Pédagogie du hors-sujet. Entretien avec Guillaume Gesvret
Maxime Berges — Quand j’ai voulu acheter votre livre, Un léger désordre, la libraire à qui j’ai demandé de m’orienter se souvenait de l’avoir reçu mais ne savait plus dans quel rayon elle l’avait rangé. Impossible de le trouver. Une collègue est venue à son secours, pour finalement retrouver votre ouvrage dans… la réserve. Le doute persistant, les libraires avaient en fait préféré remettre à plus tard la catégorisation, et donc la mise en rayon. Leur embarras restait tel qu’au moment de passer à la caisse, la libraire m’a à son tour demandé où j’aurais classé l’ouvrage. La question n’est effectivement pas simple : vous proposez un véritable essai qui alterne entre réflexion pédagogique et réflexion théorique, de telle sorte qu’on navigue entre parole d’enseignant et parole de chercheur. Comment donc vous lire et où vous classer ?
Guillaume Gesvret — « Parole d’enseignant » et « parole de chercheur » sont nécessaires mais pas suffisantes. Il se passe autre chose ici.
Ce livre apparaît en général dans les « Essais littéraires ». Mais la réserve, c’est bien aussi. Je veux dire : être réservé, pensif. Un peu vide, un peu débarrassé de son agglomérat psychique habituel, un peu dans les vaps (je ne sais pas comment ça s’écrit). C’est un parfait préalable à la prise de parole hors-sujet. Ça tombe bien, c’est le sujet du livre.
C’est souvent comme ça que ça commence. Dans la réserve, la torpeur, l’ennui, la passivité (peut-être pas si passive que ça), soudainement, mais en puissance depuis longtemps, une découverte : dans un paysage, une histoire, un imaginaire mille fois parcourus, un détail devient brèche où s’engouffrer pour trouver quelque chose à dire.
Vous suggérez que ce livre relève d’une modernité « anti genre » ou « hors genre » qu’on pourrait d’ailleurs croire passée de mode (Michaux, etc.). Ce livre prend la parole, autant que les élèves dont il parle ; et prendre la parole est un enjeu contemporain. La prise de parole revient souvent à compliquer les habitudes, y compris socio-culturelles. Elle a lieu, aussi au sens où elle s’invente un lieu, et un temps, dans le monde social, par définition pas faits pour elle : une nuit, un rond-point, un livre difficile à classer. Dans le cas de mon livre, des paroles nées récemment dans des banlieues pauvres cherchent un espace où s’inscrire. C’est ma légère fiction, qu’elles le cherchent, et que ce livre pourrait leur servir de support, forcément pas bien consolidé. Une scène pour rendre compte de voix en suspens, où elles apparaissent par surprise comme dans la vie (j’ai essayé), d’autant plus qu’elles sont juxtaposées à de la pensée philosophique, artistique, et à un travail d’écriture pour compliquer le tout. Joie d’une certaine confusion, où tout reprendre. Chercher un rapport, le perdre, le retrouver, comme un regard aimé. Ou comme un territoire qu’on recherche pour faire tenir ce qui nous tient à cœur, sur ses jambes un peu plus frêles que toute discipline autorisée ou tout genre bien conventionnel.
Cela signifie sans doute, à l’échelle d’une visite en librairie, vous faire perdre un peu de temps à « mal » définir ce qui n’a pas, en fait, besoin de définition. Il ne s’agit pas d’une thèse thématique mais d’un montage instable, un essai au sens fort oui, sans l’articulation universitaire habituelle – tous morceaux recollés, tout sujet unifié (même « l’école » en l’occurrence). La question est expérimentale, et pas tellement théorique ou a fortiori générique : qu’est-ce que ça permet d’articuler, ce suspens des répartitions habituelles, par exemple entre discours savant et paroles de « jeunes-des-banlieues », haute et basse reconnaissances sociales, qui n’avait pas été articulé comme ça jusque-là ? Avec ses trouvailles concrètes, digne d’un bref poème ou d’une performance située, j’insiste, et non pas comme des exemples pour une étude en sciences de l’éducation ou une enquête sociologique, qui relèvent d’un autre rapport aux effets de la parole en question. Voire de leur oblitération, parce qu’on ne saurait pas quoi en faire.
