Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Novembre 2024 (volume 25, numéro 10)
titre article
Élise Marc-Becam

Peinture, cinéma et métaphysique : l’étonnante portée des analyses de la psychologie chez le jeune Merleau-Ponty

Painting, cinema and metaphysics: the surprising scope of Merleau-Ponty’s analysis of psychology in his early writings
Merleau-Ponty Maurice, Le Doute de Cézanne et autres textes, Paris, Gallimard, coll. « Folio Sagesses », 2023, 128 p., EAN 9782073019936.

1Paru chez Folio Sagesses en 2023, le recueil de textes sur lequel nous nous penchons est composé de deux articles publiés par le philosophe Maurice Merleau-Ponty dans l’immédiate après-guerre : « Le doute de Cézanne », qu’il écrit durant les années 1940 sous l’Occupation et qui paraît seulement en 1945 dans la revue Fontaine, et « Le métaphysique dans l’homme », paru dans la Revue de Métaphysique et de Morale en 1947. On y trouve également « Le cinéma et la nouvelle psychologie », qui correspond à la transcription d’une conférence donnée en mars 1945, devant les étudiants et enseignants de l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) fondé deux années plus tôt, présidé alors par Marcel L’Herbier et dirigé par Pierre Gérin. Ces trois textes ont déjà fait l’objet d’un recueil plus fourni d’écrits de jeunesse chez Nagel en 1948, Sens et non-sens, supervisé par le philosophe lui-même. Ainsi, dans l’esprit de Merleau-Ponty, ces textes réédités prennent d’abord place dans un ensemble plus large et cohérent d’articles originellement publiés entre 1945 et 1947 et qu’il classe en trois catégories : « Ouvrages », « Idées » et « Politiques ». En ce sens, les deux textes sur la peinture de Cézanne et le cinéma figurent dans la première catégorie, tandis que celui sur le métaphysique est placé dans la deuxième. D’emblée, nous nous interrogeons sur le choix d’isoler dans une nouvelle réédition trois de ces articles. Pourquoi un tel parti pris éditorial ? Ces textes sélectionnés forment-ils de manière manifeste une sorte de sous-triptyque philosophique qui aurait sa propre logique ? À première vue, ce n’est pas le cas : tandis que « Le doute de Cézanne » et « Le cinéma et la nouvelle psychologie » témoignent tous les deux de la même volonté merleau-pontienne de montrer que l’étude de l’art moderne peut instruire une nouvelle manière de penser notre rapport au monde, « Le métaphysique en l’homme » est un travail d’emblée plus abstrait, qui s’adresse à un public spécialisé et que le philosophe pense comme une « contribution à la sociologie des idées » (p. 81). Il vise à résumer, largement et brièvement, le nouveau sens que prend pour lui le terme de « métaphysique » à l’horizon des sciences humaines que sont la psychologie, la linguistique, la sociologie et l’histoire. L’art moderne n’y est jamais mentionné. Ainsi, si l’on envisage immédiatement les liens qui unissent les deux textes sur la peinture cézannienne et sur le cinéma, nous sommes plus embarrassés lorsqu’il s’agit de justifier la présence du troisième article au sein de ce recueil, que nous aurions davantage mis en rapport avec un autre texte de la section « Ouvrages » de Sens et non-sens, intitulé « Le roman et la métaphysique »… Cela dit, même si le choix de ce texte représente clairement un pas de côté de tonalité et de posture, ce dernier propose tout de même de partir de l’exemple de la nouvelle psychologie du comportement pour comprendre comment une analyse véritablement conséquente de sciences de l’homme initie une remise en question complète de la métaphysique du sujet qui a cours à son époque. Or, les deux premiers articles sont également très marqués par une réflexion sur la psychologie moderne et cherchent à démontrer que ses observations nous permettent de mieux saisir ce qui se joue véritablement dans l’œuvre de Cézanne, ainsi que le sens véritable de ce nouvel art cinématographique. En ce sens, bien qu’il semble d’abord insolite et étrange, le choix des éditeurs nous invite en fait à questionner plus profondément la fonction que l’étude de la psychologie remplit de manière latente dans l’argumentaire du jeune Merleau-Ponty.

