1En 1970, Roland Barthes présentait S/Z comme une tentative d’« écrire la lecture1 ». On s’en souvient, il s’agissait moins de faire la critique du Sarrasine de Balzac que d’aboutir à un « texte-lecture2 », consistant à écrire une lecture interrompue, et peut-être irrespectueuse, du texte de Balzac. Le colloque qui s’est tenu à la Sorbonne en septembre 2024 prenait le mot et la démarche de Barthes comme points de départ : nous souhaitions revenir sur cette ambition de saisir spécifiquement l’acte de lecture, souvent subsumé sous l’étude des représentations diégétiques du livre ou des lecteurs et lectrices3. Car derrière la formule en apparence paradoxale d’écrire la lecture, c’est-à-dire d’écrire ce qui, théoriquement, ne laisse pas de traces autres que mentales, se cache une pratique somme toute courante chez les écrivains et les théoriciens de la littérature qui ont interrogé et tenté d’écrire, dans des fictions, des autobiographies ou des essais, ce moment où l’œuvre échappe à son auteur.
2Jouissant d’une extension très large, le mot lecture pose d’évidentes difficultés terminologiques ; comme l’écrivait Barthes, il n’y a en effet pas de « pertinence d’objet4 » dans le champ de la lecture – le verbe lire peut recevoir des compléments très divers – et le terme renvoie à la fois un acte et un résultat5. Parler de la lecture, c’est donc à la fois parler d’un processus cognitif6 et, par métonymie, d’un type de métatexte7.
3C’est pourquoi la principale difficulté à laquelle se confronte l’écriture de la lecture est d’appréhender ce qui doit être pensé comme une expérience en tant que telle, mêlant dimension intellectuelle et affective. Les effets produits par l’œuvre sont effectivement concomitants de sa lecture tout en se prolongeant après elle. Écrire la lecture supposerait ainsi de prendre en considération au moins deux dimensions étroitement liées : ce qui existe déjà (le texte) et ce à quoi il donne naissance (l’effet esthétique). Il en irait ainsi d’une tentative de conciliation de ce que les théories de la lecture, pour des raisons épistémologiques, ont parfois tendance à séparer : les effets du texte et la réception empirique ; la prise en compte du texte et la lecture « programmée » par ce dernier ainsi que l’appropriation, créatrice et imprévue, du texte par les lecteurs réels. Écrire la lecture consisterait en d’autres termes à sortir d’une « alternative entre une démarche qui cherche à cerner les effets textuels mais néglige les lectures réelles, et une démarche qui part bien des lectures réelles mais ne se préoccupe pas des effets textuels8 ». Puisque les sens du texte comme les émotions qu’il procure ne préexistent pas à l’acte de lire et que l’« effet esthétique se prolonge dans une expérience extra-esthétique9 », les significations et les affects suscités par le texte revêtent la forme d’événements que l’écriture de la lecture tentera d’approcher. On comprend pourquoi, à côté du « roman de l’écrivain » tel qu’on peut le trouver sous la plume de Gide ou Vila-Matas par exemple, et du « roman du lecteur » où les personnages-lecteurs intra-diégétiques servent d’« analogons10 » aux lecteurs réels, se développe aussi ce qu’on pourrait appeler des romans de la lecture qui font une place plus importante à l’expérience de la lecture et aux événements complexes et nombreux qui la soutiennent à travers la relation entre le texte et son ou ses lecteurs et lectrices, comme le montrent dans le présent numéro Christophe Pradeau au sujet de Roland Cailleux, Richard Saint-Gelais au sujet de Léon Bopp et Peter Szendy au sujet de Macedonio Fernández. Le geste d’écrire la lecture revient donc aussi à mettre en lumière les potentiels de signification et d’émotion que le texte recèle. C’est-à-dire à saisir une expérience dont l’une des principales caractéristiques est de susciter un travail de reconstitution du texte.
