Les noces de Philologie et Mars
Portrait du guerrier en homme de lettres
1Vers 1475, un portrait peint par Pedro Berrugete (ou par Juste de Gand, car l’attribution est contestée) montre le condottiere Frédéric de Montefeltre en armure, un pesant in‑folio en mains. En compagnie de vingt‑sept autres, ce portrait était destiné à décorer le célèbre studiolo du duc d’Urbino, dont la bibliothèque était réputée être la plus riche d’Italie après celle du Vatican. Les éditeurs auraient pu choisir d’orner la couverture de leur beau et savant volume de ce portrait du guerrier en homme de lettres. Ils ont préféré — et judicieusement, on verra plus loin pourquoi — choisir un détail du Triptyque de la Crucifixion de Jean Poyet (1485) conservé à la Chartreuse du Liget.
2Paru chez Droz, dans la prestigieuse collection « Travaux d’humanisme et Renaissance », voici donc le troisième volet du projet de recherche franco‑allemand Eurolab (De lingua et linguis. Langues vernaculaires dans l’Europe de la Renaissance), dirigé par Elsa Kammerer et Jan‑Dirk Müller. L’ouvrage s’intéresse à la terminologie des mots appartenant aux domaines militaires (armes, artillerie, fortifications), telle que maniée par les hommes de guerre ou les juristes dans l’espace européen et méditerranéen entre le xve et le xviie siècle. C’est que, comme le rappellent Elsa Kammerer et Jan‑Dirk Müller dans l’avant‑propos, « l’Europe de la Renaissance a […] connu la guerre continûment sur de nombreux terrains. Or toutes les armées recrutent dans tous les peuples d’Europe des soldats habitués à ce service » (p. 7). Les chefs d’armées doivent se faire comprendre de leurs hommes et parler une sorte de sabir. Les innovations techniques d’une armée se retrouvent copiées, les mots désignant les choses nouvelles se trouvent intégrés aux différents lexiques. Grossièrement résumé, le résultat de l’enquête n’est guère sensationnel : il confirme, comme on pouvait le supputer, « le rôle international des ingénieurs, techniciens et professionnels de la guerre dans la transmission des mots » (p. 12). Le détail, lui, s’avère passionnant, même sur un sujet a priori très technique et d’une portée a priori très limitée. Pour éviter un survol trop superficiel, on choisira ici de présenter trois articles particulièrement intéressants. Dès l’introduction, Marie‑Madeleine Fontaine et Jean‑Louis Fournel, éditeurs du volume, notent le rôle significatif joué par Rabelais dans ce processus.
Le basilic et la bouillie
3Rabelais ? Le père de Gargantua fait l’objet d’une superbe contribution d’Emmanuel de Crouy‑Chanel consacrée à la question du basilic (p. 29‑51). Le mot apparaît trois fois dans l’œuvre (Gargantua, ch. 26, éd. Huchon‑Moreau, Gallimard, 1994, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 76 : baselicz ; Quart livre, ch. 61, p. 684 : basilics ; ch. 66, p. 697 : Basilic), et il ne fait guère de doute qu’il désigne une grosse pièce d’artillerie. « Mais faut‑il, peut‑on aller au‑delà ? », demande l’auteur, qui se propose de tenter d’éclaircir les modes de création et de circulation du vocabulaire de l’artillerie à la Renaissance. Le mot et l’objet sont liés à l’adoption, entre 1495 et 1500, des techniques et du vocabulaire de l’armée française par les États italiens. Le français disposait de trois mots pour désigner les nouvelles pièces d’artillerie mises au point au xve siècle : couleuvrine, faucon et canon (p. 31). Le nom de couleuvrine était apparu en français en 1428, mais la dissémination de l’objet sur les champs de bataille n’avait pas entraîné celle du mot dans les différentes langues européennes. Par suite de perfectionnements techniques, il fallut subdiviser la famille des couleuvrines, et c’est ainsi que le nom de faucon en vint à désigner une grosse couleuvrine (p. 32). Lorsque, à la fin du xve siècle, les Italiens durent traduire dans leur langue les subdivisions enregistrées dans la famille des couleuvrines ou des faucons, ils « semblent avoir privilégié la création de mots nouveaux par dérivation à partir des noms des types caractérisant les familles » (p. 35). Dans le cas du faucon, les différentes pièces d’artillerie furent dénommées, du plus petit au plus grand, moschete, smeriglio, falconete, falcone, sacre, zirifalche ou girifalco (émouchet, émerillon, fauconneau, faucon, sacre, gerfaut ; p. 36). Ce procédé a également été utilisé pour la famille des couleuvrines. Comme les Français et les Bourguignons, les Italiens ont considéré que la couleuvre était de la famille des reptiles : ainsi, l’aspic désigna une petite couleuvrine, le dragon une plus grosse, le basilic la plus gigantesque (p. 36). Lorsque, vers 1500, Venise conçoit, pour ses galères, un nouveau type de pièce de la famille des couleuvrines, celui‑ci reçoit, logiquement, le nom du roi des reptiles. L’auteur examine ensuite les caractéristiques du basalischio comme objet, rapidement adopté dans la décennie par les armées ennemies. Après un usage exclusivement marin, l’objet équipe pendant une courte période les armées terrestres (p. 44). Entre sa naissance vers 1500 et sa disgrâce (trop lourd, il tombe en désuétude vers 1540), l’objet a eu le temps de se diffuser et le mot de se répandre dans toutes les langues : baciliska, bacaluşka en turc ; basilisco en castillan ; baselisco en portugais ; basalistchk en allemand ; basilisk en néerlandais, danois et norvégien ; basilic en français, etc. (voir l’index des mots techniques en fin de volume, p. 311). Et Rabelais, dans tout cela ? L’auteur note en conclusion qu’il « touche juste en ses deux emplois de basilic. En 1534, date de publication de Gargantua, le basilic est déjà passé de mode dans un usage terrestre, et n’apparaît guère que comme une pièce démesurée, trop longue, trop lourde, certes extrêmement puissante, mais propre surtout à flatter la vanité des princes. Bref, elle a toute sa place dans l’artillerie de Picrochole […]. » (p. 49).
