Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Janvier 2023 (volume 24, numéro 1)
titre article
Émilie Cauvin

La dynamique romanesque de la chimère dans Julie ou La Nouvelle Héloïse

Christophe Martin, La Philosophie des amants. Essai sur Julie ou La Nouvelle Héloïse, Sorbonne Université Presses, 2021, 280 p., EAN : 9791023107159.

1Sous le titre La Philosophie des amants, Christophe Martin propose une étude critique et abondamment référencée de Julie ou La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau. Les dix chapitres de cet ouvrage sont autant de pistes d’analyses utiles aux candidats aux concours de l’enseignement notamment, en ce qu’elles permettent à la fois un approfondissement de thèmes pris dans leur singularité et une mise en relation directe de toutes ces thématiques pour une lecture globale et distancée de l’œuvre. Cet essai servira également d’utile base de travail à toute personne s’intéressant à ce roman épistolaire qui fut l’un des plus grands succès de la littérature européenne au siècle des Lumières.

Rousseau : un romancier malgré lui ?

2La genèse de La Nouvelle Héloïse est explicitée dans les deux premiers chapitres. Rousseau, dans sa furor poeticus, s’inscrit dans le mythe ovidien. Tel Pygmalion, Rousseau cherche à se donner comme objet d’amour et définit sa création artistique comme un puissant appel romanesque. Toutefois, ce serait sans compter la grande culture du roman que Rousseau possède déjà, en tant que lecteur, mais également en tant qu’écrivain. Rousseau a déjà à son actif des ébauches romanesques. Les romans inachevés Les Amours de Claire et de Marcellin, Le Petit Savoyard ou la Vie de Claude Noyer mettent en place les idées anthropologiques et politiques de Rousseau, qui serviront de points d’appui à La Nouvelle Héloïse.

3Rousseau a été un grand lecteur, notamment, de l’Astrée (de nombreuses références dans la Julie sont soulignées par Christophe Martin) même si l’auteur renouvelle la topique amoureuse en ce siècle qui a connu le libertinage. Ensuite, les analyses fines des sentiments des personnages de La Nouvelle Héloïse, la mort de la mère des héroïnes, ou bien encore le caractère insolite des aveux des personnages féminins à leur époux, même si une différence de traitement se manifeste, rappellent la Princesse de Clèves. « L’intertexte persan »1 se lit dans cette « espèce de roman » qui pourrait aussi qualifier La Nouvelle Héloïse, dont la forme épistolaire permet de « pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman »2 (Montesquieu [1758], 2004, p. 568). Les accents richardsoniens se perçoivent eux aussi. Outre le dispositif polyphonique, l’intrigue fondée sur un trio, « l’utopie de Clarens » bâtie sur une femme gestionnaire d’un domaine agricole, soumise aux regards incrédules de son mari, ou encore « l’inoculation de l’amour » ne sont pas sans rappeler les romans de Richardson. Cette épreuve de l’inoculation contredit la pensée pascalienne : pour Rousseau, le véritable amour peut survivre à tout.

4D’autres romans se lisent en filigrane dans La Nouvelle Héloïse en ce que cette œuvre semble être le contre-point des productions libertines de l’époque : le lieu n’est pas mondain, les relations amoureuses sont à l’opposé des pratiques libertines. Toutefois, le persiflage y a sa place et les souvenirs galants et badins du bosquet sont évoqués par Julie. Selon, Christophe Martin « si la Julie s’écrit assurément contre le roman libertin, elle s’écrit assez souvent tout contre lui » (p. 68). Les lieux de vertus, mais aussi de délices, sont alors minutieusement explicités par le critique. Les scènes d’« occasions » libertines existent dans ce roman mais elles ne sont pas nécessairement placées sous le sceau de l’infamie, puisque, pour Rousseau, la sexualité fait partie de la nature. De plus, c’est la « pitié »3 (Rousseau [1761], 2021, p. 127), sentiment qui ne saurait être réprouvable, qui a fait céder Julie à sa passion. Dès lors, la passion amoureuse se vit sous le signe de la décence. Et c’est peut-être à cause de cette décence, fondée paradoxalement sur la jouissance procurée par la privation qui fait durer le plaisir, que le système de Wolmar n’est pas pleinement efficace sur les amants. Le jardin de l’Élysée (chapitre 6) semble le lieu de la cristallisation passionnelle, lieu d’investissement total, lié à la réalisation des désirs. Claire devient elle aussi le média par lequel les plaisirs peuvent se dire et se satisfaire. Même si chez Rousseau, la sexualité « ne débouche que sur la mélancolie, le vide et l’ennui du bonheur », il n’en demeure pas moins que La Nouvelle Héloïse aborde ce thème controversé dont les libertins s’étaient emparés.

