Vers & prose : alternances, hybridations, tensions
1Cet élégant volume rassemble la plupart des interventions d’un colloque organisé par Christine Dupouy du 3 au 5 octobre 2013 à l’Université François‑Rabelais de Tours, et s’interroge sur les rapports, complexes, de la prose et du vers selon une perspective diachronique qui ordonne la quinzaine de contributions recueillies. La richesse du volume est immédiatement perceptible, les relations de la prose et du vers ici envisagées étant multiples, du prosimètre au récit poétique, de la prose poétique à la question du « vers libre ». La notion de poème en prose, déjà largement explorée, de Suzanne Bernard à Yves Vadé, comme le rappelle à juste titre Ch. Dupouy elle‑même dans son « Avant‑propos », est gardée à distance, sans toutefois être perdue de vue. Elle figure dans le volume comme un horizon par rapport auquel la prose poétique brève (comme celle des « contes cruels » d’André Pieyre de Mandiargues, étudiée par Marie‑Paule Berranger) ou les frontières ténues entre prose et vers dans la poésie contemporaine (mises en question par Michel Collot dans une vue d’ensemble singulièrement pénétrante, mais aussi chez Frénaud ou chez Du Bouchet, étudiés respectivement par Françoise Rouffiat et Anne Mortal) peuvent être situées de manière plus exacte.
2L’ouvrage se présente ainsi en deux parties d’ampleur inégale : la première, composée de cinq contributions, porte sur « Le prosimètre, de l’Antiquité au xviie siècle », la seconde, développée en dix articles, s’interroge sur l’« Hybridation de la prose et de la poésie, du xviiie au xxie siècle ». Malgré ces intitulés qui affichent une continuité chronologique apparente, on ne peut que remarquer l’absence de toute étude sur le xixe siècle. Mais Ch. Dupouy, dans son avant‑propos, ne cherche nullement à dissimuler celle‑ci, et l’explique, autant que par l’abondance – qu’on vient de rappeler – des études sur le poème en prose à cette époque en particulier, par le fait qu’elle‑même est spécialiste du vingtième siècle, cela ayant sans doute incité les participants à axer leurs contributions sur ce siècle encore peu abordé dans la perspective proposée. À certains égards, l’ouvrage pourra donc passer pour un éventail d’études se situant historiquement de part et d’autre du beau livre d’Henri Scepi, essentiellement consacré au xixe siècle, Théorie et poétique de la prose, d’Aloysius Bertrand à Léon‑Paul Fargue(2012), qui s’intéressait à la fois au poème en prose – de Bertrand à Huysmans – et aux « réélaborations » de la prose – chez Mallarmé comme dans le style artiste.
Le régime du prosimètre
3La première partie de l’ouvrage procède à un examen précis de cet objet curieux de mixage de la prose et du vers dans une certaine continuité narrative appelé prosimètre. Saisi d’abord à travers deux de ses actualisations latines les plus célèbres, l’Apocoloquintose du divin Claude, attribuée à Sénèque, qui relève de la satire, et la Consolation de Philosophie de Boèce, qui constitue un dialogue philosophique, le prosimètre met en jeu un certain nombre de problèmes relevant de l’énonciation. Marion Faure‑Ribreau montre en effet que, dans l’Apocoloquintose, l’assomption des vers – cités ou originaux – est tout autant le fait des « personnages caractérisés comme pédants » que « d’un narrateur qui s’amuse avec érudition » (p. 36). Les vers permettent une mise à distance de l’épopée, dans la reprise et le commentaire de formules homériques et des allusions mythologiques. Cette mise à distance entre dans une jonglerie généralisée, dans les passages en prose, avec des topoï et des « modèles énonciatifs » (p. 47) qui appartiennent également à l’historiographie et à la parole civique (l’éloge funèbre). Ainsi le prosimètre révèle‑t‑il tout son pouvoir ludique. Mais ce n’est pas là son seul visage : dans l’œuvre de Boèce, Mickaël Ribreau repère une stratégie singulière du régime d’alternance, rigoureusement équilibrée et surtout habilement mise en scène par le dialogue, des vers et de la prose, qu’il résume ainsi : « si la prose met en valeur la poésie, cependant la poésie sert la prose et non l’inverse, elle permet de mieux apaiser le poète, de mieux charmer le lecteur et ainsi de lui permettre d’accéder à l’enseignement philosophique » (p. 71). M. Ribreau y voit une réponse à la disqualification de la poésie comme obstacle passionnel à la vérité qui se lit chez saint Augustin.
