« Parler comme l’image » : du discours des catalogues d’expositions et du groupe surréaliste
1Dans un texte sur les différents « formats » de l’exposition littéraire, Jean-Max Colard parlait de la « voie poétique de l’exposition littéraire » qu’avait ouverte « l’exemple surréaliste », mais regrettait aussitôt que l’on ait trop peu travaillé sur « cette poétique surréaliste de l’exposition1 ».
2Si elle ne l’aborde pas précisément sous cet angle poétique dans l’ouvrage tiré de sa thèse paru chez Rodopi en 2015, Colette Leinman étudie l’exposition surréaliste à travers les objets singuliers que sont les catalogues. Ce travail se situe dans un contexte qu’il est important de situer : membre du groupe de recherche ADARR (Analyse du Discours Argumentation et Rhétorique) de l’Université de Tel-Aviv, C. Leinman propose dans ce livre une « analyse discursive et argumentative qui traite du catalogue en termes d’ethos collectif », comme le formule Ruth Amossy dans sa préface (p. 14).
3Au-delà du cercle des spécialistes du surréalisme, l’ouvrage sera utile à tous ceux qui s’intéressent aux liens entre littérature et art ou à ce type d’objets collectifs et hybrides, aux frontières de la littérature.
Au départ, des textes épars
4On ne peut que conseiller, pour avoir les textes en tête, de commencer la lecture par les annexes. Dans ce qui forme presque la moitié du livre, l’auteure a retranscrit intégralement 41 catalogues publiés lors d’expositions surréalistes parisiennes entre 1924 et 1939. Si certaines préfaces étaient déjà connues et parfois rééditées dans les œuvres complètes de tel ou tel auteur, c’était toujours sans la liste des œuvres exposées. Or, dans le cas du catalogue d’exposition, la liste des œuvres n’est pas une simple circonstance, c’est le point de départ et l’objet du texte, littéralement son pré-texte.
5C. Leinman fournit donc un ensemble précieux pour les spécialistes du surréalisme, et on se plaît à imaginer une seconde vie à ces textes, en espérant qu’ils seront bientôt accessibles d’une autre manière, que ce soit dans une édition illustrée ou dans une mise en ligne qui fasse justice à leur part visuelle.
6On y trouve trois beaux textes d’Aragon, notamment celui du catalogue de Pierre Roy (1930) où il rejoue « Zone » d’Apollinaire, en se mettant en scène à la deuxième personne, en train d’écrire dans un café : « Tu es au café, Tu écris une préface pour l’exposition du peintre Pierre Roy qui est né à Nantes comme tout le monde, tes dents se croisent comme des épées » (p. 229).
7Les textes d’exposition de Breton témoignent d’une activité importante que l’on connaissait déjà, mais mis ainsi en série, ils font apparaître des constantes dans une écriture critique un peu sèche, avec de sourds éclats, mais aussi des écarts. Dans le texte sur Yves Tanguy (1938), Breton fait parler les êtres vus dans la peinture, les « femmes agenouillées lavant à la tombée du jour au bord d’une mare », « une salamandre » ou « les digitales » (p. 243) : le style direct jette ainsi, commente C. Leinman, un « pont auditif » entre verbal et visuel (p. 164).
8Paul Éluard semble, lui, se faire une spécialité des poèmes préfaciels, à l’occasion des expositions Ernst, Klee ou Dalí, alors que Roger Vitrac cherche à rompre avec l’esprit de sérieux du catalogue d’art, en commençant son texte sur Gaston-Louis Roux (1929) par « Ne faisons pas le zizomar [sic] et voyons clair ! » Quant à Dalí, très représenté dans ce corpus, il préface volontiers ses propres catalogues…
9Les surréalistes citent beaucoup dans ces textes préfaciels, mais certains catalogues sont de véritables anthologies, comme celui de l’exposition Man Ray et les objets des îles (1926) qui fait voisiner avec bonheur des textes sur les oiseaux de Diderot, Nerval et Nostradamus ou de Soupault, Leiris et Breton (p. 281-283).
10Ces quelques exemples suffisent à dire l’incroyable diversité de l’objet que C. Leinman rassemble sous le sigle « CES », pour « catalogue d’exposition surréaliste », un objet qu’il semble bien difficile de mettre au singulier.
