Friedrich Kittler & Dieter Mersch : deux pensées allemandes du médium
Prolégomènes : littérature & médium
1Les dix-neuviémistes, en France, tels Alain Vaillant ou Marie-Ève Thérenty, ont beaucoup et brillamment œuvré depuis une bonne dizaine d’années pour nous faire saisir la littérature comme partie prenante de l’espace médiatique, et non pas comme son autre, son envers, sa glorieuse marge : l’histoire littéraire ainsi renouvelée par la saisie de la « civilisation du journal1 » ne cesse de faire apparaître l’intrication étroite des mondes de la grande presse, des revues, de l’édition, la circulation et la dépendances de leurs acteurs. L’étude même des discours, menée notamment par M.‑È. Thérenty dans son ouvrage de 2007, La Littérature au quotidien2, montre le poids des genres de la presse sur une littérature qui peut à bon droit être dite globalement « médiatique ». L’acception couramment péjorative de l’expression est révélatrice de l’identification entre la littérature et un support livre sacralisé, associé à la clôture, la perfection et l’éternité d’une forme engendrée par un auteur démiurge : le média de masse qu’est la presse, collective, éphémère, ne paraît l’altération de la littérature que dans la mesure où il s’oppose aux propriétés de l’objet livre. C’est sur ce point qu’insistait A. Vaillant, le 28 juin 2018, lors de la conférence « La littérature, entre livre et périodique » donnée à la Sorbonne à l’occasion du congrès annuel d’ESPRit (European Society for Periodical Research)3 : si la littérature n’est pas le livre, en tant qu’elle est un acte de communication, elle fait corps avec son canal dont les propriétés influent sur la production, la réception, et l’élaboration théorique même de l’idée de littérature. Invitant à s’étonner de la résistance de la forme archaïque, pré-médiatique qu’est le livre, A. Vaillant soulignait qu’il favorisait une conception poïétique de la littérature, propice à certains genres, comme le roman.
2Le médium dans sa matérialité se trouverait ainsi au cœur même de la définition de la littérature, non pas donc comme l’addendum historico-sociologique à une histoire des genres et des styles, non pas comme un substrat technique n’expliquant que des formes émergentes ou marginales du littéraire – twittérature, par exemple – mais comme donnée fondamentale de son incarnation historique et de sa pensée théorique.
3La réflexion sur le médium n’est pas absente de l’analyse littéraire en France. Elle a été notamment stimulée par le développement du numérique et d’Internet, qui, générant des « écrits d’écran » – pour reprendre l’expression travaillée par Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret4 –, fait s’interroger chercheurs en sciences de l’information et de la communication et littéraires sur les propriétés de ces nouvelles voies de production et de diffusion de la littérature5 – et donc mettre en évidence par contraste les propriétés du livre et du papier. Cette perspective n’a cependant pas l’importance qu’elle peut avoir dans les pays anglo-saxons ou en Allemagne, où elle s’intègre à des media studies constituées en champ disciplinaire – et où la littérature peut alors être travaillée comme médium dans une perspective comparative, celle des Comparative Media Studies6 – étude de media comparés présentée et pratiquée en France notamment par Yves Citton7.
4Il existe bien une médiologie à la française, fondée par Régis Debray dans les années quatre-vingt, et toujours vivante. Les notions forgées par R. Debray – médiasphère, par exemple, ou organisation matérialisée et matière organisée ce qu’il définit comme les deux faces du médium – sont peu utilisées par les littéraires, rebutés peut-être par le caractère très holistique de la manière de grand récit proposé par Debray, orchestrant la succession culturelle de vastes « sphères » organisées autour d’un médium dominant. La médiologie de R. Debray apparaît ainsi comme singulière dans le paysage français, alors qu’une approche internationale permet de lui donner sa place dans un moment de systématisation des théories des médiums, représenté en particulier par Marshall McLuhan – cité par R. Debray, et dont les œuvres sont traduites en français –, sans que le penseur canadien n’en soit, loin de là, l’unique acteur.
