Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Automne 2002 (volume 3, numéro 2)
titre article
Nicolas Wanlin

Littérature & peinture : de la méthode

Bernard Vouilloux, L’Art des Goncourt. Une esthétique du style, L’Harmattan, 1997, 171 p., EAN 2738459870 ; La Peinture dans le texte. xviiiexxe siècles, Paris, CNRS éditions, 1995, 137 p., EAN 2271052386.

Ils ont dans la tête ut pictura poesis erit ; et ils ne se doutent pas qu’il est encore plus vrai qu’ut pictura poesis non erit.

Diderot

Questions de méthode

1Bernard Vouilloux a consacré la plus grande partie de son travail jusqu’à ces dernières années à ce qu’il est convenu d’appeler la relation littérature‑peinture. Notre bibliographie indique les principales monographies sur ce sujet, et l’on y discerne des ouvrages dont les objets et plus encore les méthodes sont variés. La monographie sur la peinture dans l’œuvre de Gracq (Droz, 1989) fournit l’élaboration d’outils critiques en même temps que l’examen serré d’un corpus, sans séparer absolument le moment de réflexion théorique et l’application aux textes. Il s’agit du point de départ de B. Vouilloux (sa thèse de doctorat) et du chantier où il commence d’élaborer ses outils d’analyse.

2Il me semble utile de renvoyer d’emblée à un article qui illustre particulièrement bien la rigueur et l’exigence épistémologique de Vouilloux dans un domaine où la production est abondante mais inégale. « L’impressionnisme en littérature : une révision » (Poétique, 121, fév. 2000) est un pavé dans la mare des critiques qui depuis un peu plus d’un siècle parlent d’impressionnisme en littérature sans que jamais n’ait émergé une définition claire et convaincante d’un tel style. L’article montre que cette impasse peut globalement être attribuée à une méconnaissance de ce qu’est l’impressionnisme en peinture. Les coïncidences que l’on a voulu établir entre des poétiques et l’esthétique impressionniste reposent sur le mythe de « l’œil innocent », développé à la fin du xixe siècle dans le cadre de la science alors balbutiante de la psychologie. Vouloir reconduire, un siècle plus tard, les thèses psychologiques qui servirent à décrire d’une part et légitimer d’autre part une révolution de la représentation picturale, revient à ignorer toutes les évolutions de la psychologie, de l’histoire et de la sémiologie de l’art qui ont eu lieu entre‑temps. En un mot, la notion d’impressionnisme littéraire repose sur des thèses datées que l’on ne se donne pas la peine de réévaluer. Cet article met en évidence deux grandes difficultés. La première est que l’étude de la relation littérature‑peinture nécessite réellement une double compétence (double au moins car Vouilloux pour sa part montre également des compétences dans différentes branches de la philosophie qui s’avèrent utiles pour l’approche de son sujet). La seconde difficulté découle de la première, c’est le problème de l’équation à deux inconnues. Alors qu’une inconnue unique est susceptible de recevoir une définition stable, deux inconnues ne peuvent se définir que l’une par rapport à l’autre. Il ne s’agit donc pas d’élaborer un discours sur un objet mais de régler le rapport entre deux discours portant sur deux objets.

3C’est à ce difficile exercice que procède La Peinture dans le texte. Cet ouvrage rassemble six études dont les objets et les démarches diffèrent mais qui constituent une synthèse sur la théorie des relations littérature‑peinture. Il porte le sous‑titre xviiiexxe siècle ; pourtant, son plan ne se veut pas chronologique, il ne s’agit pas d’une étude historique. Ou du moins la perspective historique n’y est pas mise particulièrement en valeur. Or, deux déterminations historiques apparaissent incontournables, même dans une perspective théorique a priori a‑chronologique. La périodisation choisie suppose d’une part que l’on prenne comme moment fondateur la naissance d’une certaine forme de critique d’art au xviiie siècle, d’autre part — la spécificité du chapitre V l’atteste et ce chapitre constitue la charnière massive et fondamentale de l’ouvrage — que la naissance de l’art abstrait suscite un tournant épistémologique. Il faut remarquer que la première date trouve sa légitimité dans l’histoire littéraire alors que la seconde relève de l’histoire de l’art. C’est la un problème de méthode qui se pose généralement dans les études sur ce thème : il est nécessaire de prendre en compte des distinctions qui jouent tantôt pour un objet tantôt pour l’autre. Ce nécessaire strabisme divergent complique encore le mariage de la perspective théorique et des déterminations historiques. En effet, l’historicité des notions de peinture et de littérature elles‑mêmes fait que tout rapprochement théorique est potentiellement anachronique.

