Colloques en ligne

Csaba Horváth

Que voit-on dans les yeux d’un singe ? Variations sur la perte de confiance dans un roman hongrois contemporain

What Do You See in the Eyes of a Monkey? Variations on the Loss of Trust in a Contemporary Hungarian Novel

I.

1Les différentes formes de la perte de confiance sont présentes tout au long de la carrière de la célèbre romancière hongroise Krisztina Tóth, mais le problème qui lui correspond se concentre particulièrement dans son dernier roman, Les yeux du singe (Krisztina Tóth, 2022). Les livres de l’autrice peuvent illustrer le processus selon lequel les romans hongrois présentent une vie privée de plus en plus réduite dans le contexte d’un autocratisme de plus en plus grand depuis les changements de 1990 jusqu'à aujourd'hui.

2La génération à laquelle Krisztina Tóth appartient regroupe des auteurs aujourd’hui quinquagénaires tels que György Dragomán ou Attila Bartis, reconnus même sur la scène littéraire internationale. Les membres de cette génération ont publié leurs premiers livres dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, et ont été salués par la critique à l’aube du nouveau millénaire : Le roi blanc de György Dragomán (A fehér király, 2005) ou bien La tranquillité de Attila Bartis (A nyugalom, 2001) sont heureusement accessibles aux lecteurs français, ainsi que plusieurs romans de Krisztina Tóth.

3Pour définir cette génération, il est indispensable de préciser d’abord en quoi a consisté le postmodernisme hongrois. Les deux citations suivantes, d’Imre Kertész et de Péter Esterházy, permettront de mieux comprendre sa conception du langage et de la littérature. Selon Le journal de la galère (Gályanapló, 1992) de Kertész, « le camp de concentration ne peut être imaginé autrement qu’en tant que texte littéraire et non point en tant que réalité. [A koncenrációs tábor csak irodalmi szövegként képzelhető el, valóságként nem] ». (Kertész 1992 p. 286 / 2010 p. 222). Quant à Péter Esterházy, il avait écrit dans sa Petite pornographie hongroise que « l’écrivain ne doit pas ruminer sur la nation et sur le peuple, mais sur le sujet et sur le prédicat [Az írónak nem népben és nemzetben, hanem alanyban és állítmányban kell gondolkodnia] » (Esterházy 2004 p. 402). Selon l’opinion radicale de Kertész, le concept de la réalité historique n’est imaginable que par un moyen littéraire. La phrase d'Esterházy représente aussi la conviction que le monde est une construction purement langagière.

4Le refus de la représentation mimétique de la réalité dans des années 1970 s’était enraciné dans deux phénomènes différents de la littérature hongroise. L’un était littéraire : la tradition hongroise préférait les formes anecdotiques, donc les écrivains comme Esterházy désiraient s’éloigner du récit. L’autre était linguistique : la consolidation du régime communiste dans des années 1960 a rendu totalement impossible le fait de dire la vérité. Comme Péter Esterházy le disait, la langue du régime de Kádár était une mine d’or pour les écrivains de l’époque : bien que ce fût un langage mensonger qui ne pouvait pas dire la vérité, il a rendu possible une approche ironique du communisme tardif — fondée sur des allusions, des paraphrases, des jeux de mots.

5Aussi la génération qui a commencé sa carrière après la chute de communisme, au temps du capitalisme-sauvage du postcommunisme, a-t-elle découvert qu’une autre réalité constituait sa vie quotidienne, et cela a eu une influence très significative sur la relation entre la langue et la réalité : les intertextes, les allusions et les jeux littéraires ont été menacés par le retour d’un récit direct de la réalité. Pour cette génération, l’époque communiste c’étaient des souvenirs d’enfance. Les changements des systèmes politiques et socio-économiques ont suscité de nouveaux chronotopes et ont créé une nouvelle correspondance entre la littérature et la réalité. La génération postmoderne pensait qu’il était problématique, et même impossible de raconter des histoires afin de représenter la réalité. Chez la nouvelle génération d’écrivains (qu’on pourra appeler « épimoderne ») réapparait une sorte de référentialité représentée par les textes comme du temps de la littérature moderne, mais cette référentialité « renouvelée » s’est désormais enracinée dans le texte-même, comme du temps de la littérature postmoderne. Les textes en question sont capables de créer des histoires, des caractères et d’autres phénomènes de mimésis, mais ils reflètent aussi le doute postmoderne par rapport à eux. La relation entre le monde intérieur du texte et la référentialité qui vient du dehors du texte n’est donc pas simplement mimétique comme c’était le cas à l’époque de la modernité. Elle se donne plutôt comme une référentialité doublée : la référentialité est reconnue dans le texte mais la réalité est créée par le texte aussi bien.