2Dans l’économie générale de ces trois articles, le philosophe ne décrit jamais vraiment pour elles-mêmes les avancées de la nouvelle psychologie ainsi que leurs conséquences. Sa mention officie toujours comme point d’appui ; d’abord pour donner une nouvelle image de la peinture de Cézanne et contrebalancer les interprétations critiques de son temps, puis ensuite pour chercher à penser le sens de ce septième art émergent qu’est le cinéma, et comme science humaine emblématique de toutes les autres, à l’aune de laquelle il est possible d’envisager une toute nouvelle entente de la métaphysique. Elle n’apparaît plus comme système de principes qui régissent la connaissance objective du monde par un sujet désengagé, mais comme dynamique d’interrogation à travers laquelle l’être humain prend conscience de l’inaliénabilité de ses liens avec le monde, renonce à la posture artificielle de survol ainsi qu’à l’idéal d’une science absolue pour retrouver la vérité universelle qui se déploie à partir de son expérience propre.

La fidélité aux phénomènes chez Cézanne : une peinture à prendre au sérieux

3Merleau-Ponty commence « Le doute de Cézanne » par une rapide psycho-pathographie du peintre aixois afin de rendre son lecteur familier des épisodes et anecdotes de sa vie dont certains amis du peintre, comme Émile Bernard et Émile Zola, ont tiré profit pour juger négativement sa peinture et faire de lui un « génie avorté » (p. 12). Mais le philosophe se positionne également par rapport à des commentaires plus contemporains. On oublie trop souvent de souligner le fort ancrage de l’article dans l’actualité des débats et des enjeux de son époque… En effet, dans un contexte historique d’écriture où règne à plein l’idéologie fasciste, des critiques d’art comme Camille Mauclair (que le philosophe évoque au début de l’article) vont plus loin et se réapproprient finalement ces données biographiques pour faire du peintre l’un des représentants artistiques de la « décadence » (p. 15) ou de la morbidité dégénérescente et impuissante de la « race » européenne. La problématique sous-jacente du « Doute de Cézanne » pourrait donc se formuler ainsi : peut-on interpréter une œuvre et juger de sa valeur en se fondant uniquement sur les « données » psychologiques et sociales de la vie de l’artiste ? Dans un second temps, le philosophe cherche donc à montrer que le vrai sens de l’œuvre cézannienne dépasse celui qui lui est accordé par ces lectures psychologiques et que ces dernières y sont complètement aveugles. En ce sens, Merleau-Ponty porte une attention particulière à ce que l’on a appelé, de manière critique, les « déformations » de la peinture de Cézanne, liées à la non-systématicité de son respect de la perspective géométrique : les proportions sont déréglées, les assiettes vues de profils ne forment pas des ellipses parfaites, les lignes ne sont pas continues, les contours se multiplient et ne cernent plus rien distinctement, les surfaces se tordent, s’étalent ou gondolent etc. Ces déformations sont particulièrement flagrantes dans Pommes et Oranges, que l’on peut observer au Musée d’Orsay. Contre l’interprétation des critiques de Cézanne, qui utilisent ces déformations pour appuyer la nature psychologiquement délirante et maladive de sa peinture, Merleau-Ponty argumente qu’elles témoignent plutôt d’un scrupule très poussé de transcription de notre expérience effectivement vécue : elles nous raccordent en fait à une certaine « vérité générale de l’impression » (p. 17) que procure la perception immédiate des motifs pris en vue, ou encore elles nous mettent en présence de « ce monde primordial » de « la nature à son origine » (p. 21). Pour appuyer sa thèse, il déclare ainsi : « Les recherches