Médium(s), média(s), médial
5La collection inaugurée par Les Presses du réel par deux traductions inédites de l’allemand nous fait découvrir la German Media Theory, tradition allemande méconnue en France, permettant de lester de son poids le champ théorique de l’étude des médiums, encore peu constitué chez nous. Celui-ci pâtit notamment de l’ambiguïté du terme, et il nous faut ainsi commencer, comme Emmanuel Alloa dans sa brève et très éclairante préface au livre de Dieter Mersch, comme D. Mersch lui-même, par un point terminologique. Médium, en français comme en anglais ou en allemand, est un terme polysémique : venu de latin medium, « moyen, intermédiaire, milieu », il a au singulier des sens assez techniques (en musique, en peinture)8, en plus de son acception ésotérique. Au pluriel, les médias renvoient aux médias de masse : le mot est l’abréviation et la francisation de l’anglais mass media. Or, chez D. Mersch, R. Debray, M. McLuhan, pour ne reprendre que les noms déjà cités, la polysémie du médium est radicalisée – mise à la racine : le médium est en somme le lieu de la médiation, définition fonctionnelle qui interdit toute taxinomie – même si, de fait, l’étude de certains médiums, et notamment des médias de masse, tend à être privilégiée.
6La traduction dans le titre de D. Mersch de Medientheorien par théorie des médias est donc problématique en français, en renvoyant à la réflexion sur les médias de masse, alors même que cette théorie n’étudie pas le média (singulier français de médias) mais le médium (et il est d’ailleurs très net, à plusieurs reprises, que médias est employé dans la traduction comme un pluriel de médium, voir p. 12 par exemple). C’est l’enjeu même du livre de D. Mersch, qui configure une histoire de ces théories des médiums, en y absorbant certaines théories des médias de masse, mais pour délimiter un champ de réflexion qui en est distinct. Lui-même, qui voit dans cette ambivalence du terme médium un caractère essentiel du concept, « élément mitoyen » qui « passe pour ainsi dire à travers les mailles des distinctions habituelles » (p. 33), propose le terme « médial » pour désigner « le principe de médialité » (p. 8) qu’il cherche à saisir par-delà l’hétérogénéité des médiums. Plutôt que de risquer le néologisme « théorie du médial » s’impose plutôt à nos yeux l’expression « théorie des médiums » qui, sans s’inscrire dans une obédience intellectuelle trop univoque, pose la cohérence d’un domaine d’étude, en le distinguant des travaux sur les médias de masse (incarnations, certes essentielles, mais particulières de cette médiation) – théorie des médiums, plutôt des media (pluriel latin d’un doublon medium/media souvent employé), ou des média (pluriel employé dans la traduction du livre de Kittler), la distinction purement graphique media/média/médias paraissant trop sujette à coquilles et confusions.
Le message du médium : le « bas matérialisme » de Friedrich Kittler
7C’est donc un exemple majeur de ces théories des médiums que nous propose la traduction du livre de Friedrich Kittler, Gramophone, film, typewriter, publié en allemand en 1986. Fr. Kittler, pionnier de la Medienwissenschaft allemande, dont les œuvres ont influencé profondément les media studies anglo-saxonnes, est très peu connu en France9 – alors que, comme l’indique E. Alloa, ce sont trente volumes qui sont annoncés pour ses œuvres complètes en allemand. Reçue à plus de trente ans de distance, l’œuvre de Fr. Kittler frappe à bien des égards par son étrangeté, tout en gardant des aspects très stimulants, et singulièrement d’ailleurs pour les études littéraires. L’axiome global sous-tendant la pensée de Fr. Kittler est à peu près celui de M. McLuhan : le message est le médium. C’est d’ailleurs un postulat fondamental de toutes les théories des médiums : le médium n’est pas un support neutre, il modèle l’information autant qu’il la transporte. Fr. Kittler comme M. McLuhan vont plus loin, dans un déterminisme technique qui voit dans les propriétés techniques des médiums transmettant l’information les forces modélisatrices principales des sociétés. Si M. McLuhan appréhende ces propriétés techniques de façon plutôt générale et conceptuelle – la nature discrète des caractères d’imprimerie favorisant par exemple la pensée analytique dans la « galaxie Gutenberg » qu’est l’âge de l’imprimerie – Fr. Kittler, avec une même visée totalisante, analyse avec bien plus de précision le fonctionnement des outils techniques de transmission, leur élaboration réelle et imaginaire, leur diffusion et leurs usages. En s’attachant à des machines concrètes comme à des fictions accompagnant leur apparition, il est le pionnier d’une archéologie des médias aujourd’hui en plein développement10, sur laquelle la toute récente traduction du livre de Jussi Parika,Qu'est-ce que l'archéologie des médias ?11, permet de faire le point.
