Le lieu de naissance de Guyotat
1Pierre Guyotat, auteur mythique de Tombeau pour cinq cent mille soldats et Éden, Éden, Éden, qui défrayèrent la chronique lors de leur parution, et furent l’objet d’une censure officielle, s’est imposé au fil du temps comme l’un des écrivains les plus inclassables de la deuxième moitié du vingtième siècle, et comme le plus stupéfiant rénovateur de la langue française. Son entreprise « en langue » s’appuie sur deux événements déterminants du siècle dernier : la Seconde Guerre mondiale et la découverte des camps de concentration nazis au sortir de la guerre ; la guerre d’Algérie et, au-delà, les guerres de décolonisation. Ces deux périodes fondatrices de l’Histoire contemporaine ont permis à Guyotat de mettre au jour dans ses fictions le système esclavagiste et prostitutionnel dans lequel les peuples font commerce et interagissent — les uns dominants, les autres en position de sujétion. Cet univers régi par les rapports de domination et de soumission, lesquels transitent par les relations charnelles entre les êtres — les « figures », ainsi que les nomme Guyotat — émane d’un vécu spécifique : l’expérience de la résistance puis de la déportation dans la famille de l’auteur ; le séjour de Guyotat en Algérie en tant qu’appelé durant la guerre dite « d’Algérie » afin de défendre les valeurs de la « civilisation occidentale », et son emprisonnement durant deux mois pour atteinte au moral de l’armée.
2L’on sait que les deux premiers opus firent l’objet de lectures indexées sur le référent algérien : tant les indices spatiaux que ceux temporels mobilisés semblaient prendre le conflit algérien, alors récent, comme point d’ancrage de la fiction déployée par l’auteur. Or, une analyse précise des modalités d’écriture, ainsi que du jeu entre le réel et sa représentation/transposition, montre en fait que Guyotat universalisa son propos au fil des réflexions que la genèse de ces premières œuvres suscita, en témoignent les Carnets de bord qu’il tint alors. Il convenait donc d’identifier, de circonscrire de la manière la plus précise possible, le soubassement algérien de cette œuvre, les multiples relations que les fictions de Guyotat entretiennent avec l’expérience algérienne — l’une des scènes primitives de son écriture. Pierre Guyotat et l’Algérie, fruit d’un colloque tenu à la Bibliothèque nationale de France en novembre 2022, et publié chez Diaphanes, entreprend cette exploration de la matière-Algérie : les douze contributions rassemblées par Catherine Brun, Guillaume Fau et Donatien Grau déclinent les divers points d’application du référent algérien sur la langue, la textualité que Guyotat forgea au fil des décennies. Car c’est bien d’un laboratoire de la langue qu’il s’agit : l’évocation des massacres de masse ainsi que des processus de domination subis par l’humanité depuis des siècles, ceux-ci assujettissant le désir même et le soumettant aux logiques prédatrices et marchandes, ne pouvait qu’engendrer une refonte même du signifiant, du matériau linguistique. Par conséquent, la dénomination « écrivain » devenait caduque, ce qui explique la singularité de Guyotat et de son œuvre dans le champ littéraire français.
3Cinq axes peuvent être dégagés des diverses contributions : le premier interroge les filiations, les connexions potentielles, entre cette œuvre et celle de certains prédécesseurs. Ainsi, Donatien Grau fait un pas de côté dans « Du côté de Faulkner ou de Claude Mac Kay ? La responsabilité de la parole », et suggère un rapprochement iconoclaste à première vue mais fructueux avec l’un des représentants de la Harlem Renaissance, bien davantage qu’avec l’œuvre et l’univers de Faulkner, influence habituellement convoquée. En effet, la déconstruction de la psychologie, l’assomption de la voix, la tension entre normativité et renouvellement poétique du langage, la vocalisation des paroles opprimées, constituent quelques-uns des paramètres établissant une analogie entre les deux œuvres. Pour sa part, Denis Hollier revient sur la rencontre de Guyotat et de Leiris à Cuba au printemps 1967, alors que le premier n’a pas encore publié le Tombeau, mais qu’il l’a donné à lire à l’auteur de L’Âge d’homme. « Guyotat ethnographe » énonce quelques constats puissants : Leiris marquera fortement le jeune Guyotat, mais celui-ci ne le lira