4C’est également dans la perspective de l’énonciation que Marie‑Gabrielle Lallemand étudie les insertions lyriques dans les romans du premier tiers du xviie siècle français. Il est nécessaire, selon elle, de mettre en relation ces vers insérés non seulement avec la manière dont les lecteurs de l’époque recevaient les romans, c’est‑à‑dire comme des « manuels d’éloquence » (p. 104), mais aussi avec les habitudes éditoriales du temps, qui font qu’un auteur n’hésite pas, le plus souvent, à publier sous son nom dans un recueil les mêmes vers que ceux qu’il prête à ses personnages dans ses romans. C’est que les vers insérés dans les fictions narratives constituent « une acmé lyrique » (p. 117) dont le contenu est presque toujours une reprise de ce qui vient d’être dit en prose. De façon très convaincante, M.‑G. Lallemand, loin de réduire les vers insérés du premier xviie siècle à une simple ornementation – comme ce pourra être le cas dans les « récits galants » (p. 118) plus tardifs –, montre que ces poèmes insérés, quoique généralement inutiles à l’action, ont une véritable fonction pragmatique, liée à l’énonciation lyrique, vis‑à‑vis des lecteurs contemporains.
5Par les éclairages variés qu’elle contient (y compris dans l’article suggestif et dépaysant que Daniel Struve consacre aux rapports de la poésie versifiée et du journal poétique chez Bashô), cette première partie se révèle riche d’enseignements quant à l’histoire du mélange, variable en ses finalités comme en ses procédés, du vers et de la prose. S’y donne toujours à voir une mobilité énonciative qui dépasse de très loin une simple question de virtuosité et d’enjolivement stylistique de la prose par les vers, puisqu’elle participe de la programmation de la réception même des œuvres.
6À cet égard, le très bel article de Francesco Montorsi ouvre lui aussi un questionnement pertinent sur la réception différente des vers et de la prose. Il peut sembler incongru, ou tout au moins artificiel, de l’avoir placé sous les auspices du prosimètre, dans la mesure où il ne se rattache guère à cette problématique ; mais, parce qu’il analyse avec précision deux traductions françaises du Roland furieux de l’Arioste au xvie siècle, l’une en vers, l’autre en prose, il souligne à nouveau combien les effets de la prose et des vers sont différents, et combien ils dépendent également des exigences, historiquement variables, du lectorat. La traduction en prose, en effet, se révèle beaucoup moins fidèle et moins claire que la traduction en vers ; pourtant, c’est bien la première qui a été préférée à l’époque, comme en témoigne le nombre de ses rééditions. Cela s’explique, selon F. Montorsi, par le fait que la traduction en prose acclimatait davantage le texte de l’Arioste au public français, habitué aux romans de chevalerie en prose.
Frontières incertaines
7Les quinze études groupées sous le titre « Hybridation de la prose et de la poésie, du xviiie au xxie siècle » s’attachent, comme on peut s’y attendre, à décrire certaines formes originales nées d’un estompage des frontières entre le vers et la prose. Ce n’est pas le moindre intérêt du volume que de mieux faire connaître dans cette optique certaines œuvres qui avaient été peu interrogées jusque‑là dans une telle approche, qui n’est qu’en apparence formaliste. On lira ainsi avec intérêt la contribution de Ch. Dupouy sur Mobile (1962) de Butor, œuvre dans laquelle elle analyse avec rigueur les modalités du passage du roman à la poésie dans l’ensemble de l’œuvre de l’auteur de La Modification : les catégories génériques du roman, de l’essai et du poème semblent se heurter à un objet inclassable, qui tient des trois à la fois, en maintenant l’existence de personnages tout en échafaudant une structure souple qui brouille les frontières, tant au niveau typographique (avec une mise en page libre) qu’au niveau thématique et formel (avec la rêverie sur les fuseaux horaires et la géographie des États‑Unis, qui se développe suivant le principe de la liste).
8Le domaine du Nouveau Roman paraît en tout cas un lieu propice à une mise en question des frontières, puisque Sophie Guermès propose de lire Histoire (1967) de Claude Simon comme un ensemble de « réseaux analogiques » (p. 209) sur laquelle se fonderait une recherche de continuité de l’écriture, où le signifiant l’emporte sur le signifié. Le prosateur mériterait alors, selon Simon, d’être nommé poète, puisqu’il touche au « réseau de rapports établis dans et par [la] langue » (Discours de Stockholm, cité p. 2018).