6C’est ce qu’illustre ici le cas de Krisztina Tóth, née en 1967 à Budapest. Bien que toutes ses œuvres en prose n’aient pas été traduites en français, je vais tenter de lire sa carrière littéraire comme un processus de perte de confiance.

7Après l’école secondaire artistique où elle étudiait l’art plastique, elle a commencé sa carrière littéraire comme poète. Son premier livre en prose est Vonalkód (Code barres) (Tóth 2006 / 2014). Dans ce recueil de nouvelles, elle décrit l’interaction entre la vie privée d’une jeune femme et les changements politiques de la Hongrie au moment de la chute du communisme :

Il faisait trente-deux, nous nous étions passé de la crème solaire l’un à l’autre et nous regardions la télé. János Kádár est mort. En réalité, j’étais désolée. J’étais désolée que son nom ne résonne plus au journal télévisé, j’étais désolée que les décors de notre enfance disparaissent, que la bicoque à crêpes de la place Calvin soit démolie et que tous les pâtés de maison disparaissent, que les rues tournent dans une autre direction, que dans l’enchaînement des événements se forme un vide étrange, impossible à aplanir et à combler, que tout devienne différent de ce dont nous avions l’habitude. (Tóth 2014, p. 12)

Harminckét fok volt, kenegettük egymást a napozás utáni testápolóval és néztük a tévét. Meghalt Kádár János. Tulajdonképpen sajnáltam. Sajnáltam, hogy nem fog elhangzani a neve a tévéhíradókban, sajnáltam, hogy el fognak tűnni a gyerekkorunk díszletei, hogy elbontották a Kálvin téren a palacsintázó bódét és hogy egész épülettömbök tűnnek el, hogy utcák kanyarodnak másfelé, hogy az események láncolatában valami különös, folytonossággal át nem hidalható űr keletkezik, hogy minden olyan más lesz, mint ahogy megszoktuk. (Tóth 2006, p. 25-26)

8Le texte est marqué par une sorte de mélancolie qui confronte un événement historique à des souvenirs et des expériences personnelles. Le texte décrit une histoire d'amour malheureuse et sans perspectives, tout comme l'Histoire semble dépourvue de toute possibilité d'un avenir plus heureux :

Je me souviens, une autre année, plus tard, il y avait, assis comme cela avec moi dans une maison de vacances, un autre garçon que j’aimais, mais qui, lui, ne m’aimait plus et derrière sa tête, dans la télé muette, le pont de Mostar brûlait. Ils montrèrent longuement le visage du chef du gouvernement, il avait des verrues des deux côtés du visage, les chiens-loups en avaient des pareils d’habitude, le nôtre aussi en avait.

Le lendemain de la mort de Kádár, mon amoureux me dit, sortons dîner. Qu’il aimerait bien que l’on puisse parler. Il veut dire qu’il a quelque chose à me dire. (Tóth 2014, p. 13)

Emlékszem, egy későbbi évben ugyanígy ült velem egy nyaralóban egy másik férfi, akit szerettem, de aki már nem szeretett, és a feje mögött a lehalkított tévében égett a mostari híd. Hosszan mutatták a kormányfő arcképét, kétoldalt szemölcsök voltak az arcán, a farkaskutyáknak szokott ilyen lenni, a miénknek is volt.