Le choc des mots, le poids des armes
4Suit une brillante et substantielle contribution de Marie‑Madeleine Fontaine consacrée à la « Dénomination de quelques armes d’hast dans les Exercitiorum collectanea du condottiere Pietro del Monte (1509) » (p. 53‑104). Sa richesse décourageant toute tentative de résumé (on en trouvera pourtant un aux pages 344‑345), nous nous limitons ici à relever quelques éléments. Tué à la bataille d’Agnadello, Pietro del Monte (1457‑1509) a commandé des mercenaires de toute l’Europe et du pourtour méditerranéen. Il a composé en latin — donc pour les princes et les capitaines — des ouvrages destinés à former des soldats de toutes nations (p. 53). L’auteur s’intéresse aux armes d’hast, et adopte une rigoureuse méthode, prenant « pour principe d’adopter [le texte de Del Monte] et d’adopter les mots propres qu’il emploie sans jamais les transposer d’avance […]. » (p. 54). Le lexique de Del Monte est tiré d’ouvrages latins, anciens ou contemporains, textes humanistes, correspondance lettrée ou diplomatique. Quand un mot n’existe pas, Del Monte l’emprunte au vernaculaire : ainsi, il compare à un « petit citron » la pointe demi‑sphérique qui coiffe sa mazza (p. 56 ; le limon était bien sûr inconnu des Romains). L’auteur choisit d’étudier quatre armes d’hast dénommées azza, ancha, mazza et spetum (p. 61), notant que la traduction commune d’azza par « hache » ne correspond pas à la description qu’en fait Del Monte dans les Exercitiorum II, 12 (p. 68). Suit une enquête sur une dénomination inconnue, l’ancha. Le mot ne figurant « pour l’instant dans aucun dictionnaire » et n’ayant été retenu dans aucune langue (p. 69), l’auteur cherche classer l’ancha dans un type d’arme. Ce serait, conclut‑elle, « une arme plus lourde et plus courte que l’azza, qui possède trois sortes de pointes » (p. 72). Une hypothèse sur le mot : ancha serait un surnom en usage parmi les soldats pour désigner le croc‑en‑jambe qu’elle permet d’effectuer (p. 73). Mettant à profit des textes de Rabelais (p. 90‑91), les dictionnaires de Cotgrave et Calepino, les Opera nova d’Achille Marozzo (1536) et des collections des musées militaires européens (p. 98), l’auteur donne à voir un Del Monte préoccupé d’améliorations techniques et soucieux des capacités physiques des soldats. En annexe, on trouvera un déchiffrement « technique » du panneau central du Triptyque de la Crucifixion de Jean Poyet (p. 99‑101), ce tableau ayant la particularité de rendre « l’épaisseur et le poli de l’acier et du fer des haches d’armes, falcioni et autres partisanes […]. »
Du bastion au boulevard
5Le troisième et dernier article que nous présenterons intéressera en particulier les historiens de l’architecture. Dû à Pieter Martens, il examine l’apparition des mots « ingénieur (1540), citadelle (1543), bastion (1546) », d’origine italienne, dans le vocabulaire d’architecture militaire aux Pays‑Bas des Habsbourg. D’emblée, l’auteur signale la spécificité linguistique des Dix‑Sept Provinces des anciens Pays‑Bas, partagés entre langues romanes et germaniques, et dont le gouvernement central entretenait des liens étroits avec les possessions des Habsbourg en Europe : Saint‑Empire, Espagne, ainsi que certaines parties de l’Italie (p. 105). Le bilinguisme y était fréquent ; Charles Quint lui‑même parlait cinq langues (français, allemand, néerlandais, espagnol, italien). L’assimilation des termes étrangers est antérieure à l’apparition des premiers traités techniques et lorsque Simon Stevin de Bruges publie, en 1594, un traité en néerlandais, il comprend un lexique de 21 termes de fortifications néerlandais, avec leur équivalent italien, français et allemand — l’objectif étant de mettre fin à la « corruption » du néerlandais par tous ces emprunts étrangers (p. 107). L’examen du mot ingénieur aboutit à la conclusion que la forme ingeniaire s’intègre au vocabulaire néerlandais à partir des années 1550, pour désigner les architectes militaires italiens engagés par Charles Quint en 1540 (p. 115, 121). Citadelle (de l’italien cittadella, littéralement« petite ville ») désigne une forteresse accolée à une cité pour la surveiller — mais le mot ne s’imposa qu’en français, le néerlandais en restant au terme de casteel (cf. français chastel ; p. 125). Quant à bastion, si la chose apparaît dans les années 1530 (« ouvrage saillant pour flanquer une courtine », p. 129), on la désignait du vieux mot de bolwerck (lequel, graduellement altéré, finira par donner, en français, le mot boulevard). Problème pour les historiens : il leur est bien souvent impossible de décider si le mot bolwerk dans un document désigne « un boulevard archaïque ou un bastion moderne » (p. 130). Cela tient partiellement au fait que les ouvrages étaient souvent construits sur la base d’autres plus anciens, le terme le plus archaïque ayant tendance à résister à la nouveauté technique.
