Genèse de la fin
1Juste la fin du monde, pièce de Jean‑Luc Lagarce achevée en 1990, est un des textes dramatiques les plus joués et les plus emblématiques du dramaturge. L'adaptation filmique du même nom, tournée en 2016 par Xavier Dolan, renforce le succès de la pièce auprès du grand public. Pourtant, si beaucoup de publications universitaires ont été écrites sur le travail de Lagarce, on n'en trouve aucune qui soit consacrée entièrement à Juste la fin du monde1. C'est la lacune qu'a choisi de combler le numéro 5 de la revue Sken&graphie, paru en 2017 et intitulé « Juste la fin du monde, de Lagarce à Dolan ».
2Descendante de Coulisses, l'une des premières publications universitaires en France consacrées aux arts de la scène, la revue Sken&graphie adopte une structure originale en « carnets » (Carnet critique, Carnet photographique, Carnet de création, Carnet des spectacles), de façon à proposer des documents de nature et d'origine variées pour rendre compte de l'actualité de la recherche sur les arts du spectacle, mais aussi de la création scénique actuelle. La revue ne se contente donc pas d'une pratique de l'analyse, mais entend également créer une ouverture sur ce qui constitue la vie des textes et des scènes. Alors que les premiers numéros ouvraient leurs pages à des réflexions générales sur diverses pratiques des arts du spectacle, ce numéro 5 se concentre sur un seul texte théâtral et sur son adaptation cinématographique. Juste la fin du monde, écrit en partie lors d'une résidence de Lagarce à Berlin en 1990, reprend la parabole du fils prodigue déjà développée par le dramaturge dans d'autres pièces2 : Louis revient dans sa famille après plusieurs années d'absence, avec l'intention d'avouer à ses proches sa mort prochaine. Mais la communication est difficile, heurtée. C'est tout autant la recherche aliénante du mot juste qui empêche Louis de passer à l'acte que la forme de tribunal que prend rapidement la réunion de famille. Louis, à la fois narrateur et interlocuteur défaillant, renonce finalement à dire. Juste la fin du monde est donc l'histoire d'un « drame avorté3 », celui d'une parole qui n'aura pas lieu.
3La revue présente une somme ambitieuse, d'abord parce qu'elle propose plusieurs articles qui prennent en compte les intertextes de la pièce. Comme il est rappelé à plusieurs reprises dans le numéro, l'écriture lagarcienne se fonde en grande partie sur la réécriture : les articles mettent donc en regard le texte de Juste la fin du monde avec le Journal de Lagarce ou son récit inédit, Les Adieux, en passant par la réécriture qu'est Le Pays lointain, ainsi que par le film de Xavier Dolan et les expérimentations audiovisuelles du dramaturge. Ces analyses intertextuelles s'inscrivent dans une approche génétique de la pièce. Mais la revue cherche aussi à donner, bien au‑delà des réflexions sur l'adaptation de Dolan, un aperçu du rapport de Lagarce à l'écriture audiovisuelle : en plus des articles universitaires publiés dans le dossier du carnet critique, on trouve dans les autres carnets des textes inédits de Lagarce — comme l'extrait d'un scénario non abouti —, des entretiens avec les collaborateurs des deux films qu'il a réalisés, une critique des mises en scène italiennes de ses pièces, et un entretien autour de la traduction de Juste la fin du monde. Seul le dernier article, en forme d'hommage à Armand Gatti, s'écarte de la thématique centrale de ce numéro. Au‑delà de l'attention particulière portée à l'analyse génétique, le projet du numéro s'enrichit d'une variété de supports qui viennent nous renseigner davantage sur les liens entre l'auteur et le septième art. La forme de la revue fait dès lors intelligemment écho aux nombreuses activités parallèles de Lagarce, qui se faisait tantôt écrivain, tantôt diariste, parfois cinéaste, parfois metteur en scène, se réécrivant sans cesse d'un medium à l'autre, habité toujours par « le désir impérieux de retrouver le mot juste, la relation juste, le regard juste », selon Lydie Parisse (p. 82).
4Nous proposons ainsi de déambuler dans l'ouvrage afin de faire émerger les pistes de réflexion qui nous semblent les plus intéressantes, ainsi que les échos qui se font jour entre les textes, pour rendre compte de ce travail d'envergure.
