Représenter la vision
1Victor Stoïchita est un historien de l’art, notamment connu pour L’Instauration du Tableau. Métapeinture à l’aube des Temps Modernes (Paris, 1993), qui analyse les liens entre le tableau de chevalet, support adopté par les peintres de manière massive au début de l’époque moderne, et son iconographie. L’Œil mystique, paru en français en 2011, a été publié la première fois en anglais en 1995 (sans le huitième et dernier chapitre sur Zurbaran1). Cet ouvrage étudie un choix de tableaux qui représentent des visions provoquées par l’extase religieuse en Espagne aux xvie et xviie siècles, l’auteur y interroge de nouveau les liens entre le support de l’œuvre et son iconographie.
2Ce sujet, limité dans le temps et l’espace, paraît au premier abord spécialisé au domaine de l’iconographie religieuse, mais il pose des questions fondamentales en histoire de l’art : comment représenter sur une même surface des images qui ne partagent pas le même degré de réalité ? Comment montrer ce qu’un personnage fictif voit et convaincre le spectateur de la réalité de ce qu’il voit ? Ces difficultés ont été surmontées grâce à des dispositifs artistiques ingénieux que l’auteur analyse en les replaçant dans leur contexte religieux, dans la généalogie des œuvres, dans l’histoire de leur accrochage ou de leur retrait, en s’interrogeant également sur le rôle du spectateur dans la construction du sens de l’œuvre. L’approche de V. Stoïchita est non seulement historique — ses analyses sont au croisement de l’histoire religieuse, de la sociologie et de la politique — mais aussi formelle, car il distingue différents types de dispositifs artistiques qu’il classe et qui constituent alors des outils d’analyse. La conclusion de son ouvrage, constituée de « Vingt et une thèses sur la représentation de l’expérience visionnaire », synthétise en une série de formules suggestives, les points importants développés dans le livre. En prendre connaissance avant la lecture se révèle judicieux car l’auteur y met en perspective les problématiques des chapitres précédents.
3Parmi les nombreuses questions dont traite L’Œil mystique, nous nous concentrerons sur les problèmes que pose le choix d’un point de vue, et nous n’insisterons guère sur les analyses du contexte religieux des œuvres, qui détaillent les rapports entre les mystiques espagnols (leurs écrits ou ceux les concernant) et leur hiérarchie ecclésiastique. Ce compte rendu voudrait mettre l’accent sur les problématiques liées à la vision, communes à la peinture espagnole du Siècle d’Or et à l’art d’autres époques et d’autres nationalités.
4Une image suppose toujours un point de vue qui définit sa construction en perspective, son cadrage, son iconographie, ou d’autres aspects encore, qu’il s’agisse du point de vue du peintre, du spectateur, ou de celui d’un personnage figurant dans la représentation. Dans la plupart des cas, le spectateur ne s’interroge pas sur le point de vue, que le tableau fixe sans ambiguïté. Or la vision peinte instaure justement une indécision en ce qui concerne le point de vue. Pour bien saisir la portée de ce problème crucial à la Renaissance avant d’aborder L’Œil mystique, considérons un exemple qui a contrario montre comment un point de vue peut être surdéterminé : le célèbre double portrait que Jan Van Eyck a peint des Époux Arnolfini. Dans ce tableau, la silhouette du peintre se reflète sur le miroir placé sous sa signature entre les époux : Johannes de eyck fuit hic. 1434 (Jean de Eyck fut ici) : le tableau est tout entier construit à travers le point de vue réel du peintre, qui revendique le statut de témoin de la scène, de personnage. L’image peinte est ici homogène, tous les éléments appartiennent à une même réalité. Les choses vont autrement lorsque la peinture intègre des visions, c’est-à-dire lorsqu’un personnage sur la toile voit mentalement une scène qu’il est seul à percevoir2.
« Encadrer l’au-delà : en quête d’une définition3 »
5La première vision étudiée par V. Stoïchita, celle de saint Étienne qui voit la gloire de Dieu et de Jésus dans la synagogue, figure dans un tableau de Juan de Juanes (v. 1660-1665), dans lequel Etienne tient d’une main le livre des Actes des Apôtres ouvert, sur la page duquel on peut lire le récit de sa vision, tandis que de l’autre main, il désigne l’apparition. Stoïchita analyse les dispositifs picturaux qui traduisent le texte en image. La vision est inscrite dans l’encadrement d’une fenêtre. Un des traits frappants de cette composition est que les protagonistes dans la Synagogue témoignent d’une grande agitation par leurs gestes excessifs, qu’ils se bouchent les oreilles, mais qu’ils ne voient pas la vision : le spectateur, lui, la voit et peut déchiffrer les mots d’Etienne sur son livre. V. Stoïchita signale que l’on
peut considérer la démarche de Juan de Juanes comme caractéristique de la manière dont on abordait les problèmes du récit visionnaire dans la peinture espagnole du xvie siècle antérieure à l’arrivée du Greco : la représentation de la vision est un moment narratif culminant, elle fait partie intégrante du récit, mais se présente sous la forme d’une « image dans l’image. (p. 21).