qu’après avoir publié Tombeau pour cinq cent mille soldats. Il avouera que Leiris fut un des rares contemporains à l’avoir impressionné et à avoir exercé une empreinte sur lui. Ce sont L’Âge d’homme et L’Afrique fantôme qui l’interpellèrent le plus. L’ethnologie fonde le point de contact premier entre l’un et l’autre : pour Guyotat, c’est d’abord la fascination pour les civilisations disparues. Il entend inventer « l’ethno-épopée », terme par lequel l’esclavage — bien plus que la sexualité — autrement dit : la possession de l’homme par l’homme, la traite du corps, sous tous ses aspects, sont envisagés par l’auteur. Catherine Brun souligne également dans sa contribution « Le désert : une multiplicité recouvrée » la dimension ethnologique du geste créatif de Guyotat : le voyage de janvier à mai 1968 dans le sud algérien — jusqu’au nord du Niger — lui servira pour la dernière section d’Éden, Éden, Éden. Guyotat y a pris des notes ce qu’il voit, et enregistré des musiques archaïques. Certaines positions de Leiris ont convergé avec les positions propres à Guyotat : ainsi de la conception de l’acte d’écriture, et de leur position commune vis-à-vis de la littérature, l’écriture. Pour tous deux, le concept de littérature « engagée », au sens sartrien, ne tient pas ; ils privilégient « une littérature qui [les] engage » et Guyotat évoque même l’« implication ontologique » de l’acte d’écriture. Enfin, Philippe Roger tâche de mettre à jour la nature des liens faisant de l’œuvre guyotatienne un texte hanté par le spectre de Sade (les termes « hanter », « hantise » reviennent d’ailleurs dans les divers entretiens accordés par Guyotat lorsqu’il évoque son propre travail). Ce qui lie en premier lieu les deux œuvres, et les positions éthiques des deux auteurs, réside dans la notion de « non-étant » : la biographie de Sade par Gilbert Lely, qui impressionne durablement Guyotat, révèle cette figure, que ce dernier rejoue lui-même dans ses fictions, déclarant : « au non-étant, tout est permis, puisqu’il n’est pas. Il n’y a aucune aliénation ». La lecture de cette biographie provoque chez Guyotat un « choc prémonitoire » et amène la transformation du texte qu’il est alors en train d’écrire, le Tombeau. Ainsi advient un effet-Sade sans rapport aucun avec une quelconque influence littéraire. Les points convergents entre ces deux auteurs iconoclastes, libres-penseurs, relevés par Roger, sont nombreux : l’admiration pour la force scénographique de Sade, dont s’est inspiré Guyotat ; le goût professé pour son humour subversif ; la passion pour la raison qu’accompagne la défiance envers l’abstraction, partagée par l’un et l’autre ; l’hostilité à la loi ; enfin, le ralliement de Guyotat au pessimisme anthropologico-historique sadien (autrement dit : la solidarité humaine n’est pas un acquis). D’autres échos résonnent d’une œuvre à l’autre : par exemple, la propension de l’un et l’autre à collecter des noms, à constituer une réserve, sans attribution à un personnage particulier. À l’inverse de la position flaubertienne, Sade tout comme Guyotat établissent des listes de noms, en dehors de toute adéquation prédéterminée à tel personnage, ce qui correspond bien à leur perception du personnage en tant que « figure ». Seule exception : les noms chez Guyotat sont davantage mêlés, puisqu’à la fois dépaysés par leur diversité phonique et référentielle, mais aussi déplacés par rapport au cadre du récit. Un autre écho émerge entre les deux œuvres, lorsqu’il s’agit d’envisager l’essence même de la guerre et l’interminable saga de la servitude régissant l’histoire des hommes : tous deux pointent la guerre comme un moment paroxystique et trivial dans cette histoire, et l’histoire est perçue comme l’éternel retour du pire, un routinier théâtre de la cruauté. C’est à ce titre que le Tombeau est le poème moderne de la guerre et de l’esclavage, et non la chronique allégorisée de la guerre d’Algérie, ainsi que certains ont prétendu le lire. Il s’agissait de faire de Tombeau « un reliquaire des servitudes et l’ostensoir de la guerre elle-même ». Par conséquent, les dérives onomastiques et géographiques de Guyotat traduisent en fait sa désespérante conviction d’une ubiquité et d’une éternité de la guerre et de la colonisation. Il ne faut pas se méprendre sur l’ambition hantologique du projet de Guyotat.
