Acta fabula
ISSN 2115-8037

2000
Automne 2000 (volume 1, numéro 2)
titre article
Olivier Ammour-Mayeur

Lieu commun : le quotidien de la littérature

Jean Bessière, La Littérature et sa rhétorique, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Interrogation philosophique », 1999, 238 p., EAN 9782130498605.

1La difficulté première des ouvrages de Jean Bessière — celui‑ci comme les autres — réside essentiellement dans le fait que chaque phrase est pesée, autrement dit pensée, et apporte son lot d’idées à la démarche démonstrative du livre. Aussi, la lecture ici proposée relèvera‑t‑elle simplement d’un relevé topographique des points saillants de la démonstration. La complexité de l’analyse nécessite en effet d’en passer par des coupes et des rassemblements de sens. Il s’agit, en ces quelques pages, non de rendre compte de l’ouvrage dans son exhaustivité, mais d’en proposer des bribes et fragments théoriques afin d’en permettre un accès plus direct.

2C’est à repartir de Dire le littéraire (Mardaga, 1990) et de Énigmaticité de la littérature (PUF, 1993) que la problématique — les problématiques — soulevée/s aujourd’hui s’éclaire/nt :

[…] L’action rhétorique fait doublement leçon : aucun discours ne peut se tenir pour non composable à un autre discours ; aucun discours ne peut se tenir pour affranchi d’une relation d’exclusion à d’autres discours […]. L’hypothèse d’une commune mesure reste obligée. C’est entrer dans les ultimes équivoques de la notion de texte. La notation de l’action rhétorique enseigne que l’effet de texte est toujours un effet de synthèse, qu’il soit considéré du point de vue de l’écriture ou du point de vue de la lecture. Écriture : l’hétérogène qui fait forme ; la forme singulière qui appelle le rapport à d’autres formes et à d’autres discours. L’analyse de cet effet, inévitable, peut prendre trois voies : considérer l’événement-texte pour lui-même ; marquer en quoi les moyens de synthèse du texte sont, ipso facto, les moyens identifiables et appréhendables par le lecteur, indiquer la pertinence de l’effet de synthèse au regard du lecteur1.

[…] On dit simultanément une manière d’invisible du livre, des livres, et, en conséquence, de la littérature. Cette invisibilité de la littérature fait entendre ultimement une indifférenciation de la littérature. L’indifférenciation se comprend en termes culturels : on dit alors littéralisation de la société, socialisation de la littérature ; en termes discursifs : on dit alors l’indistinction du discours littéraire et du discours ordinaire et qu’il n’y aurait pas de mode spécifique de l’énonciation littéraire […]2.

3Où, déjà, l’auteur pointe l’entreprise menée depuis les débuts de la critique littéraire d’inscrire le discours de la fiction, de la poésie, dans un registre à part du discours commun communicationnel. Repartant de ces « constats » l’auteur, dans ce nouvel ouvrage, développe ces présupposés pour en questionner la pertinence et les enjeux. De fait, ces tentatives de désolidarisation ne contentent pas le théoricien qui, par le biais de la déconstruction qu’il a longuement fréquentée, s’inquiète du devenir de la littérature et de son dire si l’on prend ces discours en tant qu’objets distincts.

4Ainsi, deux mouvements — au moins — président aux élaborations du livre : questionner le discours littéraire, qui nous dit sa fabulation dans le temps de son développement, ce qui revient à en peser la validité et la pertinence, mais ensuite, afin de faire le tour de la question — c’est l’idée défendue par J. Bessière —, interroger cette fabulation donnée pour trope commun d’un discours se constituant comme autonome, en tant que langage décontextualisant et révélant, dans son « autocontextualisation » sa faille constitutive : dire le littéraire, c’est en passer par ce que le langage quotidien ne cesse de ressasser dans son usage communicationnel mais qui, pourtant, ne peut s’y résumer, voire s’y rapporter. Cependant, pour J. Bessière, et c’est là le nœud de l’ouvrage, il est impossible de défaire le discours littéraire du discours commun et du quotidien. C’est de ce discours que la rhétorique littéraire se constitue et c’est à partir de lui qu’elle construit son dire.

5C’est par la conclusion (chapitre 6 : « La littérature, les lieux communs, le quotidien, l’ordinaire ») qu’il faudrait donc ouvrir l’ouvrage afin de saisir l’ensemble des fils tissés tout au long de l’argument théorique. Ainsi, la littérature moderne et contemporaine :

[…] est sans doute une affaire de marques formelles, cependant ni seulement, ni nécessairement : par la dissociation de la praxis et de la poiesis, elle dépend, qu’on la considère en termes d’écriture ou en termes de lecture, d’une limite que met l’écrivain aux représentations que porte l’œuvre, et de la possibilité qu’a le lecteur de maintenir cette œuvre par la conception qu’il a de l’ordre, sémantique, représentationnel, qu’il réalise en lisant. (p. 207)

6Autrement dit, la praxis du littéraire contemporain, dissociée selon J. Bessière de la poiesis, avancerait selon des marques formelles, des jeux relevant de la construction du texte, mais pourrait être reçue selon un registre autre : celui du représentationnel de la rhétorique, ré-élaboré par le lecteur à partir du discours commun.