5Christophe Martin démontre ainsi comment Rousseau semble oublier sa culture romanesque pour prôner une autarcie créatrice. Rousseau veut faire croire que La Nouvelle Héloïse est « un roman du romancier malgré lui », inspiré par l’unique puissance des chimères. Il est bien plutôt un créateur, en ce qu’il remodèle des données romanesques.

Trouver le remède dans le mal : le roman

6Sous le sous-titre de « téléphisme » romanesque (chapitre 3), Christophe Martin expose la démarche rousseauiste : il s’agirait de trouver « le remède dans le mal »4, selon la formule de Jean Starobinski (Starobinski [1989], p. 165-232). Si Rousseau écrit la Nouvelle Héloïse, c’est pour créer une communauté de lecteurs, à partir du roman. Que le romanesque soit source de divertissement ou qu’il serve de miroir aux êtres corrompus, Rousseau assigne au roman une possibilité d’action morale que le théâtre ne peut endosser, en raison de son artificialité : « alors que l’identification théâtrale stérilise l’action réelle, l’identification romanesque pousse à agir »5 (Lenne-Cornuez [2021], p. 253).

7Dès lors, c’est par le roman que Rousseau développe le néo-platonisme de la philosophie des amants. Cette philosophie se caractérise par un rapport de Julie et de Saint-Preux tout à fait singulier : leur amour leur fait connaître leur propre perfection, tout en reconnaissant « une forme de Bien et de Beau » en l’autre (p. 14), « le rapport à l’aimé étant d’abord et avant tout accès à l’être et au divin » (p. 14). Cette passion amoureuse mêle alors embrasement et puissance de l’imagination : Rousseau assume « l’illusion intrinsèque à ce processus de sublimation du désir et d’élévation de soi »6 (Lenne-Cornuez [2021], p. 489). Le Beau ne réside donc que dans l’imagination des amants, même si la passion ne masque pas les défauts de l’aimé.

8Ainsi, Rousseau ne peint pas « le tableau des vices [et ne cherche pas à] convertir des êtres corrompus. Il s’agit plutôt de construire une communauté de lecteurs en les encourageant à reconnaître le ‘divin modèle’ qu’ils portent en eux, à condition qu’ils n’aient pas été défigurés par le vice et la corruption » (p. 83). La légitimité du roman rousseauiste tiendrait donc non pas dans son « plaisir littéraire » (p. 83) mais dans sa capacité à susciter des sentiments vertueux. Telle est la définition du « système romanesque rousseauiste ».

9Cette illusion des amants est aussi celle de Rousseau « romancier malgré lui » : « Par un remarquable effet de surimpression, c’est bien, en effet, la figure de l’écrivain s’abandonnant aux chimères et inventant La Nouvelle Héloïse qui se dessine en filigrane lorsque Rousseau décrit le monde imaginaire et parallèle que se créent les amants, en raison de la frustration que réserve ce monde-ci » (p. 90).

10Toutefois, le roman ne saurait être uniquement une compensation aux frustrations, il est aussi possibilité d’une nouvelle réalité. C’est ce que suggère l’ambiguïté suscitée par la question de l’authenticité ou de la vraisemblance des lettres du recueil. Or, le caractère exceptionnel du comportement des amants a été tenu pour chimérique par la réception. Rousseau déconstruit alors ce critère de la vraisemblance en comparant La Nouvelle Héloïse à un portrait, qui a donc trait à la ressemblance, ou à un tableau, qui, lui, laisse place à l’imagination. Rousseau conclut en affirmant que les amants sont eux-mêmes des modèles, puisque la société ne leur en offrait plus de satisfaisants (p. 95). Ce constat offre une réflexion anthropologique : Rousseau entend expliciter ce que doit être l’homme de la nature. En dépassant les modèles existants, il entend ouvrir les yeux des lecteurs enfermés dans leurs préjugés, ceux « à qui tout ce qui est grand paraît chimérique »7 (Rousseau [1762], 1959-1995, p. 758). Christophe Martin conclut le chapitre 3 sur le projet esthétique et philosophique de La Nouvelle Héloïse en ces termes : « Avec Rousseau, le roman devient le produit d’un acte créateur qui engage le lecteur à découvrir un monde différent : il donne " à sentir et à voir " sinon un autre monde possible, du moins la possibilité d’un autre monde ». Que les agrégatifs y trouvent belle matière à réflexion !