de Cézanne […] découvrent par leur fidélité aux phénomènes ce que la psychologie récente devait formuler. » (p. 22) À partir de là, on pourrait s’attendre à ce que le philosophe développe plus explicitement la dynamique de va-et-vient qu’il semble vouloir initier entre psychologie et peinture, en proposant une définition approfondie de cette nouvelle approche et en faisant clairement le parallèle, à partir d’exemples bien choisis, entre les travaux de ces nouveaux psychologues et la peinture de Cézanne. Contre toute attente, Merleau-Ponty n’approfondit pas plus avant sa déclaration et ainsi, lorsqu’il évoque ensuite les déformations chez le peintre aixois, il se contente d’affirmer qu’on sait par ailleurs qu’elles sont vérifiées dans la perception — le lecteur doit lui faire confiance : « Dans un portrait de Mme Cézanne, la frise de la tapisserie, de part et d’autre du corps, ne fait pas une ligne droite : mais on sait que si une ligne passe sous une large bande de papier, les deux tronçons visibles paraissent disloqués. » (p. 22) Ici, sans doute le philosophe n’estime pas nécessaire de donner plus de précisions car il ne veut pas risquer de faire perdre à son lecteur le fil d’une argumentation déjà très dense. Ce dernier reste alors sur sa faim, mais l’essentiel est qu’il comprenne qu’il « n’y a rien de moins arbitraire que ces déformations » (p. 24) et qu’il prenne la mesure de ce qui en découle. Ainsi, si certains commentateurs se sont trop facilement laissé piéger par leur connaissance intime de la psychologie de Cézanne, ou l’ont volontairement instrumentalisé au service d’une certaine idéologie politique de la dégénérescence - et ont ainsi cru bon d’interpréter sa peinture de manière « littérale » comme une sorte d’exutoire à la morbidité maladive — Merleau-Ponty montre qu’elle a un sens « figuré » (p. 35) et libre, celui de la fidélité aux phénomènes de la perception primordiale. C’est pour cette raison que Cézanne occupe également une place importante dans la thèse du philosophe, qui a pour thème le développement d’une certaine phénoménologie de la perception… Ainsi, dans un contexte de réception encore critique et indécis, le travail de Merleau-Ponty contribue à faire rayonner l’œuvre de Cézanne d’un sérieux et d’une profondeur qui balayent toute ambiguïté. En dernier lieu, c’est donc en toute logique qu’il conclut son article sur le thème de la liberté et nous met en garde : s’il faut considérer l’interprétation déterministe comme aveugle au vrai sens de l’œuvre de tout artiste, il ne faut pas non plus verser dans l’adhésion dogmatique à l’idée d’une « force abstraite qui superposerait ses effets aux “donnés” de la vie ou qui introduirait des coupures dans le développement » (p. 35-36). Ainsi, « il est certain que la vie n’explique pas l’œuvre, mais certain aussi qu’elles communiquent » (p. 36). S’opposant ici de manière implicite à la doctrine sartrienne, il pense donc que la liberté artistique, comme celle de tout un chacun, est profondément situationnelle. Même l’œuvre de Léonard de Vinci, que Valéry décrit comme un « monstre de liberté pure, sans maîtresses, sans créancier, sans anecdotes, sans aventures » (p. 39), n’est pas le produit d’une liberté absolument pure et désengagée : « Il y a toujours des liens, même et surtout quand nous refusons d’en convenir » (p. 38-39).

4Dans ce tableau, les fruits ne sont pas parfaitement ronds et cernés, il est difficile de faire la différence entre les pommes et les oranges, le galbe du compotier s’étire anormalement vers la droite tandis que le bord haut de l’assiette semble rétracté, et enfin, la table nous apparaît bizarrement tordue et l’ensemble penche à l’avant comme si ses pieds étaient d’inégale hauteur.

