Stylistique de l’intime
1Dès la couverture, À proportion. Eugène Delacroix et la mesure de l’homme s’affiche autrement que comme une étude critique : la juxtaposition des noms de l’artiste — Delacroix — et du critique — Zanetta — fait plutôt du livre un terrain de jeu, voire un terrain de duel et de confrontation. Delacroix versus Zanetta ? L’intérêt de la question réside dans la logique de l’étude : déployer le réseau du sens qui se dégage d’une page choisie du Journal de Delacroix, et cela à travers la patience de l’analyse stylistique.
2Nous ne sommes pas loin d’un commentaire de texte. Mais quel commentaire ! Et surtout, quel texte ! Le texte et le commentaire, finalement. Delacroix et Zanetta : le microcosme de la page, matière résistante, est rendu progressivement intelligible par l’observation et l’interprétation. Ainsi le texte est-il aussi bien le prétexte et l’annexe du commentaire, son origine et sa justification. Cent pages — à peine — où Julien Zanetta revendique sa posture de lecteur, dit « je » (« si je n’avais lu le Journal », p. 85), afin de tirer de sa réception singulière du texte une beauté critique plus ample.
3Avant de débuter son analyse, l’auteur présente les enjeux d’un dispositif littéraire à maints égards assez étrange : le journal intime — est-ce de la littérature ? — d’un peintre — est-ce un auteur ?
4Julien Zanetta met en avant le système esthétique qui légitime ses choix : « l’écriture de Delacroix possède un style propre, un rythme sien, parfois brusque et heurté, parfois lyrique, sardonique, sinon désabusé » (p. 11). Cela annonce le parti pris de l’étude, son « ambition » : « lire Delacroix comme un peintre-écrivain à proprement parler » (p. 12), en raison d’un souci formel sous-jacent et, notamment, de la présence d’une méditation permanente sur l’art qui, bien qu’elle se présente sous une forme oscillante et décousue, permet de faire de la parole écrite le viatique de la mise en œuvre picturale future.
5Puis, comme toute explication littéraire l’impose, Zanetta « expose » l’extrait — simple et nu — pour que le lecteur l’ait sous les yeux, pour qu’il puisse revenir à la lettre et la fréquenter. En effet, le commentaire qui se déploie à partir de la page de Delacroix demande une attention précise à la structure du texte. Pourtant, l’intérêt de la présence du texte dépourvu du commentaire ne peut pas se réduire à une raison fonctionnelle : la lecture naïve, simplement accompagnée par les pages de l’avant-propos, permet au lecteur de s’approprier un texte qui sera ensuite minutieusement dévoilé. Tel un tableau, le texte se montre dans son existence absolue ; aussi, faut-il retenir son souffle : après ce coup d’œil, ce sera le gouffre de l’herméneutique.
6L’extrait du Journal de Delacroix choisi par Zanetta est celui du 5 août 1854. Pourquoi ces pages ? Parce que, dira-t-on, elles offrent quelque chose de vertigineux. Samedi d’été : Delacroix réfléchit aux correspondances proportionnelles qui se produisent dans la nature. Une branche de peuplier est un peuplier miniature, la fourmilière est un « petit pays » (p. 18), une pierre un immense rocher ; de la même manière, « le talent d’un homme isolé présente, dans la suite de son développement, les phases différentes que présente l’histoire de l’art dans lequel il s’exerce » (p. 17). Ce n’est plus Delacroix, c’est Sartre ! À la différence du particularisme flaubertien de L’Idiot de la famille, le journal du peintre formule une règle universelle : tout homme porte en lui-même le monde entier et son développement, comme les fragments de la nature le font avec le système qui les engendre.
7Où est le vertige ? Depuis le Timée, microcosme et macrocosme semblent pouvoir se répondre organiquement : d’où viendrait-elle, donc, la surprise vertigineuse du texte ? Du choix de Zanetta, qui retentit tout au long du livre. L’extrait choisi portant sur la correspondance entre l’homme et l’univers, entre l’un et le tout, l’œuvre entière condense cette loi, en proposant de nouveau, page après page, la même concrétion. En d’autres termes, l’analyse de Julien Zanetta, qui a comme objectif de désagréger le texte pour en faire surgir la multiplicité de sens et de renvois, fait de chaque chapitre, de chaque section, une application de la règle de Delacroix : le multiple de l’interprétation revient au seul extrait, microcosme littéraire, miniature d’un abyme qui niche ses prolongations et raccourcis.