7Ainsi, ce serait de ce lieu commun, de cet ordinaire, du banal, que se donnerait à lire toute fiction moderne — toute poésie. Paradoxe : en quoi, si la littérature ne se dit que dans le langage quotidien du lieu commun, celle-ci peut-elle se définir comme langage spécifique ? Peut-être la réponse réside-t-elle à la page 208 du livre :

[…] Un tel commun n’est pas spécifiable : il est la possibilité de représentations communes, limites et validations de la fiction et du monologue intérieur qui ne donne pas immédiatement l’adhérence des mots aux représentations du sujet qui utilise ces mots et ces représentations […].

8Ainsi, si ce commun n’est pas spécifiable, c’est peut-être là que réside sa spécificité dans le discours littéraire, et de là que tire sa force la rhétorique de la littérature.

9En fait, J. Bessière, tout au long de l’ouvrage, plaide pour une prise en charge de la représentation littéraire comme présentation du lieu commun, qui, par‑là même, échappe à ce statut de « commun » pour devenir autre chose. La difficulté est de savoir si cet autre chose est bien le spécifique de la littérature contemporaine et si le « commun » se révèle bien autre chose dans ce rapport étrange qu’il entretient au dire littéraire. La rhétorique littéraire jouerait, ainsi, sur le tranchant, toujours-déjà insoluble, d’un discours spécifique — mais lequel ? — et d’un discours commun — mais l’est-il toujours ?

10Le prolongement de l’interrogation de J. Bessière sur le dire littéraire, qui révèle l’énigmaticité de sa rhétorique dans son « faire œuvre », est décliné en six chapitres, déplaçant toujours un peu plus la question initiale vers d’autres territoires, dont les problématiques ne sont pas moins ardues. Puisque, autre difficulté de lecture de l’œuvre, une même idée donne voie à plusieurs possibles non réductibles, de même que des idées contradictoires — en apparence — peuvent atteindre aux même finalités.

11C’est en circonscrivant les différentes rhétoriques du littéraire — il y en a effectivement plusieurs, ce que ne dit pas le titre — que J. Bessière parvient à pointer la question du rhétorique, qui indique que la littérature n’est pas subsumable sous un seul tenant.

12Interrogeant la métaphoricité de la représentation et la représentation du métaphorique (chap. 1 : « Modernité et vraisemblable de la littérature ») portant plus particulièrement — mais pas exclusivement — sur les visées Réalistes et Symbolistes du littéraire, l’auteur soulève la problématique de la pertinence du littéraire ; idée qu’il passe au crible dans le chapitre 2 (« La pertinence de la littérature : ses moyens et sa démonstration »). Enfin, avant d’en arriver — d’y revenir, en fait — à l’interrogation sur le lieu commun du littéraire (chap. 6 : « La littérature, les lieux communs, le quotidien, l’ordinaire »), J. Bessière traverse — reprend, réinscrit — l’aporétique de la littérature contemporaine, son faire et son devenir (chap. 3 : « Littéralisme » et chap. 5 : « Littérature contemporaine et modalités interférentielles »), ainsi que l’objectivité de celle-ci (chap. 4 : « Objectivité de la littérature : Objet littéraire, Objet possible »), cherchant, à chaque étape réflexive d’en délimiter, autant que faire se peut, les hiatus et soubresauts, de même que les implications théoriques.

13Interroger la littérature et sa rhétorique tout autant que la rhétorique au delà et en deçà de la littérature suppose un aveu : la « croyance » en la littérature. Ce que J. Bessière interroge d’emblée :

Dire la fin de la littérature — ce qui est une affirmation commune — n’interdit pas de poursuivre avec la reconnaissance, l’acceptation du vraisemblable de la littérature. Il faut ici rappeler le mot de Picabia : « L’art est mort. Je suis le seul à ne pas en avoir hérité ». La notation de la fin apparaît comme une notation équivoque : elle dit la fin, elle dit, de fait, un héritage commun. Cette double façon de caractériser le vraisemblable de la littérature fait comprendre que n’a pas disparu la croyance dans la littérature, mais que le site, l’objet, la fonction de la littérature ne sont plus exactement définissables : l’héritage n’est pas explicitement hérité. La représentation de la littérature est constante ; la pertinence de cette représentation supposée ; les objets de cette représentation sont variables au point que la représentation de la littérature est une manière d’indéfini […]. (p. 5)

14L’articulation des six chapitres opère donc comme la déconstruction, ou la mise en demeure, de cette rhétorique de la modernité du littéraire, tournant autour de la problématique fin de la littérature en tant qu’objet définissable ; fonctionnant, alors, comme propositions de lecture de « l’équivoque » du « vraisemblable de la littérature », dans le même temps que le déploiement théorique cherche à inscrire la spécificité du littéraire dans la variable de « la représentation de la littérature ».

15Peut-être, à travers l’ensemble des interrogations soulevées — prenant appui sur nombre d’auteurs de la modernité, tels : Pessoa, Kafka, Del Guidice, Perec, Ashbery, Calvino, par exemple — s’impose, là, l’idée que la spécificité du dire littéraire, et qui fait que le lecteur — souvent mis à contribution dans La Littérature et sa rhétorique — sans cesse y revient, c’est bien que l’énigmaticité du littéraire surgit au détour de l’ensemble des éléments, aporétiques, liés ensembles, mais non contradictoires, qui s’inscrivent au cœur de toute fiction.