Théâtres d’Afrique : s’inspirer de la tradition ou s’étioler
1En partant d’un triple constat — la crise des valeurs sociales, l’extraversion des productions théâtrales africaines et la désaffection du public africain à l’égard du théâtre d’inspiration occidentale —, l’auteur de cet essai s’interroge sur la manière dont « la tradition enrichit ou appauvrit le spectacle dramatique quand il s’en inspire ou en fait fi » (p. 15). Posant le postulat qu’un « théâtre moderne négro‑africain, soucieux de garder son authenticité, doit nécessairement s’inspirer de la tradition qui permet aux individus de conserver leur identité et à la communauté de préserver l’originalité de sa culture » (p. 19), Marouba Fall vise, dans cette étude, à élucider les rapports dynamiques entre théâtre et tradition et, surtout, à dégager les procédés thématiques et formels par lesquels les dramaturges du continent se réapproprient les valeurs culturelles du monde noir antérieures à l’aventure coloniale française.
2La troisième partie de l’essai, justement intitulée « L’apport de la tradition au théâtre négro‑africain de langue française moderne », fournit des éléments de réponse à la question de l’auteur. En ce qui concerne le pôle thématique, il relève, dans nombre de pièces théâtrales, le traitement élogieux ou satirique de motifs comme la circoncision et l’initiation (Cheik Aliou Ndao, La case de l’homme), la dot (Guillaume Oyono Mbia, Trois prétendants, un mari), l’animisme (Alioune Badara Bèye, Le sacre du Ceddo), les sacrifices humains (Ibrahima Sall, Le Choix du Madior), le conflit de générations ou le conflit entre tradition et modernité (Ahmadou Koné, Le respect des morts). Mais, loin d’être une simple source d’inspiration, la tradition orale africaine est aussi un réservoir de ressources esthétiques dont la portée dramaturgique ne fait l’ombre d’aucun doute. M. Fall évoque, à titre d’illustrations du pôle formel, la prédominance de la narrativité, spécifique aux contes et légendes traditionnels qui « racontent » tous des histoires ; la circularité du cadre spatial des veillées de contes, propice à une communion plus intime avec le public contrairement à la disposition frontale de la scène à l’italienne ; le temps dilaté et continu, qui n’enferme pas l’action dramatique dans la contrainte temporelle de vingt‑quatre ou trente‑six heures, chère aux classiques français du 17e siècle. Enfin, la présence de personnages typiques aux récits oraux traditionnels africains offre des configurations actantielles dignes d’inspirer les dramaturges du continent.
3De fait, on constate dans nombre de pièces d’auteurs et de metteurs en scène africains des indices d’une esthétique qui dénote l’influence des procédés de création propres aux genres de la littérature orale traditionnelle. C’est le cas des spectacles du théâtre dit populaire, qui parviennent à réconcilier comédiens et spectateurs généralement non lettrés par l’usage des langues nationales, l’exploitation de canevas de création facilement déchiffrables et de situations dramatiques cocasses. Outre ce théâtre, qui ne rencontre cependant pas l’adhésion des élites africaines du fait de son caractère stéréotypé et par trop facile, il y a l’art dramatique en français qui conserve ses attaches avec les racines culturelles. Étudiant les structures de quelques pièces comme Lat Dior, le chemin de l’honneur de Thierno Bâ, Sikasso ou la dernière citadelle de Djibril Tamsir Niane, De la chaire au trône d’Ahmadou Koné, M. Fall constate qu’elles restent marquées par les soirées de « contes, des récits historiques ou épiques, pour assister à des cérémonies récréatives ou rituelles à l’instar de kassaks, constitués de chants et danses des circoncis » (p. 163). À l’instar de Guillaume O. M’bia et Bernard Dadié, respectivement dans Trois prétendants, un mari et Monsieur Thôgô‑Gnini, les dramaturges essaient de recréer l’espace traditionnel du villageois et son ambiance en multipliant les interférences linguistiques, en brisant la barrière scène/salle par l’appel lancé au public à s’impliquer dans le jeu dramatique en procès sur la scène ou par la recréation d’un espace circulaire ou géew. Les conceptions temporelles traditionnelles influent aussi sur l’écriture dramaturgique. En partant de la distinction établie par Gary Warner, qui relève l’existence duelle dans certaines sociétés africaines d’un « sasa » ou « micro‑temps » (l’actualité) et d’un « zamani » ou « macro‑temps » (le temps essentiel, indéterminé ou temps des origines), M. Fall montre, par l’étude des didascalies et des dialogues théâtraux, la présence de ces deux temps. Il constate l’enflure du passé dans les fables dramatiques, lesquelles s’étendent sur deux ou plusieurs jours, comme dans Sikasso ou la dernière citadelle de Djibril Tamsir Niane, voire sur plusieurs années. Cette situation traduirait, d’après lui, « la prépondérance, dans le répertoire du théâtre négro‑africain d’expression française, des œuvres dramatiques dont la source d’inspiration est l’histoire, l’épopée, la légende ou le mythe, comparé aux pièces de théâtre puisant leurs sujets des mœurs sociales et politiques actuelles » (p. 188).
