L’expérience de l’étranger
1Né en 1954 à Valladolid, Miguel Casado est poète, critique et traducteur d’une œuvre considérable. Il a publié une dizaine de livres de poésie. Ses poèmes ont été traduits en plusieurs langues, notamment en français, portugais, anglais, allemand, arabe et néerlandais. Après la publication en 2017 d’une anthologie de son œuvre poétique en français, Pour un éloge de l’impossible1, son dernier recueil, Le Sentiment de la vue2, a été traduit en 2024 par Rafael Garido et David Lespiau. Outre son travail poétique, Miguel Casado est également l’auteur de nombreux essais critiques, consacrés principalement à la poésie moderne et contemporaine. Il a édité les œuvres de plusieurs poètes, parmi lesquels Antonio Gamoneda, José-Miguel Ullán et Vicente Núñez. Une part importante de son travail est consacrée à la traduction. Il a traduit plusieurs recueils de poésie de Paul Verlaine, Francis Ponge, Roberto San Geroteo, ainsi que, plus récemment, de Jean-Yves Bériou et Bernard Noël3. Miguel Casado est également le traducteur du poète portugais Gastão Cruz4, ainsi que de la poète chinoise Liu Xia en 20245. Actuellement, il se consacre à une nouvelle édition des œuvres complètes de Rimbaud.
2« L’expérience de l’étranger », dont nous donnons la traduction intégrale, est l’un des rares essais théoriques de Miguel Casado concernant la traduction. Dans ce texte, il envisage la traduction comme une expérience de l’étranger, et ce, tant pour le traducteur que pour le lecteur. En tant que lecture paradoxale, lecture écrite qui « se réalise chaque fois de manière différente, demeure approximative et tend sans remède vers l’informe », la traduction laisse toujours un « reste inexpliqué ». C’est à partir de sa négativité et de ses manques constitutifs que Miguel Casado réfléchit à la puissance de la traduction sur la langue, sur le statut de l’œuvre et sur l’identité du sujet.
3La première partie de l’essai est consacrée à la pratique de la traduction poétique, entre nettoyage des traits d’époque et littéralité. Contre les oppositions du fond et de la forme, Miguel Casado explique que la traduction d’un poème est avant tout la recherche d’un ton. Traduire de la poésie devient alors une expérience corporelle, une respiration à l’écoute d’une voix. Il s’interroge ensuite sur ce que la traduction fait à la langue. Il ne s’agit pas de réduire l’étrangeté d’un poème : l’étranger secoue la langue qui « cogne contre ses limites pour y déceler des fissures ». La force de dérangement qu’apporte la traduction transforme la langue et, avec elle, fragilise certaines catégories littéraires établies et le concept même d’identité. Elle déplace l’œuvre hors de son lieu et le sujet hors de son autorité. Pour Miguel Casado, la traduction est ainsi une expérience esthétique, éthique, voire politique. Sa réflexion s’appuie à la fois sur des poètes et traducteurs de langue espagnole, ainsi que sur des figures majeures de la théorie de la traduction
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L’expérience de l’étranger
À propos de la traduction
4Je n’ai jamais abordé la traduction en tant que philologue ou spécialiste des langues étrangères ; je l’ai abordée comme une manière de lire, motivée par certains textes qui me tenaient à cœur, sentant qu’il n’y avait pas d’autre moyen de satisfaire ce désir. Ce n’est que plus tard que j’ai pris conscience qu’en traduisant, un lien particulier s’établit avec les mots : dans ce processus, le lecteur en moi posait également de nombreuses questions au poète, lui ouvrant la voie vers une autre façon d’expérimenter sa propre écriture, sa position en écrivant.
