Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Octobre 2024 (volume 25, numéro 9)
Evelyn Arizpe

État de l’art des recherches sur l’album de 2010 à 2020

The State of the Art in Picturebook Research from 2010 to 2020

Cet article a été initialement publié dans le volume 98 (n°5) de la revue Language Arts, en 2020 (p. 260-272). Nous remercions chaleureusement l’autrice, Evelyn Arizpe, ainsi que l’éditrice de la revue Language Arts, Elizabeth Marshall, de nous avoir autorisées à traduire cet article pour ce numéro d'Acta Fabula

1Cette vue d’ensemble des études sur les albums publiées en anglais (2010-2020) offre des perspectives fondamentales en termes d’enseignement et d’accompagnement des lecteurs, ainsi que de possibles nouvelles directions de recherche.

2Le préfixe « multi » est souvent associé à des adjectifs liés aux albums : « multiculturel », « multilingue », « multimodal » et « multisensoriel », ainsi que « multilittératie1 » et « multimédia ». On ne s’étonne donc pas que la recherche sur les albums, qui arrive à maturité, ait suscité une multitude d’études, inscrites dans des perspectives variées (éducatives, littéraires, linguistiques, psychologiques, culturelles et médiatiques) et reflétant un large éventail d’intérêts. Toutefois, l’ampleur de cette croissance n’a été reconnue que récemment, comme en témoigne la publication en 2018 d’un manuel de 500 pages consacré exclusivement aux études sur les albums, The Routledge Companion to Picturebooks2. Cette somme regroupe des approches par les concepts (de la mise en page à l’idéologie), les catégories d’albums, les zones de contacts (par exemple entre les albums et les bandes dessinées), les disciplines (tels que l’histoire de l’art, les médias, la traduction) et les adaptations (par exemple les versions cinématographiques ou le marketing). Évoquant l’expansion de ce domaine de recherche, l’éditrice du volume Bettina Kümmerling-Meibauer note que :

Les plaisirs comme les processus d’apprentissage mis en jeu par les albums ont fait l’objet d’études approfondies, de livres et d’articles, dans lesquels des chercheurs de différentes disciplines ont découvert le rôle crucial de l’album dans le développement des capacités cognitives, linguistiques, morales et esthétiques de l’enfant3.

3Au cours des vingt dernières années, la production mondiale d’albums a également été mieux reconnue, même si les éditeurs de langue anglaise continuent de dominer les marchés et que seuls quelques albums conçus dans d’autres langues sont traduits en anglais chaque année. Côté universités, il est désormais plus courant de trouver des études sur les albums écrites par des chercheurs internationaux dans des revues de langue anglaise, ainsi que dans des revues universitaires de pays non anglophones. Bien que les congrès internationaux sur la littérature pour enfants et les colloques spécifiquement consacrés aux albums aient permis d’étendre les échanges mondiaux de connaissances sur les albums, il reste encore beaucoup à faire pour rassembler les professionnels de l’éducation, de l’alphabétisation, de la littérature et de l’édition, sans oublier ceux des autres domaines disciplinaires.

4L’activité de recherche autour des albums est si intense qu’il est impossible d’être exhaustif, même en se limitant aux recherches publiées en anglais entre 2010 et 2020. Mon objectif est donc plutôt de fournir un « état de l’art » qui comprend quelques repères pour ceux qui s’intéressent aux développements récents, en particulier sur la scène internationale (pour ceux qui découvrent les études sur les albums, je recommande de commencer par l’article de Lawrence Sipe et Carol Wolfenbarger paru en 2007 dans Language Arts). J’ai regroupé les études de manière à donner un aperçu — qui, je l’espère, sera suffisamment alléchant pour que les lecteurs s’y intéressent — de certains domaines de développement spécifiques. Après avoir évoqué les études pionnières sur les albums et certaines idées fondatrices, je décrirai quatre directions révélées par l’examen de ces travaux : esthétique, matérielle, socioculturelle et éducative. Je me pencherai ensuite plus en détail sur cinq domaines spécifiques de développement. Enfin, j’examinerai certaines des leçons que nous pouvons tirer de cette analyse, en soulignant les obstacles et les potentialités, avant de conclure.

5Ce panorama vise à mettre en avant certains résultats fondamentaux, mais aussi quelques défis à relever : pour inviter à la mise en pratique, mais aussi pour stimuler les échanges internationaux et interdisciplinaires. Je cherche aussi à isoler quelques directions de recherche prometteuses qui pourraient aider les enseignants, les chercheurs et les lecteurs à tirer le meilleur parti de cette forme d’art aux multiples facettes.

Construire et développer la recherche

6Bettina Kümmerling-Meibauer observe que, dans les années 1970, les études sur les albums portaient principalement sur l’histoire, et sur l’évolution de ces textes. Au cours des deux décennies suivantes, les chercheurs se sont intéressés à la « mécanique » de l’interaction entre les mots et les images produisant un récit cohérent et riche ; diverses métaphores s’inspirant de la géologie, de l’écologie et de la musique ont alors été utilisées pour décrire cette interaction complexe4 . Les études pionnières les plus largement citées (en anglais) sont généralement celles de Perry Nodelman5, Maria Nikolajeva et Carole Scott6 et Gunther Kress et Theo van Leeuwen7. Celle de Barbara Bader a fourni ce qui est probablement la définition la plus souvent citée d’un album :

Un album, c’est du texte, des illustrations, une conception globale ; un objet manufacturé et un produit commercial ; un document historique, social et culturel ; et avant tout une expérience faite par l’enfant. En tant que forme d’art, il repose sur l’interdépendance des images et des mots, sur l’affichage simultané de deux pages en vis-à-vis et sur la tension de la page qui se tourne8.

