Berlioz : réformateur du théâtre de son temps ?
1La thèse que soutient Violaine Anger dans son ouvrage est pour le moins audacieuse et ne manquera pas de rayonner au‑delà du simple champ de la musicologie, puisqu’il s’agit de poser Berlioz comme le grand réformateur de la scène théâtrale de son temps. Et c’est autour de la musique instrumentale, conçue dans sa capacité à dire autant que le langage articulé, que s’organise la démonstration ; si la musique peut raconter, faire exister des corps et des voix sans aucun support scénique, édifier d’autres mondes au sein du dispositif théâtral, alors il devient possible d’interroger par son biais le fondement même de la représentation. Représenter l’irreprésentable, rendre présent l’absent, faire surgir l’invisible au cœur de la matière scénique sont autant de problématiques que Berlioz a cherché à résoudre, œuvre après œuvre, réinventant les formes selon les sujets, interrogeant chaque fois nouvellement le rapport entre monde réel, image matérielle et imaginaire. C’est donc bien la question de la mimèsis qui est au cœur de cet ouvrage, et si Berlioz se révèle novateur selon V. Anger, c’est qu’il a injecté au cœur du couple « monde réel / monde fictif (ou mimétique) » un troisième monde, immatériel, modelé par la musique : celui de l’intériorité et de l’émotion.
La musique dans sa capacité à dire et à faire voir
2Organisé en trois parties, l’ouvrage offre une analyse très fine du corpus scénique berliozien, qui donne à percevoir l’unité fédératrice de l’œuvre : l’absence de forme (au sens musical), si souvent pointée par les contemporains, provient d’une nouvelle façon de penser le lien, sur scène, entre parole, musique, personnage et décor. C’est ce que laisse entendre la première partie de l’ouvrage, intitulée « Le parcours d’une vie », par l’intermédiaire de laquelle V. Anger montre combien les œuvres se font écho les unes aux autres en réinvestissant toujours la même question : comment s’articule le rapport entre ce que l’on voit sur scène et ce que la musique évoque ? Lecteur de Rousseau et admirateur de Beethoven, Berlioz affirme l’idée que la musique est capable de raconter toute seule. Sa réflexion va cependant plus loin que celle de ses prédécesseurs, puisque la musique instrumentale n’est pas seulement, pour lui, imitative ; elle n’agit pas uniquement comme décor sonore mais se fait l’expression de l’intime, de l’émotion. Tout le projet berliozien consiste donc à imaginer des dispositifs scéniques de manière à faire coexister deux types de narration, l’une portée par la musique, l’autre par l’action scénique. C’est en ce sens que V. Anger introduit la notion de « roman sonore » :
C’est bien le grand projet de Berlioz, celui qu’il démontre avec éclat en 1830 dans la Symphonie fantastique, à l’époque où le genre littéraire qui s’impose est le roman, déploiement d’un monde où l’on peut jouer sur le point de vue et la subjectivité, au détriment du théâtre, genre roi de l’âge classique. Avec Épisode de la vie d’un artiste, symphonie fantastique en cinq parties, Berlioz affirme en quelque sorte d’une façon péremptoire que sa musique symphonique peut être l’équivalent d’un roman autobiographique […]. La musique symphonique « vaut » un roman ou un poème. Cela transforme la scène et la représentation scénique : si la musique peut susciter un imaginaire aussi puissant que le langage articulé, alors comment intervient‑elle dans une représentation scénique, qu’elle soit théâtrale ou opératique ? Un roman est un ouvrage qui n’est pas visible sur scène ; un poème non plus : en lisant, un monde imaginaire entier se déploie dans notre esprit. Et la scène ? Si l’on conçoit un roman sonore, comment fait‑on pour unir un roman, un roman sonore et une scène de théâtre ? (p. 20).