5Il ne faut pas voir dans mes propos un quelconque mépris pour la philologie, qui a permis des travaux remarquables et envers laquelle nous avons, en tant que lecteurs, une dette infinie. Je souhaite simplement exprimer un point de vue personnel, qui découle, en partie, de la nature même de la traduction : un territoire défini par le fait qu’il laisse toujours un reste inexpliqué. En lisant une traduction, par exemple, on peut parfois relever des défauts évidents. Même sans connaître l’original, on sent que la langue6 ne coule pas, que les phrases sont mal construites, devenant illisibles ou floues par moments, ou que d’autres phénomènes similaires se manifestent. Pourtant, la sensation de contact avec une écriture et une pensée ne disparaît pas ; il est même possible de reconnaître le geste de l’auteur lorsque, sans crier gare, nous retombons sur l’un de ses textes. Il arrive également que, séduits par certaines phrases, nous les recherchions ultérieurement pour les citer ou les noter, et qu’elles s’effondrent alors dans une incohérence verbale soudaine et inattendue.
6La lecture de traductions est jalonnée de tels moments. Ce mélange complexe de flou et de précis, de superflu et d’inoubliable, de vide et d’émotion, fait de la traduction un lieu particulier de résistance à l’analyse, où fragilité et puissance se côtoient indistinctement. C’est peut-être pour cette raison que la théorie sur la traduction se développe si rapidement, et ce, sous tous les angles : en informatique et en anthropologie, en logique et en linguistique, au sein de la théorie littéraire et de la philosophie. Véritable carrefour de la pensée contemporaine, les problèmes les plus divers semblent y converger, cherchant à s’y expliquer ou à s’y poser. De nombreux penseurs l’ont ainsi adoptée comme une métaphore particulièrement plurielle et souple. Gadamer, par exemple, a vu dans la pratique de la traduction un paradigme de l’expérience de la lecture ; Octavio Paz, quant à lui, s’intéressant au mécanisme d’échange entre les langues, avance que « apprendre à parler, c’est apprendre à traduire7 » ; sur un registre similaire, le poète Paolo Valesio suggère que la traduction est le véritable nom de l’écriture : une activité d’écoute, des fils écrits en marge de la vie8. La traduction se révèle donc être un objet théorique d’une grande valeur, capable de définir à la fois la lecture, l’écriture et la parole, ou de rapprocher des disciplines académiques éloignées les unes des autres. Et pourtant, malgré tout, il subsiste toujours un reste inexpliqué.
7Leopoldo María Panero ouvre sa mémorable Visión de la literatura de terror anglo-americana [Aperçu de la littérature d’horreur anglo-américaine]9 par une préface combative, dans laquelle il synthétise certaines propositions théoriques sur les genres littéraires et la folie comme noyau de l’écriture, développant sa poétique du « Dernier Livre » de manière plus cohérente et plus explicite qu’ailleurs. Dans ce contexte, la traduction fonctionne comme un moteur de la pensée, en tant que pratique d’une forme de lecture qui se dessine en négatif. À l’inverse, l’idéologie de l’institution littéraire a tendance à négliger que l’acte de lecture intervient dans le texte et le fonde en grande partie : « elle ignore que ce que l’on appelle des classiques n’est rien d’autre qu’une manière spécifique par laquelle ces classiques peuvent soit devenir modernes, soit voir leur validité éternelle contestée ». En d’autres termes, l’acte de lecture ne se plie à aucun diktat historique ; il considère la littérature comme « un espace synchronique, infiniment réversible » ; il ne reconnaît ni jugements préétablis ni hiérarchies ; c’est une activité individuelle qui recommence à chaque fois.
8Dans cet esprit, tradition et traduction entrent en contact. De même que la tradition se construit à la manière d’un montage dans la pratique de chaque lecture (de chaque écriture), la traduction doit être continuellement renouvelée. Elle n’est pas figée, elle est à chaque fois différente. Et cela ne dépend pas de choix spécifiques, mais s’inscrit dans sa nature même. Comme le soulignait Benjamin : « Alors que la parole de l’écrivain survit dans sa propre langue, le destin de la plus grande traduction est de s’intégrer au développement de la sienne et de périr quand cette langue s’est renouvelée10. » Tout comme Cernuda exigeait du poète, pour être considéré comme tel, qu’on puisse le sentir contemporain, seules les traductions qui semblent contemporaines sont lisibles en dehors du cadre académique — et, dans cet élan, elles s’affirment tout autant qu’elles deviennent éphémères.
