Être (ou ne pas être) un écrivain juif. Entretien avec Nelly Wolf, par Maxime Berges et Justine Brisson
Du Peuple au Juif imaginé
Maxime Berges — Vous avez commencé votre carrière de chercheuse par une étude sur Le Peuple dans le roman français, de Zola à Céline (1990), vous êtes aujourd’hui professeure émérite de l’Université de Lille et vous publiez une étude sur « le fait juif en littérature », intitulée Le Juif imaginé. Y a-t-il pour vous une logique dans le passage de votre premier objet au dernier en date ? Le peuple a-t-il à voir avec l’écrivain juif ?
Nelly Wolf — Il y a un lien méthodologique entre les deux types de travaux, sur le peuple et sur les écrivains juifs. On peut dire de manière très vague et très générale que les deux sont des approches d’un fait social : la condition populaire telle qu’elle est imaginée par la littérature et la condition juive telle qu’elle peut être imaginée par la littérature. Mais ce ne sont évidemment pas du tout les mêmes sujets, les mêmes contenus ou les mêmes types d’interrogation. Entre les deux, il y a la réflexion que j’ai développée à partir du Roman de la démocratie, qui tourne autour de l’idée de contrat. Parce qu’elle est d’ordre contractuel, la littérature pense le contrat. Et le roman possède une aptitude particulière à mettre en scène les ratés, les insuffisances, les maladies du contrat social que la démocratie propose aux membres des sociétés modernes. Les ouvriers, les classes populaires sont restés et restent encore dans les marges du pacte social. Il en va de même pour les Juifs. Ils doivent négocier leur part du contrat. La littérature montre cela, et c’est ce qui fait le lien entre les deux objets d’étude.
Et puisque la mode est à l’ego-histoire, j’ajouterai une note autobiographique. Je viens d’une famille juive très marquée à gauche. Mon père était un fervent communiste. Pour autant ni mon père ni ma mère n’ont jamais nié ni renié leur judéité. Je réalise que ces deux pôles d’intérêt, les classes populaires et le fait juif, sont liés à mon histoire familiale. Finalement, la recherche est elle aussi une affaire de filiation. Certes, le thème juif semble apparaître plus tardivement dans mon travail. Cependant, sans que cela soit central, il est présent dès Une Littérature sans histoire (1995), et j’y reviens un peu dans Le Roman de la démocratie ainsi que dans Proses du monde.
Je me suis souvent posé cette question : pourquoi n’ai-je pas travaillé plus tôt et plus directement sur les écrivains juifs ? Je pense que je ne voulais pas m’enfermer dans mon identité, et assigner du même coup mes objets de recherche à des objets identitaires : une universitaire juive qui travaille sur la littérature juive. J’imagine que je ne suis pas la seule à avoir éprouvé ce genre de réticence. Mon livre, Le Juif imaginé, parle d’ailleurs aussi de cela, de cette tension vécue par les écrivains et les intellectuels juifs en France, pris entre la crainte ou le refus de l’assignation et de l’auto-assignation d’une part, et l’attrait ou l’intérêt pour sa propre histoire, sa propre culture. Mais, en fait, s’occuper de sa culture n’est pas un enfermement.
Justine Brisson — Pourquoi ce livre en 2023 ? La question des liens entre judaïsme et littérature est devenue plus centrale dans vos travaux à partir de 2014, moment où vous fondez avec Maxime Decout le séminaire « Écrivains et artistes juifs contemporains ». Est-ce purement conjoncturel ?
Nelly Wolf — Comme je viens de le dire, cette question des liens entre judaïsme et littérature était déjà présente avant à la fois dans mes travaux et dans ma réflexion. Mais il est certain que la tenue régulière de ce séminaire depuis 2014 a servi d’incubateur. Nous avons eu des séances sur Gary, Némirovsky, Langfus, Wiesel, Proust, Doubrovsky, Memmi, etc. Nous avons invité des écrivains comme Henri Raczymow, Marianne Rubinstein, Nathalie Skowroneck, Nathalie Azoulai. À travers ces séances, un panorama des lettres juives francophones s’esquissait. Il était tentant de le formaliser en établissant une chronologie, une typologie, des thématiques. Par ailleurs, l’objectif de ce séminaire était de s’interroger sur le rôle fondateur de l’identité juive dans la création littéraire, principalement dans la création littéraire en langue française. Certes, il y a des départements d’études juives en France, mais aucun, à ma connaissance, ne travaille sur les écrivains juifs de langue française en tant que corpus légitime. Notre séminaire constituait donc une exception dans le paysage universitaire français. Avec Maxime Decout, nous avons pensé faire une histoire de la littérature juive de langue française, ou un dictionnaire des écrivains juifs de langue française. Nous avions même commencé à prendre contact avec des éditeurs à ce sujet. Un premier éditeur a refusé le projet, un autre a dit qu’il attendait de voir sur pièce. Nous nous sommes alors rendu compte que c’était un projet un peu hasardeux, qui avait déjà été tenté, et soulevait beaucoup d’objections. J’en ai conclu pour ma part qu’il était plus intéressant de problématiser l’objet lui-même que de faire une histoire de la littérature juive de langue française. D’où cet essai, publié aux éditions du CNRS, dont le sous-titre devait initialement être : Scénographies de la judéité dans le roman français. Tout le premier chapitre étudie non pas la littérature juive de langue française mais l’espèce d’anxiété que suscite l’hypothèse d’un tel objet.