4Avec L’Art des Goncourt, une esthétique du style, une autre logique est adoptée. Le goût des deux frères en matière de peinture est analysé à partir de leurs textes, aussi bien romanesques que critiques (et dans cet ouvrage la distinction entre les deux n’est pas mise en avant). Il s’agit donc bien d’une monographie, mais traitant de textes « préthéoriques » (voire non théoriques), B. Vouilloux procède à une mise à plat, une systématisation de la doctrine esthétique ; il recourt pour cela à des notions et des outils critiques élaborés en dehors de son corpus littéraire (notamment la notion sémiotique d’indice), et ceci dans le but de définir la position originale des Goncourt, leur goût, leur esthétique, en se libérant des préjugés, des catégorisations hâtives et des évidences impensées. Notons enfin que ce livre ne fait pas des Goncourt des théoriciens mais rend compte de la spécificité de leur écriture « artiste » en proposant une analyse de leur style, donc une reconnaissance de leur littérarité.

5Un Art de la figure, Francis Ponge dans l’atelier du peintre apparaît comme un prolongement et peut‑être une radicalisation de cette démarche : une doctrine esthétique de l’auteur est définie par l’analyse de ses textes au travers de notions théoriques extérieures, mais il semble même que l’on puisse considérer que le « goût » et le « style » de Ponge deviennent la légitimation d’une théorie. C’est probablement là une des limites ou du moins un problème épistémologique important qui se pose dans les études sur ce type d’objet : est‑ce la théorie qui permet d’analyser le goût ou le goût qui dicte une théorie ?

6Les notes suivantes ne porteront pour l’essentiel que sur La Peinture dans le texte et L’Art des Goncourt, représentatifs des principales problématiques traitées par B. Vouilloux et de deux types de démarches très différentes, l’une synthétique, l’autre monographique.

7Nous nous permettrons de renvoyer chemin faisant à l’entrée « ekphrasis » de l’Atelier de théorie littéraire de Fabula, élaborée parallèlement au présent article.

Théorie ou histoire... ou les deux ? La Peinture dans le texte. xviiiexxe siècles

8Il faut d’abord dire de ce livre que sa brièveté et donc la densité de son propos le rendent agréable à lire, non moins qu’une utilisation abondante des notes en bas de page ; elles allègent le corps du texte d’une quantité de références précises et commentées qui l’enrichissent ou le nuancent et pallient avantageusement l’absence de bibliographie en fin de volume. À noter également, au chapitre de la bibliographie, qu’elle est extrêmement variée : pas d’excommunication autoritaire ni de cloisonnement de la discipline mais au contraire une très large ouverture à des auteurs et des types de discours divers (en vrac : Aristote, Barthes, Baudelaire, Bonnefoy, Cézanne, Claudel, Damisch, Deleuze, Derrida, Diderot, Félibien, Fontanier, Foucault, Francastel, Genette, Gombrich, Gracq, Hamon, Hjelmslev, Kripke, Kristeva, Lacan, Lessing, Lyotard, Marin, Panofsky, Peirce, Platon, Proust, Ricardou, Schapiro, Segalen, Todorov, Vasari, Wittgenstein, etc.)

9L’avant‑propos définit le corpus en le restreignant à la description de tableau en tant que telle et pose la problématique de la transparence de la représentation : le langage dirait le visible et, réciproquement, l’image serait structurée par le langage ; on part donc d’une équivalence limpide avant de la complexifier. Une anticipation sur la conclusion annonce que la perspective de la lecture aura le fin mot. Si les six chapitres se veulent indépendants et si le pluralisme des approches est revendiqué, il semble donc qu’il y ait tout de même une progression, un parcours, vraisemblablement organisé par la visée d’une démonstration, ou du moins une perspective qui apparaisse comme plus déterminante que les autres.