6Avec cet exemple, Stoïchita pose un premier ensemble de questions fondamentales liées à la représentation de la vision : quel est le statut de l’image dans l’image ? Quel est le rôle du support des images ? Quelle est la place du spectateur ? Il tient compte aussi du sens des mots dans l’invention du dispositif. Il souligne que le peintre devait savoir qu’un des sens primitifs du mot templum désignait le ciel « fait pour être contemplé », puisque cet artiste situe la vision au-dessus des personnages, dans l’embrasure d’une fenêtre qui sinon donnerait sur le ciel. Dans ce premier cas, la vision apparaît dans un cadre, celui de la fenêtre, qui la sépare de l’espace des personnages.
7L’auteur analyse ensuite des tableaux où une vision surgit directement dans cet espace. Il se concentre alors essentiellement sur les visions de saints plus récents, comme par exemple celle de saint Bruno dans un tableau de Juan Ribalta4. Dans ce cas, le peintre a copié une gravure d’Albrecht Dürer pour figurer la vision du saint, mais cet emprunt est parfaitement intégré à l’espace figuré. La continuité entre le monde céleste et celui du registre inférieur où se tient Bruno repose notamment sur les gestes ostentatoires des chartreux : l’un tend les bras vers le spectateur, l’autre, dos au spectateur, est agenouillé en direction du saint, tous deux invitent à pénétrer dans la profondeur de la représentation et à contempler le saint en extase. Les épais nuages qui semblent trouer la toile accentuent cette impression d’espace qui se prolonge irrésistiblement au second plan. Que Ribalta ait copié une gravure pour peindre la vision de Bruno n’est pas anodin, bien que cette pratique soit courante à l’époque, car les visions sont souvent provoquées par des œuvres d’art. Un contemporain du peintre, le théoricien espagnol Fr. Pacheco préconise d’ailleurs de recourir aux gravures (notamment à celles de Dürer) pour réaliser ce type de représentation. À partir de cette œuvre et d’autres du même type, V. Stoïchita distingue deux fonctions du tableau de vision :
La fonction phatique concerne le caractère de relais assumé par les images (elles établissent un « contact » entre le spectateur-fidèle et la théophanie représentée), tandis que la fonction méta-discursive concerne le caractère dédoublée de la représentation, le fait, en somme, que tout tableau d’apparition est une œuvre qui parle d’une « image » (la vision) avec les instruments de la peinture. (p. 33).
8Au moment du Concile de Trente, l’efficacité des images, considérées comme « des instruments pour unir les hommes à Dieu » est débattue dans le but de favoriser un art simple et persuasif.
La fin principale des images sera de persuader les gens à la piété et de les soumettre à Dieu ; leur but sera de stimuler les gens à l’obéissance due et à l’assujettissement devant Dieu. (Paleotti, cité p. 85).
9Dans la mesure où elles participent d’une dévotion qui échappe au contrôle ecclésiastique, les visions sont tenues pour suspectes par l’Église et leur représentation l’est aussi, d’autant plus que ces dernières provoquent parfois de nouvelles visions. Une telle efficacité des œuvres n’est pas celle escomptée par les autorités !
« Visions et images »
10Le cas de sainte Thérèse d’Avila est exemplaire. V. Stoïchita analyse un passage des écrits de la mystique où celle-ci décrit l’une de ses visions, une apparition de la Vierge (p. 70), qu’il met en rapport avec un tableau de Pedro Berruguete que celle-ci aurait pu voir dans le monastère de Saint‑Thomas à Avila, qu’elle fréquentait5. L’histoire matérielle des œuvres, leur généalogie, leurs successifs lieux de conservation, est en effet indispensable pour comprendre comment naît une vision, ou comment elle se diffuse par le biais d’expériences mystiques, d’écrits et de tableaux. À partir de cas où le tableau génère une vision, l’auteur s’intéresse à des visions qui dérivent explicitement d’une œuvre : un Christ peint s’adresse à un moine qui prie (gravure de Wiericx, Le miracle de Ségovie, 1591) ; la Vierge et saint Jean sont descendus du tableau d’autel où ils figuraient au pied d’une crucifixion, afin de couronner saint Jean de Dieu6, etc. Suivent de nombreux exemples de toiles où le Christ, peint ou sculpté, s’extrait de son cadre pour s’adresser à un personnage (un saint) de la fiction peinte principale. L’effet est saisissant : l’œuvre d’art prend vie dans l’espace de la fiction et le tableau qui représente ce phénomène proclame la force d’une religion dont le Dieu s’incarne sous les yeux du fidèle. Dans l’art religieux, le spectateur chrétien constitue une personne à convaincre : l’œuvre doit exercer une action sur lui, et cette efficacité détermine le degré de réussite de l’œuvre. Dans cette perspective, la peinture est un art de la manipulation.
