Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Octobre 2024 (volume 25, numéro 9)
titre article
Mathilde Lévêque

L’album en traduction : Nouvelles approches théoriques ou études pragmatiques ?

Translating picturebooks: New theoretical approaches or pragmatic studies?
Riitta Oittinen, Anne Ketola and Melissa Garavini, Translating Picturebooks. Revoicing the Verbal, the Visual and the Aural for a Child Audience, New York and London, Routledge, 2018.

1Peu de travaux ont été publiés sur la traduction de l’album, tel est le point de départ de l’ouvrage collectif coordonné par Riitta Oittinen, Anne Ketola, Melissa Garavini : s’il existe des articles étudiant des cas particuliers, la seule monographie est celle de Riitta Oittinen1, écrite en finnois, en 2004, et qui a inspiré le présent ouvrage. Est également mentionné en introduction l’ouvrage de Melissa Garavini, publié en 2014, qui s’intéresse à la traduction des albums de Mauri Kunnas, du finnois vers l’italien2. L’un des objectifs de l’ouvrage est de donner une plus vaste audience, au niveau international, à des travaux que le manque de traductions a tendance à invisibiliser. Cette remarque est d’autant plus juste que les travaux français et francophones sont absents de ce travail de synthèse et n’apparaissent pas du tout dans les bibliographies, au demeurant très riches, qui accompagnent l’ouvrage.

2L’album (« picturebook » en un seul mot) est conçu comme une entité multimodale composée de mots, d’images et de sons. C’est à partir de cette perspective qu’est analysé, avec une méthodologie comparatiste, le travail des traducteurs ainsi que les processus de publications (incluant la co-impression de plusieurs traductions) et le rôle des maisons d’édition dans le processus de traduction. Ce sont les images qui sont placées au centre de cette étude, laquelle interroge le rôle des illustrations dans la traduction des albums : comment l’information graphique est-elle traitée dans le processus de traduction ? quelles stratégies sont mises en place par les traducteur et traductrices ? quelles sont les raisons de ces choix ? La place du son et la problématique de l’oralisation sont également mises en avant. L’introduction souligne en outre le fait que les trois autrices représentent des pays où la part des traductions dans la production de livres pour la jeunesse est importante : 64% en Finlande (dont 80% issus de l’anglais), de 45 à 54% pour l’Italie, la situation étant évidemment inverse dans les pays anglophones. Les autrices rappellent aussi que l’album constitue un objet de recherche parfois en manque de légitimité auprès des spécialistes de la traductologie voire des traducteur et traductrices, notamment en raison du fait que la traduction d’album est une activité peu lucrative : or il s’agit d’un objet d’une grande complexité, qu’il faut savoir comprendre et appréhender, c’est pourquoi l’ouvrage s’adresse aussi en grande partie aux étudiants et étudiantes.

3L’album joue en effet un rôle primordial dans le rapport de l’enfant aux cultures, aux mots, aux images, à l’art : traduire des albums implique une grande responsabilité et nécessite un travail exigeant. Le corpus retenu dans l’ouvrage vise à construire une approche linguistique, culturelle, temporelle et stylistique de la traduction, en prenant soin de varier les langues (une dizaine mais le français en est absent ou anecdotique), de choisir des classiques (Where The Wild Things Are, Peter Rabbit) et des albums moins connus (comme ceux de Mauri Kunnas), de prendre en compte des traductions récentes et d’autres plus anciennes, de s’intéresser également aux documentaires et aux livres numériques. À ces corpus s’ajoutent des journaux de bord écrits pendant le processus de traduction, celui de Riitta Oittinen et ceux d’étudiants et d’étudiantes.

4L’ouvrage est organisé en cinq chapitres. Le premier est consacré à des rappels théoriques, le deuxième revient sur la définition de l’album, le troisième s’intéresse au travail des traducteurs et traductrices entre texte et images. Le quatrième chapitre rassemble des études de cas, écueil pourtant pointé dans l’introduction, tandis que le cinquième analyse les journaux de traduction et que le sixième vient conclure l’ensemble. Chaque chapitre est suivi d’une riche bibliographie.