5Voici en résumé les grandes lignes qui donnent toute sa cohérence à l’article et contribuent à faire de ce travail une introduction aux enjeux de refondation du sens de la perception chez Merleau-Ponty ainsi que la première formulation d’une pensée de l’art comme prolongement dévoilant du monde. Cette dernière perspective charrie son lot d’interrogations et de doutes : n’appauvrit-il pas ici outre mesure le sens du travail de l’artiste, et ne réduit-il pas finalement la peinture à un rôle purement instrumental en la nivelant avec la perception ? Merleau-Ponty aura à cœur de préciser ce point dans ses travaux du début des années 1950. Dans le contexte de cette réédition, on comprend également que « Le doute de Cézanne » agit comme une première introduction, à la fois énigmatique et alléchante, à ce point d’appui central des raisonnements du jeune Merleau-Ponty qu’est la nouvelle psychologie. Un lecteur du « Doute » qui n’aurait pas lu les travaux de thèse du philosophe ni connaissance des avancées modernes de la psychologie reste profane sur le sujet mais prend toutefois conscience de son importance aux yeux de son auteur. En ce sens, le second article de cette réédition, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », prend place de manière tout à fait cohérente à la suite du « Doute de Cézanne ». En considérant à nouveau la psychologie moderne comme point d’appui, mais cette fois-ci pour penser le cinéma, Merleau-Ponty explicite de manière bien plus frontale son rapport à cette dernière et répond ainsi indirectement à la frustration du lecteur du « Doute ».

Le film, un objet de perception comme les autres ?

6D’emblée, la conférence que Merleau-Ponty donne sur le cinéma est structurée de manière plus académique, ce qui rend ses intentions immédiatement plus lisibles. Dans une première partie préambule, le philosophe présente frontalement son point de vue sur la différence générale entre la « psychologie classique » et la « nouvelle psychologie » (p. 51). Ce moment de l’argumentation, qui occupe tout de même plus de la moitié de l’article et dans lequel il n’évoque absolument pas le cinéma, prend directement la psychologie comme objet d’étude et fait presque figure d’article dans l’article. En outre, placé dans la continuité immédiate du « Doute de Cézanne » par le choix judicieux des éditeurs, il apparaît désormais dans toute sa complémentarité à l’égard de ce texte et participe à clarifier cette phrase finalement si mystérieuse : « Les recherches de Cézanne […] découvrent par leur fidélité aux phénomènes ce que la psychologie récente devait formuler. » (p. 22) Ce statut approfondi du début du « Cinéma et la nouvelle psychologie », qui tend toutefois à nous faire quelque peu perdre de vue la valeur propre de l’article, est d’autant plus pertinent que Merleau-Ponty y mentionne à nouveau Cézanne à plusieurs reprises…