9Ainsi, traduire un poète d’une autre époque implique d’entreprendre un travail que l’on pourrait qualifier de nettoyage. La langue n’est jamais transparente ; bien qu’il soit difficile d’identifier quels traits font l’opacité de la nôtre, la distance nous aide à discerner le lest, les tics qu’une autre époque a laissés sur un poème, le salissant. Lorsqu’on traduit, par exemple, un poète du xixe siècle (Verlaine, Rimbaud,... ), on peut se libérer d’une profusion de signes exclamatifs, d’une emphase banale, d’un excès lexical d’exhibitionnisme déjà suranné… et, peut-être, retrouver dans son ton le nôtre, celui que nous entendons autour de nous. Si traduire, c’est avant tout lire, on ne traduit pas pour conserver un texte ou pour le diffuser, mais pour le transformer en une matière personnelle, une expérience de vie. C’est pourquoi, en tant que lecture, la traduction apparaît toujours inachevée, toujours provisoire ; elle se réalise chaque fois de manière différente, demeure approximative et tend sans remède vers l’informe.
10Bien que George Steiner ait généralement un ton passionné, il offre néanmoins ce conseil : « La modestie est l’essence de toute traduction. Plus le poète est grand, plus la fidélité à l’original doit l’être également [...]. Sans modestie, la traduction devient calomnie ; si la modestie est constante, elle peut, parfois contre son propre désir de déférence, transfigurer11 ».
11Je crois que cette modestie est liée à certaines des traductions les plus étranges et les plus inoubliables de l’histoire, comme celles de Sophocle par Hölderlin12, ou les traductions littérales du Livre de Job et du Cantique des Cantiques réalisées par Luis de León13. La littéralité semble être la forme la plus profonde de modestie chez le traducteur : « Il se peut que certains ne soient pas satisfaits, estimant que, par moments, la logique est insuffisante, que l’expression est biscayenne14 et démodée, et que le fil du discours n’est pas bien tenu, alors qu’il serait très facile de l’améliorer en changeant quelques mots et en en ajoutant d’autres ; ce que je n’ai pas fait, pour les raisons que j’ai évoquées, car je considère que le travail de celui qui traduit, surtout pour des textes d’une telle importance, diffère de celui qui les explique et les commente15 ».
12On sait déjà qu’il n’existe pas de véritables synonymes d’une langue à l’autre — sans mentionner le célèbre débat de Benjamin entre brot et pain, on peut évoquer la distinction nuancée faite par Claude Esteban entre trigo et blé16 — et encore moins de synonymes en poésie. Ainsi, on parle de littéralité de manière approximative, conformément à l’usage courant. La modestie exige de ne pas craindre la littéralité, car il est impossible de démontrer quoi que ce soit en s’écartant délibérément de celle-ci, si ce n’est le faux éclat d’un geste rhétorique. Quand la littéralité est envisageable, pourquoi ne serait-elle pas la meilleure option ? Il s’agit de ne pas se soumettre à ce qui est strictement idiomatique et qui trahit toujours — comme ces béquilles françaises : voici, partout, on saurait17… — mais plutôt s’efforcer de respecter les choix syntaxiques, l’ordre des mots, leur disposition dans les vers... autrement dit, le relief et la texture inimitable de la langue. Il faut seulement se demander ce qui est dit, à peine ce que cela veut dire ; sans se préoccuper du sens, mais plutôt restituer les conditions qui le produisent ; sans être, même dans les nuances, plus perméable à lui que l’original. « Celui qui traduit doit être fidèle et complet, ni plus ni moins, et, si possible, rendre le même nombre de mots, sans en ajouter ni en omettre, tout en conservant la même qualité, condition et variété de significations que les originaux. Il ne doit pas les limiter à son propre sens ou à sa propre interprétation, afin que ceux qui lisent la traduction puissent comprendre toute la richesse de sens que l’original offre et aient la liberté de choisir celui qui leur semble le meilleur18 ». Laisser le poème agir par lui-même.