5Le premier chapitre est particulièrement utile pour qui ne connaîtrait pas les principales théories de la traduction pour la jeunesse, en particulier les travaux de Ritta Oittinen (rappelons le titre de son principal ouvrage, Translating for Children, publié en 2000). Traduire pour les enfants n’est pas un acte innocent mais est affaire de pouvoir et d’idéologie : en témoigne le choix des livres traduits, souvent conformes aux valeurs des cultures dominantes, choix qui peut fausser ou déformer l’image d’un pays ou d’une culture. La traduction de la littérature pour la jeunesse est aussi influencée par l’image de l’enfant et par la prise en compte, ou non, de la dualité du public, adulte et enfant. Dans un album, les changements sont rendus plus complexes par la dimension multimodale du livre. Le chapitre rappelle ainsi les principes théoriques de la traduction en littérature pour la jeunesse (en particulier les notions de « foreignization » et de « domestication »), en donnant quelques exemples intéressants, comme celui de la traduction finlandaise de Peter Rabbit, beaucoup plus effrayante que le récit original de Beatrix Potter, du fait de la prise en compte du récit comme un conte moral et non comme l’histoire d’une rébellion. L’adaptation de l’œuvre à un public différent du public premier influence la façon dont le lectorat va lire l’œuvre traduite : il est fait référence aux travaux d’André Lefevere et à la traduction comme « réfraction » du texte original plutôt que comme une « réflexion », selon une métaphore empruntée à la physique.

6Le deuxième chapitre fait la synthèse des principales caractéristiques d’un album selon la recherche et la critique publiée en anglais. Il donne également une définition de l’album moderne, caractérisé par la présence de références intertextuelles et intericoniques. La traduction des albums contemporains postmodernes, définis comme « sophistiqués », pose de nouveaux problèmes aux traducteurs et traductrices : comment peut-on et doit-on accompagner le lecteur pour qu’il comprenne les allusions ? et comment réduire le fossé culturel créé par des prérequis implicites ? Plus généralement, le chapitre propose une classification de l’album en six catégories principales, divisées en sous-catégories, illustrées d’exemples et de réflexions sur la tâche des traducteurs et traductrices pour chaque catégorie :

  1. L’album est un type de livre avec des caractéristiques matérielles propres, au sens commercial comme au sens littéraire du terme.

  2. L’album est fait de mots et d’images : leur interaction crée plusieurs interprétations différentes et le traducteur ou la traductrice ne peut choisir qu’une seule de ces interprétations possibles : leur multiplicité n’est plus perceptible pour les lecteurs de la traduction.

  3. L’album est séquentiel : la succession des images et le fait de tourner la page créent l’histoire. La structure de l’album est fondée sur le mouvement, le rythme et la création d’une tension dramatique qui incite à tourner les pages.

  4. L’album est une performance pour un public, posant la question de la lecture à voix haute. Comme pour le point précédent, il est indispensable que la traduction prenne en compte ces caractéristiques et rende compte de l’intonation, du rythme, des pauses, de la durée de lecture.

  5. L’album se définit par ses effets sur le public : il est un véhicule de transmission d’idéologie et de valeurs et comporte un potentiel pédagogique, tout en étant un divertissement, en touchant les sens et les émotions, en éveillant des souvenirs.

  6. L’album est une forme d’expression artistique, créé avec une intention esthétique : les traducteurs et traductrices se font alors artistes, produisant à leur tour une œuvre d’art.

7L’ouvrage s’adressant aussi à des traducteurs et traductrices qui souhaitent en apprendre plus sur l’album et sur ses spécificités, une synthèse sur l’interaction entre texte et images est proposée, avec l’apport des sciences cognitives pour mieux comprendre la façon dont l’œil peut combiner ces deux modes de perception (mots et images). La psychologie cognitive est également convoquée pour décrire le processus de compréhension conjointe du texte et de l’image.