Maxime Berges — Vous avez finalement retenu en guise de sous-titre : D’Elsa Triolet à Romain Gary, qui laisse attendre une étude assez restreinte chronologiquement, des années trente aux années soixante-dix. Or, dès le premier chapitre, on se rend compte que vous débordez largement ce cadre chronologique puisque vous allez jusqu’à l’extrême contemporain.
Nelly Wolf — De fait, personne ne comprenait le premier sous-titre, Scénographies de la judéité dans le roman français. Le terme « scénographie » est un terme technique, et pour ne rien arranger, lorsque je l’utilise, je me réfère au sens qui lui est donné dans l’analyse de discours. J’ai finalement repris cette formule que j’ai employée auparavant dans les sous-titres de certains de mes livres : « d’un tel à un tel » (Le Peuple dans le roman français, de Zola à Céline, Le Peuple à l’écrit, de Gustave Flaubert à Virginie Despentes). Après quoi, il fallait trouver des noms évocateurs, si le sous-titre avait été : d’Edmond Fleg à Nathalie Azoulai, cela aurait été plus exact sur le plan chronologique, mais moins parlant. Je crois que j’avais également proposé à l’éditeur « d’Albert Cohen à Serge Doubrovsky », ce qui était un peu plus large. Mais là encore, Doubrovsky n’est pas très connu... Le sous-titre final est donc un peu restreint par rapport au corpus et à la chronologie, mais il est plus évocateur. Elsa Triolet, Romain Gary, on ne les a pas forcément lus, mais on en a entendu parler. Leurs noms éveillent un écho.
Justine Brisson — Il est vrai que Nathalie Azoulai n’est pas encore très étudiée à l’université. Vous êtes l’une des premières.
Nelly Wolf — Beaucoup d’écrivains talentueux ne sont pas encore étudiés à l’université. L’accès des auteurs contemporains à la reconnaissance universitaire comporte une part d’aléa ; c’est un peu la tombola… On ne sait pas pourquoi des chercheurs s’intéressent à Nathalie Quintane par exemple, et pas à Nathalie Azoulai. En vérité, on pourrait trouver des raisons objectives à ces traitements inégaux, mais ce n’est pas lieu de le faire ici. Si je peux contribuer à la notoriété de Nathalie Azoulai au sein de l’université, tant mieux.
Maxime Berges — Vous avez vous-même publié deux livres de fiction centrés sur une famille juive : Les Glouk en 2010 et La Vie des Glouk en 2017. Le premier était même sous-titré Chroniques ashkénazes. Vous considérez-vous alors comme une source primaire autant que comme une source secondaire dans le champ des études sur la littérature juive ?
Nelly Wolf — Source primaire au sens d’écrivaine juive de langue française ? J’aimerais bien faire partie des anthologies ! Mais c’est compliqué d’être sa propre source primaire. C’est un exercice d’autolégitimation réservé à certains auteurs dont le champ littéraire a consacré la double compétence, en tant que critiques et en tant qu’écrivains. C’est loin d’être mon cas.
Maxime Berges — Vous n’adoptez pourtant pas cette posture dans votre essai. Vous revendiquez-vous aussi comme une critique juive ?
Nelly Wolf — Je ne sais pas trop ce que recouvre ce terme, « une critique juive ». On fait face au même type d’embarras que celui rencontré quand on essaie de définir ce qu’est un écrivain juif. Arnold Mandel, qui tenait une rubrique de critique littéraire dans la presse communautaire, était un « critique juif ». À l’évidence, je ne remplis pas cette fonction. Si le critique juif est un Juif ou une Juive qui étudie la littérature et dont la judéité joue un rôle dans le choix de ses objets d’étude, dans son identité discursive, etc., oui, je suis une « critique juive ». Je n’avais pas besoin d’adopter cette posture dans mon dernier essai parce que cela me semblait aller de soi.
Mon éditeur m’a demandé si on ne pouvait pas introduire un peu de je, écrire des phrases à la première personne. J’ai essayé... Mais cela ne marchait pas. Selon moi, un travail de recherche et de réflexion, sans être désincarné, doit sacrifier une certaine subjectivité. Bien sûr, le sujet est là, il y a toujours une présence latente de la personne, de son histoire, de ses émotions. Mais c’est un travail, une écriture qui permettent de s’encrypter. Le sujet s’efface derrière son… sujet. J’imagine que c ’est une question de génération ou d’habitude. J’ai beaucoup de mal à dire autre chose que nous ou on, ou il/elle lorsque je pratique l’écriture fictionnelle. En tout cas, ce n’est pas moi le sujet. Je ne me voyais pas faire une déclaration publique : voilà qui je suis, d’où je parle. Tout cela est un peu désuet, évidemment, à l’heure du coming out et de la mise en scène de soi.
En somme, je ne veux pas que ma position subjective et personnelle soit trop exhibée ; en revanche, je ne pense pas qu’elle soit difficile à déceler. Il me semble qu’on sent quand même un engagement et une implication personnelle dans le livre. De toute manière, avec cet entretien pour Acta Fabula, il n’y a plus de mystère !
Vous avez dit « Juif imaginé » ?
Justine Brisson — Dans vos travaux passés, vous avez largement questionné les rapports de la démocratie à l’écriture. À ce titre, vous interprétez le roman réaliste « comme une mimésis du contrat social à l’œuvre dans la démocratie1 ». Ce principe d’analogie de la sphère littéraire à la sphère politique est en quelque sorte votre marque de fabrique, le principe de continuité qui guide vos travaux, par-delà leur diversité. Dans Le Juif imaginé, vous avancez l’hypothèse selon laquelle « les scénographies juives accomplissent, au sein de l’espace littéraire, une mimésis du contrat social de minorité » (p. 100). Pourriez-vous revenir sur cette hypothèse ?
