Lire la peinture
1Au chapitre XVII des Fleurs bleues de Raymond Queneau, le duc d’Auge crie à Cidrolin la célèbre phrase du Corrège s’exclamant devant une toile de Raphaël : « Et moi aussi, je suis peintre1 ». Les deux héros queniens n’ont pourtant rien à voir avec les deux grands maîtres de la Renaissance italienne : Auge barbouille des « dessins d’enfants2 » sur les parois des grottes préhistoriques tandis que Cidrolin souille sa barrière de graffitis injurieux et la repeint continuellement. Par l’entremise de ces deux peintres du dimanche, Queneau semble revenir avec un sourire amusé et ironique sur les velléités artistiques qui l’ont, un temps, animé et lui ont laissé penser qu’il pourrait suivre une autre voie que l’écriture. Le « jardin secret3 » qu’a constitué la peinture pour Queneau s’éclaire un peu plus avec la parution de ses Écrits sur la peinture.
2Cette édition établie par Stéphane Massonet reprend l’ensemble des articles et poèmes que Queneau a consacrés à la peinture et, plus généralement, à l’art. Ces textes, publiés le plus souvent dans des catalogues d’expositions, étaient dispersés et restaient à ce jour confidentiels — à l’exception notoire de « Joan Miró ou le poète préhistorique » (1949, p. 65 sq.) qui avait été repris dans le recueil Bâtons, chiffres et lettres (1965).
3À la lecture d’Allez-y voir, on est frappé par la diversité des peintres et sculpteurs défendus par Queneau, non seulement en termes de notoriété mais aussi en termes de styles. Pour cette édition, Stéphane Massonet fait le choix de présenter ces écrits dans un ordre strictement chronologique, qui s’étend des débuts surréalistes de l’auteur (un premier texte polémique en 1928 sur Chirico) jusqu’en 1975, un an avant sa mort. L’approche chronologique permet, comme l’explique Stéphane Massonet, de « mettre en évidence la durée et l’intensité avec lesquelles [Queneau] écrit sur les artistes » (p. 19). L’exemple le plus parlant de ce point de vue est celui de Miró auquel Queneau consacre dix textes. La fidélité de Queneau est également manifeste avec des artistes tels que Jean Hélion, Élie Lascaux, Mario Prassinos, Jean Dubuffet ou encore Enrico Baj. Cette écriture suivie dans le temps — véritable work in progress — est l’un des intérêts du recueil : on voit ainsi comment, pour ses artistes de prédilection, Queneau reprend ses écrits antérieurs, les remodèle, les complète4.
4L’ouvrage comprend également un avant-propos éclairant de Stéphane Massonet qui s’attache à décrire les enjeux de la relation de Queneau à la peinture. En fin de volume, on retrouve les notices de présentation des artistes du recueil, les références bibliographiques des textes du volume ainsi qu’un index nominum. On pourra regretter cependant que les écrits de Queneau ne soient pas accompagnés de davantage de reproductions d’œuvres : on trouvera uniquement une planche de l’adaptation de Zazie dans le métro par Jacques Carelman (p. 124) et un dessin de Jean Dubuffet intitulé « Hommage à Raymond Queneau » (p. 150). Des notes critiques auraient pu également être utiles pour identifier sans ambiguïté les œuvres dont parle Queneau5. Quoi qu’il en soit, la parution de ce volume reste un événement à saluer en tant qu’il contribue à une meilleure connaissance de l’œuvre de Queneau6 et qu’il apporte un regard singulier sur l’acte créatif et le rapport du spectateur à l’œuvre.
Pour un art toujours vivant
5Pour « parler peinture » (p. 57), Queneau privilégie le texte court, d’une demi-page à une dizaine de pages, et ne prend pour sujet que ses contemporains — même s’il aime à établir des filiations avec les grands maîtres du passé7. Rédigés le plus souvent à l’occasion d’expositions du vivant des artistes, ses écrits apparaissent comme une série d’instantanés de leur œuvre : Queneau préfère se placer dans le présent ouvert de la création plutôt que dans la rétrospective posthume. Dans un poème touchant intitulé « L’atelier de Brancusi » (p. 137-138) publié en 1969, plus de dix ans après la mort de l’artiste, Queneau déplore la démolition de son atelier et se refuse à la muséification de l’artiste : « L’atelier a trouvé refuge dans un musée / mais le sculpteur arpente toujours le pavé » (p. 138).