8Comme le titre l’indique, Fr. Kittler s’attache ici à trois dispositifs techniques : le gramophone, le film et la machine à écrire, dont la succession forme une histoire culturelle à la fois antihumaniste et hégélienne, la machine triomphant à travers une universelle numérisation dont l’humain n’est plus qu’un appendice :
La numérisation généralisée de l’information et des canaux fait disparaître les différences entre les média. Sons et images, voix et textes n’existent plus que comme effets de surface […]. Les sens et le sens deviennent de pures apparences. Leur pouvoir de séduction, résidu de programmes stratégiques généré par les média eux-mêmes, va demeurer un temps. Dans les ordinateurs eux-mêmes au contraire, tout est chiffre : quantité sans image, sans son et sans mot. Et quand le réseau des fibres optiques réduit les flux de données jusqu’alors séparés à une suite de chiffres numériquement standardisés, n’importe quel médium peut être traduit en n’importe quel autre. […] un médium composite total sur une base numérique est en train d’annexer le concept même de médium. Au lieu de relier les techniques aux gens, le savoir absolu tourne comme une boucle sans fin. (p. 36)
9Cette appréhension de l’évolution historique à travers un médium dominant, noyau organisateur de moments culturels, leur succession dialectique évoquent, là encore, M. McLuhan – avec l’originalité, chez Fr. Kittler, qu’il utilise pour penser cette généalogie des médias les catégories lacaniennes de réel, d’imaginaire et de symbolique – selon une réception allemande spécifique de l’inconscient lacanien, qui permet à Fr. Kittler de faire de celui-ci une « syntaxe purgée de sémantique » (Frédérique Vargoz, « Glossaire », p. 460), et sur laquelle nous éclairent fort utilement les pages que D. Mersch consacre à Fr. Kittler dans son Introduction aux théories des médias (p. 201 notamment).
10La célébration de l’annihilation de l’humain dans le numérique fait, elle, écho aux nombreux discours messianiques ou apocalyptiques suscités par les développements des techniques de communication. On peut penser, dans le domaine de la fiction, à La Théorie de l’information d’Aurélien Bellanger qui achève son histoire romancée du déploiement français des techniques de communication sur les projets néguentropiques de son personnage, Pascal Ertanger, nourris par son fantasme d’absorption du monde et de l’humain dans le langage universel des 0 et des 1.
11Le livre de Fr. Kittler frappe cependant par un radicalisme techniciste particulièrement affirmé qui élimine l’humain et la signification des messages, pour faire des médiums « le sujet de l’histoire » (Emmanuel Guez, « Kittler MÀJ », p. 466) – en comprenant ici « sujet » comme une individualité active, et non un thème. Si la position kittlérienne apparaît de la sorte fort réductrice, E. Alloa, dans sa préface (p. 21-22), en souligne la portée provocatrice, érigée qu’elle est contre une philosophie de la technique centrée sur l’humain, que cela soit pour célébrer sa puissance augmentée par les machines ou ses insuffisances au regard de celles-ci. Dans une variante du « bas matérialisme » bataillien, qu’E. Alloa évoque avec beaucoup de justesse au début de sa préface, Fr. Kittler invite à concentrer l’attention sur la matérialité des dispositifs techniques et les ruptures irréversibles dans notre saisie du monde qu’apportent les opérations techniques –enregistrement, discrétisation, numérisation.
