L’œil et la peinture. Ravissement dans un tableau du Caravage
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1Le livre Ravissement. Sur un tableau du Caravage de Martine Reid est subtil, dans tous les sens du terme. Il peut être lu avec la même voracité qu’un roman passionnant, mais il est aussi pointu qu’un essai de théorie ou de critique de l’art. L’auteure, à travers des passages curvilignes et sinueux entre autobiographie, histoire de l’art et biographie (du Caravage), nous entraîne dans un voyage à Rome, une sorte de grand-tour contemporain. Un grand-tour qui a un but particulier, un seul but, spécifique et précis : conduire l’écrivaine (qui est d’abord une observatrice) au palais Doria Pamphilj, plus précisément devant le tableau du Caravage Le Repos pendant la fuite en Égypte — qui est son tableau préféré (p. 71). Pour le regarder, l’observer, le pénétrer dans son mystère et dans sa beauté. Autrement dit, l’écrivaine nous guide dans son voyage à Rome.
2Plusieurs couches se superposent et s’entremêlent dans le texte : le voyage de l’auteure, les vicissitudes du Caravage, celle des Doria et des Pamphilj, et celles des personnages des tableaux. Écrit à la deuxième personne du pluriel (« vous », c’est la première parole du texte, p. 11), le livre commence par une arrivée après un vol en avion : les distances ne se mesurent pas dans l’espace parcouru mais dans le temps écoulé (plus précisément, deux heures). Le nord, Paris, et le sud, Rome, sont des espaces qui se distinguent par les couleurs, par la façon dont la lumière touche les choses, leur surface. Mais ce qui les sépare aujourd’hui, ce n’est pas l’espace, c’est le temps, un temps, marqué par les voies aériennes. La distance entre le nord et le sud, pour Martine Reid, est également la distance entre la connaissance, la compréhension et les sensations, les émotions.
3C’est ainsi que la protagoniste de cette aventure — qui, malgré la rapidité du vol en avion, reste en quelque sorte suspendue dans le temps — arrive dans la ville éternelle. Une Rome perçue à travers les yeux de la visitatrice : elle s’émeut à la vue du linge étendu à l’extérieur des maisons, sur les balcons, dans les rues, dans les places — des trajectoires aériennes marquant un temps plus lent. Une Rome vécue avec un sentiment nostalgique de non-appartenance — les sensations, celles de la vie quotidienne, accompagnent le récit depuis le début. Le livre contient, à plusieurs reprises, des passages synesthésiques : pour l’instant, nous imaginons la lumière dorée de Rome et les odeurs de lessive, dans un éternel présent, celui des sens.
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4On arrive ensuite au palais Doria Pamphilj. Ici, l’œil est attiré par les couleurs des intérieurs, les lumières, les pictogrammes marquant les toilettes, la boutique de souvenirs — des copies des œuvres, des supports en papier plastifié témoins de ce qui a été vu. Un œil qui n’a pas l’habitude de regarder ou d’observer, mais seulement de voir (ou d’avoir l’impression d’avoir vu).Après avoir franchi plusieurs obstacles visuels, la visitatrice arrive dans les salles d’exposition, ici : « L’œil est ébloui. L’œil, et non les yeux. Ce singulier confère à l’acte de regarder une acuité particulière, une pénétration dont ne semblent pas disposer les yeux dans leur exercice ordinaire. […] Unique, l’œil est deux fois plus puissant et redoutable » (p. 23). Comme si les toiles avaient une aura sacrée (l’œil, au singulier, évoque une dimension spirituelle), ou comme si d’elles émanaient une lumière différente, l’œil se réveille. Il est prêt à lire les images.
5Mais dans les salles du palais Doria Pamphilj, il n’y a pas de cartel (seulement d’autres pictogrammes indiquant le parcours des audioguides) : les peintures et les sculptures sont « muettes » (p. 28). C’est à ce moment-là que les expériences du personnage en voyage, qui est aussi l’auteure, se superposent à l’expérience de l’observation et, ensuite, de l’écriture. Les éléments diégétiques du livre deviennent révélateurs de la méthodologie de son écriture, de la théorie qui la sous-tend. L’auteure est une écrivaine qui est continuellement accompagnée dans son voyage par les mots de Stendhal, qui sont comme ceux d’une divinité tutélaire. La parole est partout, la parole est la matière première du livre. Pourtant, au cœur de l’ouvrage, il n’y a pas de paroles. Il y a les images ; il y a, avant même, l’œil.