On aurait aussi pu l’imaginer dans le rayon « Archéologie ». Avec ses inventions archéologiques éparses. Mais d’un monde à venir, pas encore vraiment advenu. C’est difficile à dire, vous voyez. Ça parle, qui parle là-bas ? J’ai toujours voulu devenir archéologue. Mais je n’étais pas assez patient, sans doute. L’analyse méticuleuse des carottages, les bases de données, tout ça, très peu pour moi.
Marc Escola — Vous définissez l’expérience propre à la « classe de français » comme une façon de nouer le lire et le dire : « Lire engage une attention mais comme formulation, prise de parole immédiate. Lire, dire, être attentif, rendre attentif : la même chose » (p. 21). Tout semble se jouer toujours au présent, dans l’actualité de la découverte d’un texte, et dans une sorte de « performance » de la part de l’enseignant comme des élèves. C’est tout l’objet de votre réflexion dans cet essai qui traite de « la lecture mais comme prise de voix » (p. 45), et vous faites à plusieurs reprises référence aux théories de la performance artistique. N’y a-t-il donc jamais de moments où l’on travaille sur un texte déjà lu — que les élèves sont supposés avoir lu par eux-mêmes, ou qu’on a lu ensemble la semaine précédente ? Pour l’enseignant, le texte proposé est de toutes façons un texte déjà connu, plusieurs fois relu, souvent même déjà enseigné (dans une autre classe : un « classique » donc), et en quelque façon « préparé ». En d’autres termes, l’enseignement de la littérature ne ménage-t-il pas des effets de relecture plutôt que des événements de lecture ? Ne peut-on le penser comme une façon de nouer lire et relire — ce rapport serait l’objet du dire, de l’échange pédagogique ?
Guillaume Gesvret — Tout peut devenir performance contemporaine. Cet entretien, par exemple. Ou un cours. Tant qu’une certaine limite (mais laquelle ?) se met à trembler, voire se déplacer. C’est ce que je cherche – à ne pas trop définir.
Chaque prise de parole (selon ses contenu, inflexion, mode d’apparition, moment et lieu d’effraction) diffère l’une de l’autre. Parmi leurs rares points communs, il y a qu’elles font événement, donc qu’elles s’articulent au passé et au futur, à l’oubli qui se dissipe ou menace à nouveau, à une série de mondes socio-culturels qui interfèrent d’un coup, aux autres qui parlent ou écoutent, aux Médias, à l’Astrologie, aux Complots, à Papa-Maman ou à une mère laissée seule, et qu’on respecte tout particulièrement, aux difficultés de la vie en général, à l’Histoire enfouie ou officielle, à quelques mots qui flottent dans les airs, dans la tête ou dans le premier texte venu.
Second point commun : les prises de parole hors-sujet interrompent le cours, pour donner à lire (troisième point commun) ce qui n’avait jamais été lu comme ça. Non pas jamais lu, mais jamais lu comme ça. Cela concerne non seulement les prérogatives du programme de lettres modernes (dont je parle peu dans ce livre, uniquement par évocations quasi-translucides – je ne voudrais pas réveiller chez le lecteur de trop mauvais souvenirs, un petit ou massif ressentiment à l’égard de cette affaire, à tel point que j’écris translucide, ou un peu abstrait, surtout pour faire entendre des singularités insoupçonnables autrement) mais cela concerne aussi : regarder par la fenêtre.
Par exemple, regarder une grille (cette grille-là, au loin) qui en rappelle une autre (dans un souvenir). La grille du parc de la Courneuve, les barreaux à la fenêtre de tel bureau administratif. D’où la phrase d’une élève sans aucun rapport ou presque avec la consigne : « on est entourés de grillages, en fait ». Elle approfondit d’un coup sa perception, celle des autres et du prof. Prendre ce risque-là, celui d’articuler toutes ces grilles et grillages, et de mettre cet effort d’articulation en commun, est digne d’éloge. Et même d’auto-éloge. Le paysage mille fois vu est d’un coup lu, pas au sens purement textuel en effet. Quelque chose nous cueille, que nous cueillons. Passivité active, activité passive. Et qui compte, politiquement, parce qu’elle invalide d’un coup la représentation majoritaire quant à la prétendue incapacité de ces jeunes gens en question (voir, pour d’autres horizons, parce que l’enjeu est ne pas rester seulement en salle de classe, toute l’œuvre de Jacques Rancière).