Nelly Wolf — Le roman est le genre littéraire de la démocratie moderne, non seulement parce que ses thèmes, ses lecteurs et ses auteurs sont représentatifs du nouvel ordre social mis en place après la Révolution française, mais parce qu’il fait fonctionner une contractualité qui est analogique du type de contrat social qui fonctionne dans les démocraties moderne. On ne peut ni lire ni écrire des romans si on n’est pas situé dans un monde où, même à titre d’hypothèse, d’horizon, cette contractualité existe. Dans beaucoup de romans l’intrigue contractuelle est fondamentale ; elle se noue aussi bien dans les contenus que dans les formes narratives, autour des pathologies, des frustrations, des négociations du contrat.
Remontons à la formule du duc de Clermont-Tonnerre lors des débats à l’Assemblée constituante sur l’octroi de la citoyenneté aux Juifs : « Il faut tout accorder aux Juifs en tant qu’individus, ne rien leur accorder en tant que nation ». Cette déclaration fixe les contours de la place accordée aux Juifs dans le contrat social universel. C’est ce que j’appelle le contrat de minorité, car il s’étend à d’autres minorités que les Juifs. Il contient une double contrainte. Pour devenir un citoyen juif, il faut cesser d’appartenir à la communauté juive. Ou, dit autrement : pour que le citoyen juif advienne, la communauté juive doit être dissoute. Or, on ne sait pas ce que c’est, un individu juif. Les Juifs modernes vont passer leur vie à essayer de résoudre cette contradiction, entre l’invitation à apparaître et l’assignation à disparaître, entre la citoyenneté et la communauté, entre l’assimilation à la culture majoritaire et l’affirmation identitaire. L’écrivain juif transpose dans le champ littéraire les négociations et les arbitrages auxquels il se livre dans l’espace politique en tant que citoyen ou sujet de droit. Quel que soit l’auteur abordé, Proust, Cohen, Triolet, Gary, Perec, la scénographie d’un contrat social de judéité est centrale. Elle régit la posture publique des auteurs, l’univers de leurs fictions romanesques, et même – ce qui est déterminant pour construire ou détruire la démocratie interne au roman – le choix des formes narratives. Entre l’ostentation et l’effacement identitaire, il existe mille nuances. Dans mon livre, j’essaie de rendre compte de cette diversité.
Maxime Berges — Dans le premier chapitre, à partir d’un corpus assez restreint de critiques, vous avancez par circonvolutions pour tenter à votre tour d’évaluer les critères de définition d’une littérature juive en France. Vous croisez ainsi les différentes conceptions, soulignant leurs contradictions ou leurs écueils, leurs insuffisances également, de telle sorte que la littérature juive, en tant que telle mais encore plus en tant qu’objet d’étude, semble toujours se dérober. Pourquoi est-ce si difficile de parler d’une littérature juive en France ?
Nelly Wolf — L’objet se dérobe parce qu’il n’est pas construit et il n’est pas construit parce qu’il n’est pas nommé, en tout cas en France. On n’arrête pas de répéter qu’il n’y a pas d’écrivains juifs de langue française, qu’il n’y a pas de littérature juive de langue française. Mais pourquoi dit-on cela ? Ce n’est pas plus évident d’affirmer cela que d’affirmer le contraire : qu’il y a une littérature juive de langue française, des écrivains juifs de langue française. À mon avis, c’est une posture très idéologique qui découle du fait qu’on a encore du mal à accorder une place à l’expression culturelle de la minorité juive – dans la littérature française. Les cases que constituent la littérature régionale ou la francophonie ne sont pas faites pour elle. Alors on répète que la littérature juive de langue française n’existe pas parce qu’il n’y a pas de thèmes communs, de sensibilité commune, pas de sociabilité commune aux écrivains juifs... parce qu’il n’y a pas de langue commune ou qu’en l’absence d’une de langue juive, il ne peut y avoir de littérature juive, etc. Ces arguments, qui reviennent en boucle dans le corpus critique que j’ai étudié, ont la valeur qu’on veut bien leur accorder. On peut leur opposer des arguments contraires. Des écrivains juifs se connaissent, se rencontrent... ; il y a, selon les époques, des thématiques communes, etc. En général, on trouve ce que l’on veut trouver. Si on ne veut pas trouver de littérature juive francophone, on ne la trouve pas, en effet.
Maxime Berges — N’est-ce pas un problème d’école ? On considère qu’il n’y pas de littérature juive en France car il n’y a pas eu d’école juive, esthétique ou littéraire...
Nelly Wolf — Mais les écoles juives la plupart du temps ce sont les journalistes ou les universitaires qui les désignent et les consacrent.
Justine Brisson — Et comme vous le montrez dans le premier chapitre, on accepte de parler d’une tradition juive américaine, de réunir sous la catégorie « littérature juive américaine » des écrivains qui sont pourtant très divers et qui n’entretiennent pas le même rapport à leur judéité. Philip Roth n’est pas Saul Bellow, qui n’est pas Bernard Malamud… En France, ce n’est pas le cas. Il y a réticence à une telle labellisation.