Kádár halálának másnapján a szerelmem azt mondta, menjünk el vacsorázni. Hogy szeretné, ha meg tudnánk valamit beszélni. Úgy érti, el akar mondani valamit. (Tóth 2006, 27-28)

9Il est important de mentionner que les narratrices de Code-barres sont des jeunes femmes qui étaient en train d’apprendre à accepter en même temps les règles d’une dictature politique et d’une vie privée malheureuse et sans perspectives :

De soudaines fissures s’étaient développées sur les murs mornes et familiers, à travers les fissures on pouvait apercevoir un monde plus coloré, terriblement inconnu, où nous n’avions pas d’entrée, même en imagination. (Tóth 2014, p. 13)

Az otthonosan sivár falakon hirtelen rések nyíltak, a réseken át pedig egy színesebb, ijesztően ismeretlen világra lehetett látni, ahová még képzeletben sem volt bejárásunk.” (Tóth 2006, 25-26)

10Pour la génération de Krisztina Tóth, la condition humaine essentielle réside dans le fait que la vie de l’homme est déterminée aussi fortement par les volontés, sentiments et désirs que par les circonstances économiques, politiques et sociales. Désormais, les manques de liberté conduisent nécessairement à la perte de confiance qui accompagne l’écrivaine tout au long de sa carrière.

11La première partie du titre Codes-barres (kód) vient du latin. La deuxième moitié du mot – en hongrois vonal – veut dire « barre, ligne, trait, tracé », et il est placé dans tous les sous-titres de tous les chapitres. C’est une des raisons qui rendent difficile de décider si l’on peut parler de chapitres d’un contexte cohérent ou bien de récits individuels. L’essence du livre est cette impossibilité de la définition du genre. En outre, la connexion pose un problème épistémologique : si l’on peut lire les parties différentes comme unifiées dans la cohérence du genre romanesque, il est aussi possible de saisir dans un ensemble les phénomènes du monde. Cette question excède le problème du genre littéraire.

12Selon Bakhtine, « l’homme se forme en même temps que le monde, il reflète en lui-même la formation historique du monde. [...] L’image de l’homme en devenir perd son caractère privé (jusqu’à un certain point, bien entendu) et débouche sur une sphère toute différente, sur la sphère spacieuse de l’existence historique » (Bakhtine 1984, p. 230). Si l’on pense à la définition du Bildungsroman, on peut constater que les interprétations qui traitent le texte comme une totalité romanesque renforcent la réalisation de l’apprentissage, tandis que celles qui supposent des chapitres séparés la problématisent. Si tous ces changements sont placés dans une série de récits et non pas dans le monde cohérent d’un roman, le passage à l'âge adulte n’est pas un processus plus ou moins littéraire : cela reste fragmenté et inefficace.

13Le deuxième livre en prose de K. Tóth est titré Pixel (2010, malheureusement pas encore traduit en français). La structure de ce livre propose aux lecteurs un puzzle de différents chapitres. Il est permis de le lire soit comme un roman, soit comme des récits autonomes. Mais n’est pas exclue une lecture transversale, qui créerait une sorte de rhizome supposant une liaison entre les chapitres mais sans la certitude de la connexion totale. Comme dans le cas de la photo numérique, on peut modifier des aspects importants du texte, comme l'accentuation, les parties, les couleurs et le découpage. Cette sorte d’incertitude pose le problème de la perte de confiance dans la narration – pour le lecteur mais aussi pour la narratrice.

14À plusieurs reprises, en effet, dans le livre, l'autrice indique que la réalité du texte est créée par le narrateur (la narratrice), qui peut en ignorer ou en modifier les règles en cours de route :

Je me demande si ce petit personnage aux cheveux bruns va réapparaître ailleurs. Eh bien, est-ce le cas ? L'inventaire des réalités possibles est si riche, et les histoires qui se réalisent se jouent sous nos yeux ou restent cachées avec les protagonistes. Donc, donnons-lui un nom, au cas où. Appelons-la... Nora.
(Chapitre XVIII, « Histoire de l’estomac », je traduis)

Azon tűnődöm, vajon felbukkan-¬e ez a rövid barna hajú szereplő másutt is. Na, felbukkan? A lehetséges valóságok inventáriuma oly gazdag, a megvalósuló történetek pedig vagy a szemünk előtt játszódnak, vagy egyszerűen rejtve maradnak szereplőikkel együtt. Kapjon azért a biztonság kedvéért valami nevet. Hívjuk, mondjuk… Nórának. (Tóth 2010, Tizennyolcadik fejezet, avagy a has története, p. 94)

15Ou bien encore : « J'ai menti, mais pour une raison ou une autre, j'ai pensé que c'était bien » [Hazudtam, de valamiért így láttam helyesnek] (Tóth 2010, p. 7), [Első fejezet, avagy a kéz története] (Chapitre I, ou bien « Histoire de la main »).