13La forme et le contenu sont souvent évoqués lorsqu’on parle de traduction. Et peut-être pourrait-on rappeler, pour le changement de perspective qu’ils induisent, ces mots de Borges : « J’ai parfois soupçonné que la différence fondamentale entre la poésie et la prose réside dans l’attente du lecteur, sans rapport dans l’un et l’autre cas : la poésie exige une intensité que la prose ne supporte pas19. »
14Il est essentiel de garder à l’esprit la nature provisoire, la tendance à l’informe et à la dilution qui caractérisent le texte traduit lors de sa lecture. Cela devrait réduire au minimum le vacarme des oppositions entre forme et contenu, souvent à l’origine de formalismes très spécifiques dans le domaine de la traduction poétique. En effet, il est très fréquent d’entendre qu’il faut opérer selon une dynamique du moindre mal, selon laquelle on choisit ce qui peut être préservé dans la traduction du poème. Cette approche, selon ce principe, privilégie généralement la forme — que ce soit la métrique, le schéma strophique, ou d’autres éléments similaires.
15Il s’agit de formalismes particuliers qui négligent la proposition fondamentale des formalistes russes : l’unité indissociable de la forme et du contenu, semblable à deux sphères de même taille, confondues en une seule, partageant ainsi toutes leurs limites et chaque particule d’air intérieur. « Dans les langages émotifs et poétiques, écrit Jakobson, les représentations verbales (phonétiques aussi bien que sémantiques) concentrent sur elles-mêmes une attention plus grande, le lien entre le côté sonore et la signification devient plus étroit, plus intime20 ». La forme ne peut pas être considérée comme un artefact à isoler et à traduire de manière indépendante ; elle est encore moins un modèle d’accents et de syllabes ou un schéma préalable et vide. Si tel était le cas, d’une manière ou d’une autre, il n’y aurait pas de poème ; juste quelque chose à dire et des effets spéciaux pour le mettre en valeur.
16La pierre angulaire de cette approche particulière est généralement le rythme. Traduire en vers est devenu un mot d’ordre équivalent à combiner des syllabes comptées, conférant au poème étranger le refrain répété de la tradition espagnole. Cependant, tout véritable rythme est la manifestation d’un souffle personnel, et c’est en respirant que le traducteur doit trouver en lui l’empreinte du rythme lu, son propre rythme : son vers libre, sa nouvelle structure métrique, son bloc de prose. Le rythme naît dans l’écriture, il ne préexiste pas à la main. « La lecture poétique à des fins de traduction, a proposé Sologuren, appartient à une autre catégorie que la lecture ordinaire. On prête une oreille physique et mentale pour percevoir le ton particulier du texte, tout en l’écoutant dans celui de notre propre langue, c’est-à-dire, dans celui de notre parole21 ». Le problème de la traduction de poésie ne réside pas dans l’efficacité concrète d’une formule rythmique. Il s’agit, de manière plus large et plus exigeante, d’un problème de ton.
17Certaines réflexions de Carlos Barral m’ont toujours frappé par leur précision sans équivoque. Dans Los Años sin excusa [Les Années sans excuses], il évoque sa controverse de jeunesse avec Bousono au sujet de la connaissance et de la communication, affirmant :
Outre la théorie stupide sur la fonction poétique, ce qui me dérangeait était l’absence totale d’extraits de poésie non espagnole dans l’exemplier et le manque absolu de références aux grandes expériences poétiques non espagnoles dont, par ailleurs, ma vocation et, je crois, celle de nombreux aspirants poètes, dépendaient directement22.
18Je partage cette expérience et cette conviction quant au rôle décisif de la poésie traduite dans la formation des poètes ; cela mérite une réflexion approfondie.