Plaidoyer pour un théâtre culturellement enraciné
4Cette prépondérance de la veine historique explique certaines préférences actantielles des dramaturges, comme les bâtisseurs d’empires ou les opposants farouches à l’invasion coloniale, tels que Béhenzin (sic), Samori, Lat Dior, Albouri. Érigés en anti‑héros ou en héros, à l’image de Chaka dans Les Amazoulous d’Abdou Anta Kâ, ces personnages incarnent les aspirations profondes de leurs communautés et sont donc porteurs d’un idéal collectif, se conformant ainsi à l’idéal traditionnel du primat du groupe sur l’individu. Ils entretiennent aussi des rapports complexes avec les autres protagonistes de l’action dramatique comme la femme, qu’elle soit mère, sœur ou épouse. Mais pour M. Fall, les spécificités actantielles des dramaturges africains proviennent surtout de personnages typiques des traditions. C’est le cas du griot et du sorcier, présents, par exemple, dans Sikasso ou la dernière citadelle et Lat Dior, le chemin de l’honneur, Yacine Boubou. En donnant un aperçu des personnages dans Les mains veulent dire de Werewere Liking et Marie‑José Hourantier, l’essayiste révèle à quel point le théâtre‑rituel, formes dramatisées des rituels traditionnels, illustre sa thèse du nécessaire recours à l’héritage culturel précolonial.
5Il reste que ce théâtre s’exprime en français, la langue de l’ancienne puissance coloniale. M. Fall n’y voit pas d’inconvénient, l’essentiel étant, selon lui, de plier le français aux exigences culturelles endogènes du théâtre africain. Il n’encourage pas moins, cependant, l’émergence et le développement d’un théâtre africain professionnel en langues africaines. Cela apparaît comme une nécessité d’autant plus que, dans la première partie de l’essai, éclatée en deux chapitres, l’auteur a rappelé l’existence d’un théâtre africain précolonial, en langues africaines : le koté komanyago chez les Mandingues, le taaxuraan et le laawaan au Sénégal. Il en a dégagé les traits caractéristiques qui se résument, selon lui, à la parole (« parole nue » ou prose, « parole parée » ou poésie, « parole sucrée » ou chant), à la musique, à la danse, etc. Loin de se réduire à de l’art pour l’art, le théâtre africain est une pratique artistique hautement fonctionnelle, à la fois ludique, éducative, thérapeutique et sociale. Malheureusement, déplore M. Fall dans les deux chapitres de la deuxième partie de son essai, à la période coloniale, cet art dramatique a été éclipsé par l’émergence du « théâtre pontin », créé et animé par les élèves de l’École normale William‑Ponty et inféodé à l’idéologie coloniale dominante. De ce point de vue, les deux premières parties de cet essai critique apparaissent comme des reprises sommaires des thèses développées depuis les années 1950 dans certains articles et ouvrages, notamment dans Le théâtre négro‑africain et ses fonctions sociales de Bakaray Traoré. Les cinq chapitres de la troisième partie du livre, heureusement la plus longue, sont de loin les plus intéressants. Ils font de cet essai critique un plaidoyer discret, mais ferme, à l’essor d’un théâtre africain d’expression française culturellement enraciné dans les valeurs traditionnelles. L’auteur a su illustrer son propos par des exemples divers, puisés dans la littérature dramatique et le répertoire spectaculaire.
L’authenticité en question
6Il n’empêche que cet essai présente quelques insuffisances. Celles‑ci sont liées en partie à la longueur des introductions partielles (voir par exemple les pages 27‑34 ; 95‑100 ; 101‑106), souvent redondantes par rapport au développement, et à la valorisation excessive de la fonction éducative du théâtre, au détriment de sa dimension ludique et surtout politique en tant qu’art de contestation. Les considérations de l’auteur relatives au rôle de l’art dramatique (p. 23) ou à la perception du temps (p. 184‑189), « qui fait que, pour le Noir, le passé importe plus que le présent » (p. 188), sont fort contestables. S’ajoute à cela, la constitution d’un corpus limité, à quelques exceptions près, aux pièces publiées avant les années 1990. Qu’en est‑il, au Sénégal comme dans d’autres pays africains francophones, des rapports entre tradition et création dramatique au cours de ces vingt ou vingt‑cinq dernières années ? C’est là une question essentielle, dont la réponse devrait permettre d’apprécier, ne serait‑ce que brièvement, les représentations de la tradition dans les pièces d’auteurs comme Koffi Kwahulé, Florent Couao‑Zotti, Kossi Efoui, Koulsi Lamko… À l’heure où Sylvie Chalaye avance dans quelques‑uns de ses travaux (Africultures n° 41 d’octobre 2001 : L’africanité en question ; L’Afrique noire et son théâtre au tournant du XXe siècle ; Afrique noire et dramaturgies contemporaines : le syndrome Frankeintein, etc.) que « l’africanité » est remise en cause par bon nombre de dramaturges du continent et de sa diaspora, l’authenticité d’une production théâtrale réside‑t‑elle dans son recours aux valeurs traditionnelles ? Celles‑ci constituent‑elles un réservoir de connaissances et de pratiques réfractaires aux mutations du temps ou portent‑elles aussi en elles une dynamique inventive, dans un continent qui fait face à des défis de gouvernance et de modernisation ? Il serait tout autant intéressant de s’interroger sur la manière dont les dramaturges africains, en portant un regard critique sur l’héritage culturel, contribuent à leur tour à l’émergence de nouvelles pratiques et mœurs sociales. À défaut de répondre à ces questions, l’essai de Marouba Fall a le mérite de les susciter, indirectement, et de nourrir le débat, toujours actuel et plus large, sur les rapports entre théâtre et développement en Afrique.