Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Octobre 2024 (volume 25, numéro 9)
titre article
Cécile Boulaire

Aborder l’album depuis un point de vue international : comparatisme ou paroissialisme ?

Looking at Picturebooks from an International Perspective: Comparatism or Parochialism?
The Routledge Companion to Picturebooks, dir. Kümmerling-Meibauer Bettina, London, New York, Routledge, 2017, 526 p., EAN 9781138853188.

1L’éditeur de ce Routledge Companion to Picturebooks le présente en ces termes :

Containing forty-eight chapters, The Routledge Companion to Picturebooks is the ultimate guide to picturebooks. It contains a detailed introduction, surveying the history and development of the field and emphasizing the international and cultural diversity of picturebooks. […] With ground-breaking contributions from leading and emerging scholars alike, this comprehensive volume is one of the first to focus solely on picturebook research1.

« Composé de quarante-huit chapitres, The Routledge Companion to Picturebooks est le guide absolu des études sur l’album. Il contient une introduction détaillée qui passe en revue l’histoire et le développement du domaine et souligne la diversité internationale et culturelle des albums. […] Grâce aux contributions novatrices de chercheurs éminents ou émergents, ce volume complet est l’un des premiers à se concentrer uniquement sur la recherche portant sur les albums2.

2Il y aurait donc un geste fort (« ultimate », « one of the first », « ground-breaking ») derrière cette publication, qui se voudrait une vitrine de la diversité internationale des albums et des approches théoriques qui les concernent. Pourtant, au-delà de la rhétorique commerciale obligée, ce volume soulève un certain nombre de questions dans les domaines précisément revendiqués par l’éditeur comme des points forts de son projet éditorial : la diversité culturelle et le caractère international des études réunies pour l’occasion. Produit au point de rencontre d’un certain ethnocentrisme et de logiques néolibérales de domination académique, ce volume pourrait bien avoir finalement manqué son objectif : offrir une synthèse pluridisciplinaire et transnationale des regards portés sur l’objet « album », dans la diversité de ses actualisations locales.

3L’ouvrage, de plus de 500 pages, appartient à la fameuse tradition des manuels appelés en anglais « Companion » – qui balisent la quasi-totalité des sujets abordés par les universités anglophones. Rappelons que ces ouvrages, destinés majoritairement aux étudiants de second et troisième cycles, entendent offrir une somme, souvent collective, sur le sujet choisi, afin notamment de faciliter le démarrage de travaux de recherches à son propos. Plus coûteux que les manuels proposés sur le marché français3, ils s’inscrivent dans une économie de l’enseignement supérieur typique du monde anglo-saxon, où les études, y compris en lettres et en sciences humaines, s’appuient massivement sur l’usage de manuels (textbooks) dans les cours, et supposent des étudiants dotés d’un capital économique important. La collection, qui compte des centaines de titres, peut ainsi aborder des thématiques intéressant une large population d’étudiants (par exemple, en lettres, The Routledge Companion to Semiotics) tout autant que des approches beaucoup plus spécifiques visant un lectorat plus restreint et avancé dans son cursus (par exemple The Routledge Companion to Butoh Performance) : l’éditeur peut en effet parier doublement sur la quasi-obligation d’acheter un ouvrage s’il est inscrit au syllabus d’un cours et sur la solvabilité d’une population étudiante qui tient pour acquis que les études supérieures coûtent beaucoup d’argent.

4Ces données permettent de replacer les logiques éditoriales anglo-américaines au point de convergence d’une politique universitaire d’inspiration libérale (le coût des études supérieures de la jeunesse repose sur les individus) et de pratiques pédagogiques universitaires (le cours s’appuie sur un manuel) : le système global d’enseignement supérieur a un impact direct sur les politiques éditoriales qui, en retour, facilitent l’émergence, la visibilisation et in fine la structuration des champs d’études universitaires4. Dans la même logique, la prolifération des collections thématiques (plusieurs milliers si l’on en croit le site internet de Routledge) permet de démultiplier les fonctions de « directeur de collection », titre qui, en régime de bibliométrie envahissante, contribue à monétiser la valeur d’un universitaire sur le marché de la reconnaissance académique.