19La langue que nous parlons, ainsi que la tradition littéraire qui en est l’expression la plus séduisante, nous enferment dans des frontières invisibles qui limitent la réalité de tous ceux qui évoluent dans cet espace. La traduction introduit une étrangeté qui ouvre à l’apprentissage de l’étrangeté inhérente à toute poésie. Ce qui est étranger est le silex23 qui fend la tradition reçue en héritage pour en faire une langue personnelle.
20Bien que cela puisse sembler contradictoire avec son attitude personnelle dans certains cas, notamment en ce qui concerne Hölderlin, il est significatif que Goethe ait précisément fait dépendre la qualité d’une traduction de sa capacité à générer ce processus : « Si l’étranger n’est qu’un prétexte à l’extension de ce qui est propre à soi, s’il est simplement intégré en réduisant ce qu’il peut avoir d’étrange, alors l’expérience de l’étranger, correctement comprise, n’a pas lieu24 ». La préservation de ce qui est étrange, envisagée comme une attitude existentielle et une expérience, s’inscrit dans toute une tradition allemande de la traduction dont Jorge Larrosa rend pleinement compte dans un chapitre de son livre La Experiencia de la lectura [L’Expérience de la lecture]. Il est certainement pertinent de considérer les traducteurs en les distinguant selon la place qu’ils occupent dans ce conflit entre appropriation et étrangeté.
21Les phrases les plus emblématiques en faveur de ce second pôle sont sans doute de Rudolph Pannwitz, un poète méconnu du cercle de Stefan George, et sont reprises par Walter Benjamin : « L’erreur fondamentale du traducteur est de conserver l’état contingent de sa propre langue au lieu de la soumettre à la puissante action de la langue étrangère25 ». Il est difficile d’exprimer plus clairement une idée à laquelle de nombreux poètes et traducteurs ont contribué : trouver dans l’autre langue quelque chose qui libère ce qui est nouveau dans la nôtre, lui faire prendre des traits qui lui étaient étrangers afin d’ouvrir son champ expressif, et permettre à notre langue de se cogner à ses limites pour y déceler des fissures.
22Cependant, il serait réducteur de limiter l’expérience de l’étranger au seul domaine des traductions : c’est là qu’elle s’apprend, là qu’elle est obligatoire, mais il n’existe pas de véritable écriture sans cette expérience. Un grand écrivain est toujours « un étranger dans sa propre langue, affirme Deleuze, il ne mélange pas une autre langue à sa langue, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas. Faire crier, faire bégayer, balbutier, murmurer la langue en elle-même. Quel plus beau compliment que celui d’un critique disant des Sept piliers de la sagesse : ce n’est pas de l’anglais. Lawrence faisait trébucher l’anglais pour en extraire musiques et visions d’Arabie26 ». Peut-être n’y a-t-il pas de véritable vie sans cette expérience.
23Pour mieux cerner le caractère de cette étrangeté, il convient de revenir en arrière : la traduction est une lecture, a-t-on dit. Mais cette lecture s’écrit et, de ce fait, modifie inévitablement son statut, se contamine, devient hybride. Dans cette nature intermédiaire — un processus de lecture qui se manifeste, paradoxalement, comme écriture — se dessine une curieuse parenté avec la critique. Non pas, bien sûr, avec la critique péremptoire qui énonce des jugements de valeurs sur les livres, ni avec les comptes rendus de nouveautés, mais avec la critique qui se constitue elle-même comme écriture.