10« Le langage et l’image », premier chapitre, cherche un moyen d’aborder l’altérité de ces deux éléments. Il procède d’abord à une typologie par distinctions successives : in præsentia (illustration) / in absentia (prédication), énoncés référentiels / énoncés allusifs, noms / descriptions. Des logiques apparaissent : le « désignateur rigide » (cf. Kripke, Todorov), opérateur par excellence de la référence fait appel à la compétence culturelle du lecteur (cf. Hamon). À l’inverse, avec l’allusion, c’est une démarche analogique qui est exploitée ; elle s’explique par la notion d’interprétant reprise à Riffaterre (et Peirce). Mais ces distinctions d’ordre logique et sémiotique supposent un fonctionnement de l’image similaire à celui du langage. Il faut remettre en cause ce présupposé en historicisant l’enquête et en considérant les divers avatars de l’altérité image/langage. C’est ici la première concession faite par la théorie à l’histoire ; c’est la reconnaissance de l’historicité de la notion de représentation.

11« Un rapport infini » tend à mettre en évidence les apories du modèle référentiel. Celui‑ci suppose, pour fonctionner en contexte fictionnel, qu’on passe par la notion de monde possible ; en conséquence de quoi la référence par le désignateur rigide (nom propre) est réévaluée en termes de construction textuelle anaphorique d’un référent purement textuel : le titre de tableau ne renvoie qu’aux notations descriptives portant sur ce tableau et non à un modèle extérieur au texte. Ce système anaphorique se complique de la dimension intertextuelle et c’est le jeu des interprétants qui permet au lecteur de reconstituer le sens, sinon l’aspect du tableau. Bref, il apparaît que la logique littéraire n’est pas toujours analysable selon la typologie élaborée dans la première partie et notamment que la distinction logique entre référence et allusion n’est pas essentiellement pertinente pour rendre compte de la construction de l’image par le texte. Un exemple emprunté à Gracq est longuement développé pour illustrer ce point.

12« Description et peinture » part du lieu commun qui définit la description en littérature comme l’analogue du tableau en peinture, notamment du point de vue de la temporalité qui se « figerait » dans la description. Le critère du temps pour distinguer peinture et littérature, hérité de Lessing, est continuellement reconduit par la plupart des travaux dans ce domaine. Or, Lessing opère dans son argumentation un glissement d’un discours dénotatif à un discours évaluatif‑prescriptif : ceci signale une faiblesse de sa thèse. En effet, son implication ultime est que toute poésie devrait être narrative, et cette norme est invalidée par ses objets.

13La théorie moderne de la description insiste sur l’autonomie de celle‑ci. Pour Barthes (S/Z, 1970, p. 61), la description réaliste n’est pas imitation du réel mais imitation d’un tableau du réel. Décrire c’est donc déjà faire jouer deux codes, celui du pictural et celui du littéraire. Dans cette perspective, l’ekphrasis est une sorte de redoublement, de comble de la description, une « manifestation redondante de la picturalité latente qui sommeille dans le réel ». Il s’ensuit que la description de tableau ne vaut plus seulement par rapport au tableau décrit mais pour sa qualité propre. Diderot inaugure la modernité de la description autonome et qui inscrit, plus que l’invention de l’artiste, le plaisir sensible et le sentiment moral, faisant place à « la subjectivité souveraine ».

14La perspective narratologique est envisagée pour ce qu’elle décrit de la fonction de la description dans une narration. Ceci reprend la position de Lessing, et donc l’a priori de la secondarité de la description par rapport à la narration. Il est sans doute plus intéressant de voir ce que Ricardou fait de cette problématique : il fait remarquer qu’aux différentes amplitudes de développement des descriptions correspondent différentes esthétiques. Ainsi, la notation minimale et l’atomisation du tableau en une infinité de détails sont aux deux extrêmes du spectre et produisent des effets de lecture très différents.