Nelly Wolf — En effet, quand on étudie de près ce que l’on nomme « littérature juive américaine », on s’aperçoit qu’il n’y a pas d’unité de principe. Certes, ils écrivent en anglais, ils se connaissent parfois un peu, mais ils ne font pas cercle, ils n’ont pas de programme, de visée fédérative, etc. Même le rapport au yiddish ne les réunit pas ; Saul Bellow le parle encore, mais pas Roth – c’est la langue de ses parents. C’est Rachel Ertel qui dégage une thématique commune dans Le Roman juif américain. Une écriture minoritaire (1980), ce ne sont pas les écrivains eux-mêmes. En France, c’est comme si on attendait des écrivains qu’ils fassent eux-mêmes le travail de typologie et de comparaison qui incombe à la critique académique ou même aux journalistes.
Justine Brisson — Est-ce que cette réticence à concevoir quelque chose comme une « écriture juive » ne tient pas aussi à une crainte très française de l’essentialisation ? On retrouve par exemple les mêmes réticences autour de l’idée d’« écriture féminine », qui pourrait sous-entendre que toutes les femmes ont en partage une expérience commune.
Nelly Wolf — Bien sûr, l’écueil de l’essentialisation existe ; et les Juifs qui écrivent ne se réduisent pas à leur judéité. Mais en refusant d’établir, ou même simplement de poser la question, on rate quelque chose. Que fait leur judéité aux écrivains ? La question mérite d’être posée. Il faut se donner la possibilité d’interroger la judéité comme un critère de compréhension, comme un prisme de lecture pour comprendre certains écrivains, qui se trouvent être Juifs par ailleurs. Cela demande que l’on constitue un objet, qu’on appelle « écrivains juifs » ou « littérature juive ». Judaïsme et judéité sont des faits de nature religieuse, sociale, historique. Ces faits ont des effets, notamment dans la création littéraire. Être juif est une manière d’être humain. Être une femme aussi, d’ailleurs.
Justine Brisson — La méfiance à prendre en compte le critère biographique n’a-t-elle pas aussi pour origine le crédo anti-sociologique ou anti-contextualiste qui a longtemps prévalu dans les études littéraires ?
Nelly Wolf — Cela a pu jouer un rôle, autant pour les auteurs que dans la sphère critique. Malgré tout, en même temps que la critique textualiste, existaient et se développaient les études francophones, la sociocritique, les études coloniales qui prenaient en compte les réalités géopolitiques et socioculturelles dans lesquelles s’inscrivaient les œuvres. Il eût été tout à fait possible, tout en évitant l’approche biographique, tout en souscrivant aux impératifs d’une méthode structuraliste ou textualiste, d’intégrer les paramètres de la judéité dans les études littéraires. Je pense que l’obstacle est ailleurs, qu’il est presque de l’ordre du tabou. Qu’y a-t-il de si terrible à dire qu’un auteur est juif ? Cette difficulté à nommer le fait juif en France doit être interrogée. Je me suis amusée à relever dans les anthologies, les dictionnaires et les manuels de littérature, les euphémismes et les périphrases par lesquelles on essayait de souligner malgré tout l’identité juive des auteurs. Une telle est « issue d’une famille juive », un autre est « d’origine juive », ou « issu d’une famille juive assimilée », ou « née en Russie dans une famille d’intellectuels juifs ». Le Dictionnaire de littérature française d’Henri Lemaître (Bordas, 1985) ignore systématiquement la judéité des écrivains. Irène Némirovsky y est une « [r]romancière française d’origine russe » ; Patrick Modiano est un natif de Boulogne-Billancourt obsédé par « la période de l’Occupation ». Cela n’a rien à voir avec le tournant textualiste des études littéraires, puisque on a affaire ici avec des notices biographiques.
Justine Brisson — Vous faites d’ailleurs de la « dualité de l’apparaître et du disparaître […] le socle fondateur de l’imaginaire de la judéité » (p. 100). Pensez-vous qu’il existe une singularité – « scripturaire ou destinale », pour reprendre les mots de Philippe Zard2 - de la judéité dans son rapport à l’identité imaginée, apocryphe, cryptée ou secrète ?
Nelly Wolf — Les conditions historiques ont fait que le judaïsme s’est développé dans le secret, la cryptographie. Il est vrai aussi que le secret est l’essence du texte biblique. Le sens est caché, il est mystérieux, il faut partir à sa recherche et c’est une recherche sans fin. Mais ce dont je parle plutôt dans Le Juif imaginé, c’est d’une judéité socialement et historiquement déterminée, qui recoupe peut-être en partie ce que Philippe Zard désigne par le terme de singularité « destinale ». Et là, j’observe une tension entre deux pôles, l’effacement et l’ostentation. Albert Cohen ne se cache pas d’être juif, il n’encrypte pas sa judéité. Mais le thème du secret, la tentation de l’enfouissement, de la dissimulation, existent dans son œuvre, y compris dans sa dimension scripturaire.
Maxime Berges — Dans la construction identitaire des écrivains juifs, quelle place a occupé Réflexions sur la question juive (1947) de Jean-Paul Sartre ? Pensez-vous que celui-ci soit un fondateur pour les générations d’après-guerre, ou simplement qu’il a identifié des motifs dans lesquels les auteurs ont pu se reconnaître ?