8Le chapitre « Le petit monde » ouvre l’analyse de l’extrait : Julien Zanetta s’attarde sur l’enjeu principal du passage choisi, à savoir « l’idée de la conséquence de la nature » (p. 24), exemplifiée par la possibilité, pour les âges de l’homme, de reproduire la progression artistique, notion dont l’auteur met en avant la profondeur érudite, les antécédents, mais surtout la valeur gnomique. La loi pour laquelle l’homme est miroir et tesselle de la mosaïque naturelle est étudiée dans sa formulation, dans ses sources littéraires — Leibniz, les romantiques allemands, les humanistes de la Renaissance — et dans ses renouvellements esthétiques : Théophile Gautier, qui cite dans son Salon de 1939 le « petit monde » incarné par l’expérience des artistes complets. Les pages du chapitre tissent ainsi un réseau de textes multiples, qui semblent se répondre, produire une variété d’échos littéraires, philosophiques, critiques, un réseau orienté vers l’explicitation de la persistance du motif du microcosme, insérant le Journal de Delacroix dans l’une des méditations de son siècle.
9Si la première partie du chapitre reconstruit l’héritage littéraire de la page du « petit monde », la deuxième permet d’en tirer une leçon stylistique : l’auteur soutient la thèse d’une « littéralisation » de l’observation de Delacroix, qui se manifesterait à travers l’attention à la forme de la parole écrite, et qui traduirait un souci esthétique dépassant la simple réflexion. Zanetta sélectionne les figures capables de produire des effets de sens — allitérations, similitudes, métaphores —, sans négliger les formes grammaticales chétives, menues, porteuses d’une signification à goûter dans son triomphe sémantique retrouvé : « comme un rideau qui se lève, la négation restrictive (ne… que), instrument de notre dessillement, nous fait prendre un pas de recul et nous fait reconsidérer l’ensemble » (p. 44). Le coup de théâtre des adverbes en relation discontinue !
10Dans le deuxième chapitre, « Jeux d’échelles », Zanetta se penche sur les rapports proportionnels qui permettent à Delacroix de développer une réflexion sur les relations entre les éléments du monde, et dans le troisième « Taches, formes, figures », le critique tisse un lien entre l’existence des rapports proportionnels et la création de l’illusion esthétique. Dans les deux chapitres, Da Vinci, Valéry, Ruskin, Baudelaire, Emerson, Lévi-Strauss sont convoqués ; toute une foule vient expliquer les prolongations de la méditation de Delacroix, leur descendance, leurs miroitements. Zanetta se sert habilement d’autres pages du Journal pour enrichir celle qui a été mise à l’épreuve de la lecture. Comme la page du 21 novembre 1857, où Delacroix copie une citation de l’essai qu’Emerson consacre à Swedenborg et qui semble aller dans la direction d’une correspondance entre le monde de l’intime et le monde naturel : « chaque organe se compose de molécules homogènes et d'un tout complet de parties similaires », écrit Emerson (p. 64). Et Delacroix de commenter : « Sans être un aussi grand observateur, je me suis aperçu il y a longtemps de cette vérité » (p. 65). Ainsi, la page du journal semble-t-elle ne plus subsister en elle-même, satellite d’un système de pensée qui la précède et la résume. Finalement, dans « Plage pelage. Les sciences diagonales » — qui clôt l’essai —, l’auteur réactive la postérité actuelle de l’extrait du journal, en relevant la persistance du « petit monde » miniaturisé dans l’œuvre de Ponge, de Caillois, de Duchamp : « Ponge escaladera une miche de pain qu’il assimilera aux Alpes » (p. 95), alors que Duchamp et Man Ray se serviront de « motifs géométriques à peine reconnaissables des particules flottant, débris, moutons et autres résidus microscopiques » (p. 96) de l’Élevage à la poussière pour brouiller les limites des dimensions de l’image, faisant du microscopique un macropaysage, du minuscule une vibration vers l’infini.
11Deux pages qui, en guise de conclusion, résument l’interprétation personnelle de Julien Zanetta : l’extrait du 5 août 1854 pourrait être représenté par un grand tigre couché, peint par Delacroix en 1830. Un « animal analogique » (p. 104), dont le pelage se confond avec le sable et avec les canaux creusés par la mer, et qui incarne le microcosme exposant le mélange d’objectif et de subjectif qui fascine Eugène Delacroix — et Julien Zanetta.