15Ces considérations reposent sur le double présupposé de l’instantanéité de la perception du tableau et de la linéarité de la description (simultanéité / successivité). Or il n’y a pas de perception qui ne soit déjà lecture, il n’y a donc pas de véritable perception originaire, globale et instantanée du tableau. Une forme de description est déjà inscrite dans le tableau qui nous le rend visible, c’est‑à‑dire lisible (cf. Louis Marin). Quoi qu’il en soit, la sémiologie de la peinture, comme la théorie du récit, campent sur la position d’une linéarité irréductible du langage — donc de la description — et en font leur problématique centrale. En renvoyant à des textes théoriques de Claude Simon et Julien Gracq, B. Vouilloux propose que la linéarité du texte est moins essentielle que la formation de l’image à la lecture par accumulation, persistance, mémorisation : il faut donc sortir de l’immanence du texte et considérer le processus de lecture pour comprendre comment fonctionne la description (de tableau).

16« La figure et le nom ». Dans ce chapitre apparaît une réflexion sur le rôle de la description de tableau dans le champ artistique au xviiie siècle, sa fonction pour l’interprétation et l’évaluation des œuvres. Dans la mesure où ces propos sont conjoints à un rappel de l’évolution sémiotique constatée chez Diderot, on pourrait souhaiter que soit analysé en détail le rapport entre une culture sémiotique particulière et les modalités de structuration du champ où elle se déploie. Il est sensible en effet, au travers du travail de B. Vouilloux, que les modifications de la théorie esthétique sont concomitantes avec les changements historiques dans la production, la réception et l’évaluation des œuvres. Et c’est là sans doute que réside l’intérêt d’articuler diachronie et synchronie : l’analyse synchronique d’un système de représentations (les pratiques littéraires qui prennent pour objet le tableau) apporte sans doute à la compréhension de l’histoire de l’art en tant qu’elle est aussi (ou avant tout ?) une histoire du goût, des commandes, des expositions, etc. Ceci probablement parce que producteurs, critiques, commanditaires, spectateurs, théoriciens et « descripteurs » de toutes sortes doivent être considérés comme les acteurs d’un même champ, dans lequel ils développent diverses manières de produire des valeurs, de définir la valeur. En fait, ce livre amène à penser que le style (mais ce mot n’est peut‑être pas le bon) des descriptions non seulement reflète des valeurs mais contribue à les infléchir, les redistribuer, voire en faire émerger de nouvelles. C’est d’ailleurs, nous y viendrons, le propos du sixième chapitre que de décrire le fonctionnement de l’évaluation dans le circuit descripteur‑descriptaire (mais seulement dans ce circuit de réception et non dans tout le champ).

17Une étude sur la description de tableaux allégoriques met particulièrement en valeur le fait que l’objet est préalablement codé selon le langage symbolique de l’iconographie (ici, le choix du genre est ad hoc mais cela permettra de l’opposer ensuite à d’autres qui fonctionnent un peu différemment), c’est‑à‑dire qu’il programme sa description. Celle‑ci peut donc être interprétée selon la manière dont elle reconnaît le code, l’explicite, le valide, ou au contraire l’ignore, le critique et le détourne. En effet, dans la confrontation pictural / verbal, on constate qu’une spécificité du langage verbal est son aptitude particulière à faire sentir l’ironie, la distance, l’emphase, etc. [cf. art. EKPHRASIS dans l’Atelier de Théorie Littéraire, § 3]

18Si l’on passe de la peinture allégorique, où le code iconographique joue à plein, aux peintures de genre, il est nécessaire de constater les adaptations auxquelles procède la description. C’est ainsi qu’une analyse proprement stylistique de la description peut définir la manière dont le tableau signifie, la manière singulière dont il suscite l’interprétation et fonde sa valeur (voir la distinction entre l’usage de la métonymie et du nom propre, par exemple).

19« La peinture et l’innommable » C’est ici que s’effectue le tournant majeur de l’ouvrage. L’essentiel de ce qui précède était valable dans l’ère de la représentation, du quattrocento à la peinture moderne (Manet ? l’impressionnisme ? Cézanne ? La question n’est pas vraiment celle d’une périodisation minutieuse.) Quand la description ne se fonde plus, pour délimiter son objet, sur les figures du tableau, c’est toute la théorie qui est mise en porte‑à‑faux. Or, si l’on admet sans mal que la culture sémiotique du xviiie siècle soit impuissante à fournir des descriptions de Kandinsky, c’est un tout autre problème que de reconnaître que la théorie de la description qui nous permet de rendre compte de Diderot, voire de Baudelaire, sera impertinente pour des textes de Bonnefoy ou de Proust. Cela voudrait dire « deux poids, deux mesures » ! Et pour Vouilloux (p. 95),