11Ces procédés artistiques proches du trompe l’œil étaient loués par les auteurs d’écrits théoriques qui justifiaient l’art en tant qu’instrument de propagande au service de la religion (p. 87). L’un des tableaux les plus frappants à cet égard est celui de Francisco Zurbaran, Crucifix avec un peintre7, sur lequel un peintre se tient au pied de la Croix. Le bord inférieur du tableau cache le bas des jambes de l’artiste et le pied de la Croix si bien que le spectateur ne peut pas déterminer si ce peintre est dans le même espace que le Crucifié, ou s’il est extérieur à un tableau représentant une crucifixion dont on ne verrait pas le bas et qu’il viendrait de peindre. Devant un tel tableau construit en trompe l’œil, tout point de vue est incertain, et tout choix relève d’une démarche intellectuelle, qui interroge ce qu’est l’objet regardé, et ce que c’est que regarder. Chez le biographe de Bartolomé Esteban Murillo, Palomino, V. Stoïchita relève un lien profond entre le fait de représenter une vision et l’excellence artistique de l’artiste. Dans la Vision de saint François8, Palomino déclare que « la gloire semble être là », et il ajoute que
lorsque des peintres virent l’œuvre, ils dirent que jusqu’alors ils ne surent pas ce que la peinture était vraiment, ni à quelle distance placer un tableau. (p. 99)
12Comme les tableaux de visions cherchent à produire un effet sur le spectateur grâce à des procédés rhétoriques, il est normal que le lieu d’exposition de l’œuvre soit déterminant et que le biographe rapporte que les peintres s’en soucient. Ce genre de tableaux ne permet pas au spectateur de trouver la place idéale et unique, d’où le contempler dans les meilleures conditions ; contrairement à ce que détermine la perspective ordinairement. Le regard du spectateur recherche d’un point de vue stable qui lui échappe, et le caractère insaisissable de ces œuvres révèle le caractère insaisissable de la vision.
« Un Regard lointain »
13Zurbaran est le peintre qui, sans doute, a su en donner l’expression la plus forte dans ses tableaux qui représentent saint Pierre repentant face à un Christ qui semble très distant : cette scène, qui ne correspond pas au récit des Évangiles, doit plutôt être interprétée comme une vision. Le dernier tableau du peintre qu’analyse l’auteur est énigmatique, car le Christ a disparu de la composition, peut-être parce que le tableau a été coupé (p. 155)9. Mais même dans cette hypothèse, le « regard lointain » et rempli de larmes que Pierre porte sur un hors champ du tableau s’avère être un dispositif efficace pour suggérer une présence qui appartient à une autre réalité que celle dans laquelle évolue saint Pierre et que celui-ci doit conquérir.
« Fabrication d’une image »
14V. Stoïchita montre ensuite comment s’est développée la célèbre iconographie post-tridentine de la Vierge de l’immaculée conception à partir d’une des visions de saint Jean à Patmos (la Vierge de l’Apocalypse), c’est-à-dire comment une vision a généré des tableaux avec une iconographie indépendante du texte de l’Apocalypse (dans des œuvres du Greco, de Velasquez et de Zurbaran).