4Qu’est-ce que cette langue forgée par Guyotat ? Celle-ci constitue l’autre axe majeur des études de ce volume : elle est d’abord le fruit d’une quête, d’un tâtonnement pugnace durant de nombreuses années. Inaugurée à partir de l’expérience théâtrale de Bond en avant, montée en 1973, elle creuse et brasse toutes les strates du français, tant sur un plan géographique qu’historique. Gérard Nguyen Van Khan dans « L’Algérie dans la langue de Pierre Guyotat : Laïd et Prostitution » montre en quoi un événement, dépendant de contingences extérieures à l’œuvre, peut, avant même sa réalisation, être contenu de façon latente dans un texte. Ainsi, Prostitution (1975) est-il marqué par la mort de Mohammed Laïd Moussa, survenue pourtant après l’écriture de cet opus. Mais le combat qui a précédé cette mort, et qu’a porté Guyotat, a entraîné une refonte du langage lors de la correction des épreuves : modification du rythme, de la ponctuation, vocalisation ou phonétisation notamment par le biais de l’arabe algérien, constituent quelques paramètres de cette transformation à l’œuvre. Le corps de Laïd Moussa a donc bien intégré le texte de Guyotat, avant même sa mort que le texte inscrit en creux. Parallèlement, le patronyme de l’ami algérien est redistribué dans le texte en trois figures algériennes, synonymes de souffrance : Mohamed ; Laïd ; Moussa. Nguyen Van Khan relie également cette refonte de la langue par Guyotat survenue au début des années soixante-dix aux événements biographiques de la vie de l’écrivain : la mort du père en 1971 ; la séparation d’avec une compagne au tout début des années soixante-dix ; la prononciation de son fameux texte « Langage du corps » à Cerisy à l’été 1972, laquelle a marqué une rupture et sonné le départ d’une déflagration qui le mènera à la crise du printemps 1981. L’Algérie lui a donc permis de se révéler à lui-même, lui a donné la force de l’audace, la force d’une écriture de la révolte. Elle l’a « refait ».
5La psychanalyste Karima Lazali envisage cette problématique de la langue sous l’angle de la réception dans « Existe-t-il une langue du chaos ? » : qu’arrive-t-il au lecteur de Guyotat ? Quelle est la singularité de cette expérience de lecture ? Lazali commence par nommer l’expérience-Guyotat comme une « langue-organe », mais non pas comme un organe de plus ; elle l’envisage comme un « organe matriciel qui fonctionne en vertiginant ses lecteurs » (p. 121). L’expérience du lecteur de Guyotat est, selon Lazali, un retournement ; l’illusion d’interlocution entre l’auteur et le lecteur est ici rompue. Qu’advient-il alors ? Qu’est-ce que le texte fait au lecteur ? Lazali affirme : « La censure aurait mieux fait de faire taire ce langage dont les effets sont immédiats sur le corps du lecteur » (p. 122). Si l’effet-Guyotat est si puissant et peut engendrer de la répulsion, du dégoût, c’est que précisément ses textes engagent la corporéité pulsionnelle du lecteur contre son gré. L’organicité et la littéralité de cette langue présentifient l’univers littéral ainsi convoqué. Selon Lazali, Guyotat organise une langue-organe briseuse des filtres de la langue usuelle, car son projet politique s’affirme précisément à l’endroit de la langue : il s’agit de « défaire la langue comme entrave à notre condition animale fondamentale, comme entrave au chaos — lieu originaire de naissance du sujet entre la merde et la fiente » (p. 122). Dès lors, la langue-organe de Guyotat dévoile « l’insupportable altérité du corps pulsionnel pour le vivant et la terreur de l’origine » (p. 128), ce que la langue usuelle a tendance à masquer. Déterrant le verbe-chair de son tombeau langagier, le texte guyotatien compose un chant : les mots mentant irrémédiablement en regard du réel, c’est leur agencement qui permet d’approcher un tant soit peu le réel.
6Tiphaine Samoyault analyse spécifiquement cette action du corps de la langue sur le corps du lecteur. Dans « Sabir et translation », la langue est perçue comme un corps-putain ouvert à la pénétration et à l’inclusion, à la fois absolument asservi et absolument libre. Cette langue s’impose avec autorité mais défie toutes les hiérarchies, toutes les autorités, tant linguistiques que sémantiques. L’invention de la langue guyotatienne passe en premier lieu par la destruction de la langue, puis dans un second temps par sa resonorisation au moyen de phonèmes portés par des espaces et des temps proches ou éloignés. Le climat sonore environnant (soundscape) de départ s’abstrait progressivement en musique pour se constituer enfin en langue. Il ressort de ce constat plusieurs clefs de lecture : Guyotat fait à la langue française ce que la colonisation a fait à l’Algérie ; il porte l’accent ensuite sur la qualité relationnelle du son, rejoignant Glissant qui, dans Poétique de la relation, qualifie celui-ci de « sabir ». Le sabir a le mérite de conjoindre résonance et dissonance. Les sons évoqués par Guyotat associent deux mouvements : l’un ascendant, et amplifiant le son ; l’autre descendant, animalisant et produisant un progressif amenuisement. Ce double mouvement est tout à fait perceptible dans son opus à teneur autobiographique, Idiotie. Ainsi, la langue de Guyotat porte la violence qui a été faite au corps ; le programme émancipateur de son entreprise suppose de nous faire entendre simultanément l’aliénation. Par conséquent, cette langue s’affirme contre la lingua tertia imperii analysée par Klemperer : Guyotat criminalise la langue, et la transmue en territoire de l’écoute et de la réparation. La gorge joue sa partition : les mots viennent en gorge avant de venir sous les doigts. De ce fait, la mise en voix de ses textes par l’auteur rend sa plénitude à la totalité de l’expression.