4Une deuxième difficulté apparaît donc ici puisque le texte ne se présente pas, au cours de la lecture, comme un objet immobile dont il serait possible d’avoir une représentation complète et fixe. Il s’agit d’une suite d’énoncés, de formes, de styles, d’objets, dont les relations et les frontières ne sont pas tracées au cordeau. Si bien qu’il semble particulièrement ardu d’identifier ce qui, au cours de la lecture, relève d’une organisation produite par le lecteur ou la lectrice, et d’une structure issue du texte lui-même. Dans ces conditions, parler d’un texte, c’est toujours parler de la lecture de ce texte, et même parler à partir de cette lecture. Plus précisément, c’est parler d’une version de ce texte que le lecteur ou la lectrice a actualisée d’une manière qui lui est propre. Michel Charles a montré que les lecteurs et lectrices construisent en effet une multitude de textes possibles à partir d’un « texte idéal » qui serait le seul à être véritablement un objet philologique11. Cela revient donc à dire « qu’il n’y a pas plusieurs lectures d’un texte, mais, virtuellement, plusieurs textes dans le “texte”, ce dernier étant un agencement ou une combinaison de textes virtuels et chaque lecture étant la sélection, la mise au jour, l’actualisation d’un de ces textes12. » C’est ce texte possible qu’on peut appeler le « texte du lecteur13 » ou, comme le propose dans ce numéro Maxime Decout, un « lectotexte ». Toute discussion sur un texte porte dès lors sur ce lectotexte, c’est-à-dire sur le texte possible qui a été produit au cours de la lecture. De facto, écrire sur un texte c’est aussi écrire sur et depuis ce texte possible. Même des actions apparemment simples, comme résumer l’intrigue d’un récit, impliquent une sélection et une hiérarchisation d’éléments, voire une reconfiguration des liens de causalité. Cela est encore plus vrai pour toute intervention interprétative et pour toute tentative d’écrire la lecture qui fait aussi sa place aux textes possibles du lecteur et de la lectrice.
5De surcroît, plusieurs distinctions importantes doivent être établies entre l’acte de lecture et l’écriture de cette lecture. La première d’entre elles repose sur un fait relativement évident : la lecture est devenue une activité silencieuse et privée, tandis que l’écriture est destinée à être lue et donc pensée comme transmissible. Une lecture consignée par écrit doit en effet pouvoir susciter de nouvelles lectures, si bien que son auteur anticipe les réactions potentielles de ses lecteurs et lectrices, ce qui influence le contenu et la forme de son écriture. La lecture constitue par ailleurs un processus dynamique, alors que l’écriture fixe la pensée dans une forme définie. La lecture est en effet un jeu constant de présuppositions, conjectures, corrections, réinterprétations et oublis, qui évoluent au gré du texte, qui sont souvent éphémères et difficilement consignables comme tels. L’écriture, quant à elle, cristallise ce processus en un objet stable. La linéarité de l’écriture contraste donc avec la réticulation mouvante de la lecture, illustrant la tension entre fluidité cognitive et fixité textuelle.
6Ce sont de telles questions, et d’autres encore, que les articles rassemblés ici explorent. On se demandera dès lors avec eux si écrire la lecture est tout à fait possible : n’est-ce pas, comme la lecture elle-même, une tâche « utopique14 » ? Et si celle-ci s’avère réalisable, à quelles conditions et comment ? Mais aussi et surtout pourquoi écrire la lecture et quelles en seraient les conséquences ?