Nelly Wolf — Sartre a en effet été très important pour toute une génération de jeunes Juifs d’après-guerre. Il a donné un nom à leur condition existentielle, et ce nom c’était l’« inauthenticité ». Il a identifié quelque chose en un sens, qui a été reçu comme une catégorie pertinente, structurante, performante et presque performative, puisque les gens sont devenus des Juifs inauthentiques en le lisant. Il a réussi à nommer un phénomène et beaucoup de Juifs s’en sont emparé à sa suite, si bien que c’est devenu une catégorie dans le débat entre Juifs. Maintenant, quant à savoir si la catégorie « Juif authentique », ou « Juif inauthentique », est pertinente, je n’en suis pas convaincue, d’autant qu’il ne réussit pas à définir ce qu’est un Juif authentique. Le Juif inauthentique, on comprend ce que c’est : c’est un Juif assimilé, qui a perdu contact avec la tradition, qui se coule dans le moule sartrien de l’être dans le regard d’autrui, qui est désigné comme Juif par autrui. Malgré une part de réalité, cela ne recouvre pas toute l’expérience juive. Cela pose l’hypothèse d’une authenticité juive qu’il ne définit pas, et qui est problématique - qui n’existe d’ailleurs pas plus que l’inauthenticité.
Justine Brisson — D’ailleurs, les catégories que Sartre établit lui sont reprochées au moment même où il les formule. Levinas le fait par exemple dans Être Juif (1947), même s’il en reconnaît en même temps l’apport essentiel. Il faut dire que les Réflexions sur la question juive (1946), rédigées en octobre 1944, c’est-à-dire plusieurs mois avant le retour des déportés en France, concernent moins le judaïsme en tant que tel que l’antisémitisme – et encore, un antisémitisme d’avant la Shoah, puisque d’Auschwitz, il n’est logiquement jamais question. Sartre le reconnaît lui-même en 1980, lorsqu’il explique à Benny Lévy avoir écrit ses Réflexions en trois semaines seulement, et sans consulter aucun ouvrage d’histoire. Dans L’Espoir maintenant, il tâche justement de prendre au sérieux l’idée d’une positivité du judaïsme.
Nelly Wolf — Oui, du côté juif, il y a tout un travail qui est entrepris au moment où Sartre écrit ses Réflexions…, et qu’il ignore, ou qui ne l’intéresse pas. Il connaît Aron, il connaît Lanzmann, mais connaît-il André Neher, Léon Askénazi, Jacob Gordin, l’école des cadres d’Orsay ? Il ne fréquente pas le Colloque des intellectuels juifs… En 1947, il ignore ce qui se passe du côté d’un réveil du judaïsme en France.
Maxime Berges — Vous dites dans l’introduction que vous vous intéressez au fait juif en littérature, ce qui vous amène à explorer votre corpus sous de multiples aspects : vous envisagez l’inscription des écrivains dans le champ littéraire, vous étudiez aussi bien leur réception dans la presse généraliste que communautaire, vous vous intéressez même dans le cinquième chapitre à la présence du yiddish dans les textes... En bref, qu’avez-vous voulu faire ?
Nelly Wolf — J’ai voulu interroger la part de la judéité dans la littérature juive de langue française. À quoi conduit-elle : à un type d’univers fictif ? à une posture particulière dans le champ littéraire français ? à des choix génériques ? à une marginalisation parmi les objets universitaires ? Il n’y a pas de littérature juive de langue française d’une certaine manière, mais il y a un fait juif en littérature qui se projette dans des scénographies, pour reprendre le sous-titre initial de mon livre. Ce serait cela, la définition plus exacte de mon objet de recherche. C’est bien le Juif imaginé qui m’a occupée. C’est la construction imaginaire, non pas au sens de fictive mais au sens de représentation, par des images, des Juifs, qu’ils soient auteurs ou qu’ils soient personnages, qu’ils s’inscrivent dans l’espace médiatique, ou dans des univers fictifs. Pour reprendre une des phrases de mon livre, « le Juif imaginé est un Juif, ou une Juive, qui s’imagine à travers des postures publiques et des fictions narratives ». À partir de là, j’ai pu repérer différents scénarios. Le Juif imaginé évolue entre deux pôles : l’affirmation et l’effacement, et entre deux scènes : la scène publique et l’univers de la fiction. Ces quatre éléments donnent lieu à des combinaisons multiples. On a parfois un effacement de la judéité de l’auteur dans l’espace public, et une présence du monde juif dans ses récits (Malaquais, Triolet) ; on a parfois l’inverse, une affirmation juive dans l’espace public, et une disparition juive dans la fiction (Sarraute, Kessel). Il y a des cas de double affirmation de la judéité, dans l’espace public et dans l’univers de la fiction (Cohen, le premier Modiano), et des cas de double disparition (Maurois, Hélène Parmelin). À cela s’ajoutent des modalités discursives spécifiques (qui sont des postures énonciatives à l’intérieur du récit) comme la cryptographie (Perec), ou l’ostentation (Frank). Enfin, il a fallu tenir compte du fait que le tournant mémoriel a aligné le récit juif sur un récit de la Shoah.
Maxime Berges — Donc le Juif imaginé, c’est à la fois l’auteur et le personnage ?
Nelly Wolf — Voilà, c’est le Juif qui s’imagine et qui imagine... d’autres Juifs.
Histoire d’un objet manquant
Justine Brisson — Dans le champ universitaire, où la littérature juive de langue française n’a jamais acquis un statut de concept légitime, la littérature de la Shoah a servi de substitut à cet objet absent. À ce titre, l’écriture sépharade est restée au seuil de ce canon. Pensez-vous que celui-ci soit susceptible d’être redéfini dans les années à venir ?