5Routledge, maison londonienne fondée au milieu du xixe siècle, a été rachetée en 1997 par le groupe Taylor & Francis, lui aussi d’origine britannique, mais dont le rayonnement est aujourd’hui mondialisé. C’est cette maison qui, à l’heure actuelle, édite les deux collections d’essais sur la littérature jeunesse les plus importantes, en termes quantitatifs, dans l’espace académique international. Fait remarquable, bien que la maison soit originellement britannique, toutes deux sont depuis leur création dirigées par des universitaires américains. « Children’s Literature and Culture » (153 titres), fondée par Jack Zipes en 1994, dirigée ensuite par Philip Nel, est désormais entre les mains d’Elisabeth Marshall (Simon Fraser University) et Kenneth Kidd (University of Florida) ; si elle intègre depuis 2011 le champ des « childhood studies », elle est présentée comme « la plus ancienne collection consacrée à l’étude de la littérature et de la culture enfantines dans une perspective nationale et internationale » (présentation en ligne de l’éditeur). « Studies in Childhood, 1700 to the Present » (quarante-deux titres), collection à visée historicisante centrée sur les représentations de l’enfance, est dirigée depuis sa fondation en 2012 par Claudia Nelson (Texas A&M University).

6Si l’on se concentre sur la première de ces collections (la plus spécifiquement consacrée à la littérature pour la jeunesse), on constate qu’elle est dédiée de manière quasi systématique aux corpus anglophones : plus d’un titre sur trois est consacré de manière exclusive à la littérature d’un ou plusieurs pays anglophones, majoritairement britannique5 – et les intitulés des volumes qui abordent une thématique sans inscription géographique explicite montrent une très nette prédominance des littératures britannique et américaine6. On constatera donc, sans surprise, qu’en 2024 un éditeur « international » publiant dans la langue des échanges universitaires, l’anglais, propose un catalogue qui associe la domination linguistique de l’anglais à la domination culturelle du monde anglo-américain.

7Dans la collection « Children’s Literature and Culture », les études consacrées spécifiquement à l’album sont très minoritaires : sept en tout. On y trouve cependant les deux auteurs, anglophones tous deux, les plus cités au monde : Maria Nikolajeva, universitaire d’origine russe ayant fait carrière en Suède puis à Cambridge (How Picturebooks Work, avec Carole Scott, 2006) et Perry Nodelman, universitaire canadien, auteur lui aussi d’une « Bible », Words About Pictures, publié chez Georgia Press en 1988, mais dont un volume « anniversaire » paraît chez Routledge en 2017 (More Words About Pictures). Autrement dit, la réunion de ces deux noms dans la collection fait de celle-ci the place to be pour un ou une universitaire qui souhaiterait se faire reconnaître, à l’international, dans les études sur l’album.

8De Bettina Kümmerling-Meibauer, qui coordonne ce Routledge Companion to Picturebooks, on peut avant tout dire qu’elle est une autrice prolifique. Un rapide coup d’œil sur le catalogue de Routledge apprend en effet qu’elle y a dirigé ou codirigé pas moins de neuf volumes entre 2010 et 2022 : quatre paraissent dans la collection phare « Children’s Literature and Culture », les autres trouvent place dans des collections variées7. Dans le même temps, à partir de 2014, elle dirige chez l’éditeur néerlandais John Benjamin une collection en langue anglaise intitulée « Children’s Literature, Culture, and Cognition » (dix-sept volumes parus), en partenariat avec deux autres chercheuses respectivement suédoise (Elina Druker, université de Stockholm) et danoise (Nina Christensen, université de Aarhus). Au sein de cette collection, dont les auteurs sont cette fois majoritairement européens, Bettina Kümmerling-Meibauer codirige trois volumes collectifs (en 2015, 2017, 2023). Elle dirige par ailleurs, durant la même période, pas moins de sept autres volumes collectifs, en allemand, anglais ou espagnol. On peut donc considérer, au vu de cette productivité (dix-neux volumes collectifs dirigés depuis 2010, soit un volume et demi chaque année), que Bettina Kümmerling-Meibauer s’est constituée en figure centrale de l’édition des recherches internationales sur la littérature pour la jeunesse, et en particulier sur l’album.