16Qui plus est, cette incertitude s'étend du niveau de la vie personnelle jusqu’à celui de l’histoire :

Le petit garçon s'appelle David, il vit dans le ghetto de Varsovie avec sa mère, [...] Malheureusement, David ne pourra pas terminer l'expérience de la craie plus tard, parce qu'il ne survivra pas à la guerre. Il meurt à Treblinka. Je me suis trompé, je me suis trompé. Il ne meurt pas à Treblinka. [...] Et ce n'est pas un petit garçon, c'est une petite fille. [...] Je divague parce que je veux tout dire en même temps. Comme elle serait lituanienne ! Elle n'avait l'air blonde qu'au premier coup d'œil. Oui, elle avait l'air blonde, mais ses cheveux étaient tout noirs et bouclés. En fait - et c'est la vérité - elle s'appelait Gabriela. Elle est née à Thessalonique et a été envoyée à Auschwitz en février 1943. Elle a survécu à la guerre, mais elle a perdu sa mère et son pays. Plus tard, elle vient s'installer à Paris et elle devient comptable en France. Oui, cela peut aussi arriver. » (Chapitre I, Histoire de la main)

A kisfiút egyébként Dawidnak hívják, a varsói gettóban lakik az anyjával,(…) Dawid sajnos később sem tudja befejezni a krétás kísérletet, mert nem éli túl a háborút. Treblinkában hal meg. Tévedtem, tévedtem. Nem Treblinkában hal meg. És nem is kisfiú, hanem kislány. (…) Összevissza beszélek, mert mindent egyszerre szeretnék elmondani. Hogy is lenne litván! Csak első pillantásra tűnt szőkének. Igen, szőkének tűnt, pedig a haja egész sötét és göndör. Valójában – és ez az igazság – Gavrielának hívják. Szalonikiben született, és 1943 februárjában kerül Auschwitzba. Túléli a háborút, de elveszti az anyját és a hazáját. Később Párizsban telepszik le és francia könyvelő lesz belőle. Igen, így is történhet. (Tóth 2010, p. 7., Első fejezet, avagy a kéz története)

17Les destins humains sont tragiques, cruels et aléatoires, mais ils sont ouverts vers des illusions de la liberté.

II.

18A majom szeme (Les yeux du singe), paru en 2022, peut être considéré comme tout à fait différent par sa structure. Alors que Codes-barres et Pixel avaient montré l'autonomie et la cohérence des chapitres, Les yeux du singe a une structure romanesque fermée. Bien que construits sur le modèle de la short story, les destins individuels des personnages caractéristiques du genre de la nouvelle sont finalement rassemblés dans un système romanesque étendu qui représente des relations sociales marquées par un état d'enfermement.

19Selon Raymond Carver, « pour écrire un roman, l’écrivain devrait vivre dans un monde cohérent auquel il est raisonnable de croire et de s’en remettre, et sur lequel écrire avec précision. Un monde stable, au moins provisoirement. [To write a novel, a writer should be living in a world that makes sense, a world that the writer can believe in, draw a bead on, and then write about accurately. A world that will, for a time anyway, stay fixed in one place.] » (Carver 2012, p. 228) C’est pourquoi les œuvres précédentes de l’autrice, Codes-Barres et Pixel, ne peuvent pas être lues comme des romans. Ces livres ne suggèrent pas la cohérence et la rationalité du monde. L’univers des Yeux du singe est absolument contraire : il est constant d'une certaine manière, les règles ne changent pas parce que les possibilités sont totalement fermées.

20Le monde mi-réel, mi-dystopique de l’intrigue est vraisemblablement placé en Europe, peut-être en Europe Centrale, dans une ville définie par le passé de la culture européenne : « les trottoirs étaient nettoyés et les pelouses étaient arrosées en été, et on avait parfois l'impression d'être dans un pays étranger, ou dans le passé, il y a plusieurs dizaines d'années» [Takarították a járdákat, és nyáron öntözték a füvet, amitől az embernek néha olyan érzése támadt, mintha idegenben járna, vagy az évtizedekkel ezelőtti múltban] (Tóth 2022, p. 64). Mais cette ville se situe dans un temps hors de l’histoire d’une dictature politique. Des traces de la vie normale ancienne s’y trouvent encore, mais nous sommes en train de passer dans ce qui peut finir par ressembler à l’univers dystopique du Gilead de Margaret Atwood :