8La suite de ce chapitre, rédigée par Melissa Garavini, s’intéresse aux aspects polyphoniques de la production d’albums. Cette sous-partie correspond à l’annonce, dans l’introduction, de la prise en compte du rôle des maisons d’édition. Très éclairant, ce passage est toutefois bien court au regard de l’ensemble de l’ouvrage (p. 32 à 39) mais incite à mieux connaître les travaux de cette chercheuse. Elle met en effet en avant un nouveau schéma de communication qui prend en compte le rôle des éditeurs et éditrices et des illustrateurs et illustratrices dans le processus de « revoicing » des albums traduits. Elle s’intéresse en particulier aux références culturelles (verbales et visuelles) et à l’interaction entre le texte et l’image dans la traduction. Son corpus est constitué de douze albums de Mauri Kunnas traduits en italien (cette synthèse est issue de sa thèse, publiée en 2014). Melissa Garavini repart du modèle proposé en 2003 par Emer O’Sullivan en s’intéressant à l’image de l’enfant et à son influence sur la traduction. Elle montre la prédominance des actions et des stratégies éditoriales par rapport à celle des traducteurs et traductrices, qui sont parfois exclus de la réflexion sur les choix à opérer (« leaving translator with no voice »). Selon Garavini, les maisons d’édition peuvent avoir des compétences et des savoirs sur l’enfant inférieurs à ceux que supposent les traducteurs et les traductrices, ce qui les amène à créer un lecteur implicite, enfant plutôt naïf et peu intéressé par l’altérité. Ainsi la modification des titres en italien efface-t-elle les marqueurs de la culture finlandaise, de même que la longueur du texte, très réduite, ou encore le choix du nom des personnages. Elle montre enfin le rôle des images dans le travail de traduction, qui « verbalise » les images (par exemple pour décrire un gâteau typiquement finlandais). Ce chapitre se clôt sur un dernier sous-chapitre, également rédigé par Melissa Garavini, sur l’album numérique, présenté comme un phénomène en plein essor (p. 39 à 44).

9Le troisième chapitre, consacré à la traduction entre images, mots et sons, s’ouvre sur une synthèse des travaux portant sur la théorie de la lecture (les différentes stratégies de lecture), sur la sémiotique (tâche des images, notion d’icone, d’index et de symbole) et sur les façons dont les illustrations interprètent les histoires et les orientent. Est proposée une analyse comparée des illustrations d’Alice in Wonderland par Tenniel et par Ritta Oittinen (comme illustratrice). S’ensuit une étude comparative d’albums et de films d’animation, en s’appuyant là encore sur des séries créées par Ritta Oittinen. S’il ne s’agit pas de remettre en cause la pertinence des analyses, pas plus que de juger la qualité des œuvres, il est néanmoins assez inhabituel qu’une étude académique repose sur les propres œuvres de la coordinatrice d’un ouvrage. Il ne s’agit pas en effet d’une démarche de recherche-création mais les analyses proposées s’appuient sur des œuvres réalisées par la chercheuse, dans un autre contexte. Ce choix, qui revient à plusieurs reprises dans l’ouvrage, est un peu dérangeant pour qui est attaché à une forme d’éthique et de neutralité nécessaire à l’analyse, en particulier en matière de traduction. Ainsi ce chapitre analyse-t-il la traduction de The Giving Tree (1964) de Shel Silverstein, par Riitta Oittinen (1999) et d’autres albums traduits en finnois. Un problème de langue se pose par ailleurs, puisque les traductions en finnois sont elles-mêmes traduites en anglais, ce qui est effectivement indispensable mais n’est pas sans poser des problèmes méthodologiques. On pourrait considérer également, à l’inverse, que la chercheuse-traductrice applique dans sa pratique de traductrice les méthodes qu’elle a pu développer au cours de ses recherches et de ses enseignements. Toutefois, les enjeux de la traduction pour la jeunesse et les points de vue sont si divers que ce chapitre prend le parti de n’adopter qu’un point de vue, celui de Riitta Oittinen qui, dans ses travaux, privilégie la dimension performative de l’album. Ce parti-pris implique, selon elle, le choix de l’adaptation, faisant abstraction des autres facteurs, notamment éditoriaux, présentés par Melissa Garavini. Les analyses n’en sont pas moins intéressantes, comme celle qui concerne The Giving Tree : dans cet album, l’arbre est caractérisé par un pronom féminin (« she ») ce qui confère à l’arbre une dimension féminine (mère Nature), impossible à rendre en français, en italien, en allemand ou en espagnol, où l’arbre est un nom masculin. Une synthèse est également proposée sur les théories de traduction des noms en littérature pour la jeunesse, question qui a suscité de nombreux travaux (p. 79 et suiv.), avec de nombreux exemples dont celui de Oh No, George ! de Christ Haughton (p. 80).

10Le chapitre 4 est consacré à plusieurs études de cas, présentées par différents contributeurs et contributrices :

  • La traduction de Koirien Kalevala, album de Mauri Kunnas (p. 97 à 110), qui pose des problèmes d’intertextualité, d’intericonicité et de références culturelles spécifiques à la Finlande : la traduction doit estimer dans quelle mesure les lecteurs des langues cibles sont capables d’appréhender et de comprendre les informations culturelles données verbalement et visuellement.