6En se focalisant sur le présent de la création, Queneau s’attache à décrire la trajectoire des artistes comme un parcours vivant, fait de multiples surprises dont on ne peut avoir qu’une vague intuition. Ainsi de Jean Hélion : « La peinture d’Hélion se développe à la façon d’un être vivant : de surprise en surprise, mais avec certitude ; et, dans ses derniers tableaux, nous voyons ses “personnages” ouvrir les yeux » (p. 29). Dans cet article de 1936, en plein cœur de la période abstraite de Jean Hélion8, Queneau a le pressentiment audacieux d’un retour à la figuration alors même que ce revirement va à contre-courant de l’histoire. Finalement, Queneau ne cherche pas à enfermer Hélion dans un mouvement artistique, il se contente de regarder « le tableau en tant que tableau » (p. 44).
7Pour évoquer un art vivant, Queneau se devait de ne pas figer ses textes dans le moule de la critique d’art. Ainsi, comme le montre ce recueil, un poème vaut tout autant qu’un article, car, selon Queneau, « un peintre n’est reconnu que lorsque les poètes viennent chanter devant ses toiles » (p. 42). À l’instar de Prévert, il célèbre en poèmes Miró, « l’émir aux miroirs », en explorant tous les possibles spéculaires de son nom9. Cette plume ludique et facétieuse est une constante des Écrits sur la peinture. L’œuvre magistrale de Picasso est saisie, dans le prolongement des pérégrinations de Connaissez-vous Paris ?, par le prisme de ses différentes « habitations » (p. 30-31) — ce qui est un moyen détourné de revenir sur ses différentes périodes picturales. L’autre texte consacré à Picasso, beaucoup plus tardif, n’est pas moins désopilant puisqu’il se présente, dès le titre « Picabaj et Bacasso10 », comme une biographie croisée de Picasso et d’Enrico Baj, autre artiste très apprécié de Queneau.
8Dans les textes plus analytiques, le ton se révèle tout aussi peu académique et Queneau n’hésite pas à relater, en préambule des analyses proprement dites, des anecdotes personnelles, notamment les circonstances des rencontres avec les artistes (Lascaux p. 34 sq., Miró p. 65 sq.). Il faut dire que, pour Queneau, la peinture est souvent affaire d’amitié11. De ces textes ressort l’impression d’une relation intime et profonde avec les artistes dont Queneau a su tirer profit : « J’ai connu des peintres et des ventes publiques, des marchands de tableaux et des musées, des encadreurs, et je me suis fait ma petite opinion » (p. 58). Queneau se présente au lecteur avec l’ethos de l’amateur éclairé. Si ses prises de position en matière d’art sont toujours prudentes, elles se nourrissent de la relation privilégiée avec les artistes.