De la pertinence de l'approche génétique
5Les textes du carnet critique, regroupés sous l'intitulé « Juste la fin du monde, des premiers brouillons à l'adaptation cinématographique », sont le fruit d'une journée d'étude organisée en octobre 2016 au CND de Besançon, un mois après la sortie de l'adaptation de Xavier Dolan. Pascal Lécroart et Alexis Leprince expliquent dans l'édito du numéro que l'un des objectifs de cette rencontre était la valorisation d'un nouvel outil, à savoir la récente numérisation des archives de Jean‑Luc Lagarce4. Initiée en 2013 par le Centre de recherche Jacques Petit de l'université de Franche‑Comté et hébergée sur FANUM (Fonds d'Archives NUMériques), cette entreprise donne accès en ligne à une grande partie des brouillons et documents qui accompagnent la création des pièces. Comme le note l'édito, « ce fond numérique d'archives Jean‑Luc Lagarce est un cas tout à fait exceptionnel pour un écrivain encore protégé par les droits d'auteur » (p. 12). L'ambition affichée par ce numéro est donc de renouveler l'analyse de la pièce en proposant, par le biais de ces nouvelles ressources, une approche génétique du processus d'écriture de Juste la fin du monde.
6Dès l'édito, les rédacteurs proposent un rapide parcours de la genèse de Juste la fin du monde, parcours repris et complété par les articles de Maryse Adam‑Maillet (« Ce que signifie « Juste » dans Juste la fin du monde », p. 23) et d'Alexis Leprince (« La genèse de l'intermède : Une brèche dans l'écriture de Juste la fin du monde ? », p. 45). D'emblée, l'accent est ainsi mis sur la complexité du processus d'écriture, et, ce faisant, sur la difficulté de l'approche génétique. Ces quelques articles permettent de reconstituer en partie la genèse de la pièce, que nous rapportons ici brièvement, pour rendre compte de sa complexité5. L'entreprise est permise par la lecture que les chercheurs ont faite des carnets de travail, des brouillons de divers textes dramatiques de Lagarce, ainsi que de son Journal6.
7Tout d'abord, il apparaît que certains éléments qui structurent la mince fable de Juste la fin du monde sont déjà en germe dans des pièces de Lagarce bien antérieures à celle‑ci ; à commencer par le motif du retour du fils prodigue, déjà présent dans Retour à la citadelle (1984). Les carnets du début des années 80 contiennent des projets qui anticipent sur la pièce, présentant déjà un personnage proche de la mort — dimension reprise notamment par la pièce Correspondances. Également dans ces carnets, on découvre de courts synopsis qui utilisent une distribution des rôles proche de celle de Juste la fin du monde (Lécroart et Leprince, p. 13). Le projet est donc en germe dès le début des années 80, bien avant le séjour berlinois de Lagarce.
8Quelques années plus tard, en 1988, l'auteur revient sur ces motifs (le retour du fils, la conscience de la mort à venir, la réunion familiale), sous la forme d'un nouveau projet qui prend pour titre Les Adieux, première ébauche de la pièce à venir. Mais la genèse de ce texte en rencontre d'autres, comme le montre M. Adam‑Maillet à travers son étude de la genèse du titre de la pièce. C'est finalement un roman achevé à la même période qui s'empare de ce titre des Adieux, tandis que celui de la pièce évolue à plusieurs reprises, s'arrêtant un temps sur Quelques éclaircies. Sous ce même titre figure aussi dans les carnets un synopsis, mais celui‑ci annonce plutôt les autres pièces que seront Music‑Hall ou Histoire d'amour (dernier chapitre). A partir de 1990, un an plus tard, Lagarce revient sur Quelques éclaircies et en retravaille le synopsis initial : finalement, le texte est abouti et la pièce change à nouveau plusieurs fois de nom, pour se fixer enfin sur Juste la fin du monde.
9À travers ce rapide parcours, on comprend mieux en quoi l'approche génétique et intertextuelle s'impose comme nécessaire, en ce qu'elle doit permettre de démêler un processus d'écriture long et fastidieux, voire douloureux pour le dramaturge — les éléments biographiques rapportés dans les articles susmentionnés insistent sur la difficulté d'écriture que rencontre Lagarce à cette période. Ce processus entre en écho avec la genèse d'autres textes dramatiques, et irrigue les archives de la pensée de Lagarce.
L'étude des brouillons : vers une radicalisation des choix d'écriture dans Juste la fin du monde
10Le dossier critique issue de la journée d'étude décline une variété d'études génétiques sur le texte, à partir de sources de diverses natures. L'étude des brouillons est précisément l'approche choisie par A. Leprince et P. Lécroart dans leurs articles respectifs, puisqu'ils cherchent à cerner ce qui se produit dans le geste de réécriture propre à l'écriture théâtrale, et, plus largement, dans le processus créateur de Jean‑Luc Lagarce.