  • La comparaison des traductions espagnole (1994) et finlandaise (1981) de The Story of Ferdinand de Munro Leaf, traduit dans plus de soixante langues (p. 110 à 119).

  • La traduction en arabe des Trois petits cochons (Syrie) et de La Petite Sirène (traduction de l’anglais et de l’italien), qui est davantage une adaptation, quoique la question ne soit pas abordée : pour Les Trois petits cochons, la traduction est faite à partir d’une adaptation française du dessin animé de Walt Disney, avec de nouvelles illustrations, les cochons devenant des chèvres (p. 119 à 127).

  • La traduction de la légende chinoise classique de Mulan dans un album contemporain bilingue chinois/anglais (p. 127 à 138). En Chine, la traduction d’albums étrangers s’est considérablement développée depuis 2006 mais il existe encore peu d’études et de recherches sur le sujet. Cette étude s’appuie sur les trois types de traduction possibles de Jakobson (1959), intralinguistique, interlinguistique et intersémiotique. On peut regretter que cette recherche, effectivement neuve, ne prenne pas en compte les théories de la traduction de l’album pour la jeunesse, pourtant développées dans les chapitres précédents – le lien fait ici défaut.

  • La traduction en portugais brésilien et en espagnol de documentaires qui sont des guides de voyage pour enfants, publiés dans la collection australienne « Not for Parents » et qui portent sur les grandes villes (New York, Paris, Rome, Londres), posant la question du « sense of place ». Ce passage s’appuie, au contraire de l’étude de cas précédente, sur les théories de la traduction pour la jeunesse, en particulier celles proposées par Gillian Lathey et par Riitta Oittinen (p. 138 à 148).

  • La traduction de Where The Wild Things Are, classique de Maurice Sendak, traduit dans trente-deux langues : l’étude s’intéresse à une comparaison des traductions suédoise, finnoise, allemande, italienne et espagnole (p. 148 à 160). Une attention particulière est portée au rythme spécifique créé dans le livre original et sur les façons dont il est recréé dans les traductions : selon les langues, l’expérience de lecture est modifiée à des niveaux différents.

11Le cinquième chapitre s’intéresse enfin aux journaux de bord de traducteurs et traductrices. Il s’ouvre par une étude de Riitta Oittinen sur son propre travail, dans une démarche auto-ethnographique (p. 167 à 187). Elle travaille sur la traduction de trois albums, expliquant ses choix et les théories sur lesquelles elle s’appuie : Cooking with Herb, The Vegetarian Dragon. A Cookbook for Kids de Bass et Harter (1999), Romeus and Julietta inclus dans le Shakespeare’s Storybook de Patrick Ryan et James Mayhew (2002) et The Curing Fox au sein du recueil Tales of Wisdom and Wonder de Hugh Lupton et Niamh Sharkey (1998). La seconde partie du chapitre analyse douze journaux de traduction confiés à des étudiants et étudiantes de l’Université de Tampere au printemps 2015. Ces derniers y analysent le texte source de l’album et les difficultés rencontrées ainsi que les stratégies choisies pour y répondre. La perspective est entièrement différente : après les analyses d’une traductrice expérimentée possédant tous les outils critiques pour envisager sa pratique, les étudiants et étudiantes de première et de deuxième année n’ont eu que deux cours d’introduction à la traduction. Ils ont sélectionné des albums écrits ou traduits en anglais, à traduire en finnois (leur langue maternelle). Les analyses portent autour de trois questions principales : le public cible des albums, les caractéristiques du texte source et ses objectifs pour le public cible, les solutions de traduction.

12Cet ouvrage, qui réunit dix contributeurs et contributrices différents autour de la figure dominante de Riitta Oittinen, en tant que chercheuse, traductrice et créatrice, est à la fois un livre académique, réunissant des approches nouvelles et d’autres plus anciennes, un manuel, qui sera très utile aux étudiants et étudiantes et aux traducteurs et traductrices souhaitant mieux connaître les enjeux de l’album. L’index proposé à la fin de l’ouvrage ainsi que les données bibliographiques constituent une documentation particulièrement riche, qui pourrait inspirer un ouvrage similaire en français.