3On pourra trouver à redire de l’emploi que V. Anger fait dans son ouvrage de la notion de « roman », qui recoupe parfois celle de « récit », et qui n’est pas toujours clairement définie. Le problème de compréhension s’intensifie d’ailleurs lorsque, dans les lignes qui suivent le passage cité, l’auteur écrit : « À première vue c’est impossible, et un grand nombre de théoriciens, depuis Aristote, l’ont dit. On ne mélange pas le récit et le théâtre, le muthos et la mimesis » (p. 21). Cette distinction entre muthos et mimèsis (déroutante pour le spécialiste de théâtre), qui recoupe une opposition entre récit (ou roman ?) et théâtre, entre modes narratif et dramatique, semble s’opérer sur le motif de la subjectivité ; il y aurait, selon V. Anger, un monde imaginaire que seul le roman (parce qu’il se lit dans l’intimité et ne fait image que dans l’esprit du lecteur) serait capable de faire surgir, le théâtre étant, en tant qu’art de la représentation, prisonnier de l’image matérielle et, surtout à l’époque où Berlioz conçoit ses œuvres scéniques, tout entier tourné vers le réalisme scénique. De nombreux exemples pourraient être mentionnés afin d’invalider cette hypothèse, mais là n’est pas notre intention. Car toute la force de l’ouvrage de V. Anger, et l’intérêt qu’il peut susciter pour les études théâtrales, résident dans ses analyses toujours pertinentes des œuvres berlioziennes. Elles mettent au jour des dispositifs scéniques fort intéressants, qui ne manqueront pas d’enrichir les connaissances sur un théâtre romantique non plus circonscrit aux seuls exemples du drame et du grand opéra.
Une ouverture vers d’autres possibles du réel
4Soucieux d’intégrer la musique instrumentale au cœur de la représentation scénique et de lui accorder une fonction dramatique propre, Berlioz multiplie les expérimentations. Dans Lélio, il imagine de couper l’espace scénique en deux parties séparées par un rideau ; devant le rideau, sur la fosse d’orchestre recouverte, se trouve représentée une chambre d’étudiant dans laquelle évolue le personnage éponyme ; derrière le rideau joue un orchestre entier avec des chanteurs, qui donnent à entendre l’intériorité du personnage, ce monde du rêve qui, s’il n’est pas visible n’en est pas moins audible, et donc source d’affect et d’imagerie mentale pour les spectateurs. Par ce dispositif, Berlioz parvient à faire coexister deux types de narration tout en accordant à la musique une autonomie (elle n’est pas illustrative et ne fonctionne pas par surenchère avec le discours du personnage) :
5Ici, la musique, instrumentale et vocale, résonne en dehors de la volonté de Lélio qui l’écoute avec les spectateurs. Son monologue se contente de la situer, il ne la décrit pas, il ne la remplace pas. La réalisation orchestrale de sa Symphonie existe à côté de ce que Lélio en dit, et nous pouvons l’écouter avec lui. (p. 30)
6Aussi la musique peut‑elle faire jaillir sur scène un monde invisible qu’il devient possible de superposer à la scène visible. Dans Roméo et Juliette, Berlioz pousse plus loin l’expérimentation puisqu’il parvient à faire exister par la seule musique certains personnages et décors. C’est le fameux exemple – qui sert de leitmotiv à V. Anger tout le long de son ouvrage – du finale de l’œuvre dans lequel le Père Laurence, constatant la mort de Juliette, s’exclame : « Voyez‑vous ce corps étendu sur la terre ? » Or ce corps n’a jamais été matérialisé sur scène puisque Roméo et Juliette n’existent qu’en musique. En tant que « genre instrumental expressif », la musique possède une puissance évocatrice forte puisqu’elle rend présent à l’esprit l’image d’un corps matériellement absent. Ce monde imaginaire, Berlioz l’interroge dans sa confrontation avec celui matériellement représenté sur scène. Aussi parvient‑il, selon V. Anger, à dépasser la définition usuelle d’une mimèsis conçue comme (re)présentation de la réalité ; la voix subjective matérialisée par la musique, qui sera autant celle d’un personnage que celle de l’Artiste en général (c’est‑à‑dire de Berlioz lui‑même), vient creuser l’écart entre monde réel et monde mimétique, et interroger la vision intérieure dans son rapport de contiguïté avec le réel. Ce sera tout le sujet de La Damnation de Faust, œuvre construite sur la relation entre désir, vision et réalité. En injectant au cœur du dispositif théâtral ce « troisième monde », qui lui permet d’affirmer la musique comme langage signifiant autonome (c’est‑à‑dire qui peut faire image sans le secours de la parole ou du décor), Berlioz façonne une poétique théâtrale qui, par la juxtaposition de mondes virtuels, cherche moins à questionner le réel qu’à ouvrir vers d’autres possibles du réel, la vision créatrice de l’artiste étant l’un de ceux‑là. Il redistribue par la même occasion le rapport entre parole, musique, personnage et décor, que les deuxième et troisième parties de l’ouvrage (intitulées respectivement « Repenser le dispositif scénique » et « Parler, voir, entendre : la parole et le corps ») analysent en particulier.