11Dans son étude7, A. Leprince choisit de se concentrer sur la genèse de l'intermède : celui‑ci consiste en une interruption de neuf scènes qui s'immisce entre les parties I et II de la pièce. Dans cette section, comme le note le critique, tout semble moins clair que dans le reste de la pièce, des répliques des personnages à la situation d'énonciation. C'est l'analyse des brouillons qui va permettre à A. Leprince de sonder ce trouble et de faire quelques hypothèses sur le rôle nodal de cet intermède dans l'écriture de la pièce, puis dans la fable elle‑même. Il constate d'abord que l'intermède est, au cours des cinq « états » du texte qu'il identifie8, une des parties les plus brouillonnées, sur laquelle Lagarce semble donc achopper. L'auteur choisit ainsi de comparer les différentes versions, et fait quelques constats. Alors que les premiers états de l'intermède renforçaient la cohérence des échanges et des rapports entre les personnages, l'écriture devient ensuite plus abrupte :
La réécriture des scènes de l'intermède fait apparaître un geste différent : l'écriture se fait moins explicite, et l'unité et la continuité qui pouvaient apparaître dans le reste de la pièce sont définitivement minées dans l'intermède par l'onirisme, l'éclatement spatial et la dilatation temporelle. (…) Il semble dès lors que l'intermède ouvre une brèche dans la pièce, laissant apparaître un « espace intermédiaire », pour reprendre les mots de Lydie Parisse9 , espace mental peut être (…) où ce que l'on voit est ce qui nous échappe, ou, peut‑être, ce qui échappe à Louis. Le réalisme de la pièce se trouble, s'inquiète, (…) sans pour autant renverser sa signification et n'être plus qu'un rêve. La pièce tente de tenir cet entre‑deux, équilibre fragile entre une réalité et une ou des subjectivités qui viennent la troubler de leurs fantasmes, dans une forme de suspens qui ne tranche pas la signification à lui donner. (P. 58)
12On voit ici que l'analyse génétique entreprise par A. Leprince permet non seulement d'expliquer la construction progressive du texte et la radicalisation des choix d'écriture, mais aussi de proposer des pistes d'analyse sur la place de cet intermède dans la pièce, et sur sa signification. C'est finalement dans sa conclusion que l'article propose une autre hypothèse enthousiasmante : étudiant l'évolution de la didascalie initiale au fur et à mesure des versions de la pièce, l'auteur constate que les choix d'écriture de l'intermède ont en quelque sorte déteint sur le reste du texte, puisque la didascalie devient, dans sa dernière version, beaucoup plus obscure, beaucoup moins précise du point de vue des indices spatio‑temporels. De quoi constater que le processus d'écriture se radicalise au fur et à mesure des brouillons.
13C'est également l'hypothèse de P. Lécroart dans son article intitulé « Approche génétique du régime de disposition textuelle dans Juste la fin du monde » (p. 61). S'appuyant sur une comparaison entre les brouillons de plusieurs textes dramatiques de Lagarce, il note l'originalité de Juste la fin du Monde et des deux autres pièces qui la précèdent — Music‑Hall et Histoire d'amour (Derniers chapitres) —, trois textes où
Lagarce fait usage d'une écriture qu'on peut dire en versets, avec de fréquents retours à la ligne non matérialisés par la majuscule ou l'alinéa (…) qui (…) constituent, par leur fréquence, une rythmique verbale singulière. (P. 62)
14De façon à comprendre l'évolution du dramaturge vers cette disposition textuelle, P. Lécroart identifie trois régimes principaux d'écriture dans l'œuvre de Lagarce :
1) un principe d'articulation essentiellement logique, emprunté à l'écriture en prose, jusqu'à Derniers remords avant l'oubli ; 2) un régime d'articulation spécifique faisant système à partir de Music‑hall, organisé sur les versets ; 3) une valorisation expressive ponctuelle à partir de Nous les héros. (P. 63)
15Juste la fin du monde, où la très grande majorité des vers tiennent sur une à deux lignes, appartient donc à la deuxième catégorie, et pousse le plus loin cette disposition. C'est l'étude des brouillons qui permet de formuler certaines hypothèses sur le sens de ce choix, puisque P. Lécroart constate que la même évolution se reproduit à l'échelle de l'écriture de la pièce : d'un principe d'articulation logique emprunté à la prose, dans les premiers brouillons, le texte évolue vers ce « régime d'articulation spécifique » en versets par la suite, ce qui souligne le choix d'un principe global d'écriture. Les retours à la ligne, beaucoup plus fréquents, viennent isoler des unités de texte (unités à la fois grammaticales et sémantiques), créant ainsi des effets de rythme qui structurent le texte.