Nelly Wolf — Tant que la littérature juive sera assimilée, grosso modo, à la littérature de la Shoah, ou diluée dans la littérature de la Shoah, en effet, la littérature séfarade d’expression française restera exclue du canon, de ce canon-là en tout cas, sauf exception, comme, par exemple, Karine Tuil, qui est citée dans les études sur la littérature de la Shoah pour son livre Six mois, six jours. De manière générale, cette littérature reste une case aveugle des études littéraires en France. Elle ne trouve de place ni dans les études francophones ni dans les études postcoloniales ni bien sûr dans la littérature générale. On peut parler d’invisibilisation. Elissa Rheis, Abraham Haïm Navon, Georges Cattaui, pour n’évoquer que quelques noms appartenant au passé, sont pratiquement inconnus. Même Albert Memmi est très peu étudié. Je ne sais pas si cela est susceptible d’être redéfini dans les années qui viennent. En tout cas, cela est souhaitable.
Maxime Berges — Quel rôle peut jouer la presse communautaire ? Dans la mesure où c’est à la fois celle où on discute le plus de ces questions et en même temps celle qui a la diffusion la plus restreinte, a-t-elle le rayonnement suffisant pour que la judéité d’un écrivain s’inscrive durablement dans la critique universitaire ?
Nelly Wolf — Dans les années 60, la presse juive compte encore trente-huit titres, en français et en yiddish. Beaucoup ont une rubrique de critique littéraire, et rendent compte de l’actualité des livres juifs, en France et à l’étranger. Des magazines culturels et des revues intellectuelles comme L’Arche, Les Nouveaux Cahiers, Pardès, Traces, publient régulièrement, jusqu’à la fin du siècle, des débats sur la littérature juive en France et des panoramas des écrivains juifs de langue française, mais ces éléments ne sont pas repris par les organismes de recherche ou l’université, même si des universitaires écrivent dans ces revues. Est-ce lié à la faible diffusion de la presse juive ? Une enquête d’Information juive montre que, dans les années 60, une famille sur cinq lit la presse communautaire. La population juive en France est alors estimée à 600.000 personnes, sur une population globale de 50 millions d’habitants. Si on extrapole les chiffres, on peut estimer qu’environ 100.000 personnes, juives en majorité, s’informent dans la presse communautaire. Évidemment, si l’on regarde les chiffres, les organes communautaires ne font pas le poids. Les Juifs ont toujours été numériquement très minoritaires. Mais la question ne se pose pas en termes quantitatifs. L’importance symbolique des Juifs en France n’est pas proportionnée à leur poids démographique. Le fait que ces questions soient cantonnées à la presse juive et aux institutions juives est un symptôme plutôt qu’une cause de l’invisibilisation. Aujourd’hui, le poids démographique des Juifs a encore diminué, 400.000 pour une population globale d’environ 68 millions d’habitants. Beaucoup des titres de la presse juive ont disparu. En revanche, de nouvelles institutions sont apparues, telles l’Institut universitaire Elie Wiesel, le MAHJ ou le site Akadem, qui, à côté des titres de presse et des associations historiques (L’Arche, le centre Medem-Arbeiter ring, le cercle Bernard Lazare, etc.), jouent un rôle très dynamique dans la diffusion et l’approfondissement de la culture juive en général, et du livre juif en particulier. Des universitaires spécialistes de littérature (Philippe Zard, Francine Kaufmann, Maxime Decout, Antoine Compagnon, Michèle Tauber, Aurélie Barjonet…) y interviennent régulièrement ou ponctuellement. Il faut également mentionner la revue K, qui développe une réflexion essentielle sur le judaïsme européen, et publie souvent des textes d’écrivains juifs francophones. Pour l’instant, l’échange est à sens unique, et la part des écrivains juifs de langue française à l’université reste réduite. Peut-être les choses vont-elles changer, là aussi.
Maxime Berges — Un sentiment persiste dans les scènes de reconnaissance que vous étudiez, il semble qu’on reproche toujours aux écrivains juifs de l’être trop ou pas assez. Trop juifs pour la presse généraliste, et pas assez pour la presse communautaire… Est-il seulement possible d’être juif en littérature ? La question se pose notamment lorsque vous parlez de Roger Ikor qui a obtenu le prix Goncourt en 1955 pour Les Eaux mêlées. Il semble, d’après les reproches que lui adresse le critique Arnold Mandel, que le souci ne soit pas tant qu’Ikor écrive sur la communauté et les traditions juives, mais qu’il trahisse les faits en écrivant une fiction. En d’autres termes, donc, l’écrivain juif a-t-il droit au roman ? ou est-il condamné aux genres factuels (témoignages, souvenirs, autobiographies...) ?
Nelly Wolf — Mandel ne conteste pas à Ikor, ni à Schwarz-Bart, d’ailleurs, le droit d’écrire un roman juif. Lui-même, Mandel, écrit des romans. En revanche, il reproche à Ikor ou à Schwarz-Bart de ne pas avoir les compétences juives suffisantes pour écrire un roman juif. C’est la part documentaire des Eaux Mêlées ou du Dernier des Justes qui, pour lui, est déficiente. Le Juif a droit au roman, à condition d’être vraiment juif. Bien entendu, c’est là que les ennuis commencent, car qu’est-ce qu’un vrai Juif ? Les définitions, comme on sait, sont nombreuses à ce sujet. Pour Mandel, un vrai Juif doit connaître sa tradition, ses textes, ses rituels de manière précise. Il adopte une posture savante. Il manifeste une grande impatience, et même une certaine violence envers les Juifs qui, selon lui, ne font pas l’effort de s’intéresser à leur propre culture. Il y a, chez Mandel, comme chez d’autres intellectuels juifs, une angoisse de la disparition du peuple juif. La Shoah a cassé la chaîne de transmission du judaïsme. Des milliers d’enfants, d’adolescents, de cadres communautaires ont été assassinés. Les jeunes qui ont vécu les années de guerre dans la clandestinité n’ont pas eu accès à l’étude. Beaucoup de familles, après la guerre ont, par peur, par colère, ou par idéologie, rompu avec les traditions. Ce processus d’assimilation existait déjà avant, mais il a été amplifié. Comme il y a diverses manières de vivre sa judéité ou son judaïsme, on est en effet toujours trop juif ou pas assez et les écrivains sont exposés à vivre cette alternative.
