Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2003 (volume 4, numéro 1)
titre article
Sylvie Triaire

Le moment réaliste du roman

Isabelle Daunais,Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions, Montréal-Paris : Presses de l’Université de Montréal, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « espace littéraire ». 2002, 245 p., EAN 9782760623712.

1Jusqu’où le roman peut-il creuser l’évidement de la fiction qui caractérise son œuvre au cours des années glorieuses — pour le genre — du réalisme ? Et selon quels choix, arrivé aux limites de ce qui le fonde – déployer dans le temps une aventure aussi ténue soit-elle –, va-t-il se séparer d’une « modernité » que la peinture, elle, radicalise dans son invention de l’abstraction ? Telles sont les questions que traite l’ouvrage d’Isabelle Daunais, Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions.

Enjeux théoriques

2L’auteur étudie le moment réaliste du roman en l’inscrivant dans une histoire interne du genre, en tant que le roman réaliste conduit à ses limites le rapport entre fiction et monde réel, rapport inhérent à l’existence du roman. Le roman réaliste joue en effet à réduire la distance entre fiction et réalité, au point d’atteindre à des limites où se met en péril le devenir du roman. L’ouvrage analyse ainsi les choix romanesques de la seconde moitié du xixe siècle, pour y trouver les causes des formes spécifiques prises par le roman au xxe siècle. S’appuyant sur les postulats de la fiction romanesque depuis ses origines (Don Quichotte ou Robinson), puis au cours du xviiie siècle, enfin sur le rôle joué par la poussée romantique, l’ouvrage donne pour problématique ceci, que le roman se définit, depuis son apparition, par « le mouvement de la fiction vers la réalité », c’est-à-dire par la « réduction » de la distance classique qui assurait l’étanchéité entre imaginaire et réalité. I. Daunais part du postulat que le réalisme a « reçu comme question à résoudre » celle de la fin de cette distance que le romantisme, et Balzac en son œuvre, ont encore maintenue. Se pose alors la question de la fin du roman, par effondrement l’un sur l’autre des mondes réel et fictif — avec des personnages sans qualité héroïque, petits rêveurs de fictions banales, avec des narrateurs absentés mettant en péril leurs personnages, à leur déléguer vision, puissance de fiction, analyse…

3L’enjeu théorique majeur repose sur le travail d’analyse des rapports entre littérature et peinture : le roman, emporté par sa dynamique de réduction de l’écart entre réalité et fiction, va finalement être en cette dynamique même dépassé par l’œuvre de la peinture. Là où le roman doit continuer à travailler avec le temps, la peinture s’en libère, se dirigeant, avec Courbet, Manet puis Cézanne, vers la présentation sur la toile d’une pure présence, dégagée de tout préliminaire narratif qui motiverait le geste du personnage peint ; trouvant enfin, avec le Cézanne de la fin puis avec Kandinsky, la « formule » de l’abstraction. Par où le roman, pourtant confronté au même moment à la question de la disparition de la fiction, ne peut suivre. L’analyse de ce mouvement parallèle de « réduction de la fiction », au fil du xixe siècle, dans le champ pictural et dans le champ littéraire est l’épine dorsale de l’ouvrage. À travers elle se posent les questions du regard et du temps, que la peinture peut traiter selon certains modes que l’œuvre de fiction ne peut appliquer. La convergence des tentatives romanesques et picturales au cours du xixe siècle débouche, à l’orée du xxe, sur une séparation. I. Daunais sépare finalement peinture, poésie, musique, qui alors se donnent « tout entiers à l’exploration de leurs langages », du roman, qui « reste attaché aux fictions ». Une telle requalification de la fiction par le roman prend la forme d’une réinvention du temps, là où la condensation absolue peut abolir la durée en peinture. Le roman, propose I. Daunais, va œuvrer à lier au temps, par la fiction, le sujet d’un monde de plus en plus immédiat.

Structure

4L’ouvrage est partagé en quatre chapitres.

5Le premier, « La naissance du héros : de l’action à la pensée », commence à exposer le trajet qui mène le personnage romanesque vers son statut réaliste, « spectateur », « regardeur », et rêveur face à une réalité appelant de moins en moins à l’ action. Ce chapitre nous conduit de Don Quichotte, investi comme personnage dans la distance d’un regard ironique, à un personnage menacé, car privé d’action, et presque sommé par la modalisation de son regard de devenir auteur.

6Le second chapitre, « Le spectacle du roman », expose longuement l’analyse du roman balzacien, roman littéralement « mené » par la distance que la conversation maintient avec le récit, puis de ce qui lui succède (Flaubert, Maupassant, Goncourt, Zola), roman moins totalisant, devenu « vagabondage dans la trame de la réalité ».