7Si l’accent mis par Barbara Bader sur « la tension de la page qui se tourne » reste une caractéristique centrale, les nouveaux matériaux et l’ingéniosité des artistes ont élargi les définitions de l’album pour inclure des formats physiques différents, avec des pop-ups ou des éléments numériques, ouvrant ainsi de nouvelles possibilités de recherche.

8En 1995, Barbara Kiefer publiait l’une des premières études sur les albums incluant une section sur la manière dont les jeunes lecteurs les percevaient9. L’étude que Morag Styles et moi-même avons entamée en 1999 portait sur les lecteurs de quatre à onze ans et sur la manière dont ils donnent du sens à des albums complexes10. Comme Lawrence Sipe, qui à l’époque se concentrait sur les réactions aux albums en classe11, nous nous sommes appuyées, Morag et moi, sur l’idée de Louise Rosenblatt selon laquelle le sens se crée dans la transaction entre le texte et ce que le lecteur lui apporte au moment de la lecture12. Dans une nouvelle édition en 2016, Morag et moi avons montré comment l’intérêt pour les réactions des lecteurs s’est accru, les chercheurs examinant ces réactions ou bien auprès de groupes spécifiques de lecteurs (par exemple les groupes ethniques minoritaires), ou dans des contextes spécifiques (comme l’apprentissage d’une seconde langue), ou encore à des caractéristiques spécifiques des albums (comme les cadres ou les pages de garde)13.

9Dans More Words about Pictures (2017), Perry Nodelman revient sur les vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis la publication de son premier livre, et raconte qu’il avait commencé son étude en se demandant « ce qui se passe lorsque les mots accompagnent les images et que les images accompagnent les mots, comment ils influent les uns sur les autres mutuellement et ce qu’il résulte de ces effets14 » (p. 1-2). En 2017, il ajoute :

L’objet des études sur les albums s’est élargi au-delà du « comment », et on dispose d’un large éventail de perspectives de recherches combinant le « comment », le « quoi » et le « pourquoi », notamment en mettant à jour la manière dont les albums interagissent avec la culture dont ils sont issus et celle avec laquelle ils entrent en relation15.

10Perry Nodelman a raison de le souligner : on prend désormais mieux en compte le fait que les albums s’enracinent dans une culture ; j’ajouterais qu’on prend aussi mieux en compte la culture des lecteurs eux-mêmes, qui ne sont peut-être pas ceux que l’auteur avait à l’esprit : que disent les albums de ces lecteurs et à ces lecteurs ? On a pris conscience (ce qui dérange parfois les parents et les enseignants) que les albums ne sont pas juste des livres pour les petits enfants, mais qu’il s’agit d’objets idéologiques et culturels, qui disent des choses importantes à certains groupes de lecteurs, mais qui peuvent aussi, dans le même temps, mal représenter d’autres lecteurs, voire oublier complètement de les donner à voir. Plusieurs des études évoquées ici abordent spécifiquement ces questions de représentation inclusive, mais au-delà, l’ensemble des travaux récents sur les albums montre qu’une meilleure connaissance des potentialités des albums permet de sensibiliser à la diversité de la réception par les lecteurs.

Les enjeux esthétiques, matériels, socioculturels et éducatifs

11En examinant les travaux universitaires publiés entre 2010 et 2020, j’ai identifié quatre orientations constitutives du champ de la recherche actuelle sur les albums : esthétique, matérielle, socioculturelle et éducative. Ces quatre « fils » sont parfois inextricablement entrelacés, mais tenter de les examiner un par un peut aider à comprendre les directions théoriques prises par les recherches contemporaines.

Perspective esthétique

12Cette direction de recherche est centrée sur les aspects formels : on y aborde l’album comme un objet esthétique, souvent mis en relation avec d’autres formes d’art et leurs courants artistiques. Ces études à forte orientation esthétique ont ainsi étudié la manière dont les auteurs, illustrateurs et éditeurs contemporains s’emparent de certaines caractéristiques formelles de l’album, comme la mise en page16, la typographie17, les effets de cadre18, les pages de garde19 et le collage20, et ce que cela implique en termes d’effets de sens. Ces potentialités esthétiques des albums sont abordées par les universitaires à partir de positions théoriques variées, notamment l’histoire et la théorie de l’art, les théories de la multimodalité (qui abordent la narration visuelle), les études cognitives (qui s’intéressent à la manière dont le lecteur décode les formes esthétiques). Le fait que les mots, dans un album, font partie de ses moyens esthétiques a parfois été négligé ; et leur rôle dans le plaisir de lecture et dans le développement de la compréhension de la littérature doit être considéré, par exemple en encourageant les discussions littéraires avec les enfants autour des conventions du récit de fiction21. Au fond, étudier un album sous l’angle de ses caractéristiques et modalités esthétiques nous permet d’approfondir notre compréhension des interactions entre le texte et les images, et de ce fait, de mieux comprendre comment ces objets réussissent à la fois à séduire les enfants et à les former.

