Où y a‑t‑il art ?
1La dernière publication collective du groupe de recherche de l’Université de Paris‑VIII sur la pluralité esthétique dans la collection « Esthétiques hors‑cadre » – collection inaugurée en 1993 et qui compte aujourd’hui près de vingt volumes – prend pour point de départ la métaphore même qui fonde la collection. Il va s’agir de se retourner vers ce terme de cadre qui servait jusqu’ici à signifier le débordement, l’ouverture infinie et l’interdisciplinarité caractéristique du contemporain. L’interrogation esthétique, dans la triple lignée de la sémiotique de Louis Marin, de la philosophie derridienne et deleuzienne, et de la phénoménologie de la perception est ici explicitement ramenée à ce qui constitue finalement un des fondements de la collection : la réflexion sur la notion topologique de limites.
Le cadre : une notion floue ?
2Le cadre a, la plupart du temps, une valeur métaphorique. Le sous‑titre du volume confirme ce fonctionnement en rétablissant ce que l’on peut identifier comme le sens littéral. Et la première réserve qui vient à l’esprit à la lecture du titre est celle de la pertinence d’une approche fondée sur une métaphore. En effet, la diversité des articles (de l’approche ethno‑musicologique de Jean‑Jacques Nattiez à celle, psychanalytique, de Marie‑Claude Lambotte), certains rattachés de façon très lointaine à la problématique spatiale du cadre de l’image (par exemple la réflexion sur la photographie et le readymade, dans l’article de Catherine Perret ou encore celui de François Brunet sur le place de la photographie dans le champ de la représentation au xixe siècle), conduit dans un premier temps à conclure à la vertu poétiquement fédératrice du terme de « cadre » plus qu’à sa valeur épistémologique ou cognitive. Certes, le principe de cette publication est celui de la divergence des points de vue, des superpositions de lectures, car la réflexion sur la limite en art non seulement « touche à l’illimité de l’art » (quatrième de couverture) mais à l’illimité des discours sur l’art et à leur fécondité. Le volume, divisé en trois sections, décline d’ailleurs une série de termes selon un principe d’association (cadre, délimitation, contexte) qui rend malgré tout problématique l’existence de l’ensemble en tant qu’ensemble. Et l’article d’ouverture (Marie‑Laure Hurault, « Mise en série »), censé développer les grands axes de la problématique commune consiste en fait, malgré une intéressante lecture du personnage de Bartleby comme figure fictionnelle spectrale, en un exercice un peu artificiel sur la sérialité des trois notions opératrices, où l’idée de mise en série devient plus importante que les notions elles‑mêmes.
3Nous ne formulons au reste ces quelques remarques critiques que pour introduire précisément ce qui nous semble – au‑delà de l’apport spécifique de chacun des articles dans son domaine artistique particulier (danse, musique, photographie, peinture ; on pourrait regretter la quasi‑absence de la littérature représentée uniquement par l’article déjà cité de M.‑L. Hurault) et de la multiplicité des propositions théoriques que nous ne pourrons toutes évoquer – constituer l’unité et la force de ce volume. Le compte rendu se fera dès lors travail de synthèse, assorti de quelques propositions de mise en perspective.