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6Sans fil conducteur — sans l’ordre du discours — la vue, « le plus vagabond de tous les sens1 », est réfractaire à un parcours linéaire. Elle est capturée par la saturation des images, elle se disperse, elle est guidée par le goût, le plaisir visuel. Mais elle est également guidée par l’habitude, par les pièges de l’association d’idées et d’images. Martine Reid, en se promenant dans les salles du musée, voudrait pouvoir changer de paires d’yeux, comme s’il s’agissait de lunettes, voir sans le filtre des visions passées, des visions attendues ; elle aimerait être aveuglée par « le champ infini des possibilités visuelles », et « voir bientôt le regard se brouiller, puis […] ne plus rien voir du tout » (p. 33).
7Ce que l’auteure décide de nous proposer, finalement, c’est une visite non-guidée du palais, une observation non-guidée des tableaux, et en particulier du Repos pendant la fuite en Égypte :
De quoi s’agit-il au fond ? De recevoir du plaisir par les yeux. L’expression est de Stendhal, la méthode aussi, qui tient le milieu entre le savoir érudit et la parfaite indépendance d’un regard rendu à lui-même, libre de toute entrave.
C’est la manière de voir que vous avez choisi. Vous aimez décidément beaucoup que dans le Palais Doria-Pamphili il y ait peu à lire et tout à voir, de la même manière qu’enfant, sans vous soucier beaucoup des explications du guide Michelin lues à haute voix par votre père pour l’instruction de sa petite famille, vous aimez pénétrer dans les chapelles, les églises, les basiliques et les cathédrales au programme des vacances, non pour vous instruire, pour apprendre à identifier un narthex ou un transept, à distinguer saint Michel de saint Georges (flanqués de dragons la gueule ouverte dans les deux cas), mais pour capter d’abord l’effet de ces lieux sur vous. […]
La conclusion était simple : le mieux, sûrement, était de regarder de tous ses yeux et de se laisser pénétrer par la sensation, qui est déjà une manière de savoir, même si elle n’est pas la seule ni la meilleure. (p. 37-40)
8Un paragraphe programmatique, qui propose d’aborder le tableau du Caravage, guidé par Stendhal, dans un équilibre entre savoir et sensation. Libérée du poids du (de son) père, l’auteure propose une troisième voie, peut-être essentiellement féminine (je l’interprète ainsi, puisque Martine Reid s’occupe aussi de la place des femmes en littérature), d’observer et de décrire une œuvre d’art : entre la connaissance intellectuelle et le plaisir, entre l’esprit et le corps, entre l’objet et le sujet.
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9Quelle écriture proposer, dans la longue tradition de l’ekphrasis ? À quelle distance (physique, émotionnelle) regarder le tableau ? Décrire, dans un récit, ce que l’on voit, comme Homère ; analyser l’œuvre en la pénétrant, comme Diderot ? Martine Reid questionne l’ekphrasis : mais son texte n’est jamais véritablement ekphrastique. Pour deux raisons. D’abord, son écriture n’est ni descriptive, ni narrative (ou dynamisante), ni intégrative (ou interprétative)2. Ensuite, son écriture n’est pas calquée sur la peinture, il n’y a pas de processus mimétique. L’ekphrasis n’est pas la forme d’écriture vers laquelle tend l’auteure : son but n’est pas de lire le tableau, ni de le décrire. Il s’agit d’écrire le moment dans lequel on l’observe. Que se passe-t-il en nous lors de la rencontre entre notre corps et celui du tableau ? Là encore, comme pour les voyages en avion, c’est le temps qui marque et détermine l’espace. Une suspension, un temps qui laisse la place aux sensations et aux émotions.