Perspective matérielle

13Les recherches portant sur la dimension matérielle considèrent les albums comme des artefacts, dont il faut examiner les dimensions physiques, multisensorielles, interactives. Ces dimensions sont souvent « sous estimées22 » alors qu’elles jouent un rôle déterminant dans l’acte de lecture. Les lecteurs eux-mêmes sont envisagés dans leur présence matérielle à leur environnement physique — cette présence est un autre des facteurs qui affectent la production de sens. Par ailleurs, la matérialité peut jouer un rôle dans la narration elle-même, à travers des éléments métafictionnels et l’acte même de lire, lorsque « les frontières entre l’objet physique lu et le récit23 » sont transgressées. Cette orientation théorique relève du « tournant matériel » pris par les études littéraires, perceptible dans les approches de la littérature jeunesse inspirées de l’écocritique, du posthumanisme, des études sur les handicaps et de la critique d’inspiration cognitive24. Les caractéristiques matérielles particulières des albums induisent des enjeux de performativité identifiés par Lawrence Sipe dans son travail sur la lecture d’albums en classe25. La performativité inclut la manière de tourner les pages, mais aussi des manières de réagir impliquant expressions faciales, gestes et sons. Cette réaction physique, incarnée, à la lecture est aussi importante que son impact cognitif ou affectif, car elle se répercute dans le développement de la littératie : elle sollicite les capacités de compréhension et les consolide à la fois, via les qualités physiques de l’objet livre (il suffit de penser aux aptitudes impliquées dans le geste de soulever des rabats dans un livre pour bébé). Macarena García-González, Soledad Véliz et Claudia Matus soutiennent que nous devrions considérer les livres comme des « entités vivantes interconnectées avec leurs lecteurs, les mécanismes de la publication [et] les espaces dans lesquels les livres sont lus26 » — cette perspective invite à interroger les effets de l’album sur l’expérience de la lecture dans sa globalité, notamment du point de vue de l’investissement du lecteur, mais aussi sous l’angle du développement des compétences cognitives et de l’appréhension esthétique.

Perspective socioculturelle

14Cet axe regroupe les recherches portant sur l’équité, la diversité et l’inclusion dans les représentations véhiculées par les albums, qu’il s’agisse de la manière dont certains groupes sont représentés ou de la réaction des lecteurs à ces représentations. Tous ceux qui affirment que les lecteurs doivent se « retrouver » dans les livres qu’ils lisent sont attachés à la métaphore proposée par Rudine Sims Bishop27, et aujourd’hui très employée, qui voit les livres comme des « miroirs, des fenêtres et des portes vitrées coulissantes28 ». Cet argument est largement confirmé par les résultats des enquêtes relevant le manque de personnages noirs, asiatiques et issus de minorités ethniques (BAME : Black, Asian, and minority ethnic) dans la littérature pour enfants, comme les deux enquêtes publiées à ce jour sous l’intitulé Reflecting Realities : Survey of Ethnic Diversity in UK Children’s Books29. Ces recherches envisagent les albums à la fois comme des « miroirs » et comme des « fenêtres », car lorsque des personnages et des décors multiculturels apparaissent, l’authenticité de ces représentations peut poser problème. La plupart de ces recherches visent à améliorer la compréhension interculturelle, mais aussi à susciter des textes d’une plus grande pertinence dans les représentations culturelles : dans certaines recherches empiriques, on examine l’effet de l’origine ethnique du lecteur sur son interprétation littéraire, ou encore la manière dont les albums peuvent ouvrir sur des discussions, dans lesquelles on pourra revendiquer, perturber ou entraver une assignation identitaire30, un préjugé racial31, ou même la haine et le suprémacisme blanc32.

15Cette approche sociale et culturelle comprend également des études visant à sensibiliser à l’injustice et à ouvrir des voies vers l’inclusion, car les albums sont souvent utilisés comme des initiations douces à des sujets difficiles tels que la guerre, l’esclavage, la migration, le génocide ou les questions LGBTQ+. Il faut avoir à l’esprit qu’au lieu d’inviter à la compréhension, dans certains cas, un album pourrait devenir un simple support pour une attitude de consommation passive33, et que la lecture n’implique pas forcément un changement des mentalités.

16L’idée qu’il faudrait utiliser les albums pour « développer l’empathie » doit être examinée d’assez près, même s’il s’agit d’un sujet complexe qui dépasse le cadre de cet article. En tout cas, ce qui a été démontré à travers des analyses récentes fondées sur des approches cognitivistes, c’est que l’usage combiné de texte et d’images pour représenter des personnages, leurs actions et leurs pensées peut constituer un « terrain d’entraînement » émotionnel pour le développement de la théorie de l’esprit – une compétence sociocognitive qui implique la capacité de se représenter les états d’esprit de soi et d’autrui : pensées, croyances, intentions34. Les albums peuvent donc améliorer, chez leurs lecteurs, la compréhension des émotions et des sentiments des autres, mais la théorie de l’esprit ne rend compte que de l’empathie cognitive, elle ne conduit pas nécessairement à un désir de changement ou d’action.