12Fr. Kittler propose ainsi un mélange original et parfois déroutant entre une évocation précise de la mise au point, du fonctionnement et des premiers usages du gramophone, du cinéma, de la machine à écrire, des reproductions de textes littéraires de la même époque12, parfois fort longs, et des amplifications théoriques et philosophiques souvent vertigineuses à partir de faits historiques parfois d’allure anecdotique. Nous ne nous attarderons pas ici sur la partie sur le cinéma, qui n’est pas la plus convaincante ni la plus neuve : Fr. Kittler en situe l’invention et l’usage dans un cadre militaire, pour en déduire la réduction cinématographique du monde à un univers de simulacres – on pense bien sûr beaucoup à Baudrillard à la lecture, bien que Fr. Kittler se réfère ici à l’imaginaire lacanien. Il évoque d’ailleurs aussi longuement les liens du cinéma avec la psychanalyse.
13La partie sur le gramophone, médium moins étudié, cherche à montrer comment ce premier appareil d’enregistrement produit un basculement du symbolique au réel, du règne des arts à celui des médiums techniques. Avec beaucoup de vivacité, Fr. Kittler parvient à nous représenter un monde antérieur aux médiums techniques d’enregistrement, où les choses passées ou éloignées, les absents et les disparus ne sont accessibles que par des représentations imaginaires et subjectives générées, au premier chef, par le langage. À partir d’un récit de Salomo Friedlaender, « Goethe parle dans le phonographe » (1916, p. 118-129), où un savant parvient à capter sur un cylindre de phonographe la voix du poète disparu, il nous fait percevoir le fantastique émoussé de la capture des ondes sonores qui conservent concrètement la trace d’un corps absent – et il en déroule les conséquences sur l’imagination sentimentale des jeunes filles, dans une perspective certes nettement genrée. Le récit de Rilke, « Bruit premier » (1919, p. 89-93), dans lequel le poète rêve d’entendre le bruit produit par une aiguille de phonographe placée sur la suture coronale, ressuscite de même pour nous la merveille que sont cette inscription et cette conservation des bruits du monde. Deux éléments – entre autres – sont là significatifs pour Fr. Kittler : d’une part, la possibilité que donnent les médiums techniques d’enregistrement de manipuler la courbe du temps, en actualisant à sa guise le passé ; d’autre part l’enregistrement du bruit, de tout bruit, et pas seulement du message significatif. En cela, si D. Mersch ou E. Alloa peuvent souligner l’apparentement de la pensée de Fr. Kittler à la théorie de l’information de Shannon – centrée sur la transmission elle-même, et pas sur la signification – elle en est une forme pour le moins hétérodoxe. Shannon en effet distingue le bruit et l’information – qu’il définit et quantifie – et tout l’enjeu technique est justement de transmettre celle-ci, sans perte, en dépit de celui-là. Fr. Kittler est au contraire visiblement fasciné par ce bruit blanc, bruit du monde, bruit de la machine, mode d’être qui vient avec, à la place du sens humain.
14De façon très intéressante pour les spécialistes des avant-gardes, Fr. Kittler ancre ainsi les expérimentations de la poésie sonore et la poésie lettriste dans la matérialité dont les médiums techniques lestent le langage, en y dissolvant la signification : le phonographe fait de la voix humaine un bruit du monde, la machine à écrire, à l’inverse, arrache l’écriture au corps pour en faire un jeu combinatoire – « la littérature ne dit rien, sinon qu’elle se compose des vingt-six lettres de l’alphabet » (p. 56). Reprenant ici Mallarmé, Fr. Kittler tend à affirmer que non seulement le médium influe sur le message – c’est le sens de l’exemple longuement développé de Nietzsche écrivant à propos et avec la sphère écrivante d’Hansen : « Nos outils d’écriture participent à l’élaboration de nos pensées. » (p. 334) – mais que le médium lui-même s’écrit à travers le message. La poésie concrète est « cette poésie pure de la machine à écrire » (p. 374), dont le poète ne serait lui-même que le médium – le moyen.