À l’extérieur du monde juif, les enjeux sont un peu différents. Pour un critique antisémite comme Émile Henriot, du Monde, un écrivain juif sera toujours trop juif. Mais il y a aussi des romans qui sont jugés suffisamment juifs, notamment ceux qui apportent la dose d’exotisme, de stéréotypes ou d’émotions attendus.
Plus généralement, on observe souvent chez les groupes minoritaires, stigmatisés ou discriminés, une anxiété autour de la fabrication et de la publication de l’image de soi. Contrôler cette image devient un enjeu brûlant. Quelle est la bonne image du groupe, ou le bon discours sur le groupe ? Et qui détient la légitimité de la représentation du groupe ? On le voit avec la question de la représentation du peuple en littérature. À partir du moment où les Goncourt affirment que les « basses classes » ont « droit au roman », le débat commence. Qui a le droit d’exercer ce droit ? Qui a la légitimité de faire un roman sur le peuple sans le trahir ? L’écrivain bourgeois ? L’écrivain ouvrier ? Mais qu’est-ce qu’un écrivain ouvrier ? Et qui est un vrai ouvrier ? Je crois qu’on tourne un peu autour des mêmes interrogations sans fin avec la question de l’appropriation culturelle.
Une mémoire en danger ?
Justine Brisson — Dans votre livre, vous faites le choix de ne vous concentrer que sur le Juif imaginé en tant qu’il est Juif. « Le Juif imaginé », écrivez-vous dans l’introduction, « est un Juif, ou une Juive, qui s’imagine à travers des postures publiques et des fictions narratives » (p. 11). Ce livre ne se veut donc pas une réflexion sur l’image des Juifs ou la représentation de la judéité dans la littérature française, ce qui exclut, par exemple, des auteurs tels que Blanchot ou Duras. Que faire du cas très particulier et éminemment problématique des écrivains non-juifs qui usurpent une identité qui n’est pas leur, à l’instar de Wilkomirski ou de Defonseca ? Derrière cette posture de l’imposture, n’y aurait-il pas quelque chose comme un « non-Juif imaginé » ?
Nelly Wolf — Ces impostures de la judéité me gênent beaucoup. Il y aurait une étude à leur consacrer, peut-être existe-t-elle d’ailleurs déjà, mais ce n’est pas mon objet. L’idéalisation du destin juif me semble très étrange. Ce phénomène d’identification ou de mythification de la victime de la Shoah découle d’une volonté d’être au plus près de ce qui apparaît à un moment comme symboliquement et historiquement désirable. Nathalie Azoulai en parle dans Les Manifestations (2005), avec le personnage de Virginie Tessier, qui regrette de n’être pas juive, dans un contexte de popularisation du récit de la Shoah. Comme s’il y avait là quelque chose d’une humanité ultime dont on ne voudrait pas être exclu. Sans compter qu’il y aussi des stratégies de placement… Tout d’un coup, c’est l’histoire à raconter. C’est une mode, qui se retourne par ailleurs complètement aujourd’hui.
Justine Brisson — Pourtant, des récits ou romans qui racontent la Shoah continuent de paraître, avec plus ou moins de succès… Récemment, on peut penser à Isaac (2019) de Léa Veinstein, à La Carte postale (2021) d’Anne Berest, ou aux Presque sœurs (2022) de Cloé Korman.
Nelly Wolf — En effet, chaque rentrée littéraire apporte son lot de romans, de récits et de témoignages ayant la Shoah pour sujet. Certains sont des textes nécessaires, d’autres le sont moins.
Maxime Berges — Pensez-vous que les événements du 7 octobre et ce qui a suivi peuvent susciter une nouvelle littérature, une nouvelle manière d’imaginer sa judéité, qui nécessiterait de proposer une version revue et augmentée de votre ouvrage ?
Nelly Wolf — Difficile de répondre à une telle question. Après le 7 octobre, il y a eu la guerre à Gaza, et l’effacement du 7 octobre. Pour l’instant, ce qui domine chez beaucoup de Juifs, c’est un sentiment de solitude et de précarité. Est-ce si nouveau ? Est-ce que cela va modifier le récit juif ? Je ne sais pas. En tout cas, la situation n’incite pas à l’optimisme.
Justine Brisson — La situation vous semble-t-elle inédite ? Vous expliquez dans Le Juif imaginé qu’il existe depuis les années 1960 « un retournement de la symbolique victimaire attribuant au Juif, sous la forme du soldat de Tsahal, la place du bourreau » (p. 292), notamment dans le contexte du conflit israélo-palestinien. À ce titre, comme vous l’écrivez, « [l]a mémoire de la Shoah produit des effets pervers », elle en vient à « nourrir l’antisémitisme qu’elle était censée combattre » (p. 296). La recrudescence d’actes antisémites depuis le 7 octobre est-elle le symbole d’une rupture, ou y voyez-vous plutôt une continuité ?