Perspective pédagogique

17Bien que les recherches sur les albums ne soient pas toutes motivées par un objectif pédagogique, la plupart des études abordent implicitement les questions d’apprentissage, scolaire ou informel, de sorte que cette dimension est présente dans la plupart des études abordées ici. Les recherches plus explicitement orientées vers l’éducation portent actuellement sur les différentes formes de littératie et de littératie visuelle (qui sera abordée plus loin), ou recoupent l’utilisation des albums comme sources d’apprentissage de la diversité et de l’inclusion dans le contexte de l’enseignement des langues. En général, l’accent est mis sur l’apprentissage de l’anglais en tant que langue seconde ou langue étrangère, et des recherches menées dans diverses perspectives suggèrent qu’il s’agit d’une voie prometteuse35. Certaines de ces études s’intéressent également à la promotion de l’apprentissage interculturel par le biais de livres multilingues36, d’albums métafictionnels postmodernes37 ou d’« espaces dialogiques38 ».

Nouveaux domaines recherche dans cette décennie

18Cette section met en avant les domaines dans lesquels la recherche s’est particulièrement développée depuis 2010, notamment les études qui déploient au moins deux des dimensions évoquées ci-dessus. Un large éventail de théories sociales, littéraires ou autres structure les études en cours, depuis les gender et queer studies jusqu’aux études sur les questions raciales et à l’écocritique. Bien qu’il ne soit pas possible de discuter ici de ces cadres théoriques ou des modèles et méthodologies de recherche, j’espère que les lecteurs seront incités à se plonger davantage dans les publications connexes pour en savoir plus. J’ai inclus ici des études basées sur les textes et des études basées sur les lecteurs pour montrer comment elles se complètent.

Améliorer le processus de compréhension à travers les albums

19Les études consacrées à la littératie nous montrent simultanément comment les récits fonctionnent, et comment les enfants construisent le sens à partir de modalités verbales et visuelles, pour développer leurs compétences de lecture. Une relation étroite entre les recherches sur les albums et celles qui se concentrent sur la littératie est ainsi un point de départ solide pour le développement des multilittératies requises au xxie siècle39, y compris la littérature critique, qu’elle porte sur des textes ou sur des images [critical literacy and critical visual literacy].

20Les travaux de Frank Serafini et d’autres chercheurs se référant à la sémiotique sociale40 ont contribué à élargir notre compréhension des textes visuels et multimodaux41, tandis que les recherches de Sylvia Pantaleo ont permis de dresser un tableau détaillé de la manière dont la compréhension par les enfants des éléments picturaux des albums peut être élargie grâce à la littératie visuelle42. Sylvia Pantaleo insiste sur l’importance de « regarder lentement43 » ainsi que sur l’enseignement de la composition d’une image et d’un métalangage pour que les enfants puissent parler de ce qu’ils observent44. Ses conclusions sont corroborées par la réflexion de Papen, qui montre qu’on ne peut pas développer une « littératie visuelle critique » par le biais d’une approche dialogique tant que les enfants n’ont pas le vocabulaire nécessaire pour communiquer leurs observations45. Mary Roche fournit d’autres preuves de la manière dont un cadre de « discussion autour du livre », associé à des albums soigneusement choisis et à beaucoup de temps pour réfléchir et regarder, renforce les compétences en matière de littératie46.

21Pour les enfants plus jeunes, lire des albums et y réagir peut favoriser le développement de la littératie par le jeu et la création d’univers narratifs. Tori Flint et Marietta Adams montrent comment des enfants de six et sept ans créent un espace personnel par le biais d’un jeu interactif dans lequel ils investissent des albums sans paroles, en s’inspirant de lectures précédentes, mais aussi d’expériences de la vie réelle, prolongeant ainsi leur apprentissage de la lecture et de l’écriture47. De même, Angie Zapata, Lenny Sanchez et Ariel Robinson (2018) ont constaté que les éléments des albums postmodernes, tels que les dispositifs métafictionnels, encourageaient les enfants de trois et quatre ans à « s’engager dans des jeux d’imagination et de simulacre complexes pour ouvrir des perspectives multiples48 » et à imaginer des mondes fictionnels. Ces études contribuent à prouver que les caractéristiques ludiques des albums ne se contentent pas de divertir, mais invitent également à des réactions créatives, aussi bien cognitives que physiques, qui renforcent les processus de production de sens nécessaires à l’apprentissage de la lecture et de la littérature.

Albums sans texte

22Le défi que représentent les albums sans texte ou presque sans texte pour la construction du sens, ainsi que les nombreuses formes qu’ils peuvent prendre, depuis les adaptations de contes de fées et de fables aux panoramas et aux documentaires49, est une invitation à les étudier sous différentes perspectives. Le nombre d’illustrateurs internationaux explorant cette forme d’albums n’a pas cessé d’augmenter, offrant la possibilité d’échanges transculturels sans barrière de la langue. L’accessibilité de ces albums offre également l’opportunité de mener des recherches pédagogiques sur le développement du langage et les compétences narratives. L’ouvrage de Judith Lysaker, qui rend compte de nombreuses années de recherche sur les albums sans texte aux États-Unis, en est un bon exemple. Judith Lysaker met en lumière les caractéristiques qui font de ces objets « un vecteur significatif d’enseignement de la littératie pour les jeunes élèves » parce que « l’être et le devenir s’y agencent » dans une « multiplicité orchestrée » de modalités au cours de l’acte de lecture50.

