Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Alice de Charentenay

« Jusqu'au mince esquif de papyrus » : comment la littérature peut-elle se politiser aujourd’hui ?

« Jusqu’au mince esquif de papyrus » : How can Literature become Political Today ?
Justine Huppe, La Littérature embarquée, préface de Jean-François Hamel, Paris : Éditions Amsterdam, 2023, 207 p., EAN 9782354802714.

1 La Littérature embarquée, de Justine Huppe, a paru au mois d’août dernier aux éditions Amsterdam, lesquelles, dans le domaine littéraire, ne s’étaient encore que peu illustrées. Cet essai est tiré d’une thèse de doctorat, intitulée « La Littérature embarquée. Réflexivité et nouvelles configurations critiques dans le moment des années 2000 », que l’autrice avait soutenue à l’Université de Liège et qu’avaient dirigée Frédéric Claisse et Jean-Pierre Bertrand (1960-2022), à la mémoire de qui le présent livre est dédié. Il s’inscrit ainsi dans un glorieux sillage, celui de la sociocritique liégeoise, des travaux de la nouvelle rhétorique du Groupe µ ou de l’analyse institutionnelle de la littérature telle que la menait Jacques Dubois. Le courant québécois de la sociocritique est également représenté par la préface de Jean-François Hamel, auteur du très appréciable Camarade Mallarmé (2014, Minuit), également cité par Justine Huppe. Autant dire d’emblée que ce travail témoigne, et c’est heureux, de réflexions collégiales. Au-delà de l’équipe remarquable de la revue ConTextes, l’autrice remercie d’ailleurs ses collaborateur·rices de la toute jeune Eigensinn et convoque volontiers la jeune génération, très dynamique, de chercheur·ses, littéraires ou non (Florent Coste, Olivier Quintyn ou Mathilde Roussigné), versée dans un questionnement de type matérialiste : c’est-à-dire qui considère les arts non comme substances spirituelles mais comme produits économiques et symboliques s’offrant au regard des sciences sociales.

2 De cet héritage et cet équipage de choix, l’autrice tire une réflexion riche et stimulante sur la littérature contemporaine et les stratégies qu’elle peut déployer pour se politiser et critiquer sa propre position sociale sans céder ni à la tentation scolastique du point de vue surplombant ni à une foi naïve dans sa propre efficace. Fermement armée de Bourdieu et de Benjamin, Justine Huppe aborde donc un objet, celui d’une littérature « post-avant-gardiste », dans un contexte historique et économique particulier, celui du néo-libéralisme, pour interroger la question de ses effets — question rhétorique s’il en est. Ce problème critique, soulevé par les œuvres mêmes, en devient tout à la fois la matière et le vecteur de politisation. L’essai mène donc de front une interrogation théorique rigoureuse et un débat de stratégie politique qui concerne les textes mais aussi leurs commentateurs — si tant est qu’ils soient encore distincts.

3 L’introduction théorique emprunte son titre à Pascal : « Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué ». En partant du texte d’Emmanuelle Pireyre Comment faire disparaître la terre (Le Seuil, 2006), elle pose d’emblée la question du type d’efficacité auquel la littérature peut prétendre. S’amorce ce qui sera une constante de l’ouvrage : faire rabattre de sa superbe aux prétentions rhétoriques, fussent-elles révolutionnaires, des textes, plutôt que de s’enliser dans la sempiternelle contradiction du texte, modeste contribution symbolique mais qui finalement peut tout car tout ne serait que symboles. Justine Huppe conceptualise alors la « littérature embarquée » comme « une échelle de problématisation, articulant des considérations sociales et historiques propres aux xxe et xxie siècles » (p. 30), c’est-à-dire au régime néolibéral et à la piètre situation qu’il réserve aux professionnels de l’écrit tout en favorisant paradoxalement ce retour réflexif et critique sur la portée des discours. Il s’agit donc bien de placer un questionnement rhétorique dans une perspective historique.