Le catalogue d’exposition, un objet idéal pour l’analyse de discours
11Une des réussites majeures des Catalogues d’expositions surréalistes à Paris entre 1924 et 1939 est pourtant de constituer le catalogue d’exposition en objet d’étude et de montrer son intérêt pour la compréhension des avant-gardes mais aussi pour l’étude de la littérature en général.
12Pour étudier la rupture du catalogue d’exposition surréaliste avec ce qu’elle appelle le « catalogue traditionnel » (p. 17), compte tenu du peu de littérature critique sur le sujet, C. Leinman est obligée de faire l’histoire de cet objet singulier. C’est le rôle du premier chapitre de cet ouvrage, qui n’est pas le moins intéressant, comme le prouve la passionnante section des « Catégories génériques de l’écrit sur l’art » (p. 34-38). Bernard Vouilloux souligne, dans son introduction, qu’il s’agit de la « première synthèse sur le sujet ». Cette histoire du catalogue, du livret au catalogue moderne, en passant par le « répertoire détaillé d’œuvres destinées à une vente publique » (p. 30), qui était son sens au xviiie siècle, insiste sur ses liens avec la politique. Elle y articule aussi ses dimensions matérielle et discursive et s’attache à sa spécificité énonciative, à savoir le « renvoi référentiel à une œuvre d’art » (p. 25), lié au phénomène de l’énoncé descriptif. L’ekphrasis se trouve ainsi située parmi un ensemble énonciatif plus large.
13C’est uniquement dans un deuxième chapitre que C. Leinman s’attaque au catalogue d’exposition surréaliste. Il faut souligner ici le travail remarquable de classification qui permet de faire émerger un corpus. Après avoir décrit les catalogues dans leur matérialité (les couvertures, les illustrations, la typographie, la pagination), l’auteure propose une nouvelle classification « fondée sur la théorie de l’énonciation » (p. 77). Elle y montre la spécificité du « CES » dans l’ensemble des écrits surréalistes sur l’art et insiste sur ce qu’elle appelle les « stratégies de la citation » (p. 80) qui créent dans ces catalogues une « hétérogénéité énonciative » (p. 81).
14Le catalogue d’exposition surréaliste se prête particulièrement bien à une analyse en termes d’ethos et on est vite convaincu que c’est un objet idéal pour l’analyse de discours, méthode que l’auteure prend soin d’expliquer, en citant largement ses références, comme celles qu’elle emprunte à la sociologie de la littérature et à la philosophie de l’art, du reste. On reste davantage sur sa faim concernant la littérarité ou la poéticité des textes publiés dans les catalogues d’expositions surréalistes. Il ne nous en est guère dit plus que les textes poétiques que sont par exemple les trois poèmes de Péret, Desnos et Eluard pour le catalogue Ernst de 1926 « présentent un défi à l’interprétation » (p. 79).
15Dans le troisième chapitre qui porte sur la « dimension manifestaire » du catalogue d’exposition surréaliste, l’analyse se fait plus serrée et volontiers technique, ce qui apporte des éléments intéressants quant aux pratiques de titrages ou de classification, montrant là une véritable inventivité surréaliste, par exemple dans les taxinomies des objets surréalistes de Breton ou de Dalí. Outre l’étude de ce qu’elle appelle le « futur injonctif », à travers l’emploi des temps, ce chapitre comporte une analyse originale de la « rhétorique de la terreur » en termes néo-bourdieusiens, en particulier des discours d’exclusion, dont le texte polémique, contre les critiques d’art entre autres, que publie Aragon dans le catalogue Chirico (1928) est un bon exemple. C. Leinman y rapproche, de façon parfois surprenante, la violence verbale et l’écriture automatique.