9Dans le contexte actuel, où l’attention extrême portée à la bibliométrie individuelle des chercheurs va de pair avec une concentration des collections entre peu de mains (du fait du rachat des petites maisons par de grands groupes internationaux), une telle activité a des effets de visibilité évidents, qu’on peut examiner à partir des concepts de « centre » et de « périphérie »8. En créant une nouvelle collection au sein d’une maison d’édition académique européenne, donc « périphérique », l’universitaire allemande ouvre des débouchés de publication supplémentaires à des chercheurs dont les travaux pourraient ne pas trouver leur place dans une collection extrêmement centrée sur le monde anglophone. Et en publiant un nombre considérable de volumes collectifs chez ce même éditeur dominant, elle investit aussi l’espace « central » de publication, opérant en quelque sorte par « saturation thématique » puisqu’elle publie aussi bien sur l’album que sur la cartographie en littérature jeunesse, sur l’avant-garde artistique et littéraire ou le manga. Ces volumes étant systématiquement des collectifs, ils ouvrent aux chercheurs qu’ils réunissent la possibilité d’accéder à leur tour à cette fonction désormais cruciale de l’existence académique, la publication d’articles référencés dans des bases de données internationales (Routledge appartient au groupe Taylor & Francis ; l’éditeur néerlandais John Benjamin indique sur son site que la collection « Children’s Literature, Culture, and Cognition » est indexée par Book Citation Index (BCI) et Scopus, propriété d’Elsevier).

10Une telle activité d’animation de réseaux scientifiques et de publication collective a de réels effets à l’échelle de la communauté des chercheurs en littérature pour la jeunesse : en multipliant les occurrences éditoriales, qui plus est chez des éditeurs en position dominante, elle contribue à la visibilité d’un champ, et donc à sa reconnaissance académique. Mais on peut aussi considérer, sans irénisme, que dans un monde académique aujourd’hui concurrentiel, une telle productivité consiste aussi à « occuper », par une activité éditoriale intense, un territoire intellectuel, les études sur le livre pour enfants, et notamment la « niche » auparavant assez peu développée9 des études sur les albums.

11À la lumière de ces observations, il est permis de proposer sur ce Routledge Companion to Picturebooks un point de vue inscrit dans une « géopolitique du savoir ». Parce qu’il est publié en anglais, la « langue mondiale » monopolistique10, chez un éditeur anglo-américain emblématique des excès du « publish or perish » capitaliste, et dirigé par une chercheuse manifestement en quête d’une forme de monopole académique, on peut aussi regarder ce volume, au-delà des textes qu’il réunit, comme l’expression de ces monopoles enchâssés.

12On pourra ainsi observer que ce volume d’ambition encyclopédique (selon l’esprit de la collection), aux cinquante-cinq contributeurs internationaux, est massivement dû à des chercheurs de pays anglophones (vingt-huit chercheurs, soit la moitié, dont dix-huit d’Amérique du Nord). Au-delà de ce noyau américain et anglophone, on observe une domination nette des chercheurs provenant de l’Europe du Nord de culture protestante (seize en tout, dont neuf viennent d’Allemagne) : ce qu’une chercheuse, sans percevoir l’ironie de son observation, qualifie dans son chapitre de « Global North11 ». En regard de cette domination12, on compte seulement cinq représentants des pays européens latins, dont aucun d’Italie (une chercheuse de France, quatre d’Espagne), un seul représentant des Balkans (Croatie), un seul du Moyen Orient (Turquie), un seul représentant d’Amérique du Sud (Venezuela), aucun représentant du continent africain, d’Asie ni du monde russe. La précocité et l’exceptionnalité des réalisations russes dans le domaine de l’album au cours du premier xxe siècle, la qualité singulière des albums produits au Japon puis en Corée depuis les années 1980 et 1990, la vigueur extraordinaire de la production d’albums en Chine et dans le sous-continent indien en ce début du xxie siècle auraient pu faire espérer qu’il leur soit consacré des études au sein de ce volume. L’absence de chercheurs issus de ces aires culturelles révèle donc en creux que le volume n’ambitionne ni d’offrir un panorama d’amplitude diachronique, ni d’ouvrir la perspective au-delà du « Global North ».