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4C’est dans les Méditations pascaliennes de Bourdieu (Le Seuil, 1997) que Justine Huppe pioche l’image de la barque de Pascal, sans signaler pourtant que le maître béarnais la trouvait lui-même chez Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? (Gallimard, 1947, p. 83) — lui-même citant Etiemble le citant, bref. Sartre qui ajoutait : « Si tout homme est embarqué cela ne veut point dire qu’il en ait pleine conscience » — filon marxiste qui aurait pu occasionner, et occasionnera certainement, une comparaison entre l’embarcation huppienne et la situation existentialiste.

5Justine Huppe rappelle que cette image en vogue est aussi choisie par Patrizia Atzei dans son essai sur l’intrication de l’acte et du discours : Nous sommes embarqués (Nous, 2019). Elle invoque alors les mânes des grands (Lucien Goldmann, Daniel Bensaïd) pour préciser un rapport au déterminisme moins mécaniste que dialectique, et s’appuie sur Isabelle Garo pour faire le point sur la notion d’idéologie, grâce à L’Idéologie ou la Pensée embarquée (décidément) (La Fabrique, 2009) : depuis sa conceptualisation par Marx et Engels, l’idéologie n’est pas détachée du monde mais en procède tout de bon. Justine Huppe en tire une définition de l’ambition critique de la littérature qui ressemble aussi à une éthique de chercheuse : « proposer des agencements et des conduites de vie opposées, élaborer des manières de parler, de vivre et de lutter soustraites, en fait plus qu’en droit, à l’idéologie dominante » (p. 37). D’où un caractère normatif assumé de son propos, qui mettra en valeur certaines formes d’articulation du travail littéraire et de l’action politique, celles qui désacralisent le texte pour mieux l’ajuster au présent à une situation politique singulière.

6Quant au corpus envisagé, foin de Despentes ou d’Edouard Louis ici, à peine une touche du père Houllebecq en fin d’ouvrage : c’est l’avant-garde, surtout française, celle des petits tirages, qui retient l’attention de Justine Huppe, et notamment celle des vingt dernières années, époque où d’après les travaux de Gisèle Sapiro (La Responsabilité de l’écrivain, 2011) ou de Sonya Florey, le magistère ès qualité de l’écrivain s’est amuï. Bref, une littérature de connaisseur·ses et radicale, surtout narrative, souvent autofictionnelle : Divry, Cadiot ou Quintane.

7Partant de ces textes, Justine Huppe enquête sur la situation matérielle et idéologique des auteur·ices, sur la façon dont elle les détermine, et sur comment ils et elles l’occultent ou, au contraire, la thématisent pour en tirer parti. Il s’agit donc d’historiciser non pour égrener des seuils et des tournants, mais pour théoriser plus radicalement cette fameuse embarcation. Justine Huppe relève d’ailleurs chez le Fredric Jameson de La Totalité comme complot (trad. fr. Les Prairies ordinaires, 2007) deux caractéristiques du capitalisme dit « tardif » décisives pour la patrie du discours : d’abord, l’allongement et la segmentation des chaînes de production, de causalité et de détermination qui rend plus difficile la saisie du réel ; ensuite, l’interpénétration des sphères marchandes et culturelles. Comment l’écrivain·e, comment l’intellectuel·le, pourra-t-ille s’y retrouver ?

8Justine Huppe forge le pari que la perte d’autonomie de l’art en général, au-delà de la littérature, offre de nouvelles possibilités de récit, de problématisation, d’élucidation, qui sont aussi celles de la critique. Son propos fait ainsi écho à une réponse que donnait en son temps Jameson dans l’ouvrage qu’elle cite : « l’utopique, ce n’est plus l’invention et la défense d’un plan spécifique, mais plutôt l’histoire des disputes à propos de la construction de l’utopie » (op. cit., p. 366).

9La première partie du livre, intitulée « Un contemporain désencombré », offre un catalogue des sables dans lesquels les textes d’aujourd’hui sont tentés de s’enliser. L’autrice part d’une idée reçue, repérée et moquée par Olivier Cadiot dans son Histoire de la littérature récente (P.O.L, 2016) : depuis les années 1980, contre les expérimentations formelles, la littérature retrouverait le chemin du réalisme. C’est du moins ce que clame la critique, avide de scruter les ambitions documentaires ou autofictionnelles d’une littérature d’enquête, proche de ce fameux réel apparemment si lointain. En découle une défense de l’efficace des textes dans le monde social (« le monde », aurait simplement dit Pascal), pour l’analyse de laquelle Justine Huppe convoque avec profit la notion forgée par Jean-François Hamel de « politiques de la littérature » : elle y voit un retour, à la fois éthique et pragmatique, à une conviction rhétorique qui ne séparerait guère idées et praxis. Cette conviction se voit alors critiquée de deux manières : d’abord pour « ses accointances avec une stratégie de rachat ou de dédouanement » (p. 59), guidée par une forme de culpabilité, puis sur le terrain de ce qu’elle présuppose comme répartition du dedans et du dehors des textes.