4Ce n’est pas un hasard si la polysémie du terme de cadre et la multiplicité des contextes de son usage qui en fait un outil difficile à manier n’est ici en aucune manière évitée. D’emblée, le cadre est appréhendé dans son ouverture sémantique, au risque effectivement de l’éclatement de la cohérence du volume dans l’imbrication des pistes lancées. Mais cela a pour effet de confirmer l’exceptionnelle présence, dans l’expérience cognitive humaine, de la notion de limite, et la complexité du fait artistique que le terme de cadre, loin de réduire, illustre ; car il a le mérite de renvoyer à la fois au concret de l’expérience des arts visuels et de l’espace, à la dimension institutionnelle de l’art et de ses signes, et enfin aux facultés d’identification souvent topologiques de toute production et réception humaine des objets du monde. C’est cette turbulence sémantique du mot que met en avant l’Avant‑propos, en décomposant l’idée de cadre en la série « cadre, délimitation, contexte ». Si l’on comprend aisément que le cadre peut se penser aussi bien comme délimitation que comme contexte, la complexité de la notion apparaît dans le fait que « délimitation » et « contexte » ne sont pas superposables (Avant‑propos). C’est sur la dissymétrie des deux notions malgré l’atténuation actuelle de leur hétérogénéité que s’interroge avec pertinence Laurent Zimmermann – double dissymétrie, liée à la provenance des deux mots, l’un originellement « rattaché au registre du visible », l’autre à « des faits de langage », et à la disparité de leur contenu théorique :
Il y a donc une histoire théorique massive de « contexte » face à une histoire théorique de cadre qui, en comparaison, est beaucoup plus modeste. Or, peut‑on se tenir quitte de cette différence, lorsque l’on entreprend de faire jouer cadre et contexte ensemble dans un propos ? (118)
5L’effet ou la fonction du cadre, fût‑il seulement celui du tableau, est en réalité un faisceau d’effets et de fonctions agissant sur de nombreux plans et touchant à des multiples aspects interprétatifs et ontologiques des œuvres.
Fuzzy sets ou de l’illimité des configurations artistiques
6On pourrait se demander si une approche fondée sur la question de la limite ne contreviendrait pas aux acquis d’une pensée esthétique qui se pense plus volontiers désormais dans la perspective du fameux « Quand y a‑t‑il art ? » goodmanien excluant la pertinence d’une approche définitionnelle de l’art en termes de dedans et de dehors. Mais d’une part, il semble incontestable que notre appréhension du monde et au premier chef celui des arts visuels passe par des structures spatiales concrètes ou abstraites (cf. l’article de Christian Doumet sur les configurations musicales) et qu’elles méritent de continuer d’être explorées en tant que telles. D’autre part, la plupart des études prennent acte d’une existence de l’art, fondée, dans la pratique comme dans le discours, sur des relation d’inclusion et d’exclusion (entre art et non art, entre les différents domaines artistiques) incarnées dans les métaphores conceptuelles de champ, domaine ou territoire, par lesquelles se pense historiquement l’art dès lors que son existence même tient dans son autonomie (donc sa différence topologique).
7L’intérêt du volume est donc d’envisager cette influence de la limite en termes d’effets (on pourrait presque dire secondaires ou même spéciaux), c’est‑à‑dire comme cause engendrant des résultats souvent imprévisibles, de l’ordre du mouvement et de l’impression confuse plus que de la rigidité taxinomique. Ainsi l’article de J.‑J. Nattiez (« Qu’est‑ce que la musique ? ») part de la perspective traditionnelle qui pose le concept de musique en termes de limites pour rappeler la variabilité culturelle de ces délimitations :
Lorsque nous utilisons le mot « musique », nous opérons un certain découpage de la réalité : nous désignons un certain type de phénomènes sonores plutôt que d’autres. Qui dit musique dit immédiatement non‑musique. (82)
8Mais plus radicalement – et c’est là que l’interrogation sur les limites conduit à modifier le sens même du domaine en question –, en soulignant la relativité culturelle du concept de musique, J.‑J. Nattiez refuse à la notion de musique toute valeur d’unité supra‑culturelle : aucune marque permettant de définir « la musique » ne lui est universellement exclusive ; au contraire, ce que, dans chaque culture on identifie comme « musique » (si toutefois la culture possède un terme pour cela), n’est qu’une certaine organisation de différentes compétences humaines : sonores, mais aussi symboliques, linguistiques, physiques. La porosité ou le flou du cadre définitionnel de la musique se répercute donc sur le sens même du terme. Le flou des frontières est inséparable d’une désorganisation, d’une déconstruction sémantique du centre.
