Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Mars 2019 (volume 20, numéro 3)
titre article
Annabelle Marion

Jean Giono, une œuvre en devenir

Michel Bertrand & André Not (dir.), Patrimoines gioniens, Aix-en-Provence : Presses Universitaires d’Aix-Marseille, coll. « Textuelles », 2018, 346 p., EAN 9791032001578.

1L’ouvrage collectif Patrimoines gioniens, dirigé par Michel Bertrand et André Not, est issu d’un colloque qui s’est tenu à Aix-Marseille Université et au Paraïs de Manosque les 10, 11 et 12 septembre 2015, à l’occasion du 120e anniversaire de la naissance de l’écrivain. L’œuvre gionienne y est explorée selon une réflexion qui place en son centre la notion de « patrimoine », mise à l’honneur cette même année dans une série de manifestations autour du patrimoine littéraire de la région Provence Alpes Côtes-d’Azur.

2Le patrimoine, rappelons-le, est à entendre dans un double sens (mot entendu lui-même comme signification et comme direction) : il désigne un ensemble de biens qui, selon la perspective, est donné par des ascendants ou reçu par des descendants. Autrement dit, les « patrimoines gioniens » doivent être perçus à la fois comme l’héritage que reçoit Giono et qui vient nourrir son œuvre, et comme l’œuvre de Giono en tant qu’héritage transmis aux lecteurs à venir, qui sera conservé, traduit, (ré)interprété voire recréé. Cette perspective, réinscrivant l’œuvre gionienne dans un temps plus long, met en évidence ses « matériaux1 » mais aussi ses prolongements. Elle semble en partie poursuivre le travail de recherche qu’avait ouvert le colloque « Giono dans sa culture2 » en mars 2001 : s’opposant au cliché du « romancier de la nature », ce projet d’étude visait à mettre en avant combien Giono était également « un écrivain de grande culture », dialoguant avec les auteurs et les artistes de son temps mais aussi avec ceux constituant notre patrimoine culturel collectif. Ce qui réunit ces deux colloques, séparés de plus de dix ans, c’est leur volonté de mettre à l’épreuve le mythe du « créateur incréé3 », de l’écrivain génial dont la création serait spontanée et tirée de lui seul ; à l’inverse, la fiction tout aussi forte d’une œuvre produite par un terroir, par une identité provençale (fiction répondant au cliché régionaliste) est également remise en question.

3En amont comme en aval, c’est donc une « œuvre en devenir4 » que donne à voir l’ouvrage Patrimoines gioniens : une œuvre qui se fait, puisant son inspiration dans la réalité géographique qui l’entoure, dans la mémoire de l’histoire, lue ou vécue, dans la fréquentation des auteurs et des artistes rencontrés ; une œuvre qui devient, conservée dans les archives familiales ou départementales, traduite dans d’autres langues, adaptée à d’autres médias, sans cesse soumise au jeu de l’interprétation de ses lecteurs.

4À défaut de pouvoir résumer chacune des vingt-deux communications qui composent le volume, nous tenterons de les présenter de manière synthétique en adoptant cette structure binaire de l’amont et de l’aval d’une œuvre en devenir. Cette logique nous a semblé préférable à celle proposée par l’ouvrage, non seulement parce qu’elle permettait de mieux mettre en évidence le double mouvement de filiation et de transmission dans lequel s’inscrit l’œuvre gionienne, mais aussi parce que la classification adoptée ne nous a pas entièrement convaincue. Comment séparer, en effet, en des catégories étanches les différents matériaux qu’utilise Giono dans son processus de création, alors même que de nombreuses études proposées concluent précisément à leur porosité, à leur étroit entrelacement ? Et comment réserver une section à l’exploitation que l’on peut faire des archives gioniennes, si l’on n’y range pas des études qui s’appuient très fortement sur cette démarche5 ? Dissocier une méthode de travail de ses différents points d’application semble toujours un choix périlleux. Pour notre part, nous nous proposons de rendre compte des Patrimoines gioniens en envisageant Giono tantôt dans le rôle du légataire, tantôt dans celui du donateur. L’œuvre gionienne se nourrit de patrimoines divers, dont elle hérite et qu’elle trahit avec bonheur ; puis, à son tour, « c’est l’invention elle-même qui [devient] un patrimoine » (p. 7) – et ce sont ses archives qui nous permettent précisément d’appréhender Giono comme héritier, dans un jeu incessant d’aller-retour.