10Il faut d’abord revenir sur cet aspect référentiel de la littérature contemporaine, revendiqué avec insistance. Justine Huppe puise chez Mathilde Roussigné une fine analyse de cette fascination pour l’anthropologie et le terrain qui légitiment les textes, et propose un lien avec le Social turn de l’art contemporain dans les années 1990 : comme l’art, la littérature chercherait par ce souci du réel à se racheter de sa pleine participation à la sphère marchande néolibérale. C’est ce qu’Olivier Quintyn a étudié comme une stratégie de légitimation (Implémentations/Implantations. Pragmatisme et théorie critique, Questions théoriques, 2017).

11Justine Huppe examine ensuite en détail ce postulat courant quoique jamais entièrement pris au sérieux selon lequel la littérature n’est pas hors du monde mais dans le monde. Pour cela, elle convoque la littérature de terrain et notamment le texte emblématique d’Olivia Rosenthal, On n’est pas là pour disparaître (Gallimard, 2007), qui entremêle de l’invention au sein d’un matériau documentaire. Selon Lionel Ruffel (auteur, éditeur et collègue d’Olivia Rosenthal à Paris VIII, remarquons), le pacte de lecture qu’élabore ce type de texte ne procède pas de la pure référentialité mais du recoupement avec le réel. Or la démarche laisse de côté un aspect central de la notion d’embarcation telle que la développe Justine Huppe : ce n’est pas seulement le thème qui fait la parole, mais également « ses modalités d’énonciation et […] toute la structure et les impensés qui la parlent » (p. 76).

12Contre la croyance de cette littérature contemporaine en son efficacité, l’autrice convoque à la fois la théorie de Françoise Lavocat, qui souligne que cette foi menace l’autonomie du texte, et l’autodérision de Chloé Delaume sur ses propres pouvoirs. Elle récapitule la question du performatif, en synthétisant Austin et Butler : si l’œuvre joue d’être performance (comme l’art contemporain, toujours), elle fantasme aussi d’être plus largement efficace et c’est ici que sa coque prend l’eau.

13Ainsi du présupposé qui voudrait par exemple que le texte agisse par sa force de représentation et de diffusion. Olivier Neveux l’a bien établi dans son récent essai, Contre le théâtre politique (La Fabrique, 2019), et l’idée convient aussi bien à la prose narrative : la crise de la littérature viendrait, selon elle-même, de ce qu’elle ne représenterait plus, ne porterait plus la parole de ceux qui en sont privés. Alors à quoi bon ? Justine Huppe prend l’exemple de Sophie Divry et de son texte écrit autour de la déferlante des Gilets jaunes, Cinq mains coupées (Le Seuil, 2020), pour se demander si la littérature peut parier sur sa capacité à « effectuer ce travail de façonnement des attentions » (p. 90). À ce texte, elle compare la démarche de mise en abyme engagée par Éric Vuillard quelques mois plus tôt dans La Guerre des pauvres (Actes Sud, 2019), fiction historique qui met en scène un intellectuel dans un mouvement de révolte. Elle propose de ce texte une lecture embarquée, c’est-à-dire intéressée par la façon dont Vuillard met en dialogue sa propre position discursive et celle de son personnage, dans un contexte de tension politique qui interroge largement l’accès à la parole et à la représentation.