9C’est aussi à la question de la pertinence des phénomènes de délimitation, cette fois à l’intérieur des théories et pratiques de la musique, que s’intéresse C. Doumet. Son article rappelle l’importance des idées de totalité et de « concertation » qui fondent dès l’origine la composition musicale comme harmonie universelle, en correspondance avec « la puissance ordonnatrice du monde ». Or l’une des conclusions de son article par ailleurs très riche est de mettre en avant la relation dialectique que ce « souci de la limite parfaite », cette « vieille image gothéenne des temples qui chantent » – « Un compositeur aussi dionysiaque que Stravinsky […] reproche à Wagner un déni coupable de la nécessaire limite à laquelle l’espace musical est soumis » (112) – entretient, en accord avec la conception nouvelle du cosmos avec « l’indéfini, l’inachevé, l’illimité, l’indéterminé ». Cette dialectique prend ou bien la forme de ce qu’empruntant la formule oxymorique à Baudelaire C. Doumet nomme « la ténébreuse unité », quand « l’illimitation esthétique devient l’indice même de l’unité du monde » – « une telle esthétique tend à l’estompe des limites : c’est la mélodie continue de Wagner et son prolongement chez les ultimes romantiques, comme Bruckner » (113) ― ou bien celle d’« une esthétique de la dissonnance et de la variation infinie », de la mise en évidence de la limite sonore comme faille et rupture, en relation avec une cosmologie du chaos et qu’illustrent les compositions de Debussy.
10L’article de F. Brunet (« “Quelque chose de plus.” La photographie comme limite du champ esthétique ») examine également la question de la photographie en termes de délimitation du champ artistique et plus spécifiquement ici pictural. Il rappelle la position extérieure à l’art occupée à l’origine par la photographie, « humble servante » pour Baudelaire comme pour Taine et, à travers la place réservée respectivement par Ruskin, Emerson et Proust à la photographie dans leurs textes d’esthétique, explore « l’idée de photographie » comme révélatrice d’un « grand espace de jeu » (citation de Foucault dans « La peinture photogénique »), où, au xixe siècle, le positif et le négatif du rapport photographie‑peinture dessinent un champ idéologique des plus mouvants. C’est ainsi que le rejet du fini, de la mécanisation et de la copie, sur lequel se fonde l’esthétique morale et politique de Ruskin, exclut la photographie mais, contradictoirement, les valeurs naturalistes complémentaires « d’objectivité absolue du dessin » et « d’effacement radical des vanités du style » (33) accueillent la pratique du daguerréotype. Même chose chez Proust où « les découvertes photographiques […] sont tantôt des vulgarités, des répétitions mécaniques qui accusent l’antériorité et la supériorité de l’art, tantôt des aperçus fulgurants qui viennent figurer métaphoriquement l’expérience perceptive […] » (48) et chez Emerson, où la photographie est « à la fois mortifiante et vivifiante » (46). « L’idée de photographie » met alors à jour les paradoxes intrinsèques à toute dé‑finition de l’art en termes de frontières. Le champ artistique, s’il faut le définir, c’est en termes de relations dialectiques jamais fixées entre l’art et le réel ou la nature (pour Emerson le paradoxe photographique est conçu « comme rapport dynamique à la réalité », 44) et entre l’art et les autres systèmes de représentation. Nous retrouvons alors l’idée d’ensemble flou, parce que malgré son indéterminabilité s’affirment la persistance et la nécessité de la limite : le flou de la délimitation ne signifie pas l’inexistence de l’ensemble. Estelle Jacoby utilise la formule « cadre inadéquat » (p. 74) qui semble bien renvoyer à une pensée de la limite comme inapte à rendre compte de l’objet qu’elle borne de manière exhaustive, en compréhension et en extension.