Dans le Gaffiot, « legere » (lire) signifie d’abord ramasser, par exemple des noix chez Cicéron, ce qu’on peut gloser un peu sur le mode : cueillir un fruit mûr tombé d’un arbre (j’aurais pu aussi partir de « recueillir les os d’un mort » ou « parcourir un paysage », tout aussi évocateurs). Il a donc fallu un peu de temps pour legere le fruit. Le re-cueillir.
C’est bien sûr l’un des enjeux fondamentaux du livre, et aussi de mon livre sur Beckett et les arts, Beckett en échos, tiré de ma thèse (avec d’autres rapprochements instables pas faciles à défendre universitairement), et de mes articles de critique d’art contemporain notamment pour la revue Zérodeux. Lire c’est relire, aller voir ailleurs et revenir. Il faut le temps parfois, pour que le fruit tombe, murisse en même temps que le geste qui veut le saisir au passage. En jouant de cette alternance entre éloignement et retour, échec et trouvaille, reprise et raccroc, hasard et nécessité inconsciente, jouissance de l’énigme et jouissance de la lucidité soudaine, saisie et dessaisissement, continuellement. Version Beckett : « L’œil reviendra sur les lieux de ses trahisons », dans le bien nommé Mal vu mal dit.
Et si le temps manque, il faut le prendre.
Marc Escola — Je m’interroge sur les « échelles » de la lecture, dont vous ne dites rien, mais cela revient peut-être à reformuler peut-être ma question précédente : traitant de « la lecture » dans le temps de la classe, vous ne vous sentez pas tenu de distinguer entre lecture (découverte qui peut coïncider avec « l’heure de classe ») d’une simple page (extrait, poème ou forme brève) et la lecture (suivie et donc discontinue) d’une œuvre intégrale (dans un va-et-vient entre lecture individuelle et lecture collective ou « transindividuelle », entre le dehors et le dedans de la classe). N’y a-t-il pas là deux expériences très différentes, et deux temps « désynchronisés » ? Ou faut-il comprendre que dans l’enseignement du français en collège, il n’y pas de place désormais pour la lecture d’œuvres complètes ? Vous écrivez : « Lire, ce n’est donc plus lire dans la longueur » (p. 91), ou encore « lire peu, par surprise » (ibid.), ou encore : « L’œuvre se défait au moment où se fait la lecture » (p. 117).
Guillaume Gesvret — Ce livre ne parle d’aucune méthode de lecture scolaire, ni de comment je l’applique, ni même de ce que j’en pense. Ce thème (l’école) vous a induit en erreur. A déclenché des réflexes. Dans ce livre, je me suis senti tenu de faire vibrer des voix, et non de donner mon point de vue sur ces différents aspects.
J’ai cherché à repérer là où ces voix se « désidentifient » (Rancière) ; le plus souvent en le constatant, en le remettant en scène (sans savoir le déclencher) chez des élèves qui se surprennent à dire ce qu’ils disent, comment, où et quand ils le disent (« ça fait bizarre »). Repérer là où se désédimentent, s’allègent un peu toutes les gangues de concrétions fantasmatiques, symboliques, médiatiques… possibles. Même l’insolence se transforme en autre chose, dans ces adresses plus intéressantes que d’habitude, un peu déplacées. Une certaine simplicité, mate, presqu’objective, apparaît. Après beaucoup de sarcasmes et de potacheries, pas du tout dépassés à l’horizon d’une « sagesse » enfin atteinte, mais, au contraire, mis en réserve, devenus combustibles pour nourrir le désir de dire quelques mots autrement décalés. Voir Rimbaud, Jarry, Duchamp, Beckett, Acconci, Abramovic… et l’évolution de leurs œuvres : d’un certain sarcasme adolescent à (pas tout-à-fait) autre chose.
Quelle insolence sous le faux calme d’un hors-sujet, d’autant plus active qu’on ne l’entend plus.