13Ce déséquilibre dans la représentativité des auteurs de ce « Companion », et les angles morts qu’il révèle, nuance ainsi la portée de toutes les affirmations un tant soit peu générales qui pourraient s’y exprimer – ainsi de la phrase : « It is widely acknowledged that picturebooks play an important role in the international book market13 » qui ouvre quasiment l’introduction (p. 1). On observe de fait un balancement perpétuel entre une volonté de reconnaître en théorie la diversité et la variabilité des artefacts culturels (ainsi l’introduction rappelle-t-elle que la langue espagnole ne marque pas la distinction entre « album » et « livre illustré »), et un tropisme insistant qui conduit les auteurs à tenir finalement pour universel ce qui est leur ordinaire. Ainsi de Bettina Kïmmerling-Meibauer elle-même, qui termine par ces mots le paragraphe consacré à la dénomination de l’album :

Against this background, and to emphasize the particularities of the picturebook as a unique art form, this companion uses the one-word version, thus following the suggestions by renowned researchers in the field. (p. 4, c’est moi qui souligne.)

Dans ce contexte, et pour souligner les particularités de l’album en tant que forme d’art unique, ce guide utilise la dénomination « picturebook » [au lieu de picture book, autre formule en usage] en un seul mot, suivant ainsi les suggestions de chercheurs renommés dans ce domaine14.

14L’autorité d’un noyau de chercheurs anglophones (autorité en partie reconnue comme auto-entretenue) est présentée ici comme l’emportant sur une analyse raisonnée de la diversité possible des approches, y compris la plus élémentairement linguistique. Cette tentation d’universaliser un objet né dans l’Angleterre du xixe siècle – mais aussi plus largement élaboré dans l’espace d’Europe du Nord – conduit l’éditrice du volume à ouvrir le recueil sur d’imprudentes généralisations, alors qu’on aurait pu tout du moins espérer une ouverture internationale sur la diversité des actualisations de son objet au sein même du « Global North ».

15Ces importantes réserves d’ensemble appellent à être confrontées à une lecture plus linéaire de l’ouvrage, à commencer par sa structure générale. Les quarante-huit chapitres sont répartis en cinq parties, dont trois d’entre elles apparaissent cohérentes et nourries (douze à quatorze chapitres) : la première, intitulée « Concepts », la deuxième, « Catégories d’albums » et la quatrième, « Approches disciplinaires ». Les deux autres, de petite taille (respectivement quatre et cinq articles pour « 5. Adaptations [livresques et vers d’autres médias] » et « 3. Interfaces [entre albums et autres médias] »), auraient gagné à être réunies en une seule. Cette table des matières, et de même la liste des chapitres à l’intérieur de chaque partie, n’échappe pas à une logique typologique, mais c’est là l’écueil et l’intérêt à la fois de ce genre d’ouvrage collectif à visée encyclopédique : il ne suppose pas une lecture linéaire, que la répétition des formats rendrait pénible, mais au contraire une lecture « à l’unité », impliquant de ce fait un certain nombre de redites d’un chapitre à l’autre. Le lecteur est en effet supposé trouver condensé, dans chacun des chapitres, l’essentiel de ce qui a été dit au préalable et de ce qu’il faut savoir.

16On ne pourra donc que conseiller à un étudiant en début de cursus de recherche (master, début de thèse) de découvrir les entrées les plus classiques de cet ouvrage, consacrées par exemple à la mise en page (chapitre 3, Megan Dowd Lambert15), à ce qu’on appelle un album « crossover » (21, Sandra L. Beckett), à la question du plurilinguisme (25, Nancy L. Hadaway et Terrell A. Young), au lien entre albums et recherches sur la littératie (35, Evelyn Arizpe, Jennifer Farrar et Julie McAdam), à l’intérêt des albums du point de vue de la psychologie du développement (36, Elaine Reese et Jessica Riordan) ou aux points de convergence entre les études sur l’album et la traductologie (44, Riitta Oittinen). En général rédigés par des chercheurs et chercheuses ayant déjà beaucoup publié sur le sujet, ces chapitres ont le mérite de présenter une très bonne synthèse de la réflexion actuelle en contexte occidental, avec une structuration claire du champ des recherches – la manière dont elles ont émergé, se sont ramifiées et organisées, les tendances qui s’y observent aujourd’hui. On peut être plus réservé lorsque les textes abordent des enjeux et approches disciplinaires très spécifiques, comme les émotions (11), les études cognitives (37) ou la linguistique (38) alors que les auteurs ne sont pas spécialistes de ces domaines de savoir.