16Si l'analyse précise des brouillons renseigne sur la méthode d'écriture, tableaux de comparaison à l'appui, on pourrait regretter le fait que l'auteur n'approfondisse pas davantage l'analyse du texte à partir de ces quelques découvertes. En effet, c'est seulement à la fin de l'article que sont donnés quelques éléments d'interprétation de ce choix, au cours d'une analyse comparée du prologue du Pays lointain, qui abandonne, lui, ce régime des versets :
En même temps, [Lagarce] renonce, dans ce passage réécrit, à la densité de la version de 1990, avec son unique phrase ou son imprécision frustrante et passionnante (…), pour dire explicitement les choses — l'histoire, la famille et les règlements de compte, l'homosexualité — perdant aussi sans doute au passage la force classique de la litote, de l'implicite et du non dit, d'une poésie presque racinienne, visant à l'universel, de la précédente version. (P. 69)
17On comprend ainsi tardivement ce qui ferait poétique dans cette disposition textuelle si particulière dans Juste la fin du monde, sans que les hypothèses soit explicitées clairement.
18L'approche génétique des brouillons permet de mieux appréhender le processus d'écriture de la pièce, et de comprendre comment Lagarce s'essaye à quelques modes d'écritures plus radicaux, faisant ainsi de cette pièce une expérience de l'ultime — la disposition textuelle la plus radicale, la déréalisation la plus radicale. Les approches génétiques, ainsi associées, donnent une idée claire des différentes phases d'écritures de la pièce, des trois brouillons différents étudiés par P. Lécroart aux cinq états de l'intermède décrits par A. Leprince. On renverra à l’article de ce dernier pour une vision d'ensemble sur l'architecture des documents accessibles dans le fonds numérisé (p. 46).
Réécritures & intertextes : « autant de parties du corps d'une œuvre » à la recherche du mot juste
19Si les textes de A. Leprince et P. Lécroart étudient la réécriture au stade des brouillons, d'autres articles se concentrent sur les intertextes multiples de Juste la fin du monde (le Journal, d'autres pièces contemporaines ou antérieures, et même l'adaptation filmique), qui participent de la genèse de l'œuvre et influencent son interprétation :
Si Lagarce n'était qu'un écrivain de théâtre, l'étude génétique de Juste la fin du monde s'arrêterait là. Mais, dans une perspective théâtrale, toute nouvelle création à partir de l'œuvre s'inscrit dans un même parcours génétique. Autrement dit, le dossier génétique de Juste la fin du monde intègre également son évolution vers Le Pays lointain — qui récupère des données présentes dans le projet théâtral original des Adieux, puis abandonnées ensuite —, mais aussi toutes les créations faites à partir de ce texte, des mises en scènes jusqu'au film réalisé par Xavier Dolan. (Lécroart et Leprince, p. 16)
20M. Adam‑Maillet, qui fait le choix d'une étude de la pièce « au prisme de la réécriture » (p. 23), ne dit pas autre chose quand elle fait des textes de Lagarce « autant de parties du corps d'une œuvre dont la mort permettra l'aboutissement et la révélation posthume de la vie organique »(p. 25), soulignant ainsi les liens étroits qui lient les textes les uns aux autres. Elle choisit de mener une étude de la fonction heuristique du titre dans le processus d'écriture de la pièce, en mettant en évidence la proximité de Juste la fin du Monde, des Adieux et du Journal, autant de textes qui jalonnent cette période de difficulté intense dans l'écriture, de 1988 à 1993. Pour l'auteure, tous ces textes posent la question de la fin et tentent de répondre à cette même question : « quelle « fin du monde » pour l'auteur ? » (P. 28). M. Adam‑Maillet identifie ainsi l'enjeu commun de ces textes, obsédés par la mort, la crise, l'angoisse et la maladie, mais aussi par le désir de faire œuvre : ils « interrogent l'impossibilité à écrire, à faire œuvre, à être lu, à laisser une trace pour la postérité. Ils constituent une sorte de pari ordalique » (p. 24). Elle explore également cet enjeu qu'est la nécessité de dire juste — enjeux qui habitent tous les textes étudiés —, à travers une approche sémantique de l'évolution du titre de la pièce :
Juste prend le sens de l'exactitude et aussi de la restriction (seulement, uniquement). Juste la fin du monde exprime un renvoie autonymique sur « la fin du monde » et désigne davantage l'expression figée « c'est la fin du monde / ce n'est pas la fin du monde » qu'un événement apocalyptique unique qui serait à la fois une fin, un aboutissement et une révélation (...). Le jeu autonymique sur l'expression « fin du monde » la pose donc comme la formule juste du texte. (P. 29)
