’autre de Dernier Royaume, redoublant sa parole, comme pour mieux devancer l’autre double à venir qu’est le lecteur, orientant ainsi sa lecture et lui imposant une certaine vision de l’Histoire. Celui‑ci finit peut‑être même par oublier que l’histoire en tant que discipline scientifique est plus que consciente des apories soulevées par les fragments de Quignard. Car l’historiographie moderne se commente et se devance elle aussi — parce qu’elle demeure aimantée par une certaine « vérité », justement —, à un point tel qu’elle finit par ressembler à Dernier Royaume, ce qui a peut‑être pour effet chiasmatique de faire de Quignard un historien et de toute œuvre littéraire, y compris la plus fragmentaire et la plus fragmentée, un document historique.
25Et si l’on ne saurait débattre de Dernier Royaume comme on débattrait d’une thèse sur les Chouans (la littérature, elle, n’a pas à fournir de preuves documentaires ou plutôt les preuves lui sont indifférentes), les deux domaines ou « royaumes » se recoupent si souvent qu’il est difficile, voire impossible de les distinguer de manière absolument décisive. En ce sens, la transhistoricité de la littérature consiste à se maintenir, tant bien que mal, à même cette frontière des plus instables, en un non‑lieu qui est peut‑être le « trans » en tant que tel. C’est donc d’une sorte de « translittérature » que témoigne, fût‑ce parfois à son corps défendant, l’œuvre de Pascal Quignard.