Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2003 (volume 4, numéro 1)
titre article
Christophe Annoussamy

Julien Green & les miroirs de Narcisse

Formes de l’écriture autobiographique dans l’oeuvre de Julien Green, textes réunis par Daniela Fabiani, L’Harmattan Italia, Coll. Indagini e Prospettive, 2003, 210 p., EAN 9782747542906.

1L’ouvrage collectif, dirigé par Daniela Fabiani, chercheuse en langue et littérature française à la faculté de Lettres de l’Université de Macerata (Italie), et spécialiste de littérature française du xxe siècle, s’attache à faire le point des recherches non seulement sur l’autobiographie de Julien Green, mais également sur les différentes « formes » autobiographiques que son œuvre put laisser miroiter. Le colloque de Macerata, organisé par le département de Langues et Littératures Étrangères de l’Université de Macerata et par la Société Internationale d’Études Greeniennes (Macerata, 29‑31 octobre 2002), et dont les actes sont réunis dans ce volume, a voulu réfléchir la spécificité d’une écriture et de ses liens avec des romans où l’errance des personnages, selon Daniela Fabiani, ne figure souvent que « la transposition fictionnelle d’une expérience qui est avant tout celle de l’auteur lui‑même ». Il s’agissait dès lors et notamment de comprendre comment, dans des textes où la mémoire est « le ressort essentiel de l’écriture », « l’art du romancier arrive toujours à surprendre le lecteur et à créer des œuvres autobiographiques «à l’allure romanesque ».

Souvenirs d’enfance & de jeunesse

2Sur les quatorze contributions, huit ont choisi de se pencher sur les volumes de l’autobiographie stricto sensu, Partir avant le jour, Mille Chemins ouverts, Terre lointaine, et Jeunesse. Le titre du volume autobiographique de Renan aurait pu en définir l’unité : Julien Green lui a préféré la dénomination de Jeunes Années. Les approches qui en sont ici proposées sont diverses, et nous avons privilégié, pour rendre compte de leurs principaux résultats, et sans les considérer comme des carcans trop étroits, trois axes principaux.

Fiction, narration

3L’article de Marie‑Françoise Canérot, qui ouvre le recueil, s’intéresse au plan de l’écriture (« Julien Green ou l’impossibilité de sortir de la fiction », p. 15‑28) en s’attachant à repérer ce que Genette appelait, dans Fiction et Diction, les « indices de fictionnalité » : création de « personnages », élaboration d’un univers et d’un décor, effets constants de théâtralisation (portraits physiques, scènes, dialogues), humour, dans la mesure où tout récit imaginaire repose « sur une feintise ludique partagée » (Jean‑Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?). Ces indices de fictionnalité mettent en lumière la réélaboration fictionnelle qui est à l’œuvre dans Terre lointaine, et que Marie‑Françoise Canérot analyse comme une mise à distance de la mélancolie qui submerge l’auteur au souvenir de son passé.

4Edith Perry se penche quant à elle sur des problèmes d’ordre narratologique pour souligner les modulations de l’instance narrative dans le premier tome de l’autobiographie de Green (« Présence du narrateur dans Partir avant le jour », p. 153‑164). Elle reprend en partie la terminologie de Genette, dans Figures III, pour envisager la fonction « testimoniale », la fonction « de régie » et la fonction « idéologique » endossées par le narrateur de l’autobiographie greenienne, dont la lecture apparaît orientée, in fine, « par les convictions du “je” narrant ».

Structures thématiques

5Dans leurs contributions respectives (« Julien Green et Adam : l’autobiographie et le mythe de l’enfance », p. 29‑38 ; « L’Initiation dans l’autobiographie de Julien Green », p. 137‑152), Joseph Murray et Silvia Salvucci s’attachent à mettre en évidence les structures qui sous‑tendent le voyage de Green à travers ses jeunes années. Joseph Murray s’interroge sur le « mythe de l’enfance » et cherche à retrouver dans l’autobiographie de Green une structure fondée sur le mythe chrétien de la création (l’enfance comme paradis perdu) et de la chute (l’apprentissage du monde extérieur, souvent lié à l’apprentissage du langage humain, la prise de conscience de la mortalité, à travers notamment l’exemple très convaincant de l’évocation, par Green, du verger biblique).

6Silvia Salvucci, quant à elle, décèle dans l’autobiographie de Green un scénario initiatique. La mort de la mère, le séjour à Gênes, « véritable voyage d’initiation », le départ aux États‑Unis, la prise de conscience de son homosexualité et la rencontre de Mark sont quelques étapes de ce « long chemin de maturation » traversé par « la découverte de la sexualité, la conversion religieuse, la guerre et la découverte de l’autre ». Il s’agit pour Green d’un voyage vers la découverte de ses origines américaines, mais surtout d’une « initiation à l’âge adulte », où l’Amérique devient le théâtre d’une « compréhension complète et donc de l’acceptation de sa personnalité » : dans cette perspective, le Sud est le décor « d’une véritable éducation sentimentale ».