10Martine Reid interroge également la tension haptique, comme Gilles Deleuze l’entend : « on parlera d’“haptique” [...] quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction de toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique. On dirait alors que le peintre peint avec ses yeux, mais seulement en tant qu’il touche avec les yeux3 ». Cependant, même dans ce cas, l’auteure se distancie de la tradition : elle n’a pas l’intention de toucher le tableau, de se l’approprier cognitivement, d’en posséder la compréhension, le savoir. La démarche de Martine Reid n’est pas une phénoménologie de la peinture du Caravage, c’est une phénoménologie des sensations : c’est une écoute de soi-même face à l’œuvre.
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11Il y a cependant des passages obligés dans le livre : l’esquisse d’un bref mais précis profil biographique de Michelangelo Merisi, dit Le Caravage ; la réflexion iconographique et iconologique sur la tradition picturale des représentations du Repos pendant la fuite en Égypte. Le tableau, qui remonte à la première phase de l’œuvre du Caravage, présente un thème sacré ; l’auteure retrace brièvement ses antécédents dans l’histoire de la peinture, reconnaissant des éléments de continuité et de variations iconographiques et stylistiques. Mais ces parties plus théoriques du texte, bien que nécessaires à la progression du livre, semblent avoir une fonction majoritairement narrative, c’est-à-dire créer du suspense. La lectrice et le lecteur ont hâte de se retrouver devant le tableau (à noter qu’un autre tableau du Caravage est reproduit sur la couverture du livre, l’Autoportrait en Bacchus, afin de ne pas dévoiler cette image mystérieuse).
12La particularité de l’œuvre du Caravage — l’auteure, ses lectrices et ses lecteurs le savent — réside dans un mélange de thèmes et de styles nobles et humbles, « le sacré s’y mêle au profane, le trivial au divin, le banal au génie, le réel au merveilleux » (p. 55-56). Dans les recherches visuelles du peintre sur la couleur, la lumière, le corps humain, la nature morte, « le plus beau se devait de cohabiter avec le plus laid, comme si le mal était la condition paradoxale du génie dans sa perfection » (p. 64). Mais un élément semble nous revenir à plusieurs reprises, dans ces passages quelque peu didactiques de l’écrivaine : la vue, l’œil, le regard. La peinture du Caravage, telle une épingle pointue mais, au fond, inoffensive, pique les yeux de son public et choque la Rome des évêques, des cardinaux et des papes. Entre les toiles commandées puis refusées, et l’interdiction de représenter des modèles vivants (d’après nature), cette prolifération d’images (Le Caravage est un peintre très productif) s’accompagne d’une iconoclastie latente.
13Le jeu des regards chez Le Caravage se joue à tous les niveaux, à l’intérieur et à l’extérieur du tableau :
Les personnages se regardent, et, parfois, risquent un coup d’œil à l’extérieur du tableau. Ces regards échangés adoptent toutes les significations possibles et rappellent l’infinité de nuances que l’œil est capable d’exprimer : ils sont admiratifs, surpris, méfiants, horrifiés, attristés, indifférents, parfois attendris aussi, et d’une douceur extrême. Il y a des autoportraits récurrents comme autant de clins d’œil que l’artiste, en Narcisse travesti, adresse en peinture au spectateur. (p. 85-86)
14Comme le rappelle Roberto Longhi, Le Caravage parfois peignait en utilisant le miroir (ses autoportraits sont particulièrement connus pour cela). Ainsi, comme les sculpteurs en sculpture, il réussit en peinture à exposer plusieurs vues d’un même personnage sur la même toile, de face et de dos, avant et arrière4.
