La verve du contournement, ou Théophile Gautier « critique-spectateur »
1Le remarquable travail d’édition des Œuvres complètes de Théophile Gautier entrepris par Patrick Berthier voici plusieurs années arrive (presque) à son terme. Il semblait d’abord qu’une vingtaine de volumes pût présenter l’ensemble de la critique théâtrale, distribuée en plusieurs livres. Le volume qui paraît comme les précédents aux éditions Honoré Champion est déjà… le dix-neuvième. Il retrace seulement deux années, correspondant aux articles publiés par le « critique-spectateur1 » dans le Moniteur, de juin 1867 à la fin de l’année 1868, et le Journal officiel, de janvier à mai 1869. Les feuilletons, plus ou moins longs, se déploient sur plus de 700 pages. Patrick Berthier justifie l’importance du volume, en précisant dans son introduction : « Si deux ans tiennent en un seul volume, c’est moins à cause de lacunes dans le nombre des feuilletons (en août 1868, pour cause de vacances à Genève chez Carlotta Grisi2) que parce que certains d’entre eux sont plus courts, et/ou partagés entre le théâtre et d’autres sujets, artistiques ou littéraires » (p. 9). Et d’ajouter : « le passage de 1868 à 1869 est marqué par le “déménagement” apparent de Gautier feuilletoniste, qui passe du Moniteur universel au Journal officiel de l’Empire français » (ibid.). Il note enfin qu’en octobre 1868, Théophile Gautier devient le bibliothécaire particulier de la princesse Mathilde, « suite au décès de François Ponsard qui occupait la fonction » (ibid.). Ponsard, dont on lit la « Nécrologie » (p. 51), mais aussi celles de Félicien Mallefille3 (p. 165) ou de Berlioz, cette « gloire éclatante » (p. 623), car ils disparaissent tous à cette période : « Comme le siècle se dépeuple ! et combien de ceux qui se sont mis en marche avec lui sont restés sur le bord du chemin ! » (ibid.). Lui-même se rend compte que sa santé décline et que la lassitude s’installe entre les lignes. Si sa plume est pourtant toujours aussi alerte, sa verve de critique-spectateur4 contourne les propos attendus : les lecteurs surprennent des notices nécrologiques au milieu de recensions théâtrales ; des éloges au miroir des désaveux ; des propos tranchés à la place de la nuance qui caractérisait les feuilletons précédents ; des conseils pour ne pas heurter le public français (p. 177)5 « qui réclame, avant tout, de l’action, une intrigue, des décors, des costumes et des maillots roses » (p. 234). Public, ajoute-t-il quand il rédige le feuilleton sur la Lucrèce de Ponsard (3 mai 1869), qui est « naturellement classique » (p. 674, nous soulignons). Théophile Gautier continue coûte que coûte mais quelque chose l’oblige à ce contournement dans son art d’écrire, d’autant plus que ces années sont marquées par d’innombrables reprises théâtrales6, comme Hernani, jouée le 20 juin 1867 qui ne déclenche plus de bataille7, mais participe du prestige national des manifestations qui entoure l’Exposition universelle8 (la seconde à Paris, après celle de 1855). En 1868, c’est la comédie Kean ou Désordre et génie de Dumas père qui est rejouée, ce qui permet à Gautier de suggérer qu’en cet autre temps, il ne faisait pas partie « de ces mortels privilégiés » qui ont pu la voir (p. 261), ce « tout Paris » aisé et féru de théâtre. Ce renouveau des pièces du passé joue aussi le rôle d’anamnèses qui le replongent « tout vif dans le temps de sa jeunesse » (p. 10, p. 31, p. 30 quand il décrit le « parfum de vieilles mœurs et de respectable galanterie »), car dans ce volume l’on perçoit à plusieurs reprises un regret devant le spectacle du romantisme qui s’essouffle, comme ici :
Gastibelza, l’homme à la carabine, cette guitare profondément espagnole de Victor Hugo, avait inspiré à Monpou une mélodie sauvage et plaintive, d’un caractère étrange, qui resta longtemps populaire, et que nul romantique, s’il en reste encore, n’a oubliée (p. 153, nous soulignons).
2Ou encore :
Quand on a, comme nous, assisté aux grandes premières représentations de l’école romantique, champs de bataille de luttes littéraires opiniâtres, on éprouve un plaisir mêlé d’une certaine mélancolie à revoir après tant d’années ces œuvres qui passionnaient si vivement les générations d’alors et qui furent l’éblouissement de notre jeunesse (p. 114).
3Signalons encore les pièces Mercadet de Balzac, son Vautrin (p. 640), et surtout l’Antony d’Alexandre Dumas père, l’une des plus rejouées à cette époque (p. 114-120).