Le nuage peint représente un nuage — même si, projetant anachroniquement sur lui le regard que nous portons sur Klee et Pollock, nous nous donnons la licence d’y voir autre chose ; mais une ligne ne représente pas une ligne, et c’est pourquoi, sans doute, elle ne réclame pas la description ; celle‑ci en est possible, mais elle n’est pas pertinente. (je souligne)

20On doit s’arrêter sur l’adverbe « Anachroniquement » – N’est‑ce pas l’ambition de la théorie que d’être anachronique ? Certes il faut être attentif à l’historicité des œuvres et restituer des modes de production et de réception particuliers. Mais la théorie ne peut‑elle pas viser à définir des phénomènes transhistoriques ? Est‑il tout à fait inconcevable qu’il y ait quelque communauté de sensation entre Vasari, Diderot, Baudelaire et nous ? Le tournant historique de la fin du xixe siècle ne doit‑il pas être pensé comme une exigence théorique de reconsidérer le discours sur les tableaux classiques ? C’est peut‑être là que la théorie trouverait son maximum de pertinence, en ne prenant pas l’histoire comme sa limite mais comme son aiguillon. Et le thème littérature/peinture semble d’ailleurs tout indiqué pour l’anachronisme pertinent puisqu’il rapproche deux objets souvent non‑contemporains : combien de fois a‑t‑on commenté la description par les Goncourt de la « raie » de Chardin ? Faut‑il faire ce reproche aux Goncourt : « Chardin est du xviiie siècle : il n’a pas pu peindre ce que vous décrivez, il a seulement peint une raie écorchée » ? On s’en sort généralement en disant que Chardin est « étonnamment moderne » (soit en termes crus « anachronique »). Mais à ce compte‑là, sont « étonnamment modernes » Vermeer, Vinci, Dürer, etc. jusqu’aux peintures rupestres de Lascaux ! Il faudrait peut‑être, pour assumer la perspective théorique jusqu’au bout, oser chercher l’invariant dans la réception d’œuvres pourtant très différentes qui justifierait l’usage courant de termes englobants tels que « tableau » ou « ekphrasis ».

21Bref, la manière dont théorie et histoire sont articulées est un enjeu épistémologique déterminant. Quoi qu’il en soit, Vouilloux présente l’apport de la modernité dans la description picturale, et notamment la contribution de Deleuze dans Logique de la sensation. Face à un Bacon, on est confronté à de l’innommable : dire d’un de ses portraits qu’il représente un tel ne décrit pas le tableau, ne nous dit rien de sa singularité. C’est notamment le travail de la couleur, prenant le pas sur le dessin (ceci depuis le xixe siècle), qui substitue au rapport de nomination une expérience, une « sensation ». Il ne s’agit plus d’identifier les figures et de les nommer mais de ressentir une expérience (corporelle, charnelle, intérieure mais inorganique) et de la traduire. Non seulement de la traduire mais de fournir les conditions d’une restitution de la sensation. Ce type de description touche donc aux limites du langage, à ce qui ne se donne pas a priori comme du nommable (logique de la figure) et que l’on nomme souvent pour cela « l’innommable ». Il faut ici noter ce que cette désignation a de rhétorique et finalement de prétéritif : en effet, tout le travail de la description est précisément de parvenir à évoquer par les mots (sinon par quoi ?) ce qui d’abord s’y refuse. Ce qui est fondamental ici est la dimension réflexive qu’acquiert alors la description qui travaille sur ses limites et ses conditions de possibilité. Mais ici encore, on pourrait suggérer un peu d’« anachronisme pertinent », ne pas cantonner la réflexivité à l’époque moderne et rechercher une réflexivité analogue jusque dans les topoï antiques de la description. (C’est d’ailleurs à cela que B. Vouilloux fait une brève allusion p. 103.)