Le gouvernement avait depuis longtemps des problèmes avec les habitants défavorisés et affamés des quartiers en voie de démolition. Ils ont été qualifiés comme un danger pour la sécurité et la santé publiques, comme s'ils n'étaient pas des êtres humains, mais des parasites en expansion. Il lui parut soudain tout à fait possible que le gouvernement souhaite tout simplement exterminer ces personnes. Que les autorités veuillent, pour ainsi dire, évacuer la population afin de tuer les habitants des bidonvilles en un temps très court. (je traduis)

Hosszú ideje problémát jelentettek a kormánynak a pusztuló városrészek lecsúszott, éhező lakói. Közbiztonsági és egészségügyi kockázatként emlegették őket, mintha nem is emberekről, hanem valamiféle elszaporodott parazitákról beszélnének. Hirtelen azt sem tartotta teljesen elképzelhetetlennek, hogy a kormány egyszerűen meg akarja semmisíteni ezeket az embereket. Hogy azért akarják, úgymond, evakuálni a lakosságot, hogy a szegregátumok lakóival rövid úton végezzenek. (Tóth 2022, p. 312)

21Dans la vie quotidienne, les vieux journaux gardent les souvenirs d'une époque lointaine, mais ils sont de moins en moins significatifs. Les enseignements et les recherches sont toujours en cours dans les universités, mais ils deviennent peu à peu les instruments de la propagande de l'État. Le métro est toujours en service, mais il ne dessert plus les stations des banlieues rebelles.

22Les racines littéraires de cet univers sont placées au croisement des univers d’Orwell et de Kafka où la dictature mélange la familiarité et la dystopie. Afin de créer et représenter ce monde mi-réel, mi-fantastique, le texte se montre comme une construction mixte du roman réaliste « traditionnel » et du film de catastrophe populaire. Les allusions faites aux arts visuels ont toujours été très importantes dans les œuvres de l’autrice, mais dans le cas de ce livre la mention des films est plus significative :

J'ai peu de souvenirs de ces années-là, et je ne peux pas toujours dire s'ils sont réels ou s'il s'agit de scènes de film montées par la conscience à partir d'images de photos de famille que j'ai vues de nombreuses fois, et qui se déroulent toujours de la même manière. (je traduis)

Kevés emlékem van azokból az évekből, és azokról sem tudom mindig eldönteni, hogy valódiak-e, vagy a sokszor látott családi képek kockáiból összevágott, az agy által szerkesztett, mindig egyformán lepergő filmjelenetek (Tóth 2022, p. 67).

23Cette description de la ville l’après-midi pourrait être l’image typique d’un film-catastrophe :

À partir de quatre heures, les boulevards se remplissent d'habitude d'une file de voitures et les ponts saturent d’embouteillages. Par la fenêtre de la voiture presque à l'arrêt, il regardait comme un film de slow motion le boulevard qu’il n'avait pas parcouru depuis des années. Les boutiques barricadées, les portails détruits, les façades en ruines... (je traduis)

Négy óra után általában kezdett feltorlódni a kocsisor a körutakon, a hidakon pedig beállt a dugó. Az araszoló autóból ilyenkor lassított filmfelvételen nézte a sugárutat, ahol évek óta nem járt gyalog. A bedeszkázott üzleteket, a leszakadt portálokat, a málló homlokzatokat.(Tóth 2022, p. 15)

24Au cœur du roman, on trouve une protagoniste typique de Krisztina Tóth : une universitaire quadragénaire qui n'a aucun attrait pour son travail et qui s'ennuie dans son mariage. Elle s’appelle Mima, un surnom de jeu de mots hongrois qui est le seul prénom du livre qui n'est pas donné de l'extérieur et qui appartient organiquement à son porteur. Le nom créé par une faute de frappe de la lettre K, provient d'une lettre de sa sœur jumelle qui avait commis un suicide après une histoire d'amour sans espoir. Ce motif peut être considéré comme une allusion à Jozef K de Kafka, mais aussi au film Brasil réalisé par Terry Gilliam où une faute de frappe bouleverse le destin des protagonistes.