7Le philosophe, sans toutefois citer explicitement ses références, évoque en profondeur les recherches expérimentales poursuivies en Allemagne par la Gestaltpsychologie, dont l’étude occupe une grande partie de ses deux thèses, écrites et parues à la même époque : La Structure du comportement (1942) et La Phénoménologie de la perception (1945). La nouvelle psychologie de la forme (« Gestalt ») se démarque en initiant une conception renouvelée de la perception humaine. Elle se détache de l’ancienne psychologie dans le sens où elle ne pense plus la perception comme jugement ou inspection de l’esprit. Selon Merleau-Ponty, la psychologie classique présuppose en effet que le monde perçu est pareil à une mosaïque d’éléments sensibles, isolées et confusément juxtaposés les uns par rapport aux autres, de sorte qu’il faut qu’ils soient repris et mis en relation par un acte réflexif et recteur afin d’être pleinement cohérents et signifiants : « D’une manière générale, la psychologie classique fait donc de la perception un véritable déchiffrage par l’intelligence des données sensibles et comme un commencement de science. » (p. 56-57) Au contraire, la psychologie récente contribue à mettre en évidence, en amont de tout jugement par l’intelligence, la nature spontanément configurée et signifiante du perçu, de sorte que « ce qui est premier et vient d’abord dans notre perception, ce ne sont pas des éléments juxtaposés, mais des ensembles » (p. 51) dont l’unité organique dépasse la somme de leurs parties. Par exemple, nous ne voyons jamais « les arbres du boulevard » (p. 52) isolément, nous les percevons toujours à partir du fond d’espace vide et inarticulé qui les entoure, nous ne voyons jamais la couleur bleue d’un tapis indépendamment de sa qualité laineuse, nous n’entendons jamais chaque note d’une mélodie séparément mais toujours sur le fond de l’ensemble musical qui se déploie à nos oreilles. Et lorsqu’il s’agit de la perception d’autrui, son comportement visible est déjà signifiant et ne nous transmet pas seulement la juxtaposition confuse de signes extérieurs d’une émotion intérieurement éprouvée et qu’il faudrait interpréter intellectuellement pour comprendre. Ainsi, quel que soit ce que nous percevons et en amont de tout travail de conceptualisation, nous avons donc toujours déjà un rapport à un champ perceptif immédiatement organisé et unifié : « Quand je perçois, je ne pense pas le monde, il s’organise devant moi. » (p. 59) Dans cette perspective, Merleau-Ponty s’appuie à nouveau sur le peintre aixois qui, selon lui, s’était déjà interrogé sur ce point : « Cézanne avait posé la question : comment distinguer dans les choses leur couleur et leur dessin ? » (p. 57) Par cette remarque, dont il ne cherche pas à clarifier l’équivocité, il tisse un lien évident avec l’article de 1945 et invite ainsi le lecteur à se rapporter au passage dans lequel il analyse plus avant la fameuse phrase du peintre : « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. » (p. 25) Par ailleurs, de la même manière que les différentes parties du perçu sont d’emblée en lien les unes avec les autres indépendamment de tout processus d’unification intellectuelle, la nouvelle psychologie, selon Merleau-Ponty, met également en évidence l’unité fondamentale de notre ouverture sensible : chacun de nos sens n’est pas « un monde sans communication avec les autres » dont il faudrait construire par l’intelligence la relation avec les autres (p. 54), mais prend d’emblée place dans une structure corporelle interconnectée, un « être total » (p. 55) duquel on ne peut isoler des données proprement « visuelles », « tactiles » ou « auditives ». Ici, Merleau-Ponty met à nouveau ses développements approfondis sur la psychologie de la forme en relation directe avec une remarque de Cézanne, dont il fait déjà mention dans l’article de 1945 : « Cézanne disait qu’on voit le velouté, la dureté, la mollesse, et même l’odeur des objets. » (p. 55, voir p. 25 pour la première mention). Dans le « Doute », Merleau-Ponty ne prend pas vraiment le temps de mettre cette phrase en perspective vis-à-vis des avancées de la nouvelle psychologie et ainsi de montrer, de manière pleinement convaincante, toute sa pertinence et sa profondeur. Il se contente de mentionner qu’elle s’oppose à une certaine « science du corps humain » (p. 25)… D’un côté, dans le début du « Cinéma et la nouvelle psychologie », on trouve une allusion à Cézanne dont la réelle clarification n’est possible qu’à l’aune d’une relecture de « Doute », mais réciproquement, on y trouve aussi un développement sur la dimension synesthésique de la perception qui éclaire certains aspects ambigus de l’article de 1945. C’est en ce sens que nous affirmions qu’il y a une complémentarité latente et réciproque entre ces deux textes, que le choix des éditeurs permet de mettre pleinement en lumière.