16Ces diverses analyses montrent la radicalité du « CES » qui va jusqu’à faire disparaître l’œuvre (puisqu’il n’y a plus de description) et l’artiste, dont parfois il n’est même plus question ! Jusqu’où va cette « subversion du catalogue » ? Le « CES » est-il toujours un catalogue d’exposition ou un objet entièrement nouveau ? C’est là une question importante qui court tout le long du livre et à laquelle répond la conclusion :
Le CES n’est ni un genre nouveau, ni une variation du catalogue, mais un genre hybride que l’on peut appréhender comme « performance discursive à dimension manifestaire ». Sa spécificité qui se manifeste en grande partie par une forme d’autonomie par rapport à son référent visuel ouvre la voie au catalogue contemporain. (p. 187)
Une vision originale du surréalisme
17Malgré la dimension subversive de son objet et surtout sa grande hétérogénéité, C. Leinman s’attache à reconstituer son discours critique. Les catalogues d’exposition apparaissent alors comme la pierre de touche de l’utopie surréaliste d’une « équivalence entre le visuel et le verbal, entre l’artiste et l’auteur » (p. 143). « Parler comme l’image » (p. 177) serait le but de cette « critique alternative ».
18C’est en particulier dans la dernière partie – « La doxa mise au défi » – qu’elle traite des paradoxes de la critique d’art surréaliste, subversive mais toujours stratégique, adoptant au besoin les procédés bien connus de la critique d’art comme l’entrée physique dans le tableau, étudiée par exemple par Michael Fried. C. Leinman cite aussi une lettre de Dalí à Breton publiée en préface du catalogue de 1931 pour montrer que la défense de l’art académique de Dalí est une façon de développer une définition du surréalisme concurrente de celle de Breton.
19À ce stade, quelques explications historiques sur les divergences entre Dalí et Breton, comme entre de nombreux autres membres du groupe, auraient pu nourrir le propos, mais on comprend que la perspective de C. Leinman n’est pas de contribuer à l’histoire du mouvement surréaliste – raison pour laquelle elle ne cite que très peu de travaux dits de référence sur le surréalisme.
20Pourtant, Les Catalogues d’expositions surréalistes à Paris entre 1924 et 1939 offre, en particulier dans ses deux derniers chapitres, une vision synthétique et originale du mouvement. Dans son introduction, B. Vouilloux souligne combien le livre de C. Leinman dessine une histoire du surréalisme comme groupe (p. 9). Même lorsque le catalogue n’est pas à proprement parler collectif, la parole surréaliste qui accompagne les œuvres a toujours une dimension collective. Aussi est-il difficile de parler du catalogue de Miró ou de Tanguy tant ces objets sont avant tout des catalogues du surréalisme. En effet, l’ouvrage montre, dans le détail, comment se constitue un ethos collectif par le procédé de la signature, conçue comme un « acte de discours », et par une « stratégie de l’effacement de l’artiste ». Cette dimension collective de l’objet étudié est à rapprocher de sa « dimension polyphonique » et intertextuelle, à laquelle l’auteure consacre une intéressante section autour de l’exemple du Dictionnaire abrégé du surréalisme de 1938 (p. 130-137).
21On pourra s’étonner alors de ne pas voir C. Leinman utiliser davantage les travaux existants sur la critique d’art surréaliste ou sur la critique d’art des écrivains, notamment ceux d’Ivanne Rialland2, ou encore les recherches, certes encore émergentes, sur les expositions surréalistes3. La dimension scientifique de la méthode choisie – l’analyse du discours étant très convaincante dans ce contexte – paraît parfois masquer ces lacunes. On regrette notamment que la question de l’ethos collectif n’ait pas bénéficié des nombreuses recherches sur l’histoire du groupe surréaliste4.
22Néanmoins, la thèse de C. Leinman est forte : l’ouvrage tout entier s’attache à montrer que la « constellation éditoriale des CES […] prend en charge le credo du projet surréaliste » sur un plan esthétique (p. 21). La conclusion fait ainsi converger en ce sens les analyses démontrant le « nouveau rapport au langage » et à « la parole critique » mis en place par le « CES » :
Le plus souvent reconnaissable formellement comme un catalogue, il ne constitue toutefois plus un guide de l’exposition fondé sur la description d’œuvres d’art et leur interprétation, mais ponctue l’activité artistique du groupe surréaliste par un discours qui le maintient dans une tension révolutionnaire en réitérant et réactivant les revendications et les promesses du Manifeste de 1924. (p. 185)
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