Chercher où se défait, ou au moins tremble, l’identité d’une voix (je ne parle pas des sujets, qui se subjectivent très bien tout seuls, en ont besoin parfois collectivement pour revendiquer un insupportable sort commun), ce n’est pas facile. Y compris la voix du sujet « prof », que j’ai essayé de faire varier aussi, faire pulser différemment, avec des inflexions théorique, lyrique, antilyrique, un peu divaguante, sérieuse à nouveau. Se surprenant elle-même. C’est ce que je recherche dans toute voix « poétique » ; ne pas savoir comment la phrase finira, et, si possible, ô joie, se contredira. Par exemple dans cette phrase, le mot « contredira » vous a surpris.
Ce goût de la surprise, je l’ai suffisamment explicité pour ne pas rapporter trop directement ce livre à une question de conseils didactiques. Fixer le « prof » une fois pour toutes, dans un premier degré cherchant l’adéquation au programme, le fondé en raison universitaire et rien d’autre, l’approprié en général, ne convient pas à ce petit montage légèrement disjoint entre des éléments d’expériences de cours, certes, mais aussi des éléments d’écriture et de pensée sans rapport immédiat. L’enjeu est de maintenir une capacité à jouer entre les termes inadéquats ou pas complètement adéquats, à ne pas tout bétonner, identifier et répartir, et surtout à se laisser surprendre : par la pensée de Gilles Deleuze sur la nage dans les vagues imprévues ou par la phrase d’une adolescente qui surprend tout le monde un beau matin, elle comprise. Dans le cas inverse, on risque de s’ennuyer.
C’est une très vieille histoire : celle des montages qui déconnent. Histoire impossible à faire, cependant, tant chaque montage complique l’histoire différemment, au lieu d’en devenir le tranquille jalon : du Brouillon général de Novalis aux montages surréalistes, de l’Atlas Mnémosyne de Warburg aux films de Godard, Straub et Huillet ou Duras, de la scène des comices agricoles dans Madame Bovary à de nombreuses installations d’art contemporain. Contemporain depuis suffisamment longtemps maintenant.
Maxime Berges — Dans votre essai, les paroles d’élèves s’entremêlent avec des références très variées. La philosophie de Marx se trouve ainsi juxtaposée aux remarques spontanées de Nora (p. 41‑42), de telle sorte qu’on sent tout le crédit que vous accordez aux réactions spontanées de vos élèves de Première, même les plus naïves. Je n’ai pu toutefois m’empêcher de ressentir quelques moments d’appréhension, au cours desquels je craignais que votre essai tombât dans une forme de fétichisation qui consisterait à traiter sur le même plan les mots de la jeunesse de banlieue et la culture la plus exigeante (comme le cinéma de Duras). J’ai l’impression que vous évitez cet écueil en pratiquant vous-même le hors-sujet, en n’hésitant pas à rompre le fil de votre pensée théorique pour en revenir à des considérations pratiques (sur les théories du complot notamment, p. 40). Pouvez-vous nous en dire plus sur la genèse d’Un léger désordre, sur la manière dont vous avez assuré l’équilibre entre les échos de la classe et les références savantes ?
Guillaume Gesvret — Il est moins question de se laisser fasciner que de faire avec ce qui surprend, y compris le jugement. Quant à mon attention, je la porte en effet de manière équivalente sur de très divers objets et sur leurs quelques points communs, toujours en train de se déphaser, se rephaser, de déphaser à nouveau. Comme dans toute séance d’orthoptie : pas de convergence sans divergence des deux yeux. Les deux modalités du regard sont à travailler ensemble à chaque séance. Ça vaut pour ce montage en mouvement entre des références variées. Va-et-vient des rapports proches et des rapports lointains. Dans un montage presque cinématographique (autre métaphore) mais encore plus rapide, et avec une série d’écrans qui interfèreraient à force de juxtaposition — c’est difficile à imaginer, pardon ; ça fait même un peu mal aux yeux, de se l’imaginer. Ça fait du bien ou du mal, on ne sait plus.
Philosophe élève archéologue cinéaste.
École désert océan Stains.
En mouvement, vague après vague, sans virgules pour les séparer et les identifier trop lourdement. « Ma voix pas la mienne », « mal vu mal dit ». Pareil.