8Dans le second mouvement de l’article, Merleau-Ponty évoque enfin le cinéma en tant que tel. Afin d’éclairer la nature et la signification de cet art, il propose ainsi de considérer le film comme un objet parmi d’autres et d’appliquer ainsi à sa perception « tout ce qui vient d’être dit de la perception en général » (p. 65) à partir de l’étude de la nouvelle psychologie. Merleau-Ponty n’ignore sans doute pas qu’une telle méthode de « normalisation » ou de « banalisation » de l’expérience cinématographique risque de recevoir un accueil au minimum mitigé auprès des étudiants et enseignants de cinéma à qui est originellement destinée sa présentation et qui sont probablement déjà passablement frustrés par ce long préambule sur la nouvelle psychologie… C’est pour cette raison qu’il prend bien soin de préciser que cette approche ne mènera pas en sus à une dévalorisation de la valeur propre de leur objet d’étude, mais qu’elle conduira plutôt à formuler des observations similaires « aux remarques les meilleures des esthéticiens du cinéma » (p. 65). Ainsi, Merleau-Ponty cherche à montrer qu’un film « signifie comme […] une chose signifie » (p. 74). En ce sens, tout comme la perception commune et immédiate d’un objet, selon la psychologie récente, ne nous le donne pas comme une mosaïque de données sensibles juxtaposées les unes à côté des autres de manière confuse, mais d’emblée selon une Gestalt ou une forme signifiante qui dépasse la somme de ses parties, le film n’est pas non plus « une somme d’images mais une forme temporelle » (p. 65), dont l’unité organique immanente est similaire à celle d’une mélodie. Il cite l’expérience du réalisateur Poudovkine : après le même plan impassible de son acteur, Mosjoukine, ce dernier fait suivre tantôt une assiette de potage, tantôt une jeune femme dans son cercueil et enfin un enfant jouant avec une peluche. Mise en relation avec les différentes autres images, l’expression de Mosjoukine change, celui-ci a l’air réjoui, puis attristé et enfin attendri, démontrant ainsi que la force expressive d’un film provient de l’unité structurelle d’une succession dans le temps qui n’est pas réductible à la somme des images individuelles qui compose son montage. En outre, Merleau-Ponty n’oublie pas de penser la place, encore nouvelle à l’époque, du son au cinéma. Il n’a pas pour fonction de se juxtaposer à l’image de façon tout extérieure, dans le but de l’agrémenter, la commenter ou l’imiter, mais s’y incorpore et forme plutôt avec elle un nouveau tout expressif indécomposable. Le sens qui s’en dégage de manière immanente n’est assignable ni seulement à l’image ni seulement au son. La parole au cinéma n’a donc pas pour fonction d’ajouter de l’extérieur des idées aux images, de même que la musique dite d’ambiance n’a pas non plus pour rôle de leur ajouter des sentiments… Si des idées et des sentiments parviennent bien au spectateur, cela ne veut pas dire qu’ils existent séparément du film. Au contraire, ils n’émergent qu’à partir de sa dynamique temporelle propre, à travers laquelle images et sons s’articulent organiquement : « Le sens du film est incorporé à son rythme comme le sens d’un geste est immédiatement lisible dans le geste, et le film ne veut rien dire que lui-même » (p. 73-74). Finalement, le philosophe tient sa promesse et montre que ces analyses rejoignent les observations du réalisateur et producteur Roger Leenhardt ainsi que du compositeur Maurice Jaubert sur le rythme cinématographique dans la revue Esprit de l’année 1936. On peut regretter qu’il mobilise ici deux références plutôt datées, qui laissent penser qu’il ne s’intéresse pas profondément à l’actualité critique de cet art… Cette relative désinvolture n’est pas complètement étonnante. En effet, même si la conférence est maintenant considérée comme un texte qui articule de manière pionnière cinéma et philosophie, cette dernière est surement d’abord motivée par une demande amicale de circonstance afin de construire à l’IDHEC une réputation solide et sérieuse, plutôt que par une envie personnelle et irrépressible de s’exprimer sur le cinéma. Merleau-Ponty n’y consacrera d’ailleurs jamais plus d’attention qu’il ne le fait ici. En dernier lieu, le philosophe conclut alors que même si l’objet cinématographique se présente à nous selon « un grain plus serré » et dense que l’objet perçu, dont la forme n’est jamais parfaite et comporte toujours des « bavures » et un certain « bougé », c’est bel et bien « par la perception que nous pouvons comprendre la signification du cinéma » (p. 74). Ce rapide moment consacré à la différenciation spécifique du film en tant qu’objet de la perception est peu convaincant en tant que tel, car trop obscur. Il peut ainsi occasionner une certaine frustration chez le lecteur, qui peut éprouver le sentiment de ne pas être profondément plus avancé sur ce qui fait la distinction propre du cinéma. Finalement, on comprend que ce qui intéresse ici Merleau-Ponty avant toute chose, c’est moins le cinéma en tant que tel que la possibilité de mesurer et montrer toute l’étendue heuristique de la nouvelle psychologie. Le dernier article de cette réédition vient le confirmer en ce qu’il tente de montrer qu’elle nous ouvre, en tant que modèle sur lequel toute science humaine peut être pensée, à une nouvelle possibilité de comprendre notre rapport à l’être.