11D’autre part, l’analyse de F. Brunet montre la valeur dissolvante de cela même qui est pris comme borne assurant l’autonomie et l’intégrité d’un territoire. La photographie comme « limite extérieure du champ esthétique » devient paradoxalement une force de fusion et de confusion, un instrument de refonte préalable à toute réformation, l’effet de cadre est celui d’une déformation des limites. F. Brunet cite à ce propos la thèse d’Aaron Scharf (Art and Photography) et le rôle de « pression » que joue la photographie. De la limite définitoire nous passons à la limite agissante.
12L’article de E. Jacoby (« Limite et instabilité. Échos de la danse ») montre également que la progressive conquête de l’autonomie de la danse comme art chorégraphique, contre l’encadrement des autres arts comme norme constituante ― à sa naissance la danse classique « s’organise comme un tableau, suivant les lois de la perspective jusque dans l’orientation des pieds » (69) ― ou comme « appui sémantique » – le livret, la musique ou le décor –, aboutit finalement non à l’accès à une identité pure, autarcique et close, mais à une nouvelle relation aux autres arts qui ne se pense plus en termes d’encadrement et de délimitation strict des domaines artistiques mais en termes d’incorporation (au sens fort ici). Les contours singuliers de la pratique chorégraphique moderne s’inventent dans un espace de participation où les arts s’animent les uns les autres, se définissent les uns les autres dans l’événement de leur cohabitation. E. Jacoby cite le cas exemplaire des pièces où le décor plastique voit son potentiel dynamique concrétisé par la danse et où inversement la danse se fait « risque » (71), mise à l’épreuve du corps, exposition dans un dehors étranger et non recueillement. Elle convoque notamment le travail de la chorégraphe Odile Duboc et de la plasticienne Marie‑José Pillet intitulé Le Projet de la matière, où la présence sur la scène de formes et d’objets aux matières très diverses fait naître la figure chorégraphique ; dans le travail final, les objets disparaissent de la scène et c’est à « la mémoire corporelle des danseurs » de reconstituer par le mouvement ce cadre devenu invisible. L’art plastique ne fonctionne plus comme délimitation de l’espace de la danse (ce sont d’ailleurs les danseurs qui entourent les éléments plastiques), mais continue à agir sur la danse. Du cadre nous n’avons plus que l’effet. La fonction du cadre n’est alors plus simplement de définir en traçant les contours, mais de façonner la performance artistique en en modifiant le sens. Penser la distinction entre les arts et la dynamique du dedans‑dehors, ce n’est plus en ce cas penser en terme d’identité ou de classement.
Le lieu de l’œuvre
13Mais là où le volume prolonge véritablement, d’un texte à l’autre, dans les échos de pensée (autre jeu de cadre !) une thèse de portée forte et globale pour la réflexion esthétique, c’est, nous semble‑t‑il, autour de la question du lieu, que Bernard Vouilloux place au cœur de sa contribution. Où se trouve l’œuvre ? dans l’ici‑maintenant de son cadre qu’il soit cet élément structurel de construction du tableau qui permet à la représentation d’avoir lieu ou bien dans un ailleurs contextuel défini comme ensemble de circonstances dans lesquelles s’insèrent un fait ou comme espace matériel d’exposition ? Or pour les auteurs du collectif, aucune de ces deux manières d’envisager le lieu de l’œuvre ne fournit une réponse suffisante.