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7Écrire la lecture peut d’abord s’apparenter à une ambition esthétique. Si la littérature compte nombre de personnages de lecteurs, il est rare que les textes prennent spécifiquement pour objet l’acte de lecture, ce qu’avait noté Michel Murat dans le cas du roman15. Quatre articles – ceux de Maxime Decout, de Richard Saint-Gelais, de Christophe Pradeau et de Peter Szendy – reviennent sur différents textes, fictionnels ou non, qui ont au contraire tenté de cerner ce geste au plus près : S/Z de Barthes ; les écrits de Léon Bopp ; Une lecture de Roland Cailleux et le Musée du Roman de l'Éternelle de Macedonio Fernández. Ces articles permettent chacun à leur manière de comprendre l’extrême labilité de l’acte de lecture : s’en saisir, c’est toujours également constater à quel point il est susceptible de nous échapper et à quel point l’écriture peut le déformer. Ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de l’écriture de la lecture avait déjà été noté par Joëlle Gleize dans un essai consacré aux représentations diégétiques du livre : « [l]a lecture ne peut se dire qu’en se faisant écriture, en quoi elle s’accomplit et se nie tout à la fois16 ». Si l’on suit Richard Saint-Gelais, ce paradoxe est encore plus vertigineux quand on prend en même temps conscience de l’indéniable omniprésence spectrale de la lecture dans le domaine de l’étude des textes : écrire sur un texte ou à partir d’un texte implique en effet inévitablement une lecture antérieure. En d’autres termes, tout métatexte porte en lui la trace d’une lecture préalable, qui lui a donné naissance, mais dès lors que ce même métatexte tente de la restituer de façon fidèle, l’altération surviendrait nécessairement. L’acte de lecture serait donc presque, dans les textes critiques, à l’image du créateur selon Flaubert, présent partout mais visible nulle part.
8Il est intéressant de relire ces tentatives romanesques et théoriques d’écrire la lecture aujourd’hui, dans un contexte de perte de vitesse des approches purement spéculatives de la lecture. Prenant acte du fait que « la théorie de la lecture ne parviend[rait] jamais à se faire pure phénoménologie de l’opération de lire17 », une partie de la recherche actuelle sur la lecture tente en effet plutôt de cerner la lecture réelle dans une perspective plus matérielle, contrairement aux théories de la réception dans lesquelles, selon le mot de Roger Chartier, « les œuvres sont des œuvres mais non pas des livres18 ». Il s’agit alors souvent d’étudier la réception empirique des œuvres, en s’appuyant sur des corpus divers (critique en ligne, autobiographies de lecteurs…). Dès 1995, Michel Charles constatait pourtant que cette prise en compte devait aussi accompagner les études textuelles. Si l’analyse est en effet une lecture savante, il n’est pas évident qu’elle doive nécessairement « se construire sur une lecture savante19 ». Car Michel Charles émet l’hypothèse que le but de toute analyse serait en réalité « de rendre compte de ce qui se passe dans une lecture courante, d’expliquer les effets du texte, qu’il s’agisse d’interprétations plus ou moins contrôlées ou d’un plaisir parfaitement non maîtrisé. »
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9Si la lecture est un motif structurant de la fiction occidentale, au moins depuis l’âge classique – Marie Baudry avait ainsi pu proposer l’hypothèse selon laquelle on pourrait suivre les grandes ruptures de l’histoire du roman par l’intermédiaire des personnages de lecteur20 –, le rapport aux livres devient également un objet de réflexion capital pour les écrivains. Le « métadiscours littéraire sur la lecture21 » prend ainsi une ampleur sans précédent au xxe siècle : de Proust à Perec, en passant par Péguy, Valéry, Gide ou Larbaud, force est de constater que rares sont les auteurs du canon moderne à ne pas s’être penché sur le sujet. Il n’est pas anodin qu’à une époque au cours de laquelle, selon les mots de Leiris, « l’accent est mis […] sur le mécanisme selon lequel [l’artiste] crée, processus qu’il s’agit de disséquer ou de dramatiser22 », les écrivains réfléchissent à ce point à la lecture, qui est autant la source du geste d’écriture que la destinée de leur texte. L’écriture de la lecture peut ainsi renvoyer à ce vaste champ de réflexion d’une époque au cours de laquelle les écrivains se font historiens23 ou théoriciens24 de la littérature. Concernant la fin du xxe siècle, l’expression de Barthes – « écrire la lecture » – sonne rétrospectivement comme un des mots d’ordre de la période qui s’ouvre avec les années 1970 : de Quignard à Puech, les tentatives d’écrire la lecture se sont multipliées, accompagnant, à la façon d’une sorte de « métaphore épistémologique25 », l’époque au cours de laquelle la lecture en vient à se constituer comme objet incontournable de la théorie littéraire. Nous n’en serions d’ailleurs pas sortis : que ce soit en poésie (Aurélie Foglia, Lirisme, 2020), chez les oulipiens (Clémentine Mélois, Dehors la tempête ; Eduardo Berti, Mauvaises méthodes pour bonnes lectures) ou dans de nombreux essais de diverses disciplines, la lecture est décrite et examinée, sans être restreinte à la « lecture savante » ou à l’interprétation.