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15Il y a deux personnages dans ce Repos, sur lesquels Martine Reid se concentre, et auxquels je voudrais maintenant consacrer mon attention. Le premier est l’ange, le seul personnage que dans ce tableau le peintre représente, en effet, vu de dos. Regardons bien les formes, les contours, la lumière du teint, les couleurs, les proxémiques du corps : c’est comme si la figure n’appartenait pas vraiment au tableau, comme si elle avait été ajoutée plus tard. La lumière tombe sur l’ange d’une manière différente, comme s’il n’était pas sur le même plan plastique que les autres personnages et les autres éléments de la toile. L’ange est, comme l’écrit Martine Reid, incongru :
L’ange musicien n’est pas un élément traditionnel des repos pendant la fuite en Égypte. Incongru, l’ange du tableau, représenté combien audacieusement, fait davantage : il détourne la scène de son sujet habituel ; il pose, au centre, comme un pur objet de contemplation, de désir peut-être, ce que souligne sans équivoque le tracé en volutes du voile blanc qui magnifie son anatomie tout en faisant mine de la cacher. Lui seul, de dos, délicat et magnifique, est immédiatement offert au regard de qui contemple le tableau, ainsi conduit à le regarder avec une affection semblable à celle que lui témoigne Joseph. (p. 106)
16L’ange se détache du plan de la toile et émerge de la surface, il sort du tableau et vient vers le spectateur — en capturant ainsi son regard, fatalement attiré par lui. Roberto Longhi souligne également la particularité de l’ange, « en contraste avec tout le reste du tableau5 », exemple de grâce formelle à l’imitation de Botticelli (un « Botticelli rifatto sur nature6 »). Une preuve de l’existence de la grâce, mais aussi de sa rareté de la part du Caravage : cet ange est pour Longhi simplement « bellissimo7 ».
17Derrière son incongruité, l’ange révèle sa grâce précieuse, sa rare beauté. C’est quelque chose qui ne peut être expliqué, qui ne peut être justifié dans l’ensemble du tableau ; quelque chose d’ineffable, mais peut-être aussi d’inconcevable : seulement perceptible, admirable (ad mirare, aller vers l’image). C’est le plaisir de l’œil dans le plaisir de la peinture. Et pour saisir cette beauté Martine Reid nous conseille d’exercer notre regard : exercer notre main (copier, dessiner) ; exercer notre œil (purifier notre vue, traverser l’obscurité, censurer d’autres images). Regarder devient alors une action organique, l’œil est comme une main experte. L’immédiateté du plaisir visuel et esthétique est le résultat d’un constant entraînement physiologique et matériel.
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18Le deuxième personnage du tableau qui nous parle plus que les autres est l’âne (qui doit être considéré à tous les égards comme un personnage). Si le jeu des regards des autres figures se déroule et se déploie à l’intérieur de la toile, lui est le seul qui, avec son grand œil tourné vers nous, nous regarde. Ou mieux, c’est son œil qui nous regarde dans les yeux. C’est lui qui, dans le livre, dit « vous ». Comme l’écrit l’auteure, « l’âne, tassé à l’extrémité gauche du tableau, veille de son grand œil velouté. C’est le seul regard qui sort du tableau et convoque celui du spectateur ou de la spectatrice » (p. 103).
19L’œil de l’âne est donc à la fois ophtalmique et optique. C’est l’œil de l’animal, mais c’est aussi l’œil du tableau. C’est le tableau, donc, qui dit « vous ». De plus, avec sa texture veloutée, c’est un œil synesthésique : un œil tactile.
20L’œil de l’âne (l’œil du tableau), rond et saillant, fait penser à un tableau du Caravage que Martine Reid, peut-être exprès, ne mentionne pas dans son livre : la Méduse. Peint sur une toile de lin qui prend la forme convexe d’un bouclier (tout comme le bouclier de Persée), le portrait de la Méduse interpelle la spectatrice et le spectateur précisément sur la question du regard. Le personnage mythologique, dont le regard pétrifie ceux qui le croisent, ici ne regarde pas l’observateur dans les yeux : la Méduse se projette (projectus, projeté en avant) vers lui, s’approche de lui et l’appelle silencieusement. La Méduse est un tableau rond, de forme convexe et qui se penche vers l’avant : un œil.
21L’œil de l’âne dans le Repos est comme un cristallin dont la fine épaisseur sépare, dans la vision, l’extérieur de l’intérieur. Il est donc un élément à la fois sémiotique et phénoménologique qui signifie la frontière labile entre sujet et objet.