14C’est dans cette perspective que l’article de Sophie Charlin pose le problème du cadre de l’image. Le cadre a pour fonction sémiotique de désigner le lieu de l’œuvre, d’indiquer où elle se trouve. Or S. Charlin prend le cas bien connu des peintures pariétales ou des installations contemporaines pour interroger cette identification du lieu par le cadre rectangulaire traditionnel :
Les figures disposées sur le fond de la paroi rocheuse ne sont pas entourées d’une ligne qui ferait le partage entre le cadre et le hors‑cadre […] Face à une œuvre de land art ou à un graffiti la délimitation vacille tout autant. Qu’est‑ce qui permet de délimiter l’objet ? Est‑ce une unité de lieu, (une vallée, un volcan, dans lequel d’ailleurs la forme d’un cadre peut être retrouvée, une unité de support (l’espace d’un mur dans la cas d’un graffiti), ou bien un point de vue particulier ? (22)
15L’hypothèse que S. Charlin met à l’épreuve sur le travail photographique d’Eric Rondepierre, est que le lieu de l’image est à penser en termes de zone, c’est‑à‑dire d’un « espace frontalier variable plus ou moins étendu qui diffère le cadre et s’y substitue sans qu’il y ait de coupure nette entre l’image et son dehors » (23). Cette zone n’est donc pas celle délimitée par le cadre mais par son effet, et le lieu de l’œuvre apparaît bien comme le lieu de sa manifestation : le lieu de l’œuvre tient alors du « halo » (27) plus que du templum des augures. Les Suites de E. Rondepierre exposées en 2001 à la galerie Michèle Chomette « révèle[nt] justement cette zone et en [font] l’objet [des] photographies ». Par un travail de recadrage des négatifs et par le dispositif de la suite ― par le « bougé » des supports traditionnels et le mode d’exposition ― le photographe rappelle que l’image nécessairement cadrée qu’est la photographie a son lieu véritable dans des phénomènes perceptifs que l’on ne peut précisément cadrer et qui sont néanmoins des effets de cadre.
16De même, C. Perret (« Migrations de l’expositif ») réfléchit en termes spatiaux sur l’identité de la photographie. Il s’agit bien du statut de l’œuvre photographique, car C. Perret remarque tout d’abord la « naturalisation » de l’image photographique qui, déniant « en elle, la technique, c’est‑à‑dire l’art, interprète l’icônicité de la photographie comme une authentification de l’existence de son référent » (53‑54), et l’amène à acquérir un statut comparable au Suaire de Turin et aux icônes orthodoxes. La réflexion de C. Perret vise à introduire plus généralement le concept d’« expositif » commun à l’expérience de la photographie et à celle des ready‑mades de Duchamp. Si, dans son usage courant, la photographie est prise comme preuve de son référent, elle est aussi ce qui crée une distance, ce qui défamiliarise (« une vision sans reconnaissance », 58 ; cf. également, sur l’aliénation et le dépaysement photographique l’article de F. Brunet). Ainsi, la photographie apparaît, suivant les incontournables analyses de Walter Benjamin, comme semblable à un « souvenir de réveil », une image qui « surgit ainsi au réveil et dans laquelle le plus familier revient subitement comme du plus lointain de l’oubli » (57‑58). Arrachée à son lieu d’origine, elle arrache le regardeur au sien. L’expositif, c’est‑à‑dire l’ex‑positif (donc à la fois négatif ― ce qui n’est plus positif ― et hors de son lieu), décrit ainsi le lieu, ou le non‑lieu, où se situe l’œuvre photographique, d’abord, mais aussi le ready‑made. Le ready‑made partage avec la photographie à la fois l’immédiateté référentielle (le ready‑made est déjà ce qu’il représente ou signifie), et le fait d’avoir été arraché à son contexte, pour être ex‑posé. L’expositif est ce lieu de l’œuvre hors de tout lieu, création d’un milieu négatif.
17Le lieu de l’art chorégraphique est également décrit par E. Jacoby comme lieu inhabitable. Non seulement il est ce qui joue et se joue du cadre traditionnel de la scène mais il est ce qui naît non de la « plénitude d’un rapport au monde » – le lieu merleau‑pontien – mais d’une série de déséquilibres et d’arrachements à la prise qui fonde le mouvement même de la danse.