15C’est la raison du choix du terme anglais typewriter dans le titre, qui, comme Kittler l’indique (p. 305), désigne à la fois la machine et la dactylographe. Sans évoquer plus avant un long développement sur le sexe de l’écriture – la plume phallique laissant place à la dactylographe dans des couples d’écrivains/secrétaires dont Fr. Kittler livre une série de portraits à valeur symbolique – la machine à écrire, écrivant à travers l’écrivain, se parachève ainsi en ordinateur, dont le langage numérique n’est lisible que par d’autres machines, dans un court-circuitage achevé de l’humain. Cette fin de l’histoire humaine, Fr. Kittler l’aborde à travers un long extrait des Buribunks de Carl Schmitt (1918, p. 379-393) – dont la portée significative excède d’ailleurs l’usage qu’en fait Fr. Kittler, en nous renvoyant à notre goût présent de l’archive, excité par les possibilités de stockage et de diffusion offertes par le numérique : le récit décrit une société où chacun se doit de tenir un journal intime, dont la rédaction occupe la totalité des journées, afin de nourrir l’archive de l’histoire à venir. Cette expansion apparemment monstrueuse de la subjectivité tend, sous la plume de Schmitt et dans la perspective de Fr. Kittler, à réduire au contraire l’être humain aux lettres produites par la machine à écrire :
Je suis ainsi une lettre de la machine à écrire de l’histoire. Je suis une lettre de l’alphabet sur la machine à écrire de l’histoire. Je suis une lettre qui s’écrit elle-même. À proprement parler, je n’écris pas que je m’écris moi-même, mais seulement la lettre que je suis. En moi cependant, l’esprit du monde, en écrivant, s’appréhende lui-même. (Carl Schmitt, cité par Fr. Kittler, p. 391)
16Sommet donc et fin de l’histoire du monde, prélude au pur traitement machinique du signal, conclut Fr. Kittler.
D. Mersch & la « théorie négative des médias »
17Loin de ces aperçus prophétiques, de cette plongée dans des techniques et des récits oubliés, séduisants, déroutants, de ces raccourcis et généralisations parfois peu convaincants, D. Mersch propose ici une solide introduction aux « théories des médias » – des médiums, donc, écrirons-nous plutôt.
18Certains des penseurs des médiums dont il résume ici les thèses sont bien connus en France : Benjamin, notamment, l’École de Francfort, McLuhan, Baudrillard ou Virilio. D’autres le sont peu, ou pas du tout : Fr. Kittler, sur lequel D. Mersch offre des éclaircissements fort bienvenus, Vilém Flusser, théoricien tchéco-brésilien qui, dès les années soixante-dix, réfléchit au tournant numérique et à la place prise dans nos cultures par des « images techniques » (p. 151 sq.) – analyses tout à fait pionnières des questions que nous posent la construction et la lecture des datavisualisations. La dernière section, sur les « écologies médiales et le troisième tournant cybernétique », est plus critique, en contestant la consistance épistémique des écologies techniques, à partir d’un démontage de leur généalogie théorique et d’une mise en cause de l’usage, à la mode, du terme d’écologie. On pourra regretter cependant le caractère parfois trop rapide et allusif de cette partie, qui suppose bien connus des théories et des concepts évoqués en nombre.
19S’il se présente comme une « introduction », l’ouvrage de D. Mersch n’est pourtant pas un simple précis à l’usage des néophytes : il a une valeur constituante pour le champ des théories des médiums, en agrégeant sous cette bannière des histoires et des philosophies des médiums (l’école canadienne, par exemple), une sélection de théories des médias de masse, mais aussi, en amont du développement des médias techniques, toute une tradition philosophique de réflexion sur le langage. Le sens large du terme medium, en allemand, et l’acceptation de cette polyphonie permettent en effet à D. Mersch de percevoir la pensée du médium qui sous-tend la critique platonicienne de l’écriture, les analyses de Lessing, la conception du langage de Herder ou la dialectique hégélienne et les réflexions de Nietzsche sur l’art ou la vérité. Il nous fait ainsi percevoir que les réflexions sur l’articulation entre le langage et la pensée, le langage et le monde sont des analyses de la médialité du langage, et entrent donc dans le domaine du médium qui, de terme gênant par sa proximité avec le média, devient au contraire un concept heuristique par sa capacité à nommer des opérations de transfert dont la parenté est masquée par l’hétérogénéité des matériaux et des contextes.