Métaphysique et sciences humaines

9Dans l’édition de 1948 supervisée par Merleau-Ponty lui-même, « Le métaphysique dans l’homme » appartient à une section différente de celle des deux articles précédents, la section « Idées ». On y trouve en outre deux textes sur l’existentialisme et deux autres sur le marxisme. Dans cette section, Merleau-Ponty adopte une attitude plus détachée, davantage propre à la posture classique que l’on attend d’un philosophe, et se propose ainsi de réfléchir sur l’histoire des idées philosophiques. Dans l’article qui nous préoccupe, il tente ainsi de tracer brièvement l’histoire du sens que le mot « métaphysique » a pris et dans cette optique, il distingue un sens manifeste et un sens latent du terme : d’un côté, il y aurait une métaphysique « réduite par le kantisme » à un « système de principes » (p. 81) directeurs employés par la raison pour constituer avec certitude la science et la morale, de l’autre il y aurait une autre « métaphysique », plus active à son époque que la première, dont le sens serait de nous révéler un certain « type d’être » (p. 82) d’abord ignoré par l’approche scientifique mais progressivement mis au jour par les sciences humaines modernes. Pour démontrer que ces dernières se fondent en effet sur une tout autre « ontologie implicite » (p. 82), il prend à nouveau la nouvelle psychologie de la forme comme point d’appui, en particulier les travaux de Wolfgang Kœhler sur la psychologie comportementale des animaux dans L’Intelligence des singes supérieurs. Selon le philosophe, la manière dont ce dernier envisage son objet d’étude est emblématique d’un tout autre rapport à l’être que celui qu’engage la métaphysique classique. En effet, la quête de l’objectivité chez Kœhler ne s’accompagne pas d’une dévalorisation scientifique de la description qualitative de « notre expérience humaine de l’animal » (p. 83) ainsi que des formes ou structures phénoménales qui s’y dévoilent sensiblement. Au contraire, à défaut de privilégier le « traitement quantitatif » (p. 87) et abstrait, de mettre cette expérience de côté et de la critiquer comme anthropomorphique, elle s’en nourrit et révèle ainsi dans le comportement animal « d’autres relations vraies que les relations mesurables » (p. 83). De ce fait, cette approche, dont Merleau-Ponty affirme qu’elle n’a pas été comprise dans ce qu’elle apporte de plus neuf (même parfois par les psychologues de la forme eux-mêmes, qui ont rabaissé leurs précieuses découvertes au rang de simples travaux préparatoires destinés à être remplacés par une science plus rigoureuse), réhabilite la dimension sensiblement signifiante de l’être des choses à travers la notion de « forme » ou de « structure ». Elle dévoile ainsi un tout nouveau mode de compréhension ontologique coextensive de notre expérience, qui suppose « comme un mélange de l’objectif et du subjectif » (p. 88) et court-circuite la posture scientiste de contemplation pure. Se fondant uniquement sur « l’exemple d’une école », le philosophe a conscience de la fragilité de son argumentaire et c’est pour cela qu’il souhaite ensuite montrer qu’en général « les sciences de l’homme s’orientent chacune à leur manière vers la même révision des rapports du subjectif et de l’objectif » (p. 88). Dans cet article, Merleau-Ponty tente donc de montrer que la nouvelle psychologie peut fonctionner comme un modèle originel à partir duquel l’on peut penser et présenter les autres sciences humaines. Dans cette optique, il s’intéresse ensuite à la linguistique pour montrer que la langue, comme le comportement, n’est pas un objet pur à expliquer mais l’équivalent d’une forme à décrire, et qu’elle se dérobe aussi « au traitement scientiste » (p. 89). Il s’appuie alors sur les travaux de Ferdinand de Saussure, dont l’approche légitime, « outre la perspective de l’explication causale » qui « étale donc la langue devant le linguiste comme un objet de nature », « la perspective du sujet parlant qui vit la langue » et l’éprouve selon une tout autre logique (p. 90). Merleau-Ponty étudie ensuite la sociologie et tente de montrer qu’on pourrait arriver aux mêmes conclusions à son égard. En cherchant à traiter le social comme une chose, Émile Durkheim « l’a peut-être dépouillée de ce qui en fait le plus grand intérêt » (p. 93), à savoir qu’il n’est pas « une réalité extérieure à l’individu », mais une totalité qui l’investit et le met en tension selon un vrai « rapport vivant » et intersubjectif (p. 96). En dernier lieu, Merleau-Ponty présente les possibilités d’application des découvertes de la nouvelle psychologie en histoire. Dans la mesure où l’historien prend précisément pour objet des événements contingents et des gestes individuels à l’interprétation inépuisable, il a d’emblée mieux conscience que la vérité qu’il dévoile n’est pas séparée de choix herméneutiques personnels et contextuels. Il est ainsi « mieux prémuni que le sociologue contre le rêve d’une connaissance souveraine » (p. 97) capable d’une objectivité absolue, même si la prétention d’une « Histoire Universelle » entièrement déroulée devant lui comme sous le regard survolant de Dieu a longtemps été à l’horizon de sa discipline. De ce fait, l’historien intuitionne d’emblée que le type d’être auquel il a rapport et dont il dévoile le vrai visage ne peut être abordé qu’en dépassant la stricte séparation du subjectif et de l’objectif… Ainsi, les sciences de l’homme, pensées à partir du modèle de la psychologie de la forme, sont métaphysiques de manière latente en ce qu’elles font découvrir « une dimension de l’être et un type de connaissance que l’homme oublie dans l’attitude qui lui est naturelle » (p. 102), à savoir l’attitude scientiste (porteuse elle-même d’une tout autre métaphysique). Merleau-Ponty déclare ainsi :

