Entre poésie & musique : les Madrigaux de Monteverdi
1L’œuvre de Claudio Monteverdi en général, et les madrigaux en particulier, ont donné lieu à une historiographie abondante, ce que ne manque pas de rappeler Christophe Georis dans son ouvrage. De fait, les pièces de ce musicien ont fait l’objet de nombreuses études qui traitent tant de la seconda pratica et de la controverse liée à la « nouvelle musique » que d’aspects plus techniques, comme par exemple l’émergence d’un langage qui tend vers la tonalité. Les rapports du texte et de la musique occupent aussi une place importante notamment parce que Monteverdi, à l’instar de ses contemporains, recourt parfois aux poésies d’auteurs célèbres, anciens ou modernes, tels que Pétrarque, Le Tasse ou Marino. Riche de tous ces apports, le travail de C. Georis est le fruit d’une démarche singulière qui consiste à envisager chacun des huit livres de madrigaux édités sous la responsabilité de Monteverdi à l’aune de critères littéraires. Le chercheur souhaite ainsi mettre en lumière une facette moins connue du musicien, celle de « l’homme de lettres » (p. 15), et dans cette perspective, il considère le texte mis en musique comme le reflet d’un acte de lecture et d’appropriation de la part du compositeur. En comparant les déclarations du musicien avec le processus de composition qui englobe la part poétique du travail, C. Georis fonde les enjeux de son ouvrage sur le paradoxe que soulève la confrontation d’une position théorique et d’une pratique musicale. En effet, si Monteverdi affirme que la musique (armonia) doit servir le texte (oratione), l’étude de ses madrigaux atteste pourtant que la poésie est soumise à des contingences musicales. Pour C. Georis, loin d’être une contradiction, ce hiatus invite à infléchir le sens du terme oratione, ou tout du moins à le comprendre tel que Monteverdi l’entendait. Pour ce faire, le chercheur façonne son étude autour « d’un triple rapport à l’oratione — choix, transformation et ordonnancement » (p. 16), autant d’aspects qui l’engagent à structurer son ouvrage en deux parties, l’une consacrée aux « métamorphoses du texte », l’autre au « libro de’ madrigali ».
« Métamorphoses du texte »
2C. Georis prend comme source de départ la correspondance de Monteverdi pour observer comment le musicien aborde la question de l’oratione dans ses écrits personnels, puis ce faisant, il confronte le discours aux réalités musicales en s’intéressant aux écarts qui existent entre le texte littéraire et le texte mis en musique. Cette méthode, qui n’est pas sans évoquer celle de Jean‑Pierre Ouvrard pour l’analyse de la chanson française de la Renaissance, vise à éclairer la façon dont Monteverdi s’approprie le poème pour en faire un texte musical. C. Georis met ainsi en lumière les stratégies de réécriture en dressant une typologie des différents aspects qui la façonnent et qui donnent lieu à des variantes : l’extraction, la coupure, l’ajout, la répétition et la substitution sont autant de procédés envisagés qui témoignent du processus de composition. Cette démonstration est notamment menée à partir du Combattimento et d’après les deux versions poétiques du Tasse, la Gerusalemme liberata et la Gerusalemme conquistata, à partir desquelles Monteverdi a donc procédé à une « véritable stratégie sélective » (p. 80). Le glissement des poèmes du Tasse au texte montéverdien, qui entraine parfois des transgression syntaxiques et prosodiques, atteste une volonté d’« expression plus figurative », un souci de « continuité narrative » et d’énonciation dynamique, et enfin l’intention de faire « ressortir certains aspects du combat », tout cela en vue d’un projet de rappresentativo genere. Au terme de sa démonstration, C. Georis propose de considérer l’oratione comme « le résultat du processus d’accommodement c’est-à-dire de réécriture entendue non comme une démarche aléatoire au gré des compositions, mais bien comme un acte qui répond à des principes sur lesquels Monteverdi pensait s’exprimer dans son traité » (p. 94).
« Il libro de’ madrigali »
3Le livre de madrigaux, étudié à travers le choix et l’ordonnancement des différentes pièces qui le constitue, permet également à C. Georis d’observer la manière dont Monteverdi conçoit son œuvre du point de vue littéraire. Le chercheur analyse ainsi tour à tour chaque recueil, l’enjeu étant pour lui d’éprouver son hypothèse selon laquelle le choix des compositions dans un livre est conditionné par « un souci d’une cohérence macrotextuelle littéraire » (p. 102). Pour mener à bien son travail, il fonde sa méthode sur la théorie de la sémiotique structurale initiée par A. J. Greimas. Ce faisant, il montre que le volume de madrigaux est structuré par des schémas narratifs, tels les premier et deuxième livres (1587 et 1590) dont l’ordre des pièces esquisse un trajet de l’euphorie vers la dysphorie (p. 124). Il explique aussi que certains recueils sont étroitement liés entre eux, en particulier les quatrième et cinquième livres (1603 et 1605) qu’il faut considérer comme « un seul et même acte persuasif à l’endroit des opposants de la seconda pratica, et singulièrement du chanoine Artusi » (p. 208). C. Georis met également en lumière les particularités stylistiques des différents ouvrages de Monteverdi en insistant par exemple sur l’émergence du rappresentativo genere dans le sixième livre (1614) ou sur l’aspect théâtral du septième recueil (1619). L’étude successive de chaque volume de madrigaux permet à C. Georis de relever des éléments d’organisation communs à l’ensemble des huit livres comme la structure en diptyque ou la présence de deux pièces plus longues que les autres, ce qui l’engage à considérer l’existence d’une part d’un architexte, et d’autre part d’un macrotexte qui englobe tous les recueils de madrigaux de Monteverdi.
4C. Georis apporte un éclairage intéressant sur la manière dont Monteverdi organise le livre de musique selon des critères littéraires, et en cela son étude est précieuse, puisque le recueil de madrigaux y est véritablement analysé comme un ouvrage de poésies lyriques. On peut toutefois regretter que le chercheur ne se tourne pas vers l’histoire du livre, un domaine dont les apports auraient pu contribuer à renseigner des aspects laissés ici dans l’ombre. Les imprimeurs et les éditeurs ne sont ainsi jamais mentionnés, ce qui donne l’image, sans doute un peu illusoire, d’un Monteverdi très autonome face aux contingences matérielles des circuits commerciaux liés aux imprimés musicaux. De même, la question de la réception du recueil de madrigaux auprès des acheteurs, et plus largement des musiciens, n’est pas soulevée, alors même que la construction d’un macrotexte induit sans doute un certain type de lecture musicale et entraine peut-être aussi des usages très spécifiques du livre.
5Néanmoins, la finesse des analyses menées par C. Georis et les conclusions qu’il en tire ouvrent des perspectives stimulantes et invitent à prolonger les recherches musicologiques et littéraires dans cette direction. Il serait en effet bienvenu de se pencher sur les autres musiciens de la Renaissance et du premier Baroque qui ont pu recourir à ce type d’organisation.
6On saluera enfin la transcription critique des textes mis en musique par Monteverdi et assortis de leur traduction en français, qui font de ce livre un outil aussi utile pour les chercheurs que pour les interprètes et les amateurs de musique.