9À ce titre, il se montre particulièrement sensible au processus créatif. Il souligne régulièrement l’originalité des procédés employés par les artistes : ainsi de Gala Barbisan qui « cisèle son papier en une méticuleuse genèse constamment renouvelée » (p. 126) ou encore, sur un mode plus ludique, de Baj qui laisse de côté la trop traditionnelle peinture à l’huile pour peindre, « littéralement, au meuble » (p. 106). En nous faisant pénétrer dans l’intimité de l’atelier, Queneau partage avec nous son émerveillement face à la naissance de l’œuvre :
[Élie Lascaux] commence par achever le haut de la toile puis procède ainsi successivement par tranches parallèles jusqu’à l’achèvement du tableau. On dirait qu’il enlève une sorte de taie qui recouvrait l’œuvre et que les couleurs et les formes disposées existaient antérieurement, dans la toile pour ainsi dire, il suffisait pour les révéler d’enlever la mince pellicule qui nous empêchait de les percevoir. (p. 36)
La peinture au miroir
10Les textes de Queneau ne se limitent cependant pas à la description des pratiques singulières des plasticiens. Tout se passe comme s’il cherchait à saisir l’essence de la peinture elle-même. Pour ce faire, Queneau entend situer la pratique picturale par rapport aux autres arts et disciplines. Évoquant les premières toiles de Jean Hélion en 1936, celui qui deviendra le cofondateur de l’Oulipo convoque les mathématiques :
Joseph Bertrand, mathématicien de son temps célèbre, disait : « Je peux faire correspondre une courbe d’un certain ordre au tracé d’un éléphant ; accordez-moi un degré de plus, et je lui ferai lever la trompe ». Parti des éléments picturaux les plus simples, Jean Hélion, multipliant les rapports, reconstruit la réalité, c’est-à-dire une réalité. (p. 29)
11Penser la peinture à travers le prisme des mathématiques permet de transcender l’opposition entre abstraction et figuration : la peinture se présente toujours comme une représentation de la réalité que le peintre nous donne à découvrir12. Aussi faut-il dépasser les étiquettes habituelles de la critique comme « abstrait », « concret », « figuratif ». Revenant sur la « courbe » qu’a constituée la trajectoire des œuvres d’Hélion jusqu’à la fin des années 1960, Queneau nous invite à changer de paradigme de lecture pour reconnaître la sincérité de la démarche artistique : « Figurative ou non, c’est une peinture qui fut toujours significative » (p. 127).
12Queneau rapproche également les arts des sports pour mettre en valeur l’acte créatif auquel il est particulièrement sensible. La peinture, par ses différentes touches, évoque « l’escrime » (p. 54) tandis que la sculpture, où l’artiste se bat avec la matière, pourrait bien n’être qu’un combat de « catch » (p. 54)13.
13Si l’artiste est un sportif à sa manière, c’est aussi un névrosé érotomane qui projette ses troubles sur la toile. Dans un texte consacré à Morris Hirschfield, Queneau lie la peinture à l’érotisme qu’il envisage comme « art d’agrément » (p. 84). Il explique immédiatement que le caractère érotique de la peinture ne se limite pas au genre du nu et constate d’ailleurs, non sans humour, qu’« après Renoir, il n’y a plus de fesse, il n’y a plus que du cube » (p. 85). L’érotisme en peinture n’est pas tant dans le sujet que dans la gestuelle de l’artiste : « ce sont ces gestes précis, choisis, répétés — et dans leur extrême raffinement, singularisés et obsessionnels — qui se figent dans la pâte colorée, tels oiseaux en glu » (p. 85). Comme le laisse entendre l’image équivoque de la pâte gluante, la peinture ne serait-elle pas une sublimation de l’onanisme ?
14Au-delà de ces rapprochements ponctuels, il est un art qui est constamment adossé à la peinture dans les Écrits de Queneau : la poésie. De même que Paul Éluard avait intitulé un de ses recueils les plus célèbres L’Amour la poésie, de même Queneau nomme son texte consacré à André Marchand « L’amour, la peinture ». Dans le préambule de l’article, il justifie ce titre en expliquant que le peintre s’exprime nécessairement en une « langue poétique par excellence et par définition » (p. 44). Queneau envisage la peinture à partir de la fonction poétique du langage telle que la conçoit Jakobson : « Où est la maîtrise d’un peintre ? Dans l’usage qu’il impose de son écriture propre de l’univers au lieu des banalités de la conversation courantes » (p. 122). Les signes picturaux, comme les mots des poèmes, ne s’astreignent pas à reproduire servilement le réel. En partant de ce principe fondamental, il est possible de donner une définition a minima de ce que doit être la peinture : « la vraie signification de la peinture est la mise en liberté d’un monde subjectif communicable par une “sorte” d’écriture colorée disposée sur une surface plane généralement rectangulaire » (p. 72). L’insistance de Queneau sur la simplicité des « règles du jeu » (p. 60) de la création — un pinceau, une toile et de la couleur14 — met en relief, par contraste, le caractère magique et même miraculeux du surgissement de la poésie inhérente à l’œuvre.