20Ce découpage d’un champ de réflexion va évidemment de pair avec une définition du médium qui en porte la cohérence, et il faut dire que celle proposée par D. Mersch est séduisante. Elle est fondée sur la racine sémantique du terme, qui fait du médium un intermédiaire, un « “en-tant-que” […] qui permet à quelque chose de se modaliser en tant que quelque chose de particulier » (p. 13), et sur sa difficulté définitionnelle elle-même (p. 263), pour en faire une invisibilité constitutive :
tout « médium » possède la particularité de disparaître dans son apparition et d’apparaître dans sa disparition. Sa présence a la forme d’une absence tout comme sa présence permet de le rendre présent. C’est ce qui nous permet justement de récupérer un principe de réflexion qui est différent […].Il renvoie au caractère nécessairement indirect de la réflexion médiale, qui se montre à travers ses effets et ses déformations. (p. 264)
21D. Mersch tend ici à renverser la perspective habituelle sur le médium. On souligne ordinairement les effets du médium sur le message : c’est, d’une part, concentrer l’attention sur ce dernier, d’autre part supposer qu’on peut les considérer séparément, ce qui nie au moins conceptuellement l’indissociabilité postulée. D. Mersch s’attache, lui, au médium et à ce qu’il opère, en appuyant sa position théorique sur l’expérience sensible d’un médium anamorphique, toujours singulièrement incarné, dont l’opacité et l’altérité interdisent justement la réduction du réel à une rationalité mathématique à quoi Fr. Kittler fait aboutir son histoire des médiums. En rappelant, dès l’introduction, que le langage est un médium, il souligne de plus l’impossibilité pour l’analyste de s’extraire du domaine de la médialité : il invite ainsi à saisir le médium par un travail de déplacement, par des « chemins de traverse » (p. 271) dont les arts proposeraient des modèles. Dans le cadre de cette Introduction, D. Mersch ne nous propose pas toutefois d’exemples concrets d’analyses produites sous l’égide de sa « théorie négative des médias » : on ne peut donc que souhaiter d’autres traductions nous permettant d’apprécier l’efficience du stimulant cadre théorique posé ici.
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22La collection « Médias / Théories » s’inaugure ainsi par un essentiel travail de traduction – que le troisième volume annoncé poursuivra, en proposant une traduction des Écrits sur le cinéma de Dziga Vertov – qui permet de nourrir les réflexions sur les médiums et de mieux les inscrire dans une histoire et des théories qui restent mal connues en France. Cette collection, de même que le développement de programmes de recherche et d’enseignement d’archéologie des médias, semble indiquer la montée en visibilité de ce champ théorique. Penser la littérature dans cette perspective, c’est l’aborder d’emblée, non comme un texte nomade, mais comme une inscription, indissociable de ses supports – les dispositifs techniques contemporains qui en renouvellent les pratiques et la diffusion, mais aussi le livre, qu’il s’agit d’arracher à son évidence. C’est la situer aussi dans l’ensemble d’un système médiatique sous d’autres régimes qu’une opposition trop mécaniquement bourdieusienne de la littérature d’auteur aux médias de masse. C’est aussi contribuer à ouvrir d’autres points de vue dans un domaine de réflexion qui privilégie les médiums techniques, pente qu’accentuent les évolutions rapides des technologies numériques, en invitant à interroger l’imprimé, ainsi que la culture médiatique des siècles passées13 dans la perspective de Comparative Media Studies où la littérature a toute sa place14.