18Le lieu historique et physique de l’œuvre ne lui fournira pas une place moins problématique. C’est en ce sens que B. Vouilloux lance un important travail de synthèse critique sur la notion de contexte. Nous ne pourrons entrer en détail dans le parcours suivi qui examine les variantes du rapport de l’œuvre au lieu, mais mettrons en évidence ce point de vue qui nous semble fondamental au regard de la réflexion collective. Le contexte, concept fondamental d’une pensée de l’art à l’ère du musée et de l’autonomie de l’art – le regard contextualisant et la muséification sont pour B. Vouilloux, lecteur de Duthuit, les deux faces d’une tradition artistique occidentale – et des théories de l’œuvre comme produit culturel d’un « monde de l’art » (Danto) et de ses interprétations, est présenté ici non comme le véritable lieu de l’œuvre mais comme un concept à la fois flou et réducteur. B. Vouilloux et L. Zimmerman rappellent en effet les conclusions de Derrida sur l’inexistence conceptuelle du terme de contexte, par définition irréductible à la clôture propre au concept (Derrida, « Signature, événement, contexte », Marges de la philosophie) parce que précisément inassignable en une configuration fixe : « le propre d’un contexte est d’être infiniment extensible » (B. Vouilloux). Le contexte d’une œuvre est un réseau « mobile et variable », faits de traits contextuels sélectionnés et combinés à l’infini selon les interprétants et les époques. D’autre part, B. Vouilloux, comme L. Zimmerman, met en évidence le paradoxe qu’il y aurait à trouver le vrai lieu de l’œuvre au terme d’une tentative de « replacer » ou de « resituer » l’œuvre (dans son contexte), ce qui implique un retour et un déport hors de l’œuvre qui fait fi des conditions de l’expérience esthétique. Le contexte historique n’a pas de privilège en tant que « vrai » lieu de l’œuvre. Et B. Vouilloux oppose la définition de « l’aura » selon Benjamin, comme persistance, dans le présent de l’œuvre unique et authentique, de sa lointaine origine et de ce que l’on peut appeler l’aura selon Proust, où la force de l’œuvre architecturale, dans l’exemple de la photographie de l’église de Balbec, tient non dans sa présence réelle in situ, mais dans son découpage photographique, dans sa délocalisation. On pourrait rapprocher cet exemple, du point de vue des conclusions théoriques, de la pratique extrême du collage à laquelle se livre Denis Roche qui, selon l’analyse de L. Zimmerman, localise le fait même de l’œuvre dans sa décontextualisation, (ce qui rejoint également les conclusions de C. Perret). L’œuvre, conclut B. Vouilloux, est, dans ce cas, « ce qui s’exclut du lieu ». L’œuvre crée son propre lieu – c’est, dit de façon schématique, ce que B. Vouilloux appelle le lieu formel – mais c’est ce lieu une fois réinvesti en tant que lieu, c’est‑à‑dire au sens phénoménologique d’espace agissant pour un sujet, qui devient le vrai lieu de l’art. La question du lieu de l’art, et non plus seulement du lieu de l’œuvre, se pose aussi dans une perspective sociologique si l’on pense au débat actuel, notamment orchestré par le colloque du Ministère de la Culture organisé à Marseille en février 2002 sur « les nouveaux territoires de l’art » dans le prolongement de l’ouverture de l’espace contemporain du Palais de Tokyo, lieu intermédiaire, ni atelier ni musée, nommé alternativement site de création ou plateforme dans la continuité d’une logique d’installation de l’artiste au cœur de la cité.
19Dans une réflexion qui fait dialoguer les perspectives phénoménologique et psychanalytique, le passionnant article de M.‑C. Lambotte clôt le volume. Elle propose de penser la relation à l’« objet esthétique » – qui n’est pas synonyme de œuvre d’art : le terme lui permet de centrer sa réflexion sur la question phénoménologique de la relation entre un sujet et l’objet de sa contemplation, sans avoir à prendre en compte la dimension sociologique de l’œuvre d’art – comme l’introduction, dans le champ perceptif du sujet, d’une différence entre l’objet esthétique et son contexte, différence de statut ontologique peut‑être, qui permet une seconde relation au monde. C’est cette différence du regard qui évite au sujet mélancolique non seulement d’habiter un monde plat et uniforme :
L’objet esthétique remplirait la fonction d’instaurer un angle de vue particulier dans la vision du monde pour un sujet qui, sans cela, n’aurait accès qu’à une réalité sans relief pour laquelle aucune chose n’aurait plus de valeur qu’une autre (154).