Poétique & métaphysique

7L’écriture poétique et métaphysique fait l’objet d’analyses qui méritent une attention toute particulière. Dans son très bel essai, Carole Auroy envisage l’écriture autobiographique de Green comme une « écriture du crépuscule », l’image suggérant que « toute histoire humaine naît de la nuit — une nuit qui n’est pas un chaos informe et vide, mais qu’habite déjà la parole qui appelle à l’existence » (« Jeunes Années. L’Écriture du crépuscule », p. 39‑55). L’émerveillement de l’auteur face aux « trésors de la mémoire » lui donne à penser le travail de mémoire comme recherche de cohérence, mais « contre tout stérile dans la nostalgie », la mémoire ne peut jouer un rôle moteur « qu’au prix d’un certain deuil du souvenir ». Au cœur‑même de l’acte de mémoire se distingue enfin, qui le sous‑tend et le justifie, une dimension relationnelle. Dans cette perspective, l’écriture du souvenir « peut même devenir comme une permission d’oublier », ce que donne aussi à penser la définition donnée par Ricœur de la confession des péchés. L’écriture des mémoires greeniens suppose une « relation profonde de la conscience à autrui, et dessine le surgissement‑même de cette relation », l’écriture de soi devenant une « voie de sortie inattendue hors du solipsisme de la conscience ».

8Selon Jacques Lecarme, dans son ouvrage sur L’Autobiographie, Green prônerait « une idéologie anti‑autobiographique », et ses écrits auraient « pour modèle d’appartenance le récit de vocation religieuse » ; or, pour le critique, « la foi est allergique au soupçon, et le soupçon est le grand mobile de toute entreprise autobiographique ». C’est contre cette analyse que s’élève ensuite Hélène Dottin (« Partir avant le jour : Poétique romanesque de l’autobiographie », p. 57‑69), qui montre à raison que le récit de Green se déploie précisément « comme une véritable écriture du soupçon ».

9Jean‑François Bourgain met quant à lui l’accent sur le mystère inhérent, selon lui, à l’écriture autobiographique de Green (« Partir avant le jour. Une écriture de l’énigme et de l’étrangeté », p. 71‑84), étrangeté qui s’exprime à travers les images multiples du « pays perdu ». L’entreprise autobiographique est conçue comme une « herméneutique incertaine », dont l’écriture révèle la complexité, et que seule la fidélité à l’enfance, perçue comme détenteur d’un secret « dont la vie effacerait peu à peu la mémoire » rendrait possible.

10C’est au cas particulier de Quand nous habitions tous ensemble, écrit durant l’exil américain de l’auteur, que s’intéresse Valérie Catelain, qui cherche à montrer comment, s’affranchissant d’une conception « stéréotypée » de l’autobiographie, l’écriture favorise peu à peu l’expression de « l’éveil d’une conscience » (« Quand nous habitions tous ensemble : d’une conception stéréotypée du genre autobiographique à la libre expression de l’éveil d’une conscience », p. 95‑108). Si cette dernière expression est liée à une conception traditionnelle de l’autobiographie, le « pacte autobiographique » est ici entièrement corrigé, car il ne s’agit pas tant de « fixer certains événements du passé » que de « parler de la France à [ses] amis français en exil ». Les grands mythes invoqués par Green instaurent une forme de « patrimoine commun », en un récit qui laisse à croire que, « même dans le contexte spécifique de l’exil », Green attend de l’écriture autobiographique « un renouvellement de l’approfondissement de la connaissance ».

De l’autobiographie aux récits de mémoire

11Trois auteurs ont choisi d’étudier les cas d’ouvrages « particuliers » au regard de l’autobiographie, que ce soit pour la période que ces ouvrages relatent (celle de juin 1940, par exemple), que pour les thèmes qu’ils abordent ou leur forme particulière. Pour commencer, Michael O’Dwyer est tenté de parler d’« autobiographie spirituelle » au sujet de Ce qu’il faut d’amour à l’homme (« Récit de mémoire et filiation spirituelle dans Ce qu’il faut d’amour à l’homme », p. 85‑93). Dans la lignée de la tradition autobiographique « classique », Green fait le tour de sa conscience, « en quête des valeurs et des constantes spirituelles de son être ». Mais le lecteur ne se trouve pas non plus devant un simple texte autobiographique, car Green dépeint l’évolution de sa foi « dans le cadre de l’évolution de la foi de son siècle et de l’évolution de l’Église », sur laquelle il se permet plusieurs commentaires. Le rôle prééminent de l’Histoire fait, selon Michael O’Dwyer, pencher l’ouvrage du côté des mémoires, où la notion de filiation serait le « lien unificateur » qui transcende le désordre apparent des réflexions, faisant de l’ouvrage un récit d’ascendance et d’héritage familial et spirituel.