14La deuxième partie, « le raffinement de la brute », emprunte son titre à Olivier Cadiot. Après la description des écueils entre lesquels navigue la littérature, Justine Huppe formule des propositions stratégiques. Que faire dans un régime néolibéral qui délaye à l’absurde l’organisation du travail, dissout les imaginaires de résistance et saborde les capacités de politisation ? Par un phénomène de diffusion par dilution, il semblerait que tout soit politique et que rien ne le soit. Sur ce terrain ondoyant, Justine Huppe s’intéresse à l’œuvre comme stratégie, grâce à deux exemples : Tomates de Nathalie Quintane (POL, 2010) et La Conquête des cœurs et des esprits d’Hugues Jallon (dont on peut préciser qu’il est accessoirement président des éditions du Seuil) (Verticales, 2015).

15Le texte de Quintane décide explicitement de thématiser la question politique en abordant l’affaire dite de Tarnac, qui in fine apparaît comme l’histoire d’un livre qu’on accuse de terrorisme. L’exemple ouvre une réflexion sur les conditions auxquelles une littérature politique est possible. L’autrice revient sur l’affaire Sarkozy vs La Princesse de Clèves en 2006, à la fois témoignage de la dévalorisation de la littérature par les chantres du néolibéralisme et indice de ce que toute option politique comporte une option sur la littérature. Justine Huppe résume ainsi la stratégie de Quintane : « prendre acte de la perte d’hégémonie du littéraire, sans chercher à retrouver un âge d’or définitivement perdu, mais en en tirant parti » (p. 118). Quintane, esquivant tant la Charybde de la nostalgie que la Scylla de l’excès de confiance en ses pouvoirs, fait affleurer un adversaire commun : la répression, matérielle et symbolique.

16Hugues Jallon, quant à lui, accoste un matériau documentaire à haute portée spéculaire : la fabrique, en pleine guerre froide, du contre-discours néolibéral voué à étouffer la contestation. Il reconstitue les différentes stratégies qui ont visé à dynamiter les discours de résistance, voire tout travail intellectuel, et ce faisant les passe lui-même par le fond — dans l’espace du livre.

17Cette seconde partie se clôt sur une maxime de bon sens toujours salutaire : « chaque époque construit une manière distincte de faire reconnaître publiquement une certaine fonction sociale à la littérature » (p. 135). En l’occurrence, les stratégies embarquées de Jallon et Quintane conviennent bien aux années 2010 françaises, à leur violence répressive et anti-contestataire, tirant de cette question politique non pas une déploration ou une mimesis, mais la matière même de leurs récits.

18La troisième partie aborde la question de l’organisation des auteur·ices, selon une perspective presque syndicale : comment, à rebours du mythe forgé à l’ère romantique, se concevoir comme un métier au sens d’une corporation, avec des intérêts à défendre et à étendre ? Intitulée « Auteur·rices 2 merde, politisez-vous ! », elle s’appuie sur un slogan d’artiviste pour suggérer l’extension de ces méthodes à l’art du discours.

19Justine Huppe arrime son propos sur les revendications d’Aurélien Catin et l’histoire de la notion de responsabilité qu’a établie Gisèle Sapiro. Elle rappelle le relatif déclassement dans lequel se trouvent aujourd’hui les détenteur·ices du capital culturel, qui serait aujourd’hui dans une situation radicalement distincte de celle qui fut la sienne au xixe siècle – on pense pourtant, lorsqu’elle évoque la « rentabilité esthétique » (p. 154) de l’œuvre, à l’art industriel si bien compris par Flaubert. La différence tient à l’avènement du néolibéralisme : « Si c’est le marché qui avait permis au champ littéraire de s’émanciper face aux pouvoirs temporels et spirituels au xixe siècle, c’est l’État qui garantit aujourd’hui une certaine autonomie aux auteur·rices » (p. 160). Est rappelée l’importance, dans la sphère marchande, du storytelling (notion qui a fait l’objet de colloques et publications en 2015-2016). C’est même par un extrait du Soumission de Houellebecq (Flammarion, 2015) que Huppe bat en brèche l’idée reçue qui voudrait que les études littéraires n’aient plus aucune valeur sur le marché de l’emploi.