24Cette similitude a déjà été abordée dans plusieurs études qui ont tenté de transposer à la traduction des analyses antérieurement menées sur la critique, comme l’a proposé Paul de Man27, en collaboration avec Benjamin, au sujet de la théorie romantique. Les romantiques allemands concevaient la critique comme une réflexion de l’œuvre sur elle-même, un dédoublement qui intégrait leur concept d’ironie. La critique émergeait de l’œuvre, constituant un geste intrinsèque à celle-ci et l’une de ses dimensions essentielles28. En déroulant ce fil, de Man met en lumière l’effet ironique de cette ironie : c’est « un geste qui déséquilibre la stabilité de l’original », car « il montre en lui une mobilité, une instabilité qui n’était pas perceptible au départ ». Ainsi,
l’acte de lecture critique, théorique […] — par lequel l’œuvre originale n’est pas imitée ou reproduite mais en en quelque sorte mise en mouvement et décanonisée, questionnée d’une manière qui désavoue sa prétention à l’autorité canonique — est semblable à celui qu’accomplit le traducteur ». Il est d’ailleurs singulier que Goethe ait évoqué cette exigence interne de l’œuvre à être manipulée : sans elle, disait-il, « l’œuvre s’ennuierait en elle-même ».
25Tout cela rejoint ce qui a été précédemment suggéré concernant le caractère aléatoire de l’histoire littéraire face à la lecture, la profonde racine critique de tout monde poétique, ainsi que l’exigence d’un moment négatif — une rupture, une discontinuité — dans l’essor de toute nouvelle langue : un essor depuis la ruine. Cependant, outre l’effet de la traduction ou de la critique sur le statut de l’œuvre, il est essentiel d’interroger ses répercussions sur le travail du poète, qui, au fond, est très proche de celui du traducteur.
26Il y a quelque chose de singulier dans la manière dont un poème traduit nous attire, par sa nature même de langue provisoire, en voie de dissolution. Ce qui nous attire semble flottant, et n’est pas contraint par une forme fixe ni par la cristallisation de la langue première ; c’est pourquoi, paradoxalement, le poème devient plus intimement lisible et plus facilement appropriable, prenant une forme inattendue pour un désir que nous ne connaissions pas bien, pour une idée dont nous n’avions pas pleinement conscience. Il nous attire parce qu’il bouge et se laisse moduler.
27On a beaucoup parlé de l’échec du traducteur, et de la polysémie que Benjamin introduit dans le titre de son célèbre article « La tâche du traducteur », le mot « tâche » (aufgabe) en allemand signifiant également « abandon », dans le sens de se retirer d’une compétition sportive, par exemple. Cependant, cet échec du traducteur, outre qu’il est sa condition forcée, est aussi sa force.
28Cela va au-delà des discussions clichées sur les erreurs de traduction ou du catalogue d’anecdotes. Le doute est la force du traducteur, sa manière d’être vivant. Parmi tout ce que l’on peut apprendre en traduisant, je pense qu’il n’existe pas de leçon plus précieuse que le doute : non comme quelque chose à résoudre, mais comme le noyau de mouvement et de contradiction, de conflit insoluble qui traverse toute réalité. En arriver à sentir : « Je suis vivant parce que je continue à douter, parce que je ne m’autorise pas à croire que ma solution est la seule ». Le doute rejette le concept de solution et écarte toute forme de dialectique visant à la synthèse ; il embrasse une dialectique négative qui intègre la critique comme attitude existentielle. Ce doute rappelle la modestie évoquée précédemment : il n’implique pas un manque de fermeté ou d’énergie dans chaque proposition, mais exclut la mise en avant de soi ou l’emphase d’une fermeture. Il cherche à atteindre un moment de singularité, comme toute écriture, sans le confondre avec quelque chose de fixe ni le revendiquer comme absolu.
29Considérée sous cet angle, l’expérience de la traduction est un saut à la fois dans la pensée et dans la vie, entraînant dans sa dynamique la ruine des mythes de l’identité. « Le traducteur, écrit Leopoldo María Panero, est un être qui n’est ni tout à fait lui-même ni tout à fait un autre. En lui, contrairement à sa structure habituelle, le moi n’est pas lié à l’autre, mais ce lien est en constant devenir, comme chez le fou. » On peut, de façon triviale, juger cela excessif et le tempérer ; cependant, en ne le faisant pas, on trace une ligne de pensée, révélant une perspective sous-jacente mise en lumière sans éclat.