10Plusieurs articles du présent numéro se penchent ainsi sur la réflexion d’auteurs et d’autrices sur la lecture. Aurélie Foglia revient sur son essai poétique Lirisme, Pierre Senges questionne sa lecture de Flann O’Brien et Christine Montalbetti explique l’importance de la place du lectorat à venir dans sa pratique d’écriture, identifiant complètement le travail littéraire à une démarche communicationnelle et adressée. L’article d’Estelle Mouton-Rovira se penche de son côté sur les modèles théoriques et interprétatifs qui nourrissent des essais écrits par Tanguy Viel, Camille de Toledo ou Nathalie Quintane dans lesquels ces auteurs tâchent de concilier exploration de la bibliothèque, héritage formaliste et enjeux politiques contemporains. Mais la littérature contemporaine n’a pas l’apanage de ces réflexions comme le montre le texte de Léo Mesguich, qui fait revenir au milieu du xxe siècle en montrant comment Blaise Cendrars médite et s’inquiète sur les lectures à venir de son œuvre à partir de celles qui ont été faites de ses auteurs de prédilection, considérés comme des doubles.
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11Enfin, l’écriture de la lecture peut correspondre à un riche ensemble de gestes critiques. Prenant acte du fait que nombre de textes sont le résultat de lectures antérieures, le critique peut proposer de les reconstituer. C’est la démarche suivie par Marc Escola dans son étude d’une des copies de La Comtesse de Tende, attribuée à Madame de Lafayette. Un copiste a amuï un énoncé qui figure dans les autres versions manuscrites du texte : le critique propose de voir en creux dans cette athétisation la lecture du copiste et de la décrire, pour motiver son geste. Patricia Limido propose de son côté une analogie entre lecture et adaptation : si une adaptation porte en creux une lecture préalable du texte adapté, il est possible, en étudiant cette adaptation, de déduire la lecture qui a été faite du texte adapté. C’est ce qu’elle entreprend en mettant à l’épreuve la théorie de la lecture de Roman Ingarden, dont elle a récemment traduit Connaître une œuvre d’art littéraire, pour étudier une adaptation en bande-dessinée de Petit pays de Gaël Faye. Présentant le projet ANR « EcoLe » (anagramme de « s’ÉCOuter LirE »)26, l’article de Claire Badiou-Monferran s’attache à étudier dans quelle mesure le mode de lecture préférentiel des textes anciens – vocal ou silencieux – était encrypté dans leur disposition même.
12Au terme de ce parcours, on conviendra donc volontiers que la variété des formes de l’écriture de la lecture est certainement aussi le reflet de la diversité des manières dont on envisage l’acte de lire comme de la diversité de nos pratiques de lecture. Dans cette optique, écrire la lecture implique toujours une certaine conception du texte, de ses lecteurs et lectrices ainsi que de la relation établie entre eux. Mais au-delà de cette disparité, l’écriture de la lecture nous rappelle que toute lecture est faite d’oublis, de variations dans l’attention comme dans le rythme ; elle évolue au fil du texte, sans avoir ce qui l’attend, elle se laisse surprendre ou décevoir. Écrire la lecture, ce serait donc aussi renoncer d’une manière ou d’une autre au mythe d’une lecture totale et sans faille, lequel sert le plus souvent de modèle conceptuel aux théories de la lecture. Car il s’agit bien d’écrire la complexité d’une expérience qui toujours échappe. Écrire la lecture c’est donc aussi avoir conscience que la lecture « réelle » demeure une énigme et c’est se confronter à cette énigme, non pas pour l’élucider mais bien pour la questionner en tant qu’énigme constitutive de la littérature.