11Dans le chapitre 4, le critique recense les accusations portées par les détracteurs de Rousseau, notamment celles de Voltaire dans ses Lettres sur La Nouvelle Héloïse ou Aloïsia. Pourtant, ce sont ces défauts supposés qui, par effet de contraste, font toute la spécificité de ce roman. Voltaire fustige les fautes de langue, les néologismes, les helvétismes de Rousseau, qu’il juge comme des expressions d’une décadence du siècle. Or, Rousseau revendique ces maladresses stylistiques, mais aussi les développements polyphoniques de ces lettres, ou encore la construction de ce roman épistolaire : il ne s’agit pas de lettres d’académiciens mais précisément de lettres de « provinciaux, [d’] étrangers, [de] solitaires, de jeunes gens, presque des enfants »8 (Rousseau [1761], 2021, p. 50). Rousseau a retranscrit « la passion authentique et […] la transparence des cœurs » (p. 105). Deux conceptions s’opposent alors : celle d’un Voltaire dont la langue classique et le style sont désignatifs et celle de Rousseau pour qui le langage revêt une dimension expressive (p. 106). Deux idéologies s’affrontent : une morale voltairienne fondée sur la défense d’une vertu féminine symbolisée dans la virginité et une morale rousseauiste qui fait d’« une jeune femme ayant perdu sa virginité avant le mariage un modèle de vertu » (p. 111). Ce renversement de la morale, n’en déplaise à Voltaire, fait de Julie une héroïne à l’opposé des personnages libertins car elle devient un modèle de mère, de femme à suivre par la communauté de Clarens. Ce renversement est possible grâce à l’intervention de Wolmar, cet « œil vivant », qui pénètre le secret des cœurs et se sert de son omniscience pour faire accéder les personnages à une plus haute connaissance, vertueuse, d’eux-mêmes. Dès lors, Rousseau ne tranche pas entre portrait ou tableau, en d’autres termes, entre vérité et fiction à propos de ce roman, car La Nouvelle Héloïse est une expérience du monde, celle de l’auteur, dont la fiction est fondée sur « la puissance du bouleversement » (p. 116).

12Christophe Martin expose les théories rousseauistes sur l’ordre de la nature opposé à l’ordre social (chapitre 7). Julie tient un rôle essentiel dans la société de Clarens : elle vise à y « instituer un rapport non perverti à l’ordre de la nature » (p. 163), d’où son empreinte dans les activités horticoles et pédagogiques. Pourtant, l’ordre de la nature disparaît dans le jardin de l’Elysée, même si Julie, contrairement à Wolmar, ne tente pas de le dominer. Cette volonté de ne pas corriger la nature sert également de principe à une « éducation négative ». Mais cette doctrine n’est évidemment qu’artifice, comme pour le jardin : même si la nature agit, elle n’est pas laissée à l’abandon par Julie et Wolmar, tout comme leurs enfants, qui ne sont pas livrés à eux-mêmes. Ni dirigistes, ni laxistes, les principes de vie à Clarens s’orientent vers le respect de la temporalité de l’ordre de la nature, et par conséquent, de la temporalité propre à chacun des enfants. À l’instar de ses personnages qui font figure de guides, Rousseau souhaite éduquer un nouveau lectorat romanesque.

13La structure même de ce roman épistolaire est une entreprise rousseauiste d’éducation du lecteur. Longtemps, la critique a découpé La Nouvelle Héloïse en deux parties : un premier volet romanesque laisse place à un deuxième volet plus directement philosophique. La deuxième partie, respectant une structuration musicale, reprend des éléments de la première partie. Or, dans le chapitre 5, Christophe Martin revient sur cette dichotomie en proposant d’analyser ce roman sous le prisme de différentes « fins intermédiaires » qui n’ont d’autres fonctions que de préparer le « twist final », comme dans les Lettres persanes. Rousseau a donc établi cette orchestration à partir de la lettre finale, de ce coup de théâtre, qui conditionne une lecture rétroactive du roman. La Nouvelle Héloïse ne suivrait donc pas un développement linéaire mais séquencé, qui prendrait tout son sens lors d’une relecture, exigée par l’effet de chute du roman. La dernière lettre n’est donc plus le dénouement du roman, mais une fin intermédiaire, qui implique une « dynamique herméneutique qui incite à relire l’ensemble de la fiction comme une anticipation de la fin, celle-ci réengendrant à son tour son propre commencement » (p. 133). Le lecteur est donc engagé à mener une lecture à rebours, afin d’atteindre à l’intégralité du sens de La Nouvelle Héloïse.

La philosophie des amants : la puissance de l’imagination

14Dans cet ouvrage, Christophe Martin étudie La Nouvelle Héloïse sous le prisme de La Philosophie des amants. Ce principe irrigue le roman, de sa conception à sa rédaction, jusqu’à sa réception, sous oublier les estampes imaginées par Rousseau lui-même. Tout, dans La Nouvelle Héloïse, tient à la force de l’imagination, que celle-ci touche les personnages, les lecteurs, ou l’auteur lui-même.