23En Afrique du Sud, Adrie Haese, Elmarie Costandius et Marcelyn Oostendorp ont organisé des séances de lecture d’albums sans texte dans trois communautés où les parents ou les éducateurs lisaient les livres avec les enfants de trois à six ans, et collaboraient avec des artistes locaux pour créer leurs propres textes51. Grâce à ce projet, des séances régulières de lecture ont été introduites avec succès dans des familles « de faible littératie » (selon l’expression des chercheurs), ce qui prouve que les albums sans texte sont une initiation idéale à la pratique du livre, et peuvent aussi inviter à échanger des histoires dans la langue natale, en particulier dans les contextes où les livres en langue indigène font défaut : « La lecture des images, plutôt que du texte, a permis de lire les livres dans huit des onze langues officielles et de faire émerger plusieurs histoires d’un même livre52 ». L’utilisation d’albums sans textes avec des élèves qui apprennent une langue étrangère a également été explorée, par exemple à Glasgow avec des élèves du secondaire d’origine polonaise, ce qui a permis de prouver que ces livres pouvaient fournir un espace de réflexion sur les croyances et les représentations touchant au langage et à l’apprentissage d’une langue, tout en créant la possibilité de discussions autour de la diversité et de l’inclusion53.

Albums sur la migration et les réfugiés

24Compte tenu de l’augmentation des déplacements forcés de populations au cours de la dernière décennie, on constate un accroissement significatif de la publication d’albums évoquant l’expérience de personnages de migrants ou de réfugiés, partout dans le monde. Faire connaître à un plus large public, par tous les moyens, la réalité de ce phénomène complexe et ses conséquences souvent désastreuses pour les enfants et leur famille est souhaitable ; mais le risque est grand de tomber dans l’exotisation ou la stéréotypie des personnages et des situations. Il est donc crucial de développer des approches critiques pour contourner les représentations déformantes, ainsi que l’ont montré Gabriel Duckels et Zoe Jaques dans leur analyse de l’absence de paroles dans certains albums portant sur ce sujet54. Certes, ils relèvent que l’intention, dans ces albums, est de souligner la nature « indicible » de l’expérience des réfugiés, mais ils constatent aussi l’uniformité de ces représentations de la souffrance. Les facteurs historiques, sociaux et politiques réels à l’origine des migrations forcées restent souvent invisibles, comme l’affirment Mary Tomsic et Claire Deery55, ce qui peut donner des migrants et des réfugiés l’image simpliste de victimes passives ayant besoin d’aide et de soins. Debar Dudek (2018) fait le lien entre politique et représentation dans plusieurs albums australiens sur la migration et constate que ceux qui réussissent le mieux dans l’effort pour « pallier l’absence apparente d’attentions aux réfugiés et aux demandeurs d’asile dans le cadre des politiques australiennes56 » sont ceux qui invitent à une réflexion sur la tension entre messages de bienvenue et réalités des politiques.

25La manière dont les albums sur la migration et les réfugiés peuvent être utilisés pour ouvrir la discussion et sensibiliser les enfants issus de milieux non-réfugiés fait l’objet d’un autre groupe d’études57. Mary Tomsic et Claire Deery, encore, signalent que si la situation n’est pas correctement contextualisée, les réfugiés peuvent apparaître en position d’« autres », même dans le cadre d’un travail en classe58. Si, comme je l’ai mentionné ci-dessus, les études centrées sur l’empathie doivent veiller à cette possible dérive, des recherches ont aussi montré que lire autour de ces expériences non familières peut augmenter la sensibilité, l’engagement par procuration et l’empathie chez les lecteurs59. Du point de vue des enfants qui ont eux-mêmes connu la guerre, la persécution ou les catastrophes naturelles, la lecture et la réaction aux albums peuvent accroître la capacité des enfants à revisiter leur propre histoire de manière plus positive, comme l’a montré un projet international dans lequel des enfants réfugiés et non réfugiés de cinq pays différents ont lu les mêmes albums sans textes60. Les équipes de recherche ont constaté que les enfants réfugiés avaient l’impression que leurs expériences étaient validées par les albums et qu’ils n’étaient pas les seuls à être confrontés aux problèmes liés au déplacement, tandis que les discussions de groupe et les activités artistiques soutenaient et élargissaient la compréhension de la migration chez les enfants non-réfugiés.

Représentation de la diversité dans les albums

26Ce domaine de recherche couvre un large éventail d’approches, certaines déjà mentionnées ci-dessus. La réflexion sur les représentations visuelles débouche parfois sur des conseils de sélections, tandis que d’autres études examinent la diversité dans des corpus précis. Ainsi, Nicola Daly examine la collection « New Zealand Picturebook Collection », conçue pour refléter l’identité néo-zélandaise61, et Lisa Buchanan et Sydney Fox utilisent un cadre méthodologique issu de la « théorie critique de la race » [critical race theory] et de la pédagogie dite des « fenêtres et des miroirs » pour pointer les lacunes dans un corpus destiné à la formation des enseignants aux États-Unis62. Eun-Young Yoo-Lee et ses collègues ont aussi examiné des corpus en se concentrant sur la notion d’« authenticité culturelle » [cultural authenticity] dans des albums représentant des Afro-Américains et des Américains d’origine asiatique ou hispanique63. De même, Melanie Koss utilise un cadre méthodologique efficace pour examiner l’ethnicité, le genre et le handicap dans 455 albums publiés aux États-Unis en 201264.