20C’est finalement le Benjamin de « L’auteur comme producteur » (1934) qui mène l’ouvrage à bon port : en se pensant et se présentant comme producteur de valeur, l’écrivain peut aussi se mobiliser à ce titre, et d’autant plus à l’époque contemporaine qui multiplie les tâches de promotion, les rencontres, les discussions et autres événements littéraires. Les textes de Christophe Hanna et de Jean-Charles Massera procèdent de ce renversement tout hégélien, qui dévoile aussi une ambition réduite : le travail littéraire ainsi « ne vise pas à récuser le monde, mais à y opérer de manière ajustée, en stimulant une réflexivité sur ses conditions d’existence » (p. 180).

21Ce constat, qui fera grincer plus d’une dent littéraire, est prolongé dans une conclusion qui part d’Enzensberger et incite à « désenfler nos prétentions » (p. 187) et à « éviter de se faire mousser » (p. 188), contre un point de vue scolastique qui voudrait confier au Grand Écrivain un rôle de vigie. En rabattant de son ambition, Justine Huppe assure, à la suite de Benjamin, que la littérature saura « gagner en largeur ce qu’elle perd en profondeur » (p. 193). L’autrice invite enfin à « cerner les conditions sociales de l’exercice de la raison, ce qui est aussi un premier pas pour pouvoir les défendre » (p. 198), en traçant un parallèle stimulant avec Les Employés de Kracauer, qui entonnaient le discours de la bourgeoisie pour mieux s’identifier subjectivement à elle : les auteur·rices ne risquent-illes pas semblable péril ? Le propos se clôt sur une cauda bienvenue autour de la situation très similaire réservées aux universitaires.

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22Pertinent, varié, l’essai offre une contribution enrichissante aux études littéraires matérialistes, d’abord parce qu’il récapitule les grandes assises théoriques de l’examen des textes comme idéologie, ensuite parce qu’il entreprend de les appliquer à une période contemporaine réputée inaccessible (faute du fameux recul !) à la critique donc au débat, soustraite a priori à la discussion qu’elle devrait justement nourrir. À ce titre, et parce que la rigueur du travail universitaire y sert véritablement l’essai, son entreprise originale et très rigoureuse paraît même salutaire. Le concept d’« embarcation », qui à la fois décrit de manière analytique l’itinéraire suivi par les auteur·rices et prescrit de façon normative une méthode critique, ramasse bien cette ambivalence. La ligne est tenue tout du long par Justine Huppe, ce qui s’apprécie ne serait-ce que dans l’effort de féminisation, du corpus comme de la lettre du texte.

23 Là où cette étude gagnerait encore à être complétée par d’autres travaux, c’est sans doute sur la délimitation de son corpus, dont les contours sont encore flous aux vigies profanes : où sont par exemple Joseph Andras, Corinne Morel Darleux ou Sandra Lucbert (mentionnée néanmoins), qui s’illustrent pourtant en prose sur ces thèmes politiques ? Quid d’Annie Ernaux, ou des réactionnaires ? Il semble que les auteur·rices abordé·es appartiennent à des cercles, à des affinités, à des chapelles dont manque un tour d’horizon, de même qu’une esquisse des déterminations matérielles les plus immédiates (et qui apparaissaient davantage dans la thèse de départ) comme les emplois, les lieux de vie, ou les leviers de pouvoir éditorial et universitaire. Comme par symptôme de cette surprenante pudeur sociologique, l’essai ne présente pas d’index nominum. On s’en remettra.

24 Enfin, la moindre vertu de l’essai n’est pas de nous donner à rêver un débat plus ample sur l’ambition littéraire au présent, ancré dans un dialogue avec le dix-neuvième siècle du sacre de l’écrivain et de l’Intellectuel·le : si en 1838, le capitalisme triomphant, Balzac (avec d’autres, bien sûr) a fondé la Société des Gens de Lettres pour mieux protéger, moralement mais surtout matériellement, l’écrivain·e comme producteur·rice, c’est cette même année qui vit paraître « Un grand homme de province à Paris », critique indépassée (et peut-être embarquée) des illusions littéraires. Toute ambition d’ampleur relève-t-elle alors d’une illusio scolastique à démanteler ? Et les lettres ne se sont-elles pas illustrées, n’ont-elles pas imposé collectivement la croyance à une fonction sociale plus émancipatrice que le capital, à l’heure apparemment la plus désespérée, en 1898, en 1942 ? Plutôt que de réduire la voilure à qui mieux-mieux, on rêve aussi parfois que sa quille éclate.