15Œuvre qui a partie liée avec les chimères, La Nouvelle Héloïse opère un traitement particulier des images, bien souvent obsédantes et hallucinatoires, notamment la scène originale du portrait de Julie. Les images se nourrissent de l’éloignement lors du voyage de Saint-Preux, puisant dans un travail de la mémoire, entre effacement et réactivation des passions. Les lieux de souvenirs sont revisités et s’apparentent à des monuments qui revivifient la mémoire et ainsi l’amour : « Ce n’est pas de Julie de Wolmar que [Saint-Preux] est amoureux, c’est de Julie d’Étange […]. Il l’aime dans le temps passé : voilà le vrai mot de l’énigme. Ôtez-lui la mémoire, il n’aura plus d’amour »9 (Rousseau [1761], 2021, p. 182). Wolmar élabore alors cette méthode qui confère à l’habitude un remède à la passion : la production de nouveaux souvenirs permet d’effacer les anciens, et donc de faire taire l’imagination. Tel est le sens du pèlerinage aux rochers de Meillerie : les amants ressentent dans un premier temps une revivification illusoire du passé, pour ensuite s’apercevoir que la perte est inéluctable. Enfin le moment de crise se clôt sur un soulagement induit par l’apaisement des passions. Or, cette méthode n’aboutit pas à l’effet escompté et Julie se meurt de ce passé qui se rappelle à elle (Chapitre 8).

16La Nouvelle Héloïse s’apparente à ce que Louis Marin nomme « l’apocalypse du secret »10 (Marin [1992], p. 253). Dans la première partie du roman, Julie souffre de ce secret. Selon Christophe Martin, « Clarens devient une sorte de laboratoire de la transparence des cœurs » (p. 199). Toutefois, Rousseau est un adepte de l’implicite et du voile. Les amants conservent une part de secret, et les dissimulations se multiplient dans les trois dernières parties du roman. Même si Wolmar engage les amants « à se comporter comme s’il était présent » (p. 205), une certaine opacité demeure en raison des interventions secrètes du maître d’œuvre. Wolmar ne parvient pas à percer Julie, sa sagesse la nimbant d’un voile occultant. La transparence ne triomphe donc pas, d’autant plus que la révélation de Julie sur son passé est inopérante, justement à cause de la connaissance que son époux en avait. L’opacité est également celle du jardin, fermé à clef, à l’abri des regards. Il s’agirait bien plutôt d’un « effet de transparence » (p. 212) plus que d’un dévoilement des secrets, comme les estampes le prouvent d’ailleurs : elles suggèrent plus qu’elles ne montrent.

17Si l’œuvre de Rousseau a souvent été étudiée sous un prisme musical : la musique permet de se figurer ce qui ne se voit pas. Il n’en demeure pas moins que l’image tient une place essentielle dans La Nouvelle Héloïse. La couleur est monochrome, comme le serait l’héroïne du roman, la description même de Julie étant peu colorée. Le choix porté sur les estampes est alors significatif puisque le coloris y est absent. C’est la puissance de suggestion que Rousseau cherche à obtenir par le biais des estampes. La couleur est liée à la morale, tel le rouge que portent les femmes de petites vertus : la sensualité naît du coloris. Dès lors, les estampes servent de guides au lecteur, voire inventent un lecteur, tout autant que le roman lui-même : « Rousseau inventeur d’estampes restaure une textualité (fût-elle romanesque et non plus historique ou biblique) comme origine de l’image » (p. 231). Simultanément, cette textualité prend sa source dans les images mentales, qu’elles soient celles des personnages, celles de l’auteur ou encore celles produites par l’imagination du lecteur contraint « par l’ellipse et la litote » (p. 240). Les estampes ont donc « pour fonction de faire voir autre chose que ce qu’elle[s] montre[nt] » (p. 240) ou de laisser entendre, ce que, par définition, elles ne peuvent retranscrire. Les estampes sont alors minutieusement étudiées par Christophe Martin : images, elles induisent d’autres figurations mentales qui deviennent dévoilements.

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18En définitive, cette étude de référence a permis de révéler la dynamique de ce roman : l’imagination est au cœur de son élaboration, de sa narration, comme de sa réception. C’est cette mécanique de la chimère qui fonde Julie ou La Nouvelle Héloïse. Au vu de la richesse de ses analyses, de la qualité de ses sources mises en perspective et problématisées, l’essai de Christophe Martin est sans conteste un préalable à toute étude sur Julie ou La Nouvelle Héloïse.