27Des études se sont également attachées aux pratiques pédagogiques incluant les albums pour aborder la diversité. Marilyn Blakeney-Williams et Nicola Daly (2013) étudient la manière dont les enseignants utilisent des albums pour aborder la diversité culturelle et linguistique dans leurs classes65, tandis que Ingrid Johnston et Joyce Bainbridge évoquent un projet avec des enseignants en formation explorant la diversité à travers des albums canadiens66. Ces travaux montrent que les albums peuvent constituer une ressource pertinente dans des classes à public diversifié, mais ils soulignent aussi que les représentations de la diversité, dans ces albums en langue anglaise (de toutes les parties du monde) restent limitées, beaucoup de livres continuant à véhiculer des stéréotypes culturels. Il est donc important que les enseignants en soient conscients, qu’ils sélectionnent les albums avec plus de soin et qu’ils tiennent compte de la « théorie de la réception culturellement située » [culturally situated reader response theory] – « la manière dont les interprétations des lecteurs sont influencées par leurs origines ethniques ainsi que par l’univers culturel porté par les histoires qu’ils lisent »67. Cependant, il faut avoir à l’esprit les mises en garde de Marilyn Blakeney-Williams et Nicola Daly : « les enseignants n’ont pas nécessairement besoin de trouver des albums faisant spécifiquement référence aux différentes cultures et langues des enfants de leur classe pour enseigner d’une manière culturellement sensible » ; au contraire, les chercheurs affirment que les enseignants doivent d’abord choisir des albums « qui les passionnent et qu’ils ont envie de partager68 » pour favoriser des liens personnels entre les élèves et les histoires, supports d’une pédagogie « culturellement consciente » [culturally responsive pedagogy].

28L’étude de Craig Young portant sur les albums LGBTQ (l’une des rares avec l’étude intersectionnelle de Lester69) propose des conclusions pertinentes pour l’enseignement dans des classes diversifiées70. Craig Young a employé l’analyse de contenu [critical content analysis 71] pour analyser vingt-huit albums qui avaient reçu des prix relatifs à la thématique LGBTQ et, se référant à la métaphore de Bishop, il en a conclu que la plupart fonctionnaient plus comme des fenêtres que comme des miroirs. Cependant, tous deux soulignent que les enseignants peuvent utiliser des textes en partie insatisfaisants (de même que des textes n’évoquant pas de thématiques LGBTQ) pour mettre en évidence les questions de représentation erronée [misrepresentation] ou d’invisibilisation, « d’une manière qui mette en avant le positif, et souligne les aspects négatifs, afin que les élèves puissent développer leur esprit critique au sujet de toutes sortes de problèmes72 ». Cette attitude peut s’appliquer à d’autres textes évoquant la diversité, et cela conduit les élèves à participer plus activement à l’analyse critique et aux débats autour de l’inclusion.

Thèmes environnementaux et activisme

29La dimension visuelle des albums en fait des supports importants dans le domaine de l’écocritique, actuellement en développement, approche qui examine la représentation de l’environnement naturel et des êtres qui y vivent, ainsi que la représentation des relations entre humains et non-humains – une « relation délicate » comme l’écrit Nathalie Op de Beck73. Certains observent la manière dont les albums forment des écocitoyens74 ou ne le font pas (par exemple, Allen Williams et ses collègues ont constaté que les environnements bâtis sont plus largement représentés que les environnements naturels dans les albums lauréats du prix américain Caldecott75). Les études sur la représentation des animaux dans les albums sont moins nombreuses qu’on s’y attendrait, mais Patricia Ganea et ses collègues (2014) ont étudié sous l’angle psychologique les effets des représentations anthropomorphisées d’animaux, et ont conclu que voir des animaux parler et se comporter comme des humains pouvait avoir des « conséquences négatives » sur les apprentissages et le raisonnement des jeunes enfants au sujet des animaux réels76. Perry Nodelman (2019) examine ces phénomènes d’un point de vue post-humaniste en passant en revue un large corpus d’albums sur les poissons, observant que la plupart sont anthropomorphes et valorisent une vision anthropocentrique qui peut amener les enfants à mal comprendre les animaux et à les considérer comme des êtres inférieurs aux humains77.

30En examinant les textes qui visent spécifiquement à promouvoir l’écolittératie [ecoliteracy 78], Ana Margarida Ramos et Rui Ramos relèvent les éléments esthétiques, matériels et narratifs de deux albums pop-up qui mettent en évidence l’interdépendance des humains et de leur environnement. Ils notent la manière dont ces albums « engagent activement et responsabilisent le lecteur (y compris physiquement) » en invitant à la manipulation et à l’interaction pour participer à la coconstruction du sens. Cependant, ces auteurs affirment également que, comme pour d’autres livres sur l’environnement, « la lecture doit être effectuée à partir d’une perspective réflexive et informée », faisant écho aux préoccupations déjà exprimées ci-dessus sur des sujets complexes tels que la migration, et de manière plus générale autour de la diversité79.

Obstacles, leçons et perspectives

31Je n’ai pas assez de place ici pour évoquer d’autres tendances riches dans les recherches sur les albums, mais j’aimerais au moins en mentionner quelques-unes, telles que les albums adressés à un double public80 [crossover picturebooks] ; les albums poétiques81 ; les éléments artistiques dans les albums82 ; l’identité nationale dans les albums83 ; les caractéristiques transmédiales des albums (telles que le son et les éléments interactifs) et les albums numériques84. Chaque nouvel album publié et chaque contexte de lecture offrant des possibilités nouvelles de recherches, il ne fait aucun doute que cette liste s’allongera au cours de la décennie à venir.