7La contextualisation de l’œuvre, et notamment de son ouvrage fondateur, constitue une trajectoire de lecture singulière que les deux articles de Ferroudja Allouache et Todd Shepard traitent selon un mode spécifique. La première scrute la réception du Tombeau et d’Éden, Éden, Éden dans la presse française de l’époque : cette réception s’est avérée problématique. La dimension crue de ces écrits a été unanimement dénoncée. Seules Catherine Backès-Clément dans L’Humanité (« il écrit le corps comme il parle »), et Dominique Aury dans La N.R.F (« Jamais livre n’a ouvert aussi prodigieusement les écluses à ce que l’homme fait sourdre de lui-même ») — deux femmes — ont perçu son projet au plus juste. L’autre point fort de l’article d’Allouache réside dans le rapprochement opéré avec le Journal de Mouloud Feraoun, et l’expérience de Frantz Fanon que celui-ci rapporte et théorise dans L’An V de la révolution algérienne. Les trois auteurs évoquent la guerre, le corps des femmes, la sexualité et le contexte colonial en un nœud indéfectible. L’article de Todd Shepard traite les interférences entre la question algérienne, les débats en France sur la sexualité des hommes arabes et l’œuvre de Guyotat. Shepard revient sur le viol dont fut victime l’auteur alors qu’il était un enfant, et sur un aspect fondamental quant à l’évocation de ce viol : la figure de « l’Algérien » n’apparaît qu’en 1975 dans le texte intitulé « J’écris maintenant dans la langue de mon viol… », avant de disparaître dans les évocations ultérieures, remplacé tout bonnement par de jeunes défavorisés. Qu’est-ce qui a transformé la manière dont Guyotat gère la figure de l’Algérien dans la langue de son viol ? Guyotat focalise son propos sur le lien irréductible existant entre violence et acte sexuel pour saper les formes d’oppression que ce lien autorise. La présence puis l’absence de cette figure sont à replacer dans le contexte socio-historique qui prévaut en France alors : le fantasme de l’Arabe enculeur, possédant une certaine sexualité, et dont il faut se méfier. Or, une lettre ouverte dans Libé en mai 1977 signée par des « hommes arabes » (en fait trois signataires français, et trois signataires maghrébins) conteste la légitimité de la représentation de l’Arabe au sexe-couteau, laquelle fonde selon eux une « agression systématique ». Les clichés sont ici battus en brèche : l’Arabe enculeur ; mais aussi la prostitution et la vénalité attachées aux Arabes, aussi bien homosexuels qu’hétérosexuels. Ces descriptions sous le sceau de la violence sexuelle et de la sodomie trouvent leur fondement, sur un plan psycho-analytique, dans la défaite française face au FLN en 1962, laquelle venait redoubler la défaite de 1940, et la collaboration. Ainsi, Guyotat, de même qu’il efface ensuite la mention de l’Algérien dans le récit de son viol, délie le Maghreb, les peuples du Maghreb, de l’homosexualité, ou d’un potentiel désir pour le corps masculin. Finalement, l’élan poétique, le mécanisme de la pensée, sont générés chez Guyotat par l’expérience, la sensation, de l’esclavage, et Shepard en détermine la genèse dans ce moment fondateur qu’a été son viol, lorsque des garçons « semi-esclaves » abusèrent de lui.