7Le troisième chapitre, « La fiction intérieure », le plus long et le plus dense, s’attache à montrer l’abandon du projet de totalisation romantique, et déploie le trajet du roman vers l’acmé réaliste, définie par le « point zéro de la fiction ». L’auteur compare ici la peinture – où les personnages, absorbés et pris dans une durée qui leur est propre, ouvrent chez le spectateur « l’espace de récits incertains » – et les cas limites de rétrécissement maximal de la fiction, portés par la fille Élisa des Goncourt ou par la Félicité de Flaubert, ce dernier entrevoyant ce qu’I. Daunais appelle le « point aveugle du récit », celui où la fiction menace de sombrer définitivement… mais se maintient, par le biais d’une amorce – aussi brève soit-elle – d’intériorisation de la fiction. L’écart ne sera plus alors entre réalité et fiction rêvée par un personnage, mais sera écart interne au personnage, entre des états de sa réception, perception de la réalité. La traversée du point aveugle permet au roman de générer un autre mode de distance, sur lequel s’arrimera le roman du xxe siècle ; tandis que la peinture s’oriente vers un autre type d’opposition (impossible au roman) : non plus entre réel et fiction, mais entre réel et abstraction…

8Le dernier chapitre, « Le roman, fin et suite », s’emploie à illustrer ce mouvement de réaction romanesque, face au risque de sa disparition. C’est à la construction du temps (Woolf, Proust) que s’attache ici I. Daunais ; vitesse et condensation (abstraite) de l’idée restent hors de la sphère romanesque – sinon sous forme « d’iconoclasmies » (borgésiennes par exemple) strictement ponctuelles. Le roman se poursuit en jouant des conditions de durée qui le fondent. Le héros, « apparu » plus que né dans un temps organisé entre commencement et fin, n’est plus celui qui possède son temps pour construire sa vie, mais celui qui possède la vie pour donner sens au temps. La fiction sert la conquête du temps (Dostoïevski, Woolf) et non plus l’inverse. Le roman, par ce devenir distinct du devenir proprement esthétique des autres arts, renoue ainsi avec ces « fictions que nous nous relayons », et se retrouve « gardien de la transmission ».

9La perspective historique à laquelle I. Daunais soumet le roman en son « œuvre » permet de lier des aspects souvent analysés, mais la plupart du temps en synchronie. Elle apporte également des réponses quant à la place du roman dans la modernité du régime esthétique des arts. Le roman joue son autonomie en restant dans les marges du travail sur les matériaux (peut-être la pratique becketienne aurait-elle pu intervenir dans la réflexion), et dans les marges d’une modernité déstructurante et déstructurée, en travaillant à construire une modernité romanesque propre, qui, par-delà l’inachèvement à laquelle elle soumet ses ambitions de totalité, vise à relier, via la reconstruction d’un temps répétitif ou distendu, le personnage et le monde – dans une restauration de la dimension ontologique de l’œuvre.

10L’articulation d’une approche historique et d’une approche générique permet de dégager nettement une situation de crise de la fiction à laquelle le roman se soumet, mais de montrer tout aussi clairement qu’il la « traverse », en restaurant des éléments qu’il a préalablement isolés en les amuïssant. L’empan historique, et le passage institué entre xixe et xxe siècles, éclairent ainsi les rapports entre une modernité précursive du roman au xixe siècle (genre anticipant alors sur la débâcle des poétiques), et une reconquête de la « transmissibilité » (réinscription du roman dans une tradition de récit) qui l’oppose à la modernité contemporaine, opposition par laquelle le roman sauve la liberté inhérente au genre.

11L’histoire des idées intervient dès lors qu’il s’agit d’analyser, du point de vue de la modalisation narrative, le passage d’une parole conteuse (encore si présente chez Balzac) à un regard flaneur que submerge la réalité : la parole conteuse assure encore la foi en la transcription d’un monde perçu – et perceptible – dans sa totalité, d’un monde que le temps structure encore ; la prédominance de la visibilité signale, par sa fascination pour le détail (et l’inexactitude qui en découle), la faillite de l’ambition de totalité, la décomposition du temps auquel manquent les bornes dans lesquelles inscrire le tout d’un destin. De Goethe à Hannah Arendt et Benjamin, en passant par les travaux de Judith Schlanger, I. Daunais met en place une analyse qui sert son étude des choix propres de la peinture, confrontée à un tout autre rapport au temps, soumise à la saisie spécifique du regard.

12La part théorique – esthétique, philosophie, analyses sociologiques, critique littéraire – ne va jamais sans des analyses concrètes du fait littéraire lui-même. Le corpus d’auteurs étudiés est large ; sont longuement et finement évoqués tout particulièrement Balzac et Flaubert, mais encore les Goncourt, Zola, Proust, V. Woolf ou Dostoïevski…


***

13Les rapports entre peinture et littérature au xixe siècle ont déjà fait l’objet d’analyses, en particulier pour ce qui touche au réalisme, puis à l’impressionnisme. L’intérêt majeur de l’ouvrage d’I. Daunais est de ne pas se cantonner dans ces aires, et de s’interroger sur le moment de rupture que constitue l’abstraction, pour montrer les tentations et les options prises alors par le roman. Cette démarche l’amène à souligner l’autonomie de ces arts, ce qui revient à marquer fortement leur mode esthétique propre, à déterminer les formes qui leur sont possibles au vu des matériaux qui les fondent. Non sans que des interrogations convergentes ne rapprochent peinture et création romanesque, I. Daunais révélant par là les « coïncidences » par lesquelles s’exprime un mode général de l’esthétique — état des lieux du rapport au monde au moment dit de la « modernité ».