15Ce caractère poétique de la peinture s’appréhende aussi, pour Queneau, dans la reprise et dans l’adaptation des procédés qui sont à la base même du genre littéraire de la poésie. Pour le montrer, l’auteur prend pour exemple l’œuvre de Miró. D’un tableau à l’autre, la polyvalence des signes représentés peut se lire comme une métaphore : « Si tel graphisme ayant été reconnu comme exprimant telle partie du corps, on le retrouve dans un visage, c’est qu’il y a transfert de signification » (p. 72). Au sein d’un même tableau, il est également possible de reconnaître des « rimes » (p. 74) comme dans un poème versifié15. Enfin, on peut se laisser porter — et cela fait le lien avec la musique — par un « rythme plastique » (p. 73) dans les poèmes colorés du maître catalan.
16Forte de cette aura poétique, la peinture peut acquérir une dimension métaphysique. Si la littérature est, selon Queneau, une évocation métaphorique du Paradis perdu16, la peinture en est la représentation17. Le tragique de la Chute et l’espoir de la Rédemption se font sentir dans la vibration poétique des paysages, tels ceux de Vlaminck : « Toute peinture de paysage est une apocalypse, puisque nous savons bien que nous ne vivons pas dans le paradis terrestre. C’est la nature elle-même qui annonce sa reconnaissance et la libération de l’homme » (p. 63). Regarder les tableaux n’est pas simplement affaire de plaisir, le spectateur en vient à être touché par la « grâce » (p. 97), au sens théologique. C’est l’expérience que vit l’auteur avec les œuvres de son ami Élie Lascaux qui renoue, sous une apparente naïveté, avec l’expérience spirituelle d’une peinture médiévale où la perspective est volontairement absente18 : « Un tableau de Lascaux a cette rare qualité que, se présentant comme la simple pellicule des choses, il conserve précisément toute la profondeur de la réalité : tout est devant nous » (p. 97). Pour expliquer le miracle de cette simplicité touchante, Queneau n’a d’autres ressources que celles de l’image poétique : « Le réel a pour lui la fragilité des ailes de papillon dont la poudre reste attachée aux doigts trop grossiers qui veulent les saisir » (p. 98). Si la peinture est poétique par essence, alors seule la parole poétique peut en rendre compte.
Une éducation du regard
17Peintre avorté, Queneau trouve son bonheur dans la contemplation des tableaux. L’un des fils conducteurs du recueil, comme le souligne Stéphane Massonet dans l’avant-propos (p. 13-16), est la révolution du regard que nous offre la peinture. Queneau l’affirme clairement en 1944 dans un texte consacré à Prassinos : « la fonction du peintre est de révéler dans l’univers ce que l’œil commun ne sait y voir » (p. 32). En d’autres termes, le peintre nous « apprend à voir » (p. 96). Nous pensons voir mais nous ne voyons rien, notre regard glisse sur ce que nous jugeons banal. André Marchand nous transmet, dans ses œuvres, la vision singulière de « sa Provence » (p. 45) parce qu’il a su prendre au sérieux la simplicité même des pierres : « C’est aussi un pays où il y a des tas de pierres et beaucoup de cailloux, et la présence d’un tas de pierres ou de cailloux, où que ce soit, et tout particulièrement en Provence, inocule aux objets voisins des significations nouvelles et inquiétantes » (p. 45). La vision du peintre, nous la faisons nôtre et nous accédons alors à son sens « métaphysique » (p. 45). Ce qui est vrai du paysage l’est finalement pour tout genre pictural. Avec l’exemple de la période figurative de Jean Hélion, la scène de genre nous permet de regarder d’un autre œil la vie de nos semblables. L’artiste retravaille l’image cliché des « amoureux qui s’embrassent sur un banc, qui font la ventouse comme on dit, spectacle habituel et d’une fadeur quelque peu écœurante » (p. 128). Sous couvert de parler de Jean Hélion, Queneau fait une allusion à son roman Les Fleurs bleues, paru deux ans avant l’exposition dont il rend compte, où il dépeint avec une ironie féroce les baisers saliveux de Lamélie avec l’ératépiste19. Ce que semble souligner ici Queneau par cette autocitation, c’est finalement que son propre point de vue s’est modifié au contact de la peinture d’Hélion. L’art pictural a cette capacité à métamorphoser le ridicule en sublime, à transformer la boue en or : « grâce à Hélion, tout à coup on s’exclame : “Comme c’est beau !” » (p. 128).