Nelly Wolf — Les deux : continuité et rupture. La création et l’existence de l’État d’Israël ont toujours été contestés. Israël s’est heurté au refus des États arabes au moment du partage de la Palestine, puis très rapidement aux attaques du bloc soviétique soutenu par ses alliés en Afrique et en Amérique latine et par les gauches radicales dans les pays démocratiques. Dès le début, la relativisation, voire la négation de la Shoah, l’assimilation du sionisme au racisme, et les clichés antisémites ont fait partie de l’argumentaire de base des adversaires d’Israël. Ce qui frappe, dans cette histoire, c’est la focalisation obsessionnelle sur le conflit israélo-palestinien, comme si aucun autre conflit n’était digne d’attention dans le monde ; c’est la haine obsessionnelle d’Israël, État criminel, raciste, discriminatoire, rebut des nations, comme s’il n’existait sur la planète aucune dictature sanguinaire, aucun régime oppresseur méritant une réprobation équivalente. Ni la répression des Kurdes, ni celle des Ouighours ne mobilisent les campus ou la une quotidienne du Monde. Les conférences de l’ONU contre le racisme (Genève 1978, 1981 ; Durban 2001) ont systématiquement tourné au lynchage d’Israël. Cela n’a pas changé aujourd’hui, alors qu’une nouvelle guerre fait rage. Pour les médias nationaux, pour l’opinion de gauche en Europe et aux États-Unis et pour une large partie de l’opinion mondiale, il n’y a qu’un coupable, Israël. Le 7 octobre a été oublié, la responsabilité du Hamas dans les souffrances de la population gazaouie n’est jamais questionnée. Seuls comptent les abus, l’acharnement et la violence imputables à l’armée et au gouvernement israélien, dont je ne nie pas la réalité, bien sûr. La rupture, ce qui a changé aujourd’hui, c’est qu’une étape qualitative a été franchie. Alors même que beaucoup d’États arabes reconnaissent désormais la légitimité de l’État hébreu, la destruction d’Israël, sous prétexte d’anticolonialisme, est devenue un mot d’ordre commun à la gauche radicale des pays démocratiques, au « Sud global » et à différents mouvements terroristes propalestiniens. L’accusation de génocide portée par l’Afrique du Sud à l’égard d’Israël auprès de la Cour internationale de Justice (CJI) marque aussi une étape, dans la mesure où elle tend à donner une consistance juridique à une opération de retournement symbolique qui restait jusque-là cantonnée dans le domaine idéologique. Auparavant, déjà, Gaza, la Cisjordanie était régulièrement comparée au ghetto de Varsovie, ou même à Auschwitz ; les soldats israéliens à des nazis… tout cela ne date pas d’hier. Cette phraséologie appartient aussi au vocabulaire de l’antisionisme juif, et se retrouve également parfois dans les discours de l’extrême-gauche israélienne. Cela relève à la fois de la malveillance, de la méchanceté, du goût de la provocation, et dans certains cas, de l’ignorance la plus totale des réalités historiques.
Cependant je vois dans cette précipitation à légaliser l’accusation de génocide à l’encontre de l’État juif un désir ardent de se débarrasser, en Europe tout au moins, du poids de la Shoah et le souhait tout aussi ardent de pouvoir renouer, enfin, avec un antisémitisme qui serait redevenu licite. Si les Juifs commettent un génocide, c’est bien qu’ils ont mérité le leur. Il me semble qu’au fond, ce qu’on ne supporte pas avec Israël, c’est l’avènement d’une souveraineté nationale juive. Comme si toutes les aspirations des peuples à avoir un Etat étaient légitimes, sauf celle des Juifs. C’est pour cela que l’antisionisme est un antisémitisme, même si le terme de sionisme est employé à tort et à travers. Les conflits israélo-palestiniens ont toujours entraîné une « recrudescence » des actes antisémites partout dans le monde, sur la base d’un antisémitisme latent. Il y a des périodes de latence, mais dès qu’un conflit éclate, les tensions s’exacerbent. On se souvient de la seconde Intifada et de ses répercussions en France. Aujourd’hui, les formes que prend l’antisémitisme sont peut-être plus frontales encore : un frein a été levé. Les réseaux sociaux n’y sans doute sont pas pour rien.
Maxime Berges — Quand vous avez fondé le séminaire avec Maxime Decout, avez-vous rencontré des réticences ?
Nelly Wolf — Non, aucune réticence. À l’université de Lille, là où le séminaire « Écrivains et artistes juifs » a débuté, notre équipe de recherche, Alithila, prenait même en charge les frais des conférenciers ; elle assumait les frais d’affichage, relayait la diffusion des annonces, ce qu’elle fait encore aujourd’hui. L’enregistrement des conférences sur Zoom et la mise en ligne des vidéos passent également par les services de l’université de Lille. Désormais nous bénéficions aussi du soutien de Sorbonne Université, où Maxime Decout exerce comme professeur. À son commencement, le séminaire était en dehors des cursus. Ce n’était ni un séminaire doctoral ni un séminaire de master, mais un séminaire d’équipe. Puis est arrivé un moment où les étudiants ont dû valider une partie de leurs crédits de master ou de doctorat en suivant des conférences, et de ce fait, le séminaire a trouvé une place dans les cursus, même si cette place était un peu marginale et précaire. Beaucoup de monde assistait alors régulièrement aux séances, et c’était intéressant, car les étudiants qui venaient, qui n’étaient pas juifs, dans leur majorité, ni familiers de ce sujet, pouvaient découvrir une littérature, une culture, des objets de connaissance dont ils n’avaient pas forcément entendu parler, sinon vaguement. C’est une ouverture qui leur était proposée, et qui continue à l’être.