8L’axe thématique suivant n’est autre que la problématique identitaire soulevée par les fictions en langue de Guyotat : qu’est-ce qu’être blanc après les décolonisations ?, s’interroge Nadia Sebkhi. Être blanc, Européen, c’est désormais devoir porter « tout un fardeau de complexes et de susceptibilités » (p. 183). Partant, le désir d’être noir exprimé par Guyotat (il faut lire à ce propos Littérature interdite) correspond à la nécessité ressentie d’avoir quelque chose de vital à réclamer. C’est une conception de l’écriture qui appert ici : s’engager physiquement fonde l’entreprise même. Un livre sur une question ne suffit pas, le contact physique avec la réalité s’impose. Ainsi que l’a affirmé l’auteur, « [à] l’extrême limite, je ne commence à vivre que lorsque j’écris, c’est-à-dire lorsque je ne suis plus arbitre de moi-même ; et mieux encore lorsque je m’engage physiquement » (p. 188). Noura Wedell dans sa contribution, « La guerre qui “m’a refait” », envisage pour sa part la guerre d’Algérie et l’expérience de Guyotat en tant que soldat comme un moment de refondation. Le livre Idiotie permet précisément selon elle de mesurer à quel point cette expérience a orienté l’œuvre future, et été à l’origine d’une langue singulière. Finalement, la guerre en Algérie a représenté pour l’auteur du Tombeau un temps à la fois de suspension — puisque la période de son incarcération correspond au moment de transition que connaît alors l’Algérie, plus un ensemble de départements français, mais pas encore un État autonome, indépendant — mais aussi de refonte. Wedell analyse : « Sujet assujetti, il se retrouve dans un monde en crise, où le vieil ordre meurt et le nouveau ne peut être né, et dans l’interrègne duquel apparaissent des symptômes morbides » (p. 113). L’exode qui amène le soldat Guyotat à retraverser la mer Méditerranée le confronte au réel, et lui donne les possibilités d’y croire. Une fois en France, l’auteur retrouve son père, mais « avec quelle force de chair renouvelée »1. Le rapport à la mère irrigue l’autre champ d’analyse de Wedell : la mère, convoquée en tant que médiatrice, et qui, depuis sa terrible agonie, a laissé le fils impuissant, désemparé, est néanmoins une figure de soutien et de repos. Dès lors, l’amie Zuleïkha incarne aux yeux de Guyotat cette figure maternelle de substitution ; elle est perçue par Wedell comme un « renouvellement de la maternité et sauveuse d’une maternité détruite par la douleur, tentatrice africaine à l’origine d’une refonte du sujet Guyotat, [et] l’initiatrice, au plus loin, de la possibilité de l’exode vers une terre promise et de la rencontre d’un peuple, collectif, avec la libération » (p. 95).
9Enfin, certains motifs fondateurs irriguant les deux premiers opus sont analysés par Amina Azza Bekkat et Catherine Brun. La première souligne le rôle de la pulsion comme moteur de l’Histoire, ainsi que la volonté de Guyotat de camper une peinture de la guerre dans ses excès même. Elle analyse par ailleurs les traces obliques de la guerre d’Algérie dans son œuvre, invitant le lecteur à ne pas tenter de retrouver les événements-clefs de cette guerre, et met en relief à partir d’Idiotie déjà cité, la honte comme sentiment reliant deux épisodes distincts de sa biographie, l’un lié à son enfance (le vol des billets dans la chambre de la mère), le second lié à son expérience de soldat en Algérie (l’expérience de la guerre coloniale abolissant le jugement des conscrits). Selon Catherine Brun, le désert sert la mise en place d’une ethno-épopée qui permet au sujet de se défaire de ses assises identificatoires. La fiction entièrement saharienne mobilisée dans le Tombeau et Éden, Éden, Éden « délocalise la littérature française », selon les propres mots de Guyotat. Quelles dépossessions le désert ménage-t-il ? Quels déplacements ? Pour quels objectifs ? Il appert alors une volonté de contrer les tropismes occidentaux et de se dépouiller du penchant lyrique, hérité de la tradition littéraire occidentale. Le désert s’institue par suite comme un lieu paradoxal : lieu de l’effacement et de l’inscription, il est également lieu de la rupture et de la (re)fondation. Mobilisant une poétique de « l’inépuisable monotonie », selon le mot de Catherine Brun (p. 146), à l’image de la phrase unique, ininterrompue d’Éden, Éden, Éden, le texte par lequel s’accomplit un travail révolutionnaire du rythme vient déjouer cette prétendue monotonie et l’illusion de similitude à laquelle est confronté le lecteur.
10Pierre Guyotat et l’Algérie a, entre autres mérites, celui de souligner le moment fondateur de l’expérience algérienne de l’auteur pour son œuvre ultérieure, celle-ci entrainant une innovation profonde sur le plan sémantique mais surtout sur le plan formel. Une œuvre émerge alors, subsumant les frontières usuelles de l’entreprise littéraire et hissant le projet de Guyotat à la dimension d’un engagement existentiel et d’un geste artistique. Comme toutes les œuvres authentiques et marquantes, l’œuvre de Guyotat efface dans le temps même de leur inscription les référents d’origine de celle-ci, rejoignant un propos résolument universel.