17L’approche typologique, rendue inévitable par l’ambition de « faire le tour » des études sur l’album, finit toutefois par étourdir le lecteur, lorsqu’elle se décline de la table des matières du volume à la structuration d’un chapitre lui-même. C’est malheureusement le défaut d’un grand nombre de textes, quand l’auteur ne parvient pas à dégager de son sujet une perspective épistémologique ou même historiographique et se contente alors d’énumérer ce qu’on pourrait dire de l’album depuis tel ou tel point de vue, empruntant aux « théories-emballages » dénoncées par Richard Shusterman16 ; celles-ci révèlent vite leurs limites, comme on va le voir plus loin. Ce défaut se concentre évidemment dans la deuxième partie du volume, qui aborde les albums par sous-catégories : albums pour bébés, abécédaires, albums sans texte, etc.

18Mais l’un des reproches majeurs que l’on peut formuler à l’échelle de ce volume tient à la concentration extrême et comme caricaturale des exemples à partir desquels s’élabore la réflexion. Conséquence du déséquilibre radical de provenance géographique, linguistique et culturelle des auteurs, le corpus de référence sur lequel s’établit l’ensemble des analyses frappe par son homogénéité. La plupart des chapitres ne citent, on l’a vu, que des albums anglais et américains : Maurice Sendak, Anthony Browne et Shaun Tan y figurent le « trio » de tête puisqu’ils sont cités respectivement 66, 52 et 39 fois dans le volume, tandis qu’on ne compte pas les chapitres qui n’évoquent pas un seul album écrit dans une langue autre que l’anglais, ou paru initialement dans un pays non anglophone.

19Quant à la littérature secondaire, on ne peut manquer de s’étonner de la convergence des corpus critiques convoqués par les auteurs, qui semblent systématiquement se référer à Bakhtine, Barthes et Foucault – soit la vulgate pour les premiers cycles universitaires américains de la French Theory post-structuraliste… celle-là même qu’Isabelle Alfandary qualifie de « produit de contrebande » dans un article récent17. Cette convergence étroite des corpus d’œuvres, des références critiques et des provenances linguistico-culturelles des chercheurs ne pouvait que produire un résultat lui-même myope. Le resserrement des options épistémologiques sur un mince faisceau de courants de pensée, la révérence quasi obligée pour un petit nombre de chercheurs et de volumes consacrés à l’album, l’étroitesse du corpus montée artificiellement en « canon » international ne peuvent que présupposer une cécité à la diversité des pratiques culturelles, des modalités de lecture, des ambitions possibles d’une littérature en albums réduite ici à une « écume » peu mise en débat.