Quasi superposition, mais pas trop non plus, dont parle tel passage de Proust que j’ai un peu oublié, mais qui me revient en ce moment même.
Maxime Berges — Deleuze constitue la première référence de votre réflexion théorique : sur le cinéma, sur la lecture, sur le rapport de l’homme à la culture et de la culture au monde… Il n’est cependant pas le plus simple à lire ou même à comprendre. Dans votre pratique, comment articulez-vous cette hauteur de vue et son application concrète ? Pour le dire autrement, comment transmettre la leçon de Deleuze à des élèves de Première ?
Guillaume Gesvret — En raison du jeu entre les parties, évoqué plus haut, cette application directe, « en classe », n’est pas l’objet du livre. A nouveau, ce type de montage, à refaire sans cesse, est pourtant devenu un classique dans l’histoire récente des représentations, mais quelque chose bute toujours du point de vue du sérieux de l’explication. Les chapitres sur Deleuze sont hors-sujet. Pas besoin de l’inscrire en rouge dans la marge, ou alors « HS » parce que ça évoque le hors-service, et donc une espèce de sabotage minime, qui attire l’attention (out of order fonctionne aussi en anglais).
La voix qui parle dans ce livre n’est pas celle d’un philosophe, d’un pigeon, d’un personnage biblique, de Junie ou d’un maître-nageur. Et pourtant on les croise. Et Deleuze est une référence omniprésente parmi d’autres références omniprésentes. Rien de plus.
Si je ne devais conseiller qu’un texte de Deleuze, ce serait le chapitre « La nouvelle harmonie » dans Le Pli. De Leibniz aux empaquetages de Christo (qui apparaît à peine à la fin d’une longue note de bas de page), c’est un modèle de montage resserré en quelques pages, pas du tout harmonieux. Citation prise au hasard : « Préparer la dissonance, c’est intégrer les demi-douleurs qui accompagnent le plaisir ».
Marc Escola — J’ajouterais ceci, mais vous considèrerez peut-être que c’est une autre question : si les références à Deleuze sont récurrentes sous votre plume, c’est que le cinéma est partout dans votre réflexion… La section centrale lui est tout entière dévolue, et vous évoquez très allusivement des projections de films. On croit comprendre que c’est avec le même public — une classe d’un collège de Stains. Mais vous ne cherchez pas à confronter vraiment la « mise en voix » des deux expériences du lecteur et du « visionneur » (puisque le destinataire du septième art n’a pas trouvé son nom propre, sauf à reprendre au théâtre celui de « spectateur »). Dans la dernière section de l’ouvrage, vous semblez poser que la pratique de l’enseignant de français est assimilable à celle de « Deleuze face aux étudiants de cinéma ». Ne pourrait-on pas plutôt tirer profit d’une confrontation entre ces expériences ?
Guillaume Gesvret — Deleuze s’adresse aux étudiants avec une voix, des gestes particuliers, un regard. C’est ce que je retiens. Il va jusqu’à inventer un film qui n’existe pas vraiment, tant l’adresse est créatrice (imaginons qu’il improvise même si ce n’est pas le cas).
Dans notre situation de départ (car il s’agit bien d’en partir), compte avant tout la possibilité d’adresser par surprise une lecture à au moins un autre. C’est ce que permet ce cadre très particulier, si banal, rarement valorisé comme tel en dehors de ses frontières, il suffisait d’y penser : un cours de lettres. Et d’y être.
Quelqu’un parle et surprend. Alors, une idée survient, liée à l’extériorité d’une culture universitaire, artistique, littéraire, qui me sert ici contre toute attente. Par exemple l’écho d’un certain cinéma où la voix qu’on entend ne correspond pas à l’image qu’on voit (chez Straub et Huillet analysés par Deleuze). Elle s’adresse mais à une dimension invisible, souterraine, archéologique de l’image. Une voix s’adresse aux fantômes qui se cachent sous le désert. Soudain on en voit un. Surprise de retrouver l’Histoire (ses survivances furtives) là où on ne l’attendait plus.