21Ce travail sur le « mot juste » se prolonge dans les articles de Alina Kornienko (« Juste la fin du mot : l'hybridité de la parole déconstruite dans le théâtre de Jean‑Luc Lagarce », p. 71) et Alain Chambefort (« Adieu au récit (?) Des Adieux à Juste la fin du monde : pertinence d'une réflexion sur la poétique », p. 33). Ils ont eux recourt à l'approche intertextuelle pour analyser la poétique de la parole lagarcienne, qui se fonde notamment sur des troubles de la communication. C'est l'exigence de justesse, partagée par Louis et Lagarce, qui mène paradoxalement à cette parole déconstruite. Proposant une étude de la pragmatique du discours dans le récit des Adieux et dans la pièce, A. Chambefort constate la complexité de la situation d'énonciation et de l'enchevêtrement des temps : il est souvent impossible de comprendre clairement d'où et quand parle le narrateur, ni de se représenter avec cohérence les temps et les lieux qui jalonnent le texte. De là se construit une tension entre récit et discours, repérable dans cette deixis floue, faisant par exemple des Adieux un récit impossible :
Ce qui se joue dès les premiers mots de la pièce c'est sans nul doute le chevauchement d'une frontière linguistique, morphologique, énonciative, entre récit (ou histoire) et discours. Nous sommes bien sûr lecteurs (ou récepteurs) d'un discours théâtral clairement adressé, mais sans qu'il soit possible de le rapporter à un ici et maintenant, à un Dasein, un être là ; temps arrêté — « perdu » (…) sans qu'il soit peut‑être possible ou souhaitable de dénouer jamais la tension vers un « quelque part, il y a quelque temps ». Ainsi se construirait chez Lagarce la parole théâtrale : en un trajet au final infini parce qu’indéfini. (P. 37‑38)
22On retrouvera plus tard cette analyse d'une deixis floue dans l'article de Daria Bardellotto sur l'adaptation de Xavier Dolan : elle y montre que le film matérialise par nécessité ce que n'illustrait pas la pièce.
23A. Korninenko analyse elle‑aussi ces troubles de la parole, qui se fondent d'après elle entre autres sur des clichés de communication et sur un formalisme communicatif : les personnages se reprennent toujours, se corrigent, et la recherche du mot juste entraine peu à peu, paradoxalement, des dialogues vides de sens. Juste la fin du monde est un drame du retour à la parole, métadrame donc, dans lequel « ce qui n'est pas dit » (Chambefort, p. 36) s'exhibe et devient plus parlant que ce qui est prononcé. Sur ce sujet, A. Kornienko propose une comparaison pertinente avec le dialogue du second degré de Maeterlinck, qui se laisse entendre en infra, sous les paroles prononcées, et qui est propre au tragique de la vie quotidienne (p. 78). Les analyses sont plus convaincantes sur la question des clichés de langage empruntés à un sociolecte de la petite bourgeoisie : l'auteure montre qu'ils reposent notamment sur une « hypercorrection de la langue » (p. 75) à laquelle se heurtent les personnages, et qui signe l'échec de leur communication. On renverra sur ce point également à l'article d'Ester Fuoco sur les mises en scène italiennes de Lagarce, qui souligne que cette problématique de l'incommunicabilité est également à la source du travail de metteur en scène de Luca Ronconi :
Ce qu'il a remarqué chez Lagarce, c'est l'écart qui existe entre la pensée et son expression langagière, avec les blocages dans la communication. Cet interstice entre ce que l'on veut dire et ce que l'on dit est présent dans la conscience du locuteur italien. (P. 171)
De la génétique à l'herméneutique de l'écriture lagarcienne
24La genèse de la pièce permet de comprendre, à travers les premiers synopsis écrits en 1988, que le sujet du texte — y compris le motif de la mort du protagoniste — est déjà en germe bien avant que Lagarce n'apprenne qu'il est séropositif. L'un des enjeux importants de ce dossier est donc de rappeler, grâce à l'analyse génétique et intertextuelle, que la mort qui plane dans la pièce n'est pas le fait de la séropositivité de Lagarce. Elle est ancrée dans l'œuvre bien avant cette nouvelle, comme l'explique M. Adam‑Maillet :
Le dramaturge ne sait pas encore officiellement qu'il est malade — mais il le sait, depuis toujours. (...) La mort est toujours déjà là, le virus n'est que la rencontre, l'accomplissement d'une existence malheureuse. (P. 26)