25La protagoniste est caractérisée par une perte de confiance à tous les niveaux de sa vie. La première perte de confiance concerne le rapport à la famille. Ce niveau familial est défini par Kant dans La Métaphysique des mœurs comme un degré essentiel interpersonnel de « pleine confiance ». Dans l’univers de ce roman il est impossible pour deux personnes de « s’ouvrir réciproquement de leurs jugements secrets et de leurs impressions » (Kant, p. 347). Les mariages sont en crise, les relations amoureuses sont basées sur l'exploitation des uns et des autres, les amitiés ont disparu depuis longtemps. Cette citation peut montrer cette condition de l’être :

J'ai donc dû écouter beaucoup de bêtises. Surtout de la part de gens qui pensaient qu'ils m'aimaient. J'étais absolument convaincue de ce que je ne voulais pas, mais un peu incertaine de tout le reste. Je faisais confiance à mon mari, mais il m'ennuyait. Mon travail à l'université, ce n'est pas bien de le dire, mais c'est vrai, j'en avais un peu honte. (...) Dans le bureau stérile, tout le monde s'observait, et nous n'échangions presque pas de mots personnels. Donc nous bavardions, pour couvrir nos soupçons et nos doutes par des paroles. (je traduis)

Szóval, sok hülyeséget végig kellett hallgatnom. Főleg azoktól, akik úgy gondolták, hogy szeretnek engem. Abban az egyben, hogy ezt nem akarom, teljesen biztos voltam, minden másban kissé bizonytalan. A férjemben megbíztam, de untatott. (…) A sterilen berendezett irodában mindenki figyelte egymást, jóformán egyetlen személyes mondatot se váltottunk. Inkább fecsegtünk csak, hogy szavakkal fedjük el gyanakvásunkat, kételyeinket. (Tóth 2022, p. 14)

26Au fil de la vie privée, l’héroïne est tombée amoureuse de son psychiatre, qui, au mépris de toute éthique médicale, a entamé une relation sexuelle avec elle. Il se révèle avoir abusé de beaucoup de ses patientes, et s’être vengé de quiconque s'élevait contre lui. En outre – et cela nous emmène au niveau de la vie commune et politique –, il traite comme patient le premier homme politique du pays, et lui donne aussi des conseils dans les domaines de la psychologie sociale. L’histoire de l’amant devient un fil de l’intrigue du roman, qui l’emprisonne dans ses illusions et la conviction que sa personnalité est importante et irremplaçable.

27Dans le contexte du niveau social et politique, il faut réfléchir au fait que la définition de la confiance est toujours constituée des relations d’une certaine forme de communauté1. Or les personnages du roman se retrouvent au milieu d’une dictature, où le choix libre qui est la base de la confiance est minimalisé : « Le dépistage, qui a été effectué avec toute la famille et les amis des travailleurs, était en principe nécessaire pour assurer la sécurité des citoyens. [Az átvilágításra, ami a munkavállalók teljes családját és baráti körét érintette, elvben az állampolgárok biztonsága érdekében volt szükség] » (Tóth 2022, p. 156, je traduis). Selon Simmel la confiance est « l’une des forces de synthèse les plus importantes au sein de la société » (Simmel, p. 355). La confiance n’est pas simplement le fondement mais aussi le contexte de la communication – comme le soulignait déjà Montaigne (Essais II.18) :

Notre intelligence se conduisant par la seule voye de la parole, celuy qui la fauce, trahit la société publique. C’est le seul util par le moien duquel se communiquent nos volontés et nos pensées, c’est le truchement de notre âme : s’il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnoissons plus. S’il nous trompe, il rompt tout notre commerce et dissoult toutes les liaisons de notre police.

28Le troisième stade du déficit de confiance, dans le roman, est au niveau existentiel-ontologique et se traduit par le motif du refus par la protagoniste de porter un enfant : « Ici, dans cette ville, dans ce pays ? Vraiment ? Sur ce continent, sur cette planète ? Est-ce que je devais donner naissance à un bébé ici ? » [Itt, ebben a városban, ebben az országban? Komolyan? Ezen a földrészen, ezen a bolygón? Itt kellett volna nekem gyereket szülnöm?] (Tóth 2022, p. 13). À ce stade, les différentes pertes de confiance individuelle d’une part et les déficits de correspondances collectives politiques et culturelles d'autre part - se cumulent et se renforcent les uns les autres.