Berlioz, ou l’une des voix du romantisme théâtral ?
7Très influencée par l’interprétation que propose Ricœur du récit aristotélicien (fondée sur une distanciation entre narrativité et métaphore1), V. Anger dresse donc une poétique de l’œuvre scénique d’Hector Berlioz, qui éclaire un pan méconnu de l’esthétique théâtrale du xixe siècle. On pourra objecter que l’analyse n’est pas toujours suffisamment précise du point de vue historique, et que des investigations plus fines sur les théâtres de la période romantique auraient pu être mises à contribution afin d’enrichir la démonstration, et évaluer avec davantage de précision la part novatrice du travail de Berlioz. Le mélodrame par exemple, évoqué à plusieurs reprises dans l’ouvrage mais surtout circonscrit à l’exemple du Pygmalion de Rousseau, aurait certainement mérité d’être plus largement investi. Car la musique dans le mélodrame, en tout cas dans ceux joués sur le Boulevard au cours des premières décennies du xixe siècle, ne s’inscrit pas seulement dans cette « esthétique de la redondance » mentionnée par l’auteur (p. 60) ; elle peut participer à la fabrique du corps scénique des personnages, traduire leur intériorité, créer des zones de tension entre espaces scénique, extrascénique, symbolique et métaphorique, autant de procédés qui ont sans aucun doute nourri le travail de Berlioz, et dont il aurait été intéressant de mesurer de quelle manière il se les est appropriés afin, peut‑être, de les réinvestir selon d’autres logiques dramatiques. On pourra souligner, également, quelques anachronismes, comme celui qui fait écrire à V. Anger : « […] Berlioz, implicitement, refuse la distinction préalable entre théâtre et opéra » (p. 69). Or, cette distinction n’existe pas pour le spectateur du xixe siècle, pour qui le théâtre (qui est de toute façon, dans sa grande majorité, musical ; féerie, vaudeville, pantomime, opéra‑comique, revue, mélodrame ont tous recours, différemment, à une musique de scène) désigne davantage le lieu où se donne à voir le spectacle. Les genres dramatiques, en revanche, existent bel et bien (le système des privilèges dramatiques est là pour assurer leur permanence). De fait, si l’on doit estimer un projet de réforme théâtrale à l’époque romantique, il faut moins le chercher dans l’abolition de la frontière entre le parler et le chanter (c’est‑à‑dire, si l’on se réfère à la terminologie de l’auteur, entre le théâtre et l’opéra), que dans l’introduction au cœur d’un genre d’un procédé dramatique issu d’un autre genre, d’autant plus si ce genre est destiné à être représenté sur une scène académique (Théâtre‑Français ou Académie Royale de Musique). Il est d’ailleurs frappant, à la lecture de l’ouvrage, de constater combien le projet esthétique de Berlioz peut être comparé à celui de Hugo. Introduire la musique symphonique au sein de l’opéra est tout aussi radicalement audacieux que d’intégrer l’alexandrin (apanage de la tragédie) dans une forme théâtrale que de nombreux critiques de l’époque assimilent au mélodrame. Le projet « théâtral » de Berlioz mérite donc d’être connu des historiens du théâtre. Il est assurément l’une des expressions de la scène romantique.
8À une époque où l’antagonisme « matériel/immatériel » avait déjà gagné le discours critique sur la mise en scène, où la matière scénique, par son abondance, était perçue par certains comme un obstacle au rêve, où les images, devenues trop précises, semblaient étouffer l’imaginaire et corrompre la vision du poète2, il est fort intéressant de prendre connaissance du projet berliozien. Le théâtre rêvé par Berlioz se fait le lieu où s’opère la confrontation entre récit et métaphore et où la mise en intrigue s’effectue par l’entrelacement de narrations différentes. Il est incontestablement une réponse aux problématiques qui ont surgi autour des années 1830‑1850 sur le rapport de l’image et de l’imaginaire au théâtre. En cela, l’ouvrage de Violaine Anger mérite toute l’attention du spécialiste des scènes romantiques.