20Ces réflexions amènent à identifier un problème épistémologique central, dans la globalité de ce volume. J’ai souligné en introduction la parenté profonde entre les découpages disciplinaires opérés par les universités (via les domaines d’enseignement et les champs de recherche) et l’organisation du savoir promue par les éditeurs académiques via l’organisation de leurs collections : les uns et les autres se nourrissent mutuellement. Or en France, les livres pour enfants, et en particulier les albums, n’ont jamais fait l’objet d’une identification claire et nette en tant qu’objets de formations universitaires et en tant qu’objets de recherches, au point que l’inventaire des lieux de formation ainsi que des inscriptions institutionnelles et disciplinaires de ces formations est toujours à refaire18. Ce flottement témoigne évidemment de la difficulté à définir un objet, l’album, dont la dimension transdisciplinaire est un perpétuel défi aux assignations. Dans le monde anglo-saxon au contraire, les études sur la littérature pour la jeunesse font depuis longtemps l’objet d’un discours institutionnel extrêmement balisé, avec ses diplômes, ses revues, ses instances internationales, ses congrès à date fixe, etc. Un regard sociologique constaterait de nouveau que le champ est déjà bien encombré, au point qu’on ne peut s’y faire une place qu’en ouvrant de « nouveaux fronts » à la périphérie. L’actuelle structuration des « picturebook studies » résulterait, dans une telle perspective, de la nécessité de circonscrire un « champ » à partir duquel on puisse installer discours, pratiques et positions de pouvoir. Le corollaire de cette démarche, qui relève de la tactique académique, c’est que se définir un sous-champ sur mesure condamne à ne régner que sur un mouchoir de poche, dans une balkanisation effrénée du champ littéraire. D’où le paradoxe d’abord intrigant, puis très vite embarrassant de ce volume : à revendiquer à longueur de chapitre l’existence, l’autonomie, la cohérence épistémologique d’un champ d’études (les « picturebook studies ») organisé autour d’un objet lui-même cohérent et bien délimité (les « picturebooks »), le volume se condamne à ne pouvoir traiter cet objet qu’en proclamant en permanence la nécessité d’« hybrider » son regard, de « croiser » sa démarche avec d’autres, d’observer attentivement les « frontières » et les « zones de superposition »… Ce défaut provient directement d’une approche théorique qui découpe le réel en petites unités, « théories-emballages » évoquées plus haut, que Florent Coste démonte dans un ouvrage récent : « Elles ont ceci de peu enthousiasmant qu’avec des concepts en forme de boîtes, elles classent proprement et rangent hygiéniquement des objets avec lesquels on garde ses distances et qu’on ne touche pas. On garantit une forme d’ordre et on satisfait du même coup un désir de maîtrise. Le problème [est] que les cloisons cèdent rapidement et que les typologies se brouillent vite19. »

21L’absence quasi totale de perspective historique comme le rejet évident de toute approche socio-économique favorisent cette essentialisation20. Dans le même temps, cela condamne à ne pas voir que ce qu’on conçoit comme « zones de contact » ou « hybridations » entre deux objets n’est en réalité qu’une illusion d’optique, puisqu’aucune réelle frontière ne les a jamais divisés en réalité. C’est par exemple frappant toutes les fois où les chercheurs envisagent d’un côté « l’album » et de l’autre « la bande dessinée ». Présenter ces deux objets comme des concepts radicalement exogènes, c’est refuser de considérer qu’ils ont infiniment plus de parentés que de différences sous l’angle historique comme du point de vue des pratiques culturelles, sous l’angle de l’économie et de la circulation des imprimés comme du point de vue d’une sociologie des publics, et même dans une perspective classiquement sémiotique. Ces objets culturels gagneraient plutôt à être considérés dans une perspective holistique faisant droit à l’historicité, à la fluidité des usages, à la labilité des publics et à la richesse des « séries culturelles » telles que les envisage André Gaudreault21.

22Ces limites à caractère structurel – ethnocentrisme, essentialisation, absence de contextualisation sociohistorique, endogamie bibliographique – pourraient paraître rédhibitoires. Ce serait pourtant condamner à l’invisibilité un certain nombre de chapitres qui ont su transcender la contrainte d’une entrée par petites unités, et proposent une réflexion en mouvement. Je relève en particulier le chapitre rédigé par Nathalie Op de Beeck (2. « Picture-Text-Relationships in Picturebooks »), qui part d’une réflexion de ses étudiants : les albums du xxie siècle « fonctionnent-ils » comme ceux des xixe et xxe siècles ? Elle propose dans le peu de pages alloué une réflexion très construite, invitant à la contextualisation multidimensionnelle de tous les objets iconotextuels. Le chapitre 7, « Picturebook and Metafiction », écrit par Maria Cecilia Silva-Diaz, a l’intérêt de récuser la qualification de « postmoderne » pour les albums présentant une dimension métafictionnelle – une audace qu’il faut saluer : elle permet de s’émanciper enfin de la référence obligée à Sipe et Pantaleo22 dès lors qu’on aborde le type de complexité dont les albums des années 1990 sont coutumiers. Silva-Diaz, reprenant Linda Hutcheon23, rappelle en effet que ces marquages discursifs sont présents dès les ouvrages d’Edith Nesbit (dans les années 1900), ce qui rend caduque la désignation par ailleurs très brouillonne de « postmoderne ». L’article de Karen Coats (12. « Gender in Picturebooks ») a le grand mérite d’aborder la question du genre de manière dépassionnée, par le recours à la notion de scripts cognitifs ; son historique des réflexions académiques sur le sujet met bien en évidence les tensions produites par des travaux considérés aujourd’hui comme « fondateurs » dans le domaine des études sur l’album mais qui peuvent aujourd’hui soulever un certain nombre de réserves sous l’angle de la représentation du genre via les personnages24.