29Bien que la protagoniste du roman n’ait aucune confiance, ni dans sa vie privée ni dans la vie politique ni dans sa situation ontologique, il y a des personnages secondaires dans le roman dont les actions sont orientées par l'illusion de la confiance. Il semble que paradoxalement le manque de liberté puisse conduire à la fausse confiance. Et cette fausse confiance est fondée sur l'espoir que malgré tout, il existe une chance d’une vie plus riche avec un but défini.

30Un élément important de l’intrigue est un accident nucléaire qui arrive dans le pays. Bien que les médias officiels n'en fassent pas état ‒ et il ne reste dans le pays que les média d’État ‒, des volontaires sont recherchés pour nettoyer les décombres. Les gens qui se proposent de réparer la zone endommagée, en bravant le danger mortel, veulent croire que malgré toutes les expériences personnelles, la vie humaine doit avoir du sens. La caractéristique des volontaires est totalement humaine et compréhensible : ils veulent croire, même au prix de leur vie, que leur existence sur cette terre n'est pas simplement probable.

31Mais ces personnages qui partagent cet avis ne sont rien d’autres que des victimes naïves d’un système cynique. La deuxième partie de la citation de M. Marzano dit que « la confiance est aussi dangereuse, car elle implique toujours le risque que le dépositaire de notre confiance ne soit pas à la hauteur de nos attentes, ou, pire encore, qu’il trahisse délibérément la confiance que nous lui faisons. » (Marzano, p. 54). En plus, selon l’opinion de James Hillman, la confiance humaine « contient en elle-même le germe de la trahison  » et se nourrit tout d’abord des faiblesses et des défaillances des uns et des autres. (Hillman, p.16)

32Contrairement à ceux-ci, la protagoniste, consciente de sa privation de liberté, voit clairement les intentions du pouvoir. Mais son manque de confiance est un phénomène général, une condition générale. D’après Simmel « la confiance est sans aucun doute une forme de savoir sur un être humain », mais ce savoir englobe toujours une part d’ignorance : « Celui qui sait tout n’a pas besoin de faire confiance, celui qui ne sait rien ne peut raisonnablement même pas faire confiance. » (Simmel, p. 355)

33Dans le livre de Tóth, il n'y a que la position de soumission qui soit sûre, bien que les formes de la répression soient en constante transformation. Et cette déclaration semble être valide même pour la langue. Dans le monde des Yeux du singe le langage possède l'homme comme un objet : la propagande, la langue politique des sigles constituent une grande partie des effets du réel dans le texte. Les mots trompent les gens, les journaux mentent. Un exemple traditionnel du manque de crédibilité de la langue est celui où la protagoniste trouve les notes de son amant. Les notes contiennent les fantasmes sexuels du psychiatre et révèlent sa folie où la langue médicale devient son contraire :

J'ai essayé de ne pas les lire, seulement de les photographier, mais j'ai vu qu'il ne s'agissait pas de simples notes. Des monogrammes. L'encre verte, l'encre violette, l'encre bleue. Des couleurs alternées, des dessins en dessous. Des vagins, des seins, des jambes écartées. Mon vagin, mes seins, mes jambes écartées. (…) Nuages, suite au sein en bas. Un char d'assaut avec un canon en forme de pénis. Cet homme n'est pas normal. (je traduis)

Igyekeztem nem beleolvasni, csak fényképezni, de így is láttam, hogy ezek nem sima jegyzetek. Monogramok. Zöld tinta, lila tinta, kék tinta. Váltakozó színek, alatta rajzok. Vaginák, mellek, széttárt lábak. A vaginám, a mellem, a széttárt lábam. (… ) Felhők, alul mellben folytatódnak. Egy tank, pénisz alakú csővel. Ez az ember nem normális. (Tóth 2022, p. 213 - 214)

34Le problème le plus grave de la langue est le militarisme, qui se métaphorise dans le fait que le pays du roman est dirigé par une force politique qui porte un acronyme. Bien que le sens de « GNU », « Gouvernement National Unifié » (EÖK, Egyesült össznemzeti Kormányzóság), soit dissous par le texte, chaque fois que cet acronyme juridico-militaire s’affiche, il se confirme que le mot de trois lettres, incontestable mais sans signification réelle, prend le pas sur le sens commun au fur et à mesure qu'il fait partie de la vie. Cette idée rappelle la réflexion de Barthes : si le langage nous oblige à dire, nous sommes obligés à dire même ce que nous nions. Parler de la dictature est un piège potentiel. Nous ne disons pas ce que nous voulons, mais ce que la dictature ou la langue nous permettent de dire.