6Donnons quelque idée de la teneur des contributions non examinées ici. Jan-Dirk Müller s’intéresse au Weiskunig (1514) de Maximilien Ier, récit d’une éducation militaire dans lequel abondent les mots (armes, techniques, etc.) d’origine française, italienne, hongroise, tchèque, depuis passés en allemand, tels Hussären, Kürassier, Scharmützel. L’ouvrage se révèle être une source exceptionnelle pour comprendre la formation du lexique militaire allemand vers 1500. L’article de Margarida Tavarès da Conceição aborde le vocabulaire des fortifications militaires portugaises (à noter, p. 148‑149, un passage consacré à bastião / baluarte, heureux écho à son cousin néerlandais). Ariane Boltanski examine la « langue religieuse de la guerre dans quelques manuels jésuites à l’intention des soldats ». Plus loin, le lecteur est convié à s’intéresser à la langue de la guerre dans les écrits juridiques d’Alberico Gentile (avec un examen du statut du « duel »), ou à examiner à nouveaux frais deux textes rédigés par Guicciardini et Machiavel pendant les guerres d’Italie (Jean‑Louis Fournel et Jean‑Claude Zancarini, « La langue du conflit dans la Florence des guerres d’Italie »). Guichardin, dans la Storia d’Italia, et Machiavel, dans L’art de la guerre, parviennent à articuler trois lexiques hétérogènes, un latin classique, un latin contemporain mais générique, et des termes techniques, professionnels (p. 262). La contribution aboutit à remettre en question « l’incapacité supposée de Machiavel à comprendre les armes à feu et l’artillerie dans les armées contemporaines » (p. 264).
Du matériel en renfort
7Le volume comporte une série d’annexes dressées par Marie‑Madeleine Fontaine, dont on se contentera ici de faire l’inventaire : 1. Usage du lexique technique dans un spectacle militaire. La Sciomachie de Rabelais (1549), p. 285‑295 ; 2. Remarques sur les corrections diverses portées par Antoine Macault sur le latin des Apophtegmes d’Érasme, p. 296‑299 ; 3. Commentaires (et erreurs) d’Henry Estienne sur des termes militaires, p. 300‑302 ; 4. Relevé et interprétation de quelques termes militaires dans la langue française du xvie siècle, d’après Hélène Naïs [H. Naïs, « Emprunts aux autres langues, in : F. Brunot, Histoire de la langue française, t. II, 1967, p. 198‑215], p. 303-304 ; 5. Éléments de vocabulaire militaire présents dans l’Adolescence clémentine de Marot en 1538, p. 305‑307. En outre, chaque contribution est résumée trois langues (français, anglais, allemand, voir p. 321‑358), et un index des mots cités dans les articles est fourni aux pages 309‑320. Seul regret, ce dernier instrument se contente d’enregistrer les occurrences en renvoyant à la contribution concernée –— on souhaiterait évidemment un renvoi à la page pertinente. Il faudra recourir au portail électronique « Humanisme et Renaissance » (Droz) pour retrouver des occurrences précises.
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8L’art de faire parler les morts est toujours délicat, mais nous n’avons quant à nous aucun doute : Frédéric de Montefeltre aurait apprécié ces noces de Philologie et de Mars. Les éditions Droz nous livrent ici un travail précis, solide, documenté, utile, qui rappelle combien la compréhension des mots est un préalable nécessaire à la compréhension des textes. Puisse‑t‑il inspirer quelques doctorants désireux de s’engager dans la voie de la recherche. Et — pourquoi pas ? — quelques-uns de leurs professeurs. D’autres basilics se cachent très certainement dans les textes de Rabelais, de Machiavel, et de leurs contemporains.