32Bien que les possibilités soient infinies et passionnantes, je souhaite dans cette dernière section mettre l’accent sur les frontières existant entre les divers champs de la recherche sur les albums — et parfois même au sein d’un même champ — ainsi que sur la nécessité, pour les chercheurs et les praticiens d’apprendre les uns des autres et de s’appuyer sur les travaux réalisés au cours de la décennie mais aussi des trente dernières années.

33Bien que nous ayons déjà beaucoup appris, notamment sur ce que les enfants apportent dans l’expérience de lecture d’album et sur ce qu’ils en retirent, il faut encore rassembler les connaissances issues de rencontres internationales et interdisciplinaires. Il faut aussi consolider les données disponibles, et comprendre ce que ces interactions impliquent pour l’enseignement et les apprentissages : comment appliquer ces connaissances au travail de classe, à l’animation des bibliothèques et des autres lieux de contact entre les enfants et les albums, surtout si nous voulons dépasser un usage des albums comme simple outil d’apprentissage ou véhicule didactique. Une meilleure prise de conscience des repères évoqués ci-dessous — esthétiques, matériels, socioculturels, éducatifs — améliorera la recherche comme la pratique.

34L’un des obstacles à la circulation internationale des recherches vient du fait que les pays anglophones ont une faible connaissance des albums publiés dans d’autres langues (et de fait un accès restreint), seule une minorité de ces albums étant traduite en anglais. Une manière de dépasser cet obstacle consiste en une veille sur les possibilités d’accéder en ligne à des albums, ainsi que dans la participation à des échanges avec des enseignants et des chercheurs d’autres pays via les réseaux sociaux, les ateliers en ligne, les blogs, les podcasts, et la participation à des colloques internationaux (par exemple, ceux d’IBBY).

35Il y a aussi du travail à accomplir pour franchir les frontières disciplinaires, comme le montre un article cherchant à cartographier « le développement des recherches sur les albums déjà effectuées, afin de fournir une vue d’ensemble sur la recherche actuelle » entre 1993 et 2015. L’analyse bibliométrique de Cheryl Wu repose sur l’analyse des « articles de recherche consacrés aux albums » glanés dans l’index Web of Science, mais lorsque j’ai consulté la bibliographie, seules cinq des 286 références m’étaient familières85. J’avais l’impression d’avoir découvert un univers parallèle de la recherche sur les albums, jusqu’à ce que je me rende compte que la plupart d’entre elles étaient des études empiriques dans les domaines de la psychologie du développement ou de la linguistique, qui utilisent les albums comme outils de recherche mais ne parlent pas ou peu de leurs qualités esthétiques, et ne se réfèrent pas non plus à la théorie des albums. Bien que Cheryl Wu reconnaisse les limites de la collecte de données, le titre de l’article est trompeur car il ne tient pas compte du type des études analysées. L’existence de ces univers parallèles de la recherche appelle clairement à une plus grande sensibilisation interdisciplinaire et à un travail transdisciplinaire, car il ne fait aucun doute que tous en bénéficieraient — comme ce fut le cas avec la publication des articles dans le volume édité par Bettina Kümmerling-Meibauer et ses collègues86, et qui examine les compétences développées à travers des albums dans les domaines de la littérature pour enfants et de la théorie des albums, mais aussi du côté de la psychologie du développement, de la linguistique, de l’éducation de la petite enfance, de la littératie multimodale [multimodal literacy], de la philosophie et même des études visuelles.

36Le dernier obstacle que je mentionnerai est celui qui sépare souvent la recherche et la pratique, lorsque les chercheurs sont trop éloignés de ce que les lecteurs réels font des albums, et que les praticiens sont tellement accaparés par leurs objectifs pédagogiques qu’ils n’ont pas le temps de regarder ce que la recherche pourrait leur offrir. Je ne préconise pas que tous les chercheurs travaillent de manière empirique ou que tous les praticiens deviennent des experts de la théorie des albums, bien sûr, mais je plaide pour une plus grande ouverture à l’échange de connaissances, pour la mise en évidence du travail des enseignants en tant que chercheurs, et pour davantage de projets collaboratifs.

37D’après mon expérience, enseignants et médiateurs du livre continuent à considérer les albums surtout comme des supports d’apprentissage de lecture ou comme des prétextes pour aborder des thèmes comme l’amitié, le harcèlement scolaire, la dépression ou la mort. L’un des apports principaux de cette revue des recherches sur l’album, c’est qu’il faut tenir compte, dans les contextes éducatifs, de tous les aspects des albums. Si les albums ne sont considérés que comme des ressources thématiques ou comme des supports d’apprentissage, sans prise en compte de leurs effets esthétiques ou émotionnels, ou si on accorde la priorité au « message » véhiculé sur la dimension esthétique, on perd des occasions holistiques d’apprentissage. On court aussi le risque de confondre enseignement et thérapie, une approche qui ne devrait pas être évoquée sans une solide formation adaptée.

38Quelques enseignements émergent des articles étudiés ici ; ils peuvent servir de point de départ pour tirer le meilleur parti des albums en tant qu’« espaces vitaux pour l’imagination et la recherche collaboratives87 » (Sipe & Wolfenbarger, 2007, p. 280) :

  • S’appuyer sur une connaissance approfondie des albums publiés (et pas seulement en anglais).

  • En choisissant un album à lire à des enfants, prendre le temps d’en découvrir les caractéristiques esthétiques et matérielles et réfléchir à la manière dont les mots et les images fonctionnent ensemble.