Ou bien, autre idée : pourquoi aucun performer contemporain n’y a jamais pensé ? Il suffisait, comme pour la lettre volée de Poe, de déplier un peu cette situation évidente, bien connue (en fait pas si bien connue), et donc de retourner vite à l’école pour s’inspirer de ces prises de parole hors-sujet comme de performances au sens propre, c’est-à-dire déstabilisant les paramètres de leur apparition. En l’occurrence, leur « situation d’énonciation » collective, historiquement et socialement située, troublée d’un coup, de l’intérieur : dans ces moments-là en effet, qui parle ? où ? quand ? et surtout à qui ? À tous, à chacun, à soi-même pensif, au paysage ? Ça change sans arrêt.
C’est le point le plus important, le plus difficile à appréhender pour de nombreux élaborateurs de discours, même très perfectionnés : il y a de l’autre, et de l’autre de l’autre, etc. On aura beau bétonner sa dissertation bien problématisée dans un sens, puis dans l’autre, jusqu’à la troisième partie où réinventer le sujet à moitié, paf, de l’autre, dans les parages, et qui s’adresse. Ça n’a pas suffi à le faire complètement disparaître. Il dit un peu autre chose, un peu autrement. Voilà l’enjeu de cette performance poétique : il y a de l’adresse, même et surtout (et toujours) incertaine, quant à son objet comme à ses effets. Malentendu pas loin, contresens possible, mais en situation. Là où l’interlocution, le rapport acteur/spectateur ou prof/élève par exemple, se réinvente, se suspend, se compose autrement, autorité comprise.
D’ailleurs, ces textes littéraires, ou ce « prof » avec ses références, sont tout aussi autres pour beaucoup d’élèves. Il fallait rendre compte de cette altérité tourbillonnante. Et du dénominateur commun qu’on y trouve par surprise, pivot précaire pour quelle perception renouvelée.
Maxime Berges — Vous essaimez au fil d’Un léger désordre des éléments de définition de la pédagogie, de la lecture, de l’apprentissage… Par exemple : « Apprendre suppose d’assumer une instabilité première, avant d’y trouver la possibilité d’évoluer » (p. 128). La formule est bien tournée, et tout à fait parlante. Une chose m’a cependant frappé en me rapportant à la note que vous attachez à cette phrase et qui renvoie à L’Évolution créatrice de Bergson : votre réflexion pédagogique s’appuie principalement sur des philosophes. Pourquoi ne pas être allé du côté des sciences de l’éducation ? Quel secours particulier trouvez-vous au contact des philosophes ?
Guillaume Gesvret — Le livre essaime, entremêle, fait dérailler parfois. Sans gravité. Il est difficile de tout remettre en ordre à l’occasion de votre question. La recension récemment parue dans Acta Fabula1 est de ce point de vue passé à côté de l’expérience de ce livre en figeant ses termes qui, cependant, je l’espère, n’en finissent pas de sortir d’eux-mêmes. Et de jouer ensemble, vibration à vibration. C’est-à-dire de ne certainement pas se confondre dans une harmonie parfaite, un ensemble bien convergent, identifié. Dans cette répétition du seul rapport « prof »/ « élève », il y a un contresens. Au sens d’un mouvement à contre-courant, qui refuserait de se laisser porter par plusieurs courants en l’occurrence, au lieu d’un seul, ce seul courant qui a tant structuré (ma métaphore est en train de prendre l’eau) qu’on ne sait plus comme faire ou dire autre chose.
Quant à la philosophie, elle n’intéresse ce livre qu’à condition d’avouer l’insuffisance de sa structure obsessionnelle, pour l’ouvrir aux supports mouvants, à l’imprévu, aux rencontres, à « l’impouvoir de la pensée » (Deleuze relisant Blanchot relisant Artaud) et ses puissances cachées, à l’ignorance (du « maître ignorant ») ou, au contraire, à la capacité des prétendus incapables (Rancière), et autres considérations sur l’art, la poésie, la sensibilité ; et, plus proche de nous, sur le jeu entre non-occidental et occidental, leurs nouages et hybridités paradoxales, les plus imprévisibles possible.
Maxime Berges — En vous lisant, je me suis demandé s’il n’y avait pas finalement une « politique du hors sujet ». N’est-ce pas dans ces moments où le cours s’écarte du programme que s’engage véritablement un travail citoyen, peut-être même républicain ?