22C’est ensuite par le biais de Michel Deguy puis Proust qu’est analysé le mouvement de l’innommable vers la re‑nomination (par métaphore, métamorphose). La différence est faite, au passage, entre le contexte poétique et le contexte romanesque : dans le roman, la diégèse impose une certaine persistance des noms, pour assurer une continuité à la référence, ne serait‑ce que pour les personnages, alors que la poésie est plus ouverte à la métamorphose filée. Une analyse détaillée suit sur la poétique des noms chez Proust.

23La question de la couleur est très finement analysée et la problématique qui en ressort est que la description moderne doit rendre compte de trois aspects de la couleur, « figuratif (ou représentatif), symbolique (ou sémantique) et digital (ou formel) ». La description métaphorique se substitue à la description métonymique et échappe ainsi au détour par le discours des figures, le lexique de la peinture, etc. C’est une rupture par rapport à la description du tableau classique. La description s’infléchit alors vers la subjectivité et l’activité métaphorique du descripteur, se détournant en même temps du référent. On voit ici les facteurs de la réflexivité moderne. Il est alors possible de caractériser deux tendances, la réaliste et classique qui privilégie la métonymie, « trope cardinal et tropisme de tous les réalismes, comme le signalait Jakobson » (p. 107) car elle permet de dire du tableau ce qui peut en être dit comme du réel, et celle fondée sur la métaphore, plus tournée vers la sensation, son intensité, son irréductibilité comme autre du langage. Ceci amène donc la question des limites du langage, de l’« innommable ». [Cf. art. EKPHRASIS dans l’Atelier de Théorie Littéraire, § 6]

24« L’échange ». Ce chapitre déplace la problématique tableau / description vers celle de la relation descripteur / descriptaire (termes repris à Ph. Hamon). En effet, B. Vouilloux considère qu’il est abusif de reconduire l’adaptation habituelle du modèle de la communication à la description picturale : le descripteur n’est pas face à un interlocuteur mais face à un tableau au delà duquel il est impossible de percevoir clairement un énonciateur (le peintre). Mais il semble souscrire de ce fait au préjugé d’une transparence des textes qui les opposerait à l’opacité des tableaux : le texte littéraire est‑il un acte de communication transparent mettant en présence directement (plus directement qu’un tableau) émetteur et récepteur ? S’il est raisonnable d’être prudent dans l’utilisation du modèle de la communication verbale, il ne faut peut‑être pas le rejeter absolument pour autant. [Cf. art. EKPHRASIS dans l’Atelier de Théorie Littéraire, § 5]

25B. Vouilloux pose donc qu’il ne s’agit pas d’une sorte de chaine « le peintre parle à l’écrivain qui répète au lecteur » mais d’une relation dyssymétrique où l’on tente de rabattre la relation tableau / descripteur sur la relation descripteur / descriptaire. Mais il introduit tout de même l’idée d’« un moment ou un lieu propres où seraient répercutées les modalités pragmatiques de la vision du tableau », ce qui implique que bien que le tableau ne soit pas un énonciateur, puisque muet, il « provoque » la parole du descripteur. Cette « provocation », dimension pragmatique du tableau, suppose que sa signification prenne sa source dans son immanence, dans sa substance et non dans une instance transcendante, une voix venue d’un au‑delà du tableau. « ...la peinture a prédisposé le langage au sein du phénomène... » (p. 115)

26Il insiste sur le rôle de la « résonance affective, impressive ou émotive » qui constitue l’effet du tableau sur le spectateur‑descripteur et se restitue dans la pragmatique de la description. Et il faut alors noter que cette composante est éminemment variable en fonction des différents descripteurs, des différents lecteurs, et de la variabilité infinie de l’empathie qui se produit entre eux. Autrement dit, la rhétorique de la description est précaire, elle dépend de l’adéquation de l’èthos du descripteur à l’èthos du descriptaire. (Mais ceci est probablement généralisable à tout type de discours.) On pourrait ajouter qu’il n’est pas évident que la rhétorique de la description ait toujours la même visée que celle du tableau décrit — on peut même en douter. [Cf. art. EKPHRASIS dans l’Atelier de Théorie Littéraire, § 2]