  • Développer un regard critique sur la manière dont les récits et les représentations tiennent compte de la diversité et favorisent l’inclusion.

  • Laisser aux élèves beaucoup de temps pour « observer longuement » et « réfléchir en profondeur » et leur fournir le vocabulaire critique, y compris dans le domaine visuel, leur permettant de parler de ce qu’ils observent.

  • Multiplier les occasions de débattre et de s’exprimer, y compris sous forme d’activités artistiques.

  • Puiser dans tous types de supports, notamment documentaires, photographiques, vidéos, pour approfondir les domaines ouverts par les albums.

Réflexions finales

39Au moment où j’écris cet article, le monde est en pleine pandémie de COVID-19 et il est frappant de constater à quel point la lecture d’albums est apparue comme l’une des réponses les plus évidentes aux besoins et aux angoisses nés du confinement, du moins d’après ce que j’ai vu sur les réseaux sociaux de la part de personnes vivant dans des pays anglophones et hispanophones. Des auteurs, des illustrateurs, des conteurs, des médiateurs de la lecture, des enseignants, des parents et des enfants ont partagé des vidéos de lectures d’albums, parfois accompagnées de jeux ou d’activités artistiques qui complètent la lecture. Des albums sur le thème de la pandémie ont également déjà été publiés, souvent en ligne (voir par exemple My Hero Is You. How Kids Can Fight COVID-19 de l’UNICEF à l’adresse www.unicef.org/coronavirus/my-hero-you).

40Cependant même avant la pandémie, certains chercheurs défendaient l’intérêt des albums dans des contextes de crise et de catastrophes (voir par exemple, le cas des albums sur l’expérience des réfugiés mentionné dans cet article), parce qu’ils peuvent servir de « cadre de simulation permettant aux enseignants en formation de faire l’expérience de l’adversité, d’imaginer comment gérer l’imminence d’une catastrophe, et de modéliser des façons de se comporter avec autrui dans un contexte de crise88 ». D’autres publications rendent compte du rôle des albums dans des situations d’urgence particulièrement complexes, comme la bibliothèque d’albums sans texte à Lampedusa89 ou le travail des médiateurs de la lecture après les tremblements de terre mexicains de 201790. Les albums sont également au cœur d’un réseau de recherche, Children’s Literature in Critical Contexts of Displacement [Littérature jeunesse en contexte de déplacement d’urgence], qui réunit des chercheurs et des médiateurs du monde entier pour partager des conseils sur la sélection et l’utilisation des ressources dans ces situations (childslitspaces.com). Cependant, beaucoup de recherches restent à faire dansle cadre de la crise sanitaire actuelle ainsi que dans d’autres types de contextes d’urgence, afin de savoir de quelle manière les albums peuvent se révéler les plus utiles.

41Comme je l’ai déjà mentionné ci-dessus, il faut être prudent avant de revendiquer une valeur thérapeutique des albums, mais il ne fait aucun doute qu’en dernier ressort, partager des albums offre un espace de plaisir et de mise à distance de la réalité (par exemple, il existe de nombreuses expériences de lectures d’albums dans des hôpitaux et des camps de réfugiés, bien que peu aient fait l’objet de publications). Bien qu’il faille aussi rester prudents avant de prétendre que les albums développeraient empathie et capacité d’action, on doit constater qu’à notre époque d’inquiétudes croissantes autour des inégalités sociales, du racisme et du changement climatique, les chercheurs comme les praticiens se tournent vers les albums pour informer et sensibiliser les enfants, et pour les inciter à agir d’une manière ou d’une autre, comme le fait Elizabeth Marshall quand elle analyse des albums autobiographiques « écrits et illustrés par des gens de couleur et des membres de peuples indigènes91 » et pose des questions sur l’activisme. Une fois de plus, nous avons besoin d’études qui analysent la manière dont les albums peuvent permettre les changements sociaux. Comme le souligne à juste titre Nathalie Op de Beeck à propos des albums sur l’environnement, « la lecture d’albums ne peut à elle seule transformer les enfants en défenseurs de l’environnement. La littérature sans développement de l’esprit critique ne peut pas changer les pratiques sociopolitiques92 ».

42Le développement de l’esprit critique exige une formation à la critique littéraire qui stimule l’activité de production de sens à travers une attention fine aux aspects esthétiques et matériels des albums, aussi bien qu’aux représentations de la diversité. Une démarche prometteuse pourrait résider dans ce que Kelly Wissman nomme « lecture rayonnante » [reading radiantly], une lecture esthétique qui cultive « l’imagination sociale » et peut, selon Wissman, développer la capacité et l’envie de s’attaquer aux problèmes d’inégalité et d’injustice93. Dans son étude menée en collaboration avec des enseignants, certains enfants ont non seulement coopéré pour construire le sens, mais aussi agi ensemble pour permettre le changement. Cet engagement du lecteur est essentiel pour approfondir l’expérience esthétique, cognitive et affective permise par les multiples dimensions des albums, et pour favoriser l’esprit critique. Avec une méthodologie maîtrisée, on peut ouvrir un espace pour aller plus loin et inclure les enfants en tant que chercheurs94 — une autre voie prometteuse pour les futures recherches sur les albums. Dans notre monde en mutation, nous devrions tirer parti des multiples possibilités qu’offrent les albums pour inventer un futur meilleur et le rendre accessible à tous, et nous avons aussi besoin de plus de recherches sur les albums qui nous indiquent comment procéder au mieux.