25De la même manière, notons aussi que le motif récurrent du retour du fils prodigue préexiste à l'écriture de Juste la fin du monde.La pièce ne peut donc pas se lire comme un testament autobiographique qui serait écrit après l'annonce de la maladie. Établir la genèse de la pièce permet d'éviter une lecture qui passerait à côté de ce qu'elle est vraiment, comme le rappellent à juste titre P. Lécroart et A. Leprince dès l'introduction :
L'œuvre n'est pas toujours appréciée pour de bonnes raisons lorsqu'elle est lue et vue comme une sorte de confession autobiographique d'un homosexuel malade du sida qui aurait tenté — vainement — de se réconcilier avec sa famille avant de mourir. (P. 11)
26Le journal ne mentionne pas de faits similaires à la situation familiale du personnage de Louis, et les proches de Lagarce (voir l'entretien « Autour des films vidéo », p. 111) rappellent que sa situation familiale n'était pas identique à celle du personnage de Louis.
27Il est néanmoins certain que Lagarce est habité par la mort lors de l'écriture de la pièce, et que la difficulté dans la création est liée à ce sujet. À la fin de son article, M. Adam‑Maillet interprète le titre de la pièce, et la pièce elle‑même, comme le lieu d'une dialectique qui rend compte de la manière dont le dramaturge se débat avec cet enjeu à la fois dramatique, poétique et personnel. Le titre rendrait compte, dans son évolution, des mouvements qui habitent le personnage de Louis au fil de la fable (son oscillation notamment entre son amour pour les siens, son cynisme intérieur envers eux, voire sa violence), mais aussi des états traversés par le dramaturge dans son processus d'écriture :
Juste dans le titre est le modalisateur, qui marque que la pièce est le résultat d'une opération, d'une expérimentation chimique ou alchimique : il indique le différentiel introduit par [le passage d'une position à l'autre] : la retraversée du paysage, l'écart par rapport au simple « la fin du monde ». (P. 32)
28Cet écart parcouru dans un sens puis dans l'autre fait donc de la pièce et de sa dialectique le lieu d'une expérience philosophique pour Lagarce, celle de la tentative d'une appréhension de la mort par la création.
29Les précédentes remarques sur la maladie de Lagarce soulignaient le fait que l'approche herméneutique des textes, si elle ne doit pas faire la biographie de Lagarce, ne peut se fonder de manière fructueuse sur une approche uniquement autobiographique. Se proposant de mener une étude herméneutique du discours lagarcien, L. Parisse choisit par exemple de se concentrer sur une étude du lexique pour une compréhension de ce qu'elle appelle le « fonds anthropologique de l'humanité » (p. 97) ; ce serait bien à cela que mènerait la radicalisation des processus d'écriture évoquée plus haut. Si l'écriture s'aventure de plus en plus loin, au fur et à mesure des brouillons, c'est que la pièce explore la rupture de soi et des autres, ce mouvement ordalique dont Lagarce peinera à se remettre. L. Parisse se concentre notamment sur une étude des notions d'abandon et de sacrifice pour interroger la violence archaïque des relations entre les personnages. Par une comparaison avec le Trauerspiel, l'auteure fait de Louis ce personnage ordinaire et moyen, pour le lire comme « une figure de la perte qui, par son aptitude à l'abandon (à la fois actif et passif) est un personnage entre deux mondes qui donne la mesure d'un monde » (p. 91). C'est bien cette attitude de « témoin » (p. 91) qui s'abandonne — témoin sacrificiel, à la fois de sa propre mort et du drame familial — qui fait de Louis celui par qui advient la mesure.
30S'appuyant sur la cinéphilie de Lagarce dans son article, L. Parisse fait ainsi l'hypothèse, à partir du Journal, qu'il aurait été influencé par le visionnage de certains films comme Le Sacrifice de Tarkovski, ou Théorème de Pasolini, lors de l'écriture de Juste la fin du monde. L'auteure fait ainsi le lien entre les scènes finales de ces deux films et la « figure de dépossédé » (p. 94), à la fois passive et active, qu'est le personnage de Louis lorsqu'il renonce à son aveu à la fin de la pièce :
Ces deux scènes finales, très fortes, qui marquent l'entrée des personnages dans la vie spirituelle, montrent l'abandon comme un acte, une forme d'engagement paradoxal. (P. 94)
31C'est ici la prise en compte d'informations sur la cinéphilie de Lagarce et la lecture du Journal qui ouvrent de nouvelles pistes d'analyse.