30De plus, dans la traduction poétique, d’autres conditions sont réunies pour mettre en crise certaines de nos mythologies fondamentales : la perception aiguë qu’il n’existe pas de réalité en dehors du langage, que chaque langue construit le monde. Au-delà des mirages, « la relation du traducteur à l’original, écrit Paul de Man, est la relation entre langage et langage, où le problème du sens ou du désir de dire, le besoin d’affirmer quelque chose est complètement absent ». Il n’y a pas de rencontre intersubjective : la langue du traducteur écoute et lit la langue déjà formalisée du texte, cherche en elle-même les réponses à des questions qui ne peuvent être posées autrement.
31Certaines parties de ce développement ont remis en question le concept d’œuvre, appelant à une déstabilisation qui la sortirait de son repli sur elle-même et de sa fixité. Le caractère provisoire et informe des traductions, bien qu’évident d’un point de vue empirique, soulève également des interrogations et des inquiétudes : que dire d’une écriture qui se matérialise dans des textes informes et qui dissémine des mots dans un flux d’étrangeté et de ton ? De quelle catégorie esthétique s’agit-il ?
32« On peut précisément définir l’art d’avant-garde comme l’art qui inclut l’informe en lui-même29 », écrit Peter Bürger, bien qu’à travers son idée de la présence de la vie dans l’art et de leur fusion, il envisage la fin de l’autonomie. C’est là que se dessine le lien entre avant-garde et informe, en tant que dissidence vis-à-vis de l’institution artistique. En explorant cette perspective, en cherchant dans le même champ de signification, on découvre une autre comparaison similaire : celle que Benjamin établit entre l’activité des dadaïstes et la reproduction moderne de l’œuvre d’art par des moyens techniques.
33Lorsqu’il constate cette similitude, Benjamin s’exclame : « Nous comprenons aujourd’hui seulement à quoi tendait cet effort : le dadaïsme cherchait à produire, par les moyens de la peinture (ou de la littérature), les mêmes effets que le public demande maintenant au cinéma30 » ; et il poursuit en expliquant : « Ils aboutirent de la sorte à priver radicalement de toute aura des productions auxquelles ils infligeaient le stigmate de la reproduction ». En d’autres termes, avant-garde et reproductibilité technique coïncident — objectif dans un cas, conséquence dans l’autre — pour détruire l’aura de l’œuvre d’art.
34Le concept d’aura benjaminienne est sans doute l’un des plus difficiles et controversés : fascinant dans sa singularité inédite, dans sa synthèse troublante de proximité et d’éloignement, d’étrangeté et de quotidienneté (un coucher de soleil ou la vue d’une montagne en sont des exemples). Cependant, il n’est pas évident que Benjamin condamne ou critique la destruction de l’aura par les nouveaux moyens techniques. Il décrit ce phénomène, s’enthousiasme pour la photographie et le cinéma — un certain type de cinéma. Il n’est pas ambigu, mais raconte le mouvement comme quelqu’un qui ne se satisfait pas de l’état des choses et qui aspire à les transformer — à détruire et à construire.
35La traduction n’est pas, bien sûr, un mode de reproduction technique : elle ne reproduit pas, elle n’est pas une technique ; elle lit et elle écrit. Cependant, il n’est pas inutile de parcourir le célèbre essai de Benjamin « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », en le mettant en relation avec la traduction. « Les techniques de reproduction, y est-il dit, détachent l’objet reproduit du domaine de la tradition31 », tout comme la critique ou les traductions déstabilisent et décanonisent les œuvres. L’avant-garde dada détruit l’aura en produisant l’informe, qui est également le fruit de la traduction. Le champ que celle-ci génère est un espace de textes sans aura : non seulement ceux qui sortent de la main du traducteur, mais aussi l’œuvre originale après avoir été assiégée, secouée.