4Mais Gautier reste aussi Gautier – malgré les affres de la vie. S’il écrit de beaux comptes rendus de ces pièces célèbres, il analyse des œuvres plus modestes, parfois en simple critique (p. 233-236 ou le vaudeville d’Alphonse Daudet, Le Sacrifice, qui en est un magnifique exemple, p. 588), parfois aussi en théoricien qui digresse allégrement (p. 219, p. 249 sur le principe ésotérique de la « métempsychose ») ou les réflexions sur son temps, comme quand il affirme qu’« il est visible que la tragédie ou même le drame sur un sujet pris dans l’histoire n’intéresse plus la foule » (p. 26, p. 75) – même si Gautier suggère au détour d’une phrase que l’on adapte encore, en 1868, certains romans de Walter Scott (p. 185, p. 219) et que lui-même assume de l’aimer : « Oui, nous aimons encore le châtelain d’Abbotsford9, dût cela faire sourire la jeune génération10 » ; sur les transports du xixe siècle (p. 45) ; sur la langue anglaise (p. 55) ou le peuple japonais (p. 60) ; sur les femmes avec « les débuts de Mlle Azella » (p. 89), sur Mme Prébois, « femme d’esprit et de talent » (p. 147) ou à propos du personnage d’Ernest Legouvé, Miss Suzanne (p. 163) « qui ne baisse pas les yeux ». Enfin, la toute jeune Sarah Bernhardt, étoile montante des théâtres parisiens dont la beauté « convient au rôle de Julia Vidal, beauté sérieuse et un peu tragique » (p. 482). D’ailleurs, il engagera tout au long de ces années, une réflexion sur la notion de « classicisme » des romantiques (p. 32-33), bien avant les travaux universitaires de Pierre Moreau11, ou sur la métrique (p. 66).
5Le feuilletoniste aime aussi à louer ses amis ou les grands noms de la littérature comme George Sand (p. 57, p. 81), Balzac (p. 84, p. 190-194, p. 452 où Gautier s’étonne du peu de succès de l’auteur de Peau de chagrin au théâtre, p. 596) ou Dumas (« Tout ce qu’Alexandre Dumas a touché, à la vie dramatique persistante », p. 262), sans oublier, bien évidemment, Shakespeare qui est présent presque à chaque page (p. 108, p. 154-162 sur la reprise de Hamlet par Dumas et Meurice) : « Shakespeare n’est pas plus anglais que Molière12 n’est français, ils sont tous deux immortels et universels. […] Ils sont partout chez eux » (p. 158) et leurs « œuvres sont absolues », p. 291. À la page 290, l’on découvre un incroyable mélange générique où « une héroïne de ces comédies romanesques de Shakespeare [est] égarée dans l’opéra-comique. » Et d’ajouter le 14 avril 1868, dans le Moniteur universel : « On a fait bien du chemin depuis l’époque où l’on sifflait par patriotisme la troupe anglais, venue en France pour représenter Shakespeare » (p. 321).
6Théophile Gautier n’hésite pas, par goût personnel, à se plonger dans les spectacles de pantomime et de cirque (« ce théâtre sans paroles qui chante les merveilles du corps humain », avait-écrit en 1844) dont il est particulièrement friand, proposant ainsi une réflexion immédiate sur des matières qui ne relèvent pas réellement du théâtre (ce même principe s’était trouvé dans le volume III où Théophile Gautier se métamorphosait en critique d’œuvres d’art ou de musique (comme ici à propos de La Somnambule de Bellini, p. 24-25, p. 43) ou là quand il tente de faire comprendre à ses lecteurs ce que la poésie et la musique ont de différent.
7Ailleurs, il est un recenseur de livres (C’est pour ce soir, bouffonnerie de M. W. Busnach – Mme Moya, etc.). Tout cela non sans un certain humour : « Consommer un bock sur le toit de l’Exposition universelle est une sensation que recherchent les amateurs de bières. Ce serait plus original encore d’absorber la blonde liqueur sur le dernier sommet de l’Himalaya », p. 101). Il poursuit aussi ses comparaisons entre les pièces pour en dégager les variantes et les subtilités intrinsèques, non dénuées d’un certain esprit, qui confirment ses préférences et ses réticences personnelles. Il est attentif aux liens étroits qui existent entre le roman, les « conte[s] de fée, une légende ou une fiction connue de tout le monde » et la pièce qui en découle (p. 171). Tout cela enrichit l’écriture gautierienne dont les feuilletons, remarque avec justesse P. Berthier, « pren[nent] de l’épaisseur », « s’enrichi[ssent] de nuances neuves et de vibration de la vie » (p. 11).
8À l’instar des autres volumes, le travail d’édition de Patrick Berthier est en tous points remarquable. L’érudition, l’immense culture (en cela semblable à celle de Gautier) et la mise en perspective que l'éditeur propose, confirme, page après page, tome après tome, ce qu’il affirmait dans le tout premier volume (p. 28-29) et qui nous servira de clausule :
Théophile Gautier journaliste, c’est le cœur battant du xixe siècle, c’est un regard porté chaque semaine sur sa frivolité et sur sa profondeur. […] Le[s] feuilleton[s] d’un homme intelligent, c’est de l’histoire culturelle en direct.