35Les yeux du singe va cependant au-delà des clichés représentatifs des régimes totalitaires. Il n'offre pas l'illusion que la liberté politique serait le premier pas vers le bonheur. Les figures du roman seraient tout autant malheureuses dans n'importe quel système politique. Bien que le régime empêche les personnages de choisir leur propre vie, ce n’est pas la seule cause essentielle de leur mal-être. Ils acceptent le sentiment de familiarité de vivre dans l’état de privation de choix. Voire, ils considèrent que la condition de la vie normale est opposée à la liberté. Cette même affirmation est également valable pour la protagoniste. Car, malgré toutes ses différences, elle est une figure typique de ce monde : « Elle vivait comme les autres. Comme tout le monde. Malheureuse. » (Pont úgy élt, ahogy mások is szoktak. Ahogy mindenki. Boldogtalanul (Tóth 2022, p. 259).

36Si on prend les notions – et ainsi les possibilités – de la confiance basées sur le dictionnaire grec, il existe tant de mots pour la « confiance », que, selon la proposition de Zsuzsanna Lurcza (Lurcza, p. 160), il est plus pratique d’utiliser un « faisceau » de notions parallèles (Derrida, p. 41-42). Dans le roman de Krisztina Tóth, il n'y a pas de niveau de confiance qui ne soit pas atteint ; et les pertes de confiance aux différents niveaux se présupposent l'une l'autre : vie privée, vie professionnelle, vie politique – y compris les affaires de la communauté de toute nature, de la famille à l’État ou la nation.

37Et finalement le déficit le plus important de confiance se réfère à la relation entre la connaissance humaine et le domaine de l’éthique. Le titre du roman fait référence à l’une des fameuses expérimentations médicales de neurobiologie. En 1970, Robert White a transplanté la tête d'un singe sur le corps d'un autre. L'opération empêcherait, selon l’autrice, de trouver un sens moral au monde : il deviendrait impossible de dire ce qui est bien et ce qui est mal. Dans le roman, les yeux du singe apparaissent deux fois dans le texte. La première fois, il s'agit d'une photo dans le cabinet du psychiatre. La seconde fois, c'est lorsque le psychiatre se rend compte que même lui n'est qu'un maillon remplaçable des mécanismes du pouvoir : « Dans son propre visage pâle et poudré, irrévocablement vieux et brisé par la lumière bleutée du néon, il vit soudain les yeux du singe » (je traduis) [A saját sápadt, bepúderezett, a kékes neonfénytől visszavonhatatlanul öregnek és összetörtnek tűnő arcában egyszer csak meglátta a majom szemét](Tóth 2022, p. 340).

38Les personnages du roman sont dans une situation similaire à celle du singe expérimental. Ils sont remplaçables, bien qu'ils se sentent exceptionnels. La question n'est pas qu’ils meurent ou pas, mais qu'ils sont conscients du sens et de la raison de la vie. Le problème plus précisément n’est pas que la confiance dans une existence significative donne un sens à la vie même dans la perspective de la mort : plutôt que l’on puisse garder la notion de confiance dans une vie privée de tout choix individuel et où la liberté n’est qu’une illusion.

39« Il n'y a qu'un seul bien à la base d'une vie heureuse : la confiance en soi-même. » disait Sénèque il y a deux milles ans. [Sénėque] Chez Krisztina Tóth, il ne reste ni la vie heureuse, ni la confiance en soi. Comme on peut le lire dans Pixel : « C’est toujours la plus mauvaise histoire qui se réalise. » [Mindig a legrosszabb történet íródik jelenné] (Tóth 2010, p.83). Et pourtant, même dans ce cas, c’est dans l'acte d'écrire, la conscience et la création humaine, que l’on peut surmonter la pire histoire et conserver une confiance en l'existence.