9De manière similaire, la subtile analyse des rapports entre les poèmes en prose et les contes d’A. P. de Mandiargues menée par M.‑P. Berranger met en évidence la grande proximité entre les deux genres, dont le partage est parfois difficile chez un auteur qui aimait lui‑même à les confondre quand il commentait son œuvre. Selon M.‑P. Berranger, en effet, ils « naissent des mêmes types de matrices » (p. 171), par exemple la rêverie et la dérive des signifiants à partir d’un nom ou d’un prénom. Les belles analyses de F. Rouffiat sur des poèmes de Frénaud, qu’elle lit de manière serrée en y repérant les structures poétiques de la prose et l’immixtion du prosaïsme dans les vers, d’A. Mortal sur Du Bouchet ou d’Alain Mascarou sur Silvia Baron Supervielle, complètent cette réflexion sur les différentes formules d’hybridation qu’invente l’écriture moderne.
Frontières, malgré tout
10Ce qui frappe pourtant dans ces études, c’est aussi la permanence nécessaire de l’opposition entre vers et prose pour que soient reconnus leurs échanges et leurs hybridations. C’est le cas chez Montesquieu et chez Rousseau, dont Jean‑Damien Mazaré, dans un article dense, montre comment ils substituent aux structures absentes du vers, dans deux de leurs œuvres (à savoir Le Temple de Gnide et Le Lévite d’Éphraïm), des cadres ou des structures qui régissent et contraignent la description des lieux et lui confèrent une forte valeur poétique, par exemple au moyen de l’ekphrasis chez Montesquieu. Le vers semble incessamment faire retour, pour imposer sa primauté de manière ambiguë comme chez Claudel (dont Emmanuelle Kaës suit de près la réflexion théorique sur le vers, avec une finesse remarquable), ou pour rester l’horizon à partir duquel le romancier pense son œuvre, comme chez Gide, dont Jean‑Michel Wittmann retrace le rapport constant au vœu d’être poète.
11Dans cette perspective, l’étude que M. Collot consacre à la poésie contemporaine depuis 1980, et qui clôt, avant un beau texte poétique de Pierre Grouix, le volume, fournit une magnifique ouverture sur la littérature d’aujourd’hui. Constatant que le vers fait retour dans la poésie actuelle, et que ce retour coïncide avec celui du lyrisme qui semble prendre le contre‑pied d’expériences formalistes (ou littéralistes) qui ont désenchanté la poésie au profit du texte dans les années 60‑70, M. Collot montre que ce retour du vers n’est pas une régression. Si certains poètes reviennent au vers, c’est pour le retravailler, dans un double geste de rétablissement et de déstabilisation : les alexandrins faussés de Jacques Réda, le choix de l’hendécasyllabe, vers rare, chez Bernard Noël (Le Reste du voyage, 1997), le prosaïsme des dizains de William Cliff, le sonnet inversé employé par Yves Leclair (Bouts du monde, 1999) ou encore l’hétérométrie revendiquée de Jude Stéfan (Suites slaves, 1983) sont les exemples sur lesquels M. Collot appuie son argumentation.
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12Le volume, on l’aura compris, vaut donc par la richesse des analyses et des propositions qu’il rassemble assez librement, comme tous les actes de colloque, sans prétendre à une organisation rigoureuse qui donnerait l’impression de tendre à une impossible exhaustivité. On peut espérer qu’il fasse surgir de plus amples travaux sur certaines pistes qu’il aborde de façon ponctuelle mais répétée, telle l’insertion des vers comme évitement du réalisme dans la prose (que les études de M.‑G. Lallemand, de Ch. Dupouy, de S. Guermès et de M.‑P. Berranger mettent en lumière), ou le rapport des tensions vers/prose avec la traduction et le dialogue des langues (voir les contributions d’A. Mortal et d’A. Mascarou en particulier), puisqu’on connaît déjà le rôle des traductions dans la naissance du poème en prose. Cet ouvrage permet en tout cas de mieux mesurer combien les tensions entre vers et prose travaillent la littérature depuis l’Antiquité, et d’insister sur le fait que les formes « inventées » (Inventer en littérature de J.‑P Bertrand, 2015) au xixe siècle (vers libres et poème en prose) n’y ont pas mis fin.