18La théorie du regard qu’élabore Queneau a pu s’enrichir au fil du temps. Dans une préface de 1965 consacrée à nouveau à Prassinos, Queneau reprend sa définition sur la fonction du peintre de 1944 mais y ajoute la notion linguistique de « signe » : « les toiles prassiniennes sont en effet couvertes de signes qui viennent nous apprendre à regarder le monde d’un œil neuf, mais, comme c’est de la peinture et non de la littérature, ces signes s’organisent en un signe unique inscrit sur une surface en général rectangulaire » (p. 122). Cette notion est en fait déjà présente dans les textes de Queneau dès les années 1940 avec l’œuvre d’André Marchand et surtout celle de Joan Miró. Penser les toiles comme un ensemble de signes revient à considérer le tableau comme écriture ; de la sorte, les œuvres ne sont pas seulement regardées, elles doivent également être lues. La peinture ne se donne pas d’emblée au regard du spectateur. Comme toute écriture, les tableaux demandent à être interprétés : « Il n’est pas toujours facile de lire la peinture de Miró, ou plus, exactement, il faut savoir qu’elle est à déchiffrer » (p. 51). Queneau projette sur le spectateur le lecteur idéal qu’il évoque dans le « Prière d’insérer » de Gueule de pierre (1934) et auquel il revient de donner sens au mythe que présente le roman : « pourquoi ne demanderait-on pas un certain effort au lecteur20 ? » Il fustige les spectateurs qui, par facilité, ne voient dans les toiles de Miró qu’une « fantaisie abstractisante » (p. 52) ou encore ceux qui « se contente[nt] du titre donné par le catalogue » (p. 51). Lire l’œuvre ne saurait se réduire à lire son titre :
L’amateur timide devant une œuvre qui le déconcerte demande toujours quel en est le titre ; que s’il lui est répondu « Composition », le voilà bien avancé. […] Il va de soi que la peinture n’a pas à se résumer en quelques mots (signes appartenant à un autre mode d’expression). (p. 86)
19Oubliant le titre, le spectateur est ainsi amené à se placer « devant » l’œuvre21, à se confronter à l’étrangeté, parfois radicale, des signes graphiques et colorés propres à la peinture et à se prêter au jeu de l’interprétation et accepter, le cas échéant, de se tromper (p. 52).
L’énigme en fin de compte
20D’ailleurs, ne jamais être assuré de ses interprétations est la condition sine qua non pour apprécier les tableaux selon Queneau. Ils doivent toujours résister au regard qui les saisit. Le peintre lui-même ne semble jamais pleinement conscient du sens de son œuvre. Il cherche à travers ses toiles sa vérité mais cette vérité s’impose à lui et reste indéfinissable : « cela est vrai, vrai pour lui […] d’une vérité, qui, comme toute vérité, ne se discute pas, d’une vérité agressive et triomphante » (p. 47).
21Pour Queneau, on mesure l’importance d’une œuvre aux interrogations qu’elle suscite. Fidèle au scepticisme de Flaubert (« la bêtise consiste à vouloir conclure22 »), il termine sa notice « Dubuffet » pour l’édition Mazenod des Peintres contemporains en affirmant : « Dubuffet est un grand peintre : l’art demeure en question. Et une question. » (p. 116). Le sens du tableau est volontairement retenu. À propos de l’artiste-joueur Baj qui, par sa technique, ouvre de nouveaux possibles à la peinture23, Queneau note que « comme tout peintre, il désigne, il ne révèle pas » (p. 109). Le peintre objective ses secrets sur la toile mais ne les livre pas. Mieux encore, son œuvre, par sa trajectoire imprévisible, a la vertu de désorienter ses plus fins connaisseurs : « Plus ça va, c’est-à-dire plus je connais Baj et mieux je connais son œuvre plus celle-ci me paraît mystérieuse et mieux j’apprécie son auteur » (p. 130). Gageons que le lecteur des Écrits sur la peinture de Queneau, à la fin du volume, soit à son tour plus à même de savourer le mystère de l’art.