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22« Le regard naturellement appelé dans le tableau, par le tableau, semble d’abord, sinon exclusivement, un regard masculin » (p. 107) : Martine Reid consacre beaucoup d’espace dans le livre à expliquer pourquoi. Mais ici, l’œil de l’âne et du tableau n’a pas de genre. C’est l’œil de la peinture. Au-dessus des catégories, même linguistiques, ce regard est le regard du plaisir(personnel), et de la mémoire (intime) :
Ce que vous voyez, ce que vous appréciez dans Le Repos du Caravage, dépasse l’entendement, comme on le dit de manière un peu obtuse à propos des choses que l’on ne comprend pas. Toutefois, vous convenez que si vous aimez tant ce tableau-là, s’il éclipse à vos yeux tous les autres, c’est que vous y avez reconnu, puis que vous avez fait de lui, un signe crypté, une sorte de hiéroglyphe de votre enfance, d’idéogramme du souvenir laissé au tréfonds dans la mémoire. (p. 110)
23Ainsi poussée vers les souvenirs de sa propre vie intime de femme — enfance, amour, maternité — l’auteure s’enfonce dans la mémoire, en même temps qu’elle s’enfonce dans le tableau :
Après, il n’y a plus rien à dire. Il n’y a plus rien que le tableau et vous, sans parole cette fois, sans médiation, sans récit à n’en plus finir, sans savoir d’aucune sorte.
Vous le regardez, vous le contemplez, vous l’embrassez du regard. Vous vous souvenez de la grande difficulté de la langue ordinaire à rendre la beauté et le sentiment : en ce qui vous concerne, vous avez toujours préféré la litote […].
Vous vous emparez du tableau par la pensée, vous le captez par l’affect. Il vous semble que vous pourriez presque, comme par magie, l’appeler à vous, le détacher de son cadre, le vampiriser.
Ou l’inverse. C’est le tableau qui vous vampirise, qui, tel un aimant puissant, vous attire dans son espace à lui. […] Ce n’est pas vous qui regardez la toile, qui la mangez des yeux, c’est elle qui vous regarde jusqu’à vous dévorer (p. 113-114).
24Et là, à ce moment précis, le « ravissement », qui donne son nom au livre :
Vous passez de l’autre côté du miroir, de l’autre côté de la mince pellicule de couleurs et de formes. Vous êtes dans le tableau.
[…] Vous mesurez tout ce que l’opération porte en elle de fantasmatique, la nature archaïque des mouvements qu’elle suscite, saisie, captation, dévoration de l’œil, voyeurisme jubilatoire, jouissance d’un rapt imaginaire d’autant plus forte qu’elle est pratiquement impuissante à saisir quoi que ce soit.
Vous faites taire votre sens critique pour de bon. Vous n’entendez plus aucune musique, vous avez perdu l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Il ne vous reste qu’un seul de vos sens, vous n’avez plus à disposition que l’œil et sa merveilleuse sensibilité tactile. […] Devant Le Repos pendant la fuite en Égypte du Caravage, sous le regard complaisant de l’âne, vous demeurez longtemps concentrée, confondue, figée dans la posture de la ravisseuse ravie (p. 114-115).
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25Après cela, l’auteure nous ramène brusquement (« vous quittez la pièce », p. 116) à la réalité de ce côté-ci du tableau. Avec nous, elle quitte le musée, ensuite elle remonte dans un avion qui en deux heures l’emmènera loin, dans le temps, l’espace, les idées.
26La biographie de l’observateur est inextricablement liée à l’histoire de l’observé. Martine Reid fait de cette prise de conscience une méthode de travail, et procède en entremêlant son histoire personnelle avec celle de la peinture du Caravage : pour elle « voire c’est retrouver » (p. 120). Ainsi, du tableau, elle s’autorise à avoir une perception subjective, sensorielle et émotionnelle, disant à celles et ceux qui veulent l’écouter quelque chose d’universel et d’individuel à la fois. Racontant comment les œuvres peuvent nous émouvoir intellectuellement.
27Sur son ravissement à la fois sacré et profane, Martine Reid écrit un livre (sur un tableau du Caravage, qui est son sous-titre), son livre. Un livre-litote qui tente d’écrire l’ineffable, sans prétendre le comprendre. La ligne directrice, celle par laquelle l’auteure ouvre le texte, est celle proposée par Stendhal : « Je ne prétends pas dire ce que sont les choses ; je raconte la sensation qu’elles me firent. » (p. 9). Martine Reid, dans Ravissement. Sur un tableau du Caravage, nous raconte les deux choses en même temps, elle nous raconte son émotion intellectuelle.