L'anthropologie lagarcienne à la croisée des mediums : Lagarce & la création audiovisuelle
32Dans l'entretien « Autour des films vidéo » (p. 111), François Berreur apporte quelques précisions sur le rapport de Jean‑Luc Lagarce au cinéma. Selon lui, son Journal permet peu de se représenter l'intérêt réel et profond de l'auteur pour le cinéma — hormis les nombreuses mentions des films qu'il allait voir en salle :
Il avait suivi à Besançon un cours de cinéma et il possédait une culture cinématographique aussi large que sa culture littéraire. Il avait vu énormément de films, et il connaissait très bien l'histoire du cinéma : c'est quelque chose qu'il avait acquis assez jeune, avec la fréquentation permanente des cinémas de Besançon, des ciné‑clubs, etc. (p. 123)
33Comme le détaille Alexis Leprince, c'est d'abord par l'écriture que Lagarce se confronte au cinéma, parallèlement à son activité de dramaturge (p. 132). Dès les années 80, il publie des critiques de films dans Libération, puis travaille à l'adaptation d'un roman, projet inachevé. C'est le même sort qui attend ensuite le scénario du film qu'il écrit avec Gérard Bouysse dans les années 90. Mais vient finalement le temps de la réalisation : Journal 1 (1992), sorte de journal filmé, et Portrait, un court autoportrait visuel construit à partir d'images d'archives personnelles. L'entretien, mené avec d'anciens collaborateurs de Lagarce, apporte des éclaircissements sur sa découverte de la vidéo. Ses proches témoignent par exemple de l'immédiate inventivité du dramaturge avec sa caméra :
« Le plus frappant, c'est qu'il n'avait jamais filmé auparavant, mais qu'il montrait déjà un grand professionnalisme en termes de cadrage notamment ». (Patrick Zanoli, monteur, p. 113).
34A. Leprince et P. Lécroart précisent que c'est le travail du montage qui marque le spectateur lors du visionnage du Journal 1, qu'ils décrivent comme « une vraie polyphonie, explorant beaucoup de possibilité visuelles et sonores » (p. 113) mêlant scènes intimes, journal de création et réflexion sur l'actualité. François Berreur témoigne aussi de ce nouvel enthousiasme artistique. Infléchissant ce que l'on sait habituellement de la période de difficulté d'écriture du début des années 90, il explique que le processus de création ne s'arrête pas pour autant complètement :
Une autre voie s'ouvre, et l'écriture, c'est le désert pendant des années. (…) À ce moment‑là, le travail cinématographique avait une part tout aussi importante que la mise en scène pour lui, contrairement à l'écriture qu'il avait laissé de côté (…). L'achèvement des films et la reconnaissance qu'il en a eue étaient donc très importants pour lui. (P. 120)
35Catherine Derosier‑Pouchous, sa productrice, parle également d'un nouveau projet de film que Lagarce avait avant de mourir, autour d'albums photo anonymes trouvés aux puces : « Il était dans une dynamique et ces outils d'écriture audiovisuelle lui permettaient d'être créatif et reconnu dans une écriture » (p. 120). L'enthousiasme créatif est donc toujours présent, même s'il se manifeste sous d'autres formes.
De nouvelles pistes d'analyse de l'œuvre
36L'intérêt de Lagarce pour le cinéma se prolonge encore, preuve de cet enthousiasme, dans le scénario des Mensonges, un projet de film irrigué par le théâtre. Le texte se construit autour de la rencontre entre un homme de théâtre et un homme de télé amenés à mettre en scène ensemble un texte de Tchekhov ; le projet mêle intimement, dans la description de Lagarce, théâtre et cinéma :
L'image est construite comme une mise en scène théâtrale : jamais de plan subjectif dans ce système, le seul spectateur, c'est le théâtre lui‑même. Les gros plans ne doivent être que peu utilisés. (P. 156)
37Le dramaturge se montre ici très précis sur ses intentions de cinéaste. Ce simple exemple illustre le rapport étroit entre l'univers dramatique et l'univers filmique de Lagarce, qui semblent se nourrir l'un l'autre. Si l'exemple pris ci‑dessus évoque l'influence du théâtre sur le cinéma chez Lagarce, celle des images et du cinéma sur l'écriture dramatique est abordée également par la revue. On pense par exemple aux dossiers d'images constitués par Lagarce pendant la création du Pays lointain, et mentionnés par François Berreur (p. 124), qui donnent envie d'en lire davantage sur l'influence de ces supports visuels dans le processus de création dramatique. On sait également que le film du Journal 1 a été tourné en partie à Berlin, pendant l'écriture de Juste la fin du Monde. De quoi attiser notre curiosité sur les liens possibles entre les deux œuvres ; peut‑être le film et son texte fourniraient‑ils un nouvel intertexte à la pièce.