À partir du moment où j’ai reconnu que mon expérience, justement en tant qu’elle est mienne, m’ouvre à ce qui n’est pas moi, que je suis sensible au monde et à autrui, tous les êtres que la pensée objective posait à leur distance se rapprochent singulièrement de moi. Ou inversement, je reconnais mon affinité avec eux, je ne suis rien qu’un pouvoir de leur faire écho, de les comprendre, de leur répondre. Ma vie m’apparaît absolument individuelle et absolument universelle. (p. 105)

10En ce sens, il ne s’agit plus de penser la métaphysique comme discipline ou système dont l’être serait un objet contemplé à distance, mais le métaphysique dans l’homme, c’est-à-dire l’être en tant que nous le vivons et l’éprouvons. De fait, dans l’économie générale de l’œuvre de Merleau-Ponty, cet approfondissement des découvertes de la nouvelle psychologie jusqu’à leurs dernières conséquences philosophiques sur le sens de l’être, qui n’est encore ici qu’à l’état d’ébauche, préfigure un travail ontologique plus abouti, que ce dernier commencera vraiment à partir du début des années 1950. En ce sens, le choix des éditeurs de placer cet article à la suite du « Doute de Cézanne » et du « Cinéma et la nouvelle psychologie » est particulièrement judicieux en ce qu’il permet d’abord de donner la mesure et la cohérence de toute la fécondité proprement philosophique du sens que prennent les analyses de la psychologie moderne aux yeux du jeune philosophe et, par ricochet, de conférer déjà aux développements sur Cézanne et le cinéma une profondeur métaphysique, dont ils ne témoignent pas immédiatement en soi, mais que le philosophe travaillera à mettre en lumière avec plus d’ampleur dans certains travaux de la fin de sa vie, notamment au sujet de l’œuvre du peintre aixois. Ainsi, dans L’Œil et l’Esprit, qu’il écrit en 1960 alors qu’il est en vacances au Tholonet près d’Aix-en-Provence et publie ensuite en 1961 dans le premier numéro de la revue Art de France, il déclare que le projet de la peinture moderne a une « signification métaphysique1 » et que Cézanne est ainsi est un admirable « artisan de l’Être » ou encore qu’il cherche « la déflagration de l’Être ».