27Une section consacrée à « Description et évaluation » met en avant l’affect du sujet et pose la question suivante : « Y a‑t‑il un lien entre le retrait du sujet iconographique et l’avancée du sujet éthique »? Ce serait l’indice d’une sensibilité moderne. » (p. 118) Et cela voudrait dire que la tendance à la codification est inversement proportionnelle à la prégnance de la teneur éthique. Ainsi, dans une tension entre les pôles esthétique (savant) et éthique (d’humeur), Baudelaire infléchit ses comptes‑rendus vers l’èthos du descripteur. Il oublie un peu la doctrine pour laisser place à l’impression. Ayant proposé cette distinction, B. Vouilloux note toutefois que les textes la mettent en œuvre avec beaucoup de complexité et de nuances. On pourrait d’ailleurs remarquer qu’il assimile à peu près l’éthique et l’affectif, se fondant sur une définition de l’èthos (par le Groupe µ) qui n’est pas forcément la plus satisfaisante.

28S’agissant pour le descripteur d’avoir prise sur l’émotion du descriptaire, le problème qui se pose est que ce destinataire « n’est pas une personne déterminée mais un type fonctionnel » : le descripteur ne peut que simuler sa présence pour signifier et produire son émotion. Ainsi, l’écriture de Diderot (et de quelques autres) est finement analysée pour mettre en évidence que l’inscription de la réception dans le texte correspond à une orientation éthique de la description.

29Dans le genre de l’étude monographique d’une poétique particulière, on exposera ici particulièrement l’ouvrage consacré par B. Vouilloux aux frères Goncourt.

Goût, doctrine ou théorie... ou les trois ? L’Art des Goncourt. Une esthétique du style.

30L’introduction présente des problèmes épistémologiques que l’on a évoqué plus haut. Le premier chapitre développe l’idée du « paradigme indiciaire », qui caractériserait la prédilection des Goncourt en matière de peinture. Il s’agit d’une position esthétique à mi‑chemin des tendances « réaliste » et « spirituelle », entre le purement matériel et le trop « littéraire », également critiquables dans la production de leur époque. Ce serait là deux types de mimésis alors que les deux esthètes recherchent de l’indiciaire, c’est‑à‑dire ce qui comporte à la fois la « trace » du réel et un « style ». Ce style est défini come la personnalité de l’artiste, sa singularité, son génie.

31B. Vouilloux procède donc à une analyse du goût des deux écrivains interne à leur propre système de pensée. L’approche du style est donc plus intuitive que réellement théorique, même si des références à Goodman, par exemple, apparaissent. (B. Vouilloux a par ailleurs consacré quelques importants articles à une « théorie descriptiviste » du style). En fait, quelques précautions méthodologiques sont prises au début, avant d’aller de plus en plus vers l’intuition des auteurs. B. Vouilloux développe leur conception « de l’intérieur », ce qui est très différent de la démarche de La Peinture dans le texte, mais plus proche de la méthode adoptée dans Un Art de la figure. Francis Ponge dans l’atelier du peintre (1998) : ce sont deux attitudes très différentes du point de vue épistémologique, mais il semble ici productif que le critique soit en même temps théoricien.

32Le deuxième chapitre exploite la distinction entre « mimésis et sémiosis ». La première est la figuration, elle reproduit un « monde fictionnel », alors que la seconde est la « signature », le « faire » de l’artiste (et son matériau), bref, son style. Il suit de cette distinction que l’on trouve chez les Goncourt deux pôles dans la description. Elle peut porter exclusivement sur la mimésis ou exclusivement sur la sémiosis (descriptions isotopiques), mais elle est plus souvent allotopique et mêle les deux données. Dans ce cas, il est intéressant d’étudier les modalités de passage d’un pôle à l’autre et la complexité des mélanges observés. Cela donne lieu à des analyses stylistiques très convaincantes.