36Ainsi, d’un certain point de vue, la traduction pourrait apparaître comme un espace privilégié pour critiquer certaines catégories esthétiques conventionnelles, un lieu d’expérimentation pour une nouvelle échelle de valeurs et pour d’autres relations entre l’art et ses sujets.
37On pense que c’est un passage du Spleen de Paris de Baudelaire qui a inspiré à Benjamin l’idée d’aura ; il s’intitule « Perte d’auréole ». Un personnage interroge un artiste de sa connaissance, qualifié de « buveur de quintessences » et de « mangeur d’ambroisie », sur sa présence insolite dans un milieu vulgaire. Celui-ci répond : « Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n’ai pas eu le courage de la ramasser. J’ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, à quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer à la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout semblable à vous, comme vous voyez32 ! ».
38L’intention satirique de Baudelaire à l’égard de la mythologie du génie, déjà dégradée à l’époque, est évidente : d’un concept de connaissance, comme chez Kant, à une simulation d’identité dans l’orgueil le plus vide. Toutefois, le déplacement opéré par Benjamin est bien plus révélateur : de la critique du moi à la critique de l’œuvre. Cette transition est permanente dans son travail, notamment quand elle revêt un caractère politique. Pour Benjamin, les nouvelles tâches de l’écrivain ne seront pas celles qui « lui permettent de donner en spectacle la richesse, depuis longtemps falsifiée, de la personnalité créatrice dans de nouveaux chefs-d’œuvre33 » ; au contraire, « la tâche la plus urgente de l’écrivain aujourd’hui : savoir à quel point il est pauvre et à quel point il doit l’être pour pouvoir recommencer au début34 ».
39Cette conception renoue avec l’idée de modestie, en la transformant en une posture morale. Elle appelle à une attitude particulière dans le développement concret de la vie, se présentant comme une option existentielle. Elle exige, tant sur le plan existentiel que moral, un dépouillement anti-rhétorique et une discontinuité avec les traditions. Elle constitue donc aussi une prise de position esthétique. Et l’ensemble indéclinable de ces valeurs montre clairement sa profonde dimension politique.
40Un je fragmenté, déstabilisé, constitué dans le doute — ou à travers lui — sans jamais être pleinement constitué ouvre un champ existentiel qui rejette les identités hypertrophiées, souvent promues ou feintes par la communication sociale ou l’institution artistique. Lorsque Malevitch affirmait que « seul est véritablement vivant celui qui conteste ses convictions d’hier35 », son apologie du changement et de l’auto-questionnement excluait catégoriquement la possibilité d’extraire l’identité d’une œuvre ou de la réifier. Au-delà des alibis, l’identité n’a pas de lieu fixe, et être peintre ou écrivain pourrait s’apparenter à une prise de conscience de ce nomadisme intime.
41Ce manque constitutif révèle paradoxalement sa vertu, niant — rappel de tout ce qui doit être plus important pour celui qui écrit que de se complaire dans le son de sa propre voix — et affirmant, comme le propose Foucault, que « [c]e qui fait l’intérêt principal de la vie et du travail est qu’ils vous permettent de devenir quelqu’un de différent de ce que vous étiez au départ36 », en transformant le manque en énergie.
42C’est précisément à Foucault que l’on doit un article singulier dans lequel, au lieu d’analyser, comme on aurait pu s’y attendre, la pensée de Deleuze et Guattari, il en extrait un schéma élémentaire pouvant être formulé comme un programme politique. Certaines de ses phrases, écrites dans un mélange entre pamphlet et post-structuralisme, résonnent particulièrement avec ce qui a été évoqué ici à propos de l’expérience d’un traducteur37 :
[F]aites croître l’action, la pensée et les désirs par prolifération, juxtaposition et disjonction, plutôt que par subdivision et hiérarchisation pyramidale38.
L’individu est le produit du pouvoir. Ce qu’il faut, c’est “désindividualiser” par la multiplication et le déplacement des divers agencements39.
[C]e qui est productif n’est pas sédentaire, mais nomade40.