12Le manuscrit retrouvé par Green en 1987 fait l’objet du développement d’Alvaro de la Rica (« Le Fin d’un monde. Un Texte clair qui devient obscur », p. 165‑172). Ce récit de juin 1940, rédigé à une époque où Green avait cessé d’écrire son journal habituel, est, selon Alvaro de la Rica « plus documentaire qu’autobiographique ». Alvaro de la Rica sonde dans les dernières pages du Journal les traces de l’inquiétude croissante de Green face aux rumeurs de la guerre, avant de se pencher sur la composition de La Fin d’un monde, qu’il considère comme « le moins greenien de tous [les] récits » de Green.

13C’est au Journal que Daniela Fabiani, dans son introduction, qualifie d’« intime », que Michèle Raclot consacre sa riche étude (« Tradition et modernité dans l’écriture du Journal de Julien Green », p. 109‑136). Après avoir proposé d’éclairants parallèles entre les journaux « classiques » et celui de Green, Michèle Raclot commente les éléments traditionnels de ce dernier : la structure (datation, périodicité) en est conventionnelle, et les propos qui y sont abordés sont classiquement marqué par un repli sur soi. Ce Journal, en outre, est perçu comme un confident et peut avoir une valeur « thérapeutique », malgré les rapports conflictuels que l’auteur entretient à l’occasion avec lui. Il n’en n’est pas moins marqué par une certaine modernité : son optique est plus concrète que les journaux traditionnels, car elle est « fondée sur des événements ou des faits tangibles » ; son ton est « beaucoup plus bondissant et discontinu » que celui des journaux du xixe siècle, dont la « lenteur oratoire » exaspérait Green. Il est aussi marqué par la rapidité, la profondeur, la diversité, et tient tout à la fois de la chronique, du reportage et de la polémique, tout en accordant une place de choix à l’humour et à la poésie. Les réflexions que Green y livre sur son œuvre, la nécessaire et nouvelle prise en compte, au xxe siècle, du lecteur, pour des textes qui n’étaient pas à l’origine destinés à être publiés, finit de tracer les éléments d’un Journal qui offre en réalité, comme finit par le montrer Michèle Raclot, « les séductions conjuguées de la tradition et de la modernité ».

Masques de l’autobiographie

14L’ouvrage, et ce n’est pas là le moindre de ses intérêts, finit par se pencher sur ces récits « fictionnels » qui se dévoilent finalement comme la matière paradoxale d’une autobiographie masquée. Annie Brudo s’intéresse aux nouvelles des Histoires de vertige, où le lien entre autobiographie et écriture romanesque trouve selon elle une résonance particulière (« Images et métamorphoses du moi chez Julien Green nouvelliste », p. 173‑185). Elle appuie son point de vue sur la récurrence, dans les nouvelles, de souvenirs et de thèmes personnels (l’enfance, la peur, la solitude, la folie...) « qui alimentent et constituent la matière‑même de la fiction », mais aussi et surtout sur leur « transfiguration » fictionnelle.

15Comme son auteur l’annonce d’emblée, l’article de Daniela Fabiani a « moins à voir avec l’autobiographie proprement dite qu’avec sa possible déconstruction au profit de l’étrange recherche qui permet à un être humain de se recréer romancier » (« Une autobiographie singulière : L’Histoire de Ralph », p. 187‑200). L’Histoire de Ralph est interprétée comme une des formes de l’écriture autobiographique greenienne : avec Ralph, montre Daniela Fabiani, « l’auteur a essayé de représenter, par le biais de l’imaginaire, l’origine de sa pratique scripturale et la démarche de son écriture littéraire » ; son personnage devenant une « métaphore de l’inspiration artistique ».

16Le dernier article de l’ouvrage, celui d’Antonella Leoncini Bartoli, s’intéresse à la traduction. La question, qui n’a que peu à voir a priori avec la forme autobiographique, suscite d’intéressantes pistes de réflexion : « par delà la pratique, souligne Antonella Leoncini Bartoli, c’est la théorie [de la traduction] qui intéresse et passionne » Julien Green. Elle étudie, pour le montrer les écrits théoriques, mais aussi autobiographiques, du Langage et son double et de L’Homme et son ombre, en retraçant la genèse de la démarche de Green vers la traduction : de son bilinguisme d’enfant à ses propres activités de traducteur (de Péguy notamment), jusqu’à l’auto‑traduction « manquée » de ses Memories of Happy Days.


***

17On pourrait regretter, pour finir, qu’hormis quelques remarques disséminées, et si l’on fait exception des développements proposés par Michèle Raclot sur le Journal, Julien Green n’ait été le plus souvent considéré qu’à travers le vase clos d’une singularité pensée comme irréductible. Trop souvent la mise en contexte et l’historicisation des formes étudiées font défaut : on aurait aimé que le travail de déconstruction de ces formes suscite des échos plus nombreux, et qu’il soit replacé dans une histoire des formes plus clairement définie. L’ouvrage dans son entier n’en constitue pas moins le fruit d’un travail considérable et particulièrement instructif : il rend compte de la très grande diversité des approches possibles de la prose de J. Green, et donne à voir, au sein‑même de la forme pour le moins restrictive du genre autobiographique, l’extraordinaire diversité d’une œuvre encore méconnue.