33Ces réflexions sont prolongées par l’analyse d’un schème stylistique donné pour caractéristique des Goncourt, un certain emploi de la substantivation de l’adjectif. Cette analyse nous paraît si brillante et riche que nous en citons un large extrait :

[...] d’une part il [ce schème morphosyntaxique] fait passer la qualité à la substance, l’attribut à l’être, l’accident à l’essence ; d’autre part il fait venir cette qualité au premier plan, il l’emphatise en lui subordonnant les noms des objets auxquels elle s’affecte. En découplant la relation sémantique caractérisé‑caractérisant de la relation syntaxique déterminé‑déterminant, telles que les articule ce qu’il faut bien nommer le dispositif onto‑linguistique « classique » (une rocaille contorsionnée), et en faisant coïncider terme à terme le déterminé syntaxique et le caractérisant sémantique, l’option « impressionniste » (ou, plus exactement, impressive) des Goncourt arrache le langage des sensations à la tutelle à laquelle le soumet la nomination de référents figurativement identifiables (je parlerai en ce sens de figurables) : on peut se représenter une rocaille ou une chevelure, mais l’assignation référentielle à des images devient plus problématique dès lors qu’elle doit s’exercer sur des entités de l’ordre du « contorsionné ». (p. 66)

34Ce développement nous paraît exemplaire d’une démarche stylistique qui ne s’arrête pas à la surface mais déduit d’un schème morphosyntaxique une option sémiotique particulière, et caractérise ainsi l’attitude des auteurs par rapport à leur objet. On peut ainsi reconstituer à partir du style des descriptions la doctrine des auteurs qui veut que la description s’efforce de restituer la dualité constitutive des œuvres d’art, l’« idée » et la « sensation » (p. 80).

35« Le paradoxe de l’aspect » est un approfondissement sémiotique de la doctrine qui s’esquisse jusque‑là. Le paradoxe est que « L’aspect est travaillé par la profondeur : il est parcouru par les influx et les tensions qui s’y manifestent indiciellement, de manière symptomale. » (p. 126) L’aspect, donc la surface sensible apparaît comme l’« indice » de la profondeur, et ici l’exemple du nu est particulièrement précieux car il permet de développer l’opposition entre la peau (surface) et la chair (profondeur), entre le visible et l’organique. D’une manière générale, on constate que la matérialité même des objets « remonte » et se fait sentir au travers des thèmes, des motifs et des lieux mis en œuvre. En termes sémiotiques, on dirait que le sens émane de la substance de l’expression même, où il est déjà inscrit, indépendamment de sa formulation par la forme de l’expression et sa configuration dans la forme du contenu.

36On trouve une idée analogue dans l’ouvrage sur Ponge (p. 199) : « C’est donc parce qu’elle est nécessairement porteuse d’une signification, parce que la signification lui est immanente que la forme résultant d’un jet de matière — ainsi cette tache projetée par le geste — relève de la rhétorique. » Ainsi, alors même que la pratique picturale analysée ici est sensiblement différente de celles que commentent les Goncourt, l’analyse se fait dans une communauté de pensée sémiotique. Et l’on voit que l’étude de deux poétiques singulières révèle une théorie générale de la picturalité. L’étude d’un goût, d’une doctrine ou d’une pratique et la mise en œuvre d’une théorie semblent donc intimement liées.

37Le dernier chapitre, « Le devenir bibelot », amène une extension de l’étude du domaine esthétique à l’enquête socio‑historique :

Sous le regard des Goncourt, une œuvre d’art n’est pas seulement un monument, c’est‑à‑dire la trace vestigiale, l’indice stylistique du processus artiste dont elle est le produit ; elle est aussi document et cela en au moins deux sens. Tout monument, dès lors qu’il porte l’empreinte d’un style, dès lors qu’il se souvient de son « histoire de production » (Goodman), est de ce fait également un document : l’objet d’art documente le travail de l’artiste et, plus généralement, les manières de faire (et de « faire des mondes ») qui sont celles des artistes ses contemporains. (p. 137)

38Le document, par son fonctionnement indiciaire, ouvre sur tout le réseau extérieur dans lequel l’œuvre est prise et que le roman, par exemple, peut restituer. Ainsi, sous l’aspect de son « devenir bibelot », l’œuvre d’art « participe d’un décor, d’un cadre de vie. S’il relève de l’art, c’est d’abord de l’art de vivre en tant que celui‑ci met en relation des façons d’être (sociales) et un milieu (matériel) ». (p. 151) Dans cette optique, l’attention au style de la représentation offre une nouvelle perspective : « [...] il s’agit du style non plus comme manière, empreinte ou trace de la main opératrice, mais comme style de vie. L’artiste n’y occupe pas la même place ». (p. 152)