38Le numéro permet ainsi d'esquisser des questionnements quant à la nature de ce lien : dans quelle mesure ce rapport à l'image a‑t‑il pu influencer aussi bien son écriture que ses expériences de vidéastes ? Cet intérêt pour le cinéma et pour la vidéo a‑t‑il amené une nouvelle orientation dans son écriture par la suite ? Effleurées dans le numéro, ces questions sont d'autant plus intéressantes qu'elles ne sont que peu traitées ailleurs10. La revue aurait pu approfondir ce point, en profitant notamment de l'espace proposé par le cahier photographique. Le choix des rédacteurs s'est porté sur des photographies d'une mise en scène des Règles du savoir‑vivre dans la société moderne par Stanislas Roquette, alors que les lecteurs auraient pu espérer, alléchés par le dossier, des images tirées de mises en scène de Juste la fin du monde, du film de Xavier Dolan, voire des photogrammes du Journal 1 ou du Portrait — on comprendra néanmoins qu'il a peut‑être été difficile d'avoir accès, pour des raisons de droit, à ces images.
39De même, on est un peu déçus de ne pas trouver d'allusions aux mises en scène de la pièce (notamment à celle de François Berreur), hormis dans le texte de E. Fuoco. L'approche comparatiste et visuelle pourrait pourtant s'en trouver enrichie. C'est notamment ce qui vient à l'idée à la lecture de l'analyse de D. Bardelotto sur l'adaptation filmique de Xavier Dolan. Selon la chercheuse, le film prendrait le contrepied de la pièce en proposant une sorte d'actualisation visuelle de ce que le texte dramatique peut laisser dans l'ombre, notamment sur le plan déictique :
Au cours de la genèse du film, les fantômes et les fantasmes immatériels du texte lagarcien prennent corps et se donnent à voir. Tout en puisant à pleine main dans le texte de la pièce, le réalisateur sélectionne, tranche, matérialise et arme d'une structure narrative linéaire, ainsi que d'un décor extrêmement détaillé, le discontinuum dramatique de Lagarce. (….). La transposition filmique ôte à la pièce une partie de ses fluctuations (…). (P. 102‑103)
40Si ces lignes dégagent des éléments intéressants de comparaison entre la pièce et le film, et si D. Bardelotto reconnaît que ces « exigences de visualisations » (p. 103) sont propres au medium, il n'en demeure pas moins que cette analyse et le reste du dossier tendent à négliger les propositions d'actualisation ou de visualisation que peuvent déjà constituer en elles‑mêmes les mises en scène de la pièce antérieures au film. On apprécie pourtant l'ouverture de ce nouveau champ de comparaison dynamique entre le texte et son adaptation filmique. Dans son article, D. Bardelotto montre ainsi très bien comment le cinéma permet à Dolan de donner un autre sens à la fable : par son usage fréquent des gros plans sur le visage de ses acteurs — principe de montage impossible au théâtre sauf avec l'intervention d'écrans —, le réalisateur laisse les regards des protagonistes transmettre plus que la parole ne le leur permet, dépassant ainsi l'incommunicabilité qui était au cœur du texte théâtral.
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41L'étude des rapports de Lagarce au cinéma est finement amorcée ici, puisque le numéro parvient à montrer comment le dramaturge en vient à l'envisager comme partie d'« une sorte de totalité artistique » (F. Berreur, p. 120). L'intérêt de cette publication consacrée à Juste la fin du monde est ainsi de redonner à lire la pièce au prisme de ces intertextes multiples, tout en transmettant le désir de poursuivre l'analyse au travers de ce lien moins exploré avec la création audiovisuelle. Une fois de plus se trouve ainsi démontrée, voire démultipliée, cette « intertextualité absolue11 » qui habite le travail de Lagarce