« Figures de l’éros mystique » et « Minimal Zurbaran »
15Les deux derniers chapitres développent deux aspects essentiels de la représentation de la vision. Dans l’un, l’auteur examine tout d’abord le célèbre texte dans lequel sainte Thérèse raconte sa vision d’un ange muni d’un
long dard [que celui-ci] plongeait au travers de [son] cœur, et l’enfonçait jusqu’aux entrailles ; en le retirant, il paraissait les [lui] emporter avec ce dard, et [la] laissait toute embrasée d’amour de Dieu…
16Il s’interroge sur les raisons qui font que certaines « images de l’union mystique [sont] acceptées, permises et propagées par la peinture ». Dans l’autre chapitre, V. Stoïchita analyse le tableau de Zurbaran, Saint François debout momifié10, où le saint figure seul, les yeux levés vers le ciel, comme si, bien que mort, il regardait quelque chose que le spectateur ne voit pas. L’histoire de ce tableau est édifiante : les nonnes de l’ordre de la contemplation de sainte Élisabeth, à Lyon, le possédaient et le trouvaient tellement effrayant qu’elles l’avaient décroché et relégué au grenier. Ce portrait avait des qualités de trompe l’œil qui le rendaient particulièrement insupportable. V. Stoïchita analyse l’iconographie de ce tableau qui représente le saint au moment où son cadavre momifié est découvert. La peinture de Zurbaran ne contient aucune allusion au récit, ce qui est exceptionnel, car la majorité des autres œuvres sur ce sujet sont, au contraire, narratives, et montrent les circonstances de l’invention du corps de François en présence de tous les témoins. L’œuvre de Zurbaran est frappante par rapport à cette tradition iconographique en raison du choix de représenter la momie seule, verticale, sans aucun des éléments iconographiques du récit hagiographique. Le mort ainsi présenté n’a pas l’évidence des morts, et pourtant renferme quelque chose d’inquiétant, que l’auteur explique en recourant au texte de Freud, Das Unheimliche :
Ce qui semble à beaucoup de gens, au plus haut degré étrangement inquiétant c’est tout ce qui se rattache à la mort, aux cadavres, à la réapparition des morts, aux spectres et aux revenants. (p. 299)
17La raison de cette inquiétante étrangeté tiendrait au fait que cette représentation joue des frontières entre familier et inquiétant, comme si les limites de l’un, faisaient nécessairement apparaître l’autre, et inversement. Comme s’il était impossible de déterminer entre ces deux aspects complémentaires de l’œuvre. Mais c’est un poème de Théophile Gaultier qui exprime sans doute avec le plus d’acuité cette impression (p. 305) :
Tes moines, Lesueur, près de ceux-là sont fades :
Zurbaran de Séville a mieux rendu que toi
Leurs yeux plombés d’extase et leurs têtes malades,
Le vertige divin, l’enivrement de foi
Qui les fait rayonner d’une clarté fiévreuse,
Et leur aspect étrange, à vous donner l’effroi.
Comme son dur pinceau les laboure et les creuse !
Aux pleurs du repentir comme il ouvre des lits
Dans les rides sans fond de leur face terreuse !
Comme du froc sinistre il allonge les plis ;
Comme il sait lui donner les pâleurs du suaire,
Si bien que l’on dirait des morts ensevelis !
18Le tableau de Zurbaran possède une puissance hallucinatoire exceptionnelle, et, à ce titre, constitue un cas limite de représentation picturale. V. Stoïchita présente d’autres œuvres (dont une statue) sur le même sujet qui, elles aussi, « instaurent une présence et imposent une distance ».
19L’œil mystique de V. Stoïchita soutient une thèse qui présente une histoire inédite de la peinture dans l’Espagne de l’Age d’Or, et qui, à partir d’un cas limite, questionne un domaine de recherche très vaste : le rôle du regard du spectateur dans la construction du sens et de l’aspect formel d’une œuvre. Les résultats que l’auteur a obtenus dans l’analyse des tableaux de vision se révèlent d’ailleurs stimulants appliqués à d’autres arts, notamment à l’époque moderne. Alors que les visions mystiques sont devenues rares en peinture, le cinéma recourt à des visions de toute sorte qui reposent sur une poétique semblable à celle que Stoïchita a étudiée.
20On pourrait comparer le regard porté sur un tableau de vision à une caméra ou à un appareil photographique avec lequel on ne réussirait pas à faire la mise au point : le point de vue se déplace constamment et empêche de fixer une image stable11. En ce sens, le cinéma est un art de la vision. De plus, il est fréquent que les films de suspens ou d’horreur, reposent sur un scénario qui joue sur l’ambiguïté du point de vue et manipule le spectateur, bref qu’ils transposent dans leur art les fonctions évoquées par V. Stoïchita. Prenons l’exemple de Take Shelter, film de Jeff Nichols, sorti en France en 2011 (en même temps que la traduction françaises de L’œil mystique), où alternent des visions de tempêtes, dont le héros, Curtis LaForche, est victime, avec des scènes quotidiennes. Ce dernier est de plus en plus ébranlé par ses visions violentes et intenses, dont on ne sait pas toujours quand elles commencent, ni si elles sont réelles dans la fiction, ou si elles relèvent de l’imaginaire du héros. S’il veut sauver sa famille d’une catastrophe imminente, Curtis LaForche doit la convaincre du bien fondé de ses visions qu’il juge prémonitoires. Celles-ci sont introduites grâce à des transitions extrêmement simples, mais qui révèlent au final l’ambiguïté des limites fragiles entre visions et fiction narrative. Le spectateur comprenant avec un léger décalage que telle scène a en fait le statut de vision est donc invité à partager le point de vue du héros, puis à l’abandonner dans la minute suivante. D’où une atmosphère particulièrement oppressante tout au long du film, grâce à cette succession de scènes visionnaires ambiguës qui, à l’instar de la peinture espagnole, « instaurent une présence et imposent une distance ».