20mais lui fournit surtout le point focal de cette quête de la « vraie réalité » qui perturbe sa relation au monde :
aussi bien l’objet esthétique remplit‑il la fonction que remplissait la réalité quotidienne pour le sujet mélancolique, à savoir celle de faire écran à cette « autre réalité « par rapport à laquelle plus rien n’a de réalité ni de valeur […] laissant ainsi à la réalité quotidienne tout son relief. (164)
21Mais au‑delà de cette description de la logique mélancolique, le but de M.‑C. Lambotte est d’expliquer par la psychanalyse la dynamique du passage entre réalité du monde et réalité de l’œuvre, entre deux manières de se rapporter à l’objet perçu, autrement dit deux relations entre l’objet et son contexte. L’objet esthétique, par opposition à l’objet ordinaire serait l’ouverture ou la brèche dans un contexte‑monde qui fait écran à l’objet du désir.
22Si M.‑C. Lambotte n’évoque pas explicitement la figure du cadre, son analyse permet, peut‑être, d’en esquisser une définition synthétique : moment d’articulation entre deux espaces, deux modes de représentation, deux modes de donation, pourrait‑on dire, le cadre assume l’incompatibilité entre deux systèmes de représentation, celui du monde habituel et celui de l’œuvre. En tant que limite, le cadre gère la relation au contexte, relation toujours paradoxale dans la mesure où il s’agit du passage d’une représentation habituelle du monde vers celle de l’œuvre qui est, par sa présence même, la contradiction ou la réfutation de la première.
23On se souvient du passage célèbre de L’Œil et l’esprit où Merleau‑Ponty fait remarquer que « les animaux peints sur les parois de Lascaux n’y sont pas comme y est la fente ou la boursouflure du calcaire. Ils ne sont pas davantage ailleurs. Un peu en avant, un peu en arrière, soutenus pas sa masse dont ils se servent adroitement, ils rayonnent autour d’elle sans jamais rompre leur insaisissable amarre ». Et le philosophe ajoute : « Je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde » (22‑23). L’œuvre esthétique n’est pas tout à fait de ce monde, (Eliane Escoubas parle de l’utopie de la peinture) : c’est ce que semblent nous dire les analyses de C. Perret et B. Vouilloux et peut‑être de L. Zimmerman (c’est aussi la thèse de M.‑L. Hurault sur le lien profond entre la fiction littéraire et le fantastique producteur de ces figures spectrales qui n’ont de place véritable ni sur terre ni dans l’au‑delà mais hantent cet espace inhabitable de l’entre‑deux). La théorie des mondes possibles de la fiction se fonde sur ce même paradoxe. L’œuvre d’art n’est œuvre que par sa capacité à s’affranchir d’un contexte qu’elle ne nie jamais complètement. Le lieu, le milieu ou la zone de l’œuvre sont alors à comprendre comme autant de tentatives de dire la place de ce qui n’a pas de place, de dire la manière d’apparaître de ce qui n’est pas là. Le cadre se présente comme ce qui assume la paradoxale insertion de l’œuvre dans le monde.
24Danto Arthur, « The Artworld », Journal of philosophy, 1964, p. 571‑584.
Escoubas Eliane, Imago Mundi. Topologie de l’art, Galilée, 1986.
Marin Louis, De la Représentation (Seuil/Gallimard, 1994) qui reprend un ensemble de textes significatifs dont, dans la dernière partie du volume intitulée « Limites de la peinture », deux articles explicitement consacrés au cadre : « Le cadre de la représentation et quelques unes de ses figures » et « Figures de la réception dans la représentation moderne de peinture ».
Merleau‑Ponty, Maurice, L’Oeil et l’esprit, Gallimard, (1964) « Folio », 1980.