Guillaume Gesvret — Il n’est pas non plus question d’éducation civique dans ce livre, mais d’une affaire de chose en commun, sans doute. Il y a du politique, comme une onde qui circule plutôt qu’une chose, qui remue quelque chose, fait bouger. Jusqu’à la plus intime perte, étrangement vibrante, de l’habitude d’être silencieux, devenue possibilité de s’adresser à un autre, et de mettre en commun un morceau de perception qui donne le désir d’aller à la rencontre du monde, aussi entravé soit-il. Réellement, symboliquement, imaginairement entravé.
L’enjeu politique serait : archiver l’inarchivable commencement d’une prise de parole, aussi « moindre » soit-elle, aux confins d’un « je » et d’un « nous ». Faire apparaître par surprise, à l’échelle d’un livre, la rupture d’un silence, une adresse renouvelée.
Donc une utilité un peu suspendue, en attente. À quoi bon ? Tenter de contribuer, à sa modeste échelle, à troubler les limites du champ institué de qui a droit à cette expérience : penser, articuler ce qui ne l’a jamais été vraiment, exprimer ce dont on ne se croyait pas capable, jouir des effets émancipateurs et vivifiants d’une parole adressée, d’un simple geste parfois. Même hors-discours institué, et loin des passages à l’acte sous pseudonymes numériques. Il faut savoir s’amuser au beau milieu des signes. Et puis les constater, les suivre, et les renvoyer « sous les marées et au haut des déserts de neiges » (Rimbaud), et les suivre à nouveau. C’est bien beau de dire ça, mais il faut s’y mettre. C’est comme l’improvisation musicale.
Maxime Berges — Une dernière question qui déborde peut-être légèrement le cadre de ce que vous écrivez dans Un léger désordre mais qui s’inscrit dans son prolongement. Quelle place accordez-vous, dans la lecture, à la vocalisation ?
Guillaume Gesvret — De récentes prérogatives conseillent la lecture à haute voix de certains textes littéraires en classe. Je lis Gargantua de François Rabelais à haute voix par exemple. Pas tout. Cela permet de retrouver une énergie tout à fait ancienne : étrange survivance de la lecture au coin d’un feu commun, nourri par un peu de bois provenant de terres communales non encore expropriées (par le mouvement des enclosures en Angleterre à l’ère moderne, par exemple) dans des communautés villageoises où seul.e celui ou celle qui savait lire lisait oralement pour les autres. On sait que des textes chargés de vocabulaire inhabituel et d’implicite culturel sont très difficiles à lire pour certains élèves (écouter « chanter » une rivière n’a aucun sens pour ceux qui ne partent jamais en vacances, ni ne connaissent la vieille publicité pour le jambon industriel Herta avec le ruisseau et le petit moulin en bois, pas du tout industriel d’ailleurs ; erratum : je viens de vérifier, on n’entendait pas non plus le bruit du ruisseau dans la pub). Cela rappelle le fait qu’on ne parte pas en vacances. Toujours ce manque, cette demande, qui structurent la vie entière, disent certains. Le langage est un bien commun, comme l’a été le bois pour se chauffer, encore faut-il lui redonner sa nature de bien commun, sa puissance de combustible plutôt, pour d’autres foyers de sensations et de compréhensions, même rares. « C’est pas l’école qui nous a dicté nos codes, non non ». J’ai moi-même pris goût à Kafka ou Lautréamont bien loin de l’école (c’était même une condition pour y prendre goût, cet éloignement, on dirait). Mais la lecture oralisée peut aider à accompagner, accentuer, rapprocher du déjà connu pour mieux surprendre, ajouter un peu de liant en improvisant, trahir juste comme il faut le texte au programme, blaguer.
Je parlais d’inflexions plus haut ; c’est l’occasion de s’y mettre concrètement. Je connais d’ailleurs certains lecteurs ou lectrices qui ont un certain pouvoir d’envoûtement – autre expérience de l’adresse dans tous les sens du terme cette fois. Une certaine capacité à encapsuler un mystère, me disait une amie psychanalyste. Ça fait quelque chose, forcément. Peut-être est-ce la porte ouverte à des envoûtements imprévus ? Comme dit abruptement Samuel Beckett, à la fin de l’un de ses poèmes les plus mélancoliques-mais-pas-que : « Parlons-en ».