23Soulignons par ailleurs l’effort des chercheurs et chercheuses qui sont allés chercher leurs exemples au-delà des limites de l’édition d’albums anglo-américano-australiens, et offrent ainsi au lecteur la possibilité de transférer la réflexion à des corpus un peu plus variés : Helma van Lierop-Debrauwer (9. « Hybridity in Picturebooks »), Cornelia Rémi (16. « Wimmelbooks »), Marie-Pierre Litaudon (17. « Abc books »), Emma Bosch (19. « Wordless Picturebooks »), Nancy L. Hadaway & Terrell A. Young (25. « Multilingual Picturebooks »), Johanna Drucker (28. « Artists Books and Picturebooks, Generative Dialogues »).

24Enfin il faut accorder une mention spéciale au chapitre de Martin Salisbury, « The Education of a Picturebook Maker », qui revient sur la constitution des formations à l’illustration en Angleterre depuis le milieu du xixe siècle. C’est sans doute le chapitre qui articule le mieux l’historicité d’un objet à travers la manière dont on a pu enseigner à le produire. Salisbury, tout en proposant un point de vue très nouveau sur la manière dont l’album s’est « faufilé » à l’université, met en tension les différentes représentations qu’une société peut se faire de l’album, de la fonction d’un illustrateur, et de ce que cet ensemble révèle en creux sur l’art, l’éducation et l’enfant. Cet article, rédigé par un praticien (il est professeur à la Cambridge School of Art), ouvre cependant des pistes théoriques qu’il aurait été intéressant de voir se déployer à l’échelle de l’ensemble du volume.

*

25The Routledge Companion to Picturebooks rappelle donc avec force qu’une réflexion savante se déploie toujours en contextes : contexte universitaire, contexte éditorial, contexte idéologique, qui rendent possibles mais aussi déterminent la productivité et l’extension de la réflexion. Dans un univers régi par la course à la publication – pour les individus, pour les langues-cultures, et pour les consortiums éditoriaux, avec pour ces derniers des enjeux financiers majeurs –, il peut être tentant de réunir, autour d’un objet essentialisé dont les dimensions problématiques ont été « limées » (par effacement de ses dimensions historiques comme de ses conditions socio-économiques d’existence), une communauté de chercheurs et chercheuses elle-même très homogène, réunie par la révérence à l’égard de figures consensuellement perçues comme tutélaires. Dans ces conditions, le risque est grand que le volume se contente de conforter un ensemble de positions instituées, sans parvenir à ouvrir de nouveaux espaces pour la réflexion ni laisser place au dissensus pourtant consubstantiel d’un projet d’envergure transnationale. Comme le rappelle Florent Coste dans l’ouvrage cité plus haut, « le climat compétitif instauré par l’austérité néolibérale dans l’Université du xxie siècle participe surtout à exciter la course à la publication, à minimiser les prises de risque, […] à préserver le statu quo des positions dominantes ou orthodoxes, ou tout au mieux à installer un paroissialisme assez peu enthousiasmant, où la rareté des places et la peur des représailles contribuent à la formation d’un esprit de clocher » (2024, p. 18-19). Ce Routledge Companion to Picturebooks, loin d’être l’ouvrage « ultimate » et « ground-breaking » après lequel tout serait dit, laisse donc de la place pour un (ou plusieurs) ouvrage(s) de réflexion problématique et d’ambition internationale sur l’album. Ces ouvrages à venir, depuis une position ouvertement comparatiste, interrogeraient la pertinence même du concept « album » et feraient droit à la pluralité des conceptions de l’enfance, du livre, de l’image, de l’éducation par le livre et par l’image, de la lecture et de la littérature. Ce « Companion » ouvre quelques pistes, qui restent à approfondir : les recherches futures devront relever le défi d’une exploration des albums et livres illustrés au-delà du « Global North », de ses auteurs-illustrateurs canoniques et de ses citations attendues.