Ce qui devient dans l’œuvre

5Dans un texte datant de 1933, Giono décrit ainsi sa relation avec sa région natale :

Je le connais, maintenant, le cœur de cette Haute-Provence, j’ai vécu dans lui, au rythme de son battement, il m’a inondé de son sang et de sa chaleur, et voilà que j’émerge de lui, gluant et nu comme si je naissais vraiment, enfin6.

6La naissance de l’écrivain ressemble ici à une genèse mythique où la terre jouerait le rôle du corps matriciel qui nourrit, engendre l’enfant. Plus tard, en 1946, Giono note à propos du Trièves, région dans laquelle il a écrit nombre de ses œuvres : « C’est de ce pays, au fond, que j’ai été fait pendant presque vingt ans7. » Aux yeux de Giono, l’environnement dans lequel vivent les hommes contribue à les former, et il existe un lien mystérieux entre les caractères et les paysages. Cette conception a contribué à favoriser une lecture régionaliste de Giono, perçu comme un écrivain provençal dont l’œuvre aurait été directement produite par un terroir.

7Pourtant, Giono lui-même a quelque peu compliqué cette lecture, en affirmant à plusieurs reprises qu’il avait inventé un « Sud imaginaire », à la manière de Faulkner8. Les études traitant des « matériaux géographiques » dans lesquels puisent Giono s’attachent à rappeler la complexité de cette relation entre l’écrivain et le « patrimoine provençal », examinant « le processus de transmutation qui fait passer de la réalité géographique […] aux reconstructions du monde romanesque » (p. 8). Christian Morzewski, en observant l’évolution du traitement de l’étranger dans la trilogie de Pan, montre comment Giono, loin de se soumettre entièrement aux codes régionalistes, « s’affranchit, dépasse ou subvertit ces codes pour mieux en montrer les limites » (p. 204). Elena Zamagni, quant à elle, s’appuie sur les deux récits de voyage proposés par Noé et Voyage en Italie pour analyser la manière dont Giono fait de l’espace réel « le point de départ d’un voyage immobile — celui du regard poétique » (p. 149). Il s’agit pour l’écrivain, selon une de ses formules, « de décrirele monde, non pas comme il est mais comme il est quand je m’y ajoute, ce qui, évidemment, ne le simplifie pas »9. Le matériau géographique dont se nourrit Giono n’est donc jamais restitué tel quel par l’auteur, car ce qui l’intéresse avant tout c’est « le rapport entre le sujet regardant et la chose vue » (p. 151). De même, Mamadou Faye relève, au sein du processus de création du Chant du monde, l’incessant mélange formé par « la triade ... de la géographie, de la subjectivité et des images », concluant sur la nécessité de ne pas confondre la « vérité romanesque » de l’écrivain avec la « vérité géographique » (p. 199).

8Dans ce processus de transmutation, il faut rappeler le rôle joué par d’autres matériaux utilisés par Giono, qui viennent pour ainsi dire concurrencer le matériau géographique, ou plutôt se greffer à lui. Denis Labouret montre comment le passage de « la Marseille réelle » à « la Marseille selon Giono », dans Noé, semble se faire à travers « le prisme surréaliste » (p. 161) : c’est sous l’influence de la lecture des textes surréalistes que le romancier mettrait en scène dans Marseille son « bestiaire métaphorique », composé d’un tramway à l’allure d’un « hippopotame », d’une femme « au beau visage de pieuvre » ou encore d’une star de cinéma « à la bouche en sexe d’éléphante rose » (p. 165). Selon la même logique, l’auteur de Naissance de l’Odyssée percevrait sa région provençale à travers le prisme homérique. Michel Bertrand rappelle que la découverte des textes antiques fut pour le jeune Giono une sorte de « double lecture », le futur écrivain « observant la nature qui l’environnait pendant qu’il tournait les pages de son livre » (p. 273). De cette double lecture résulterait « l’hybridité » de Naissance de l’Odyssée, née de « la fusion d’un texte palimpseste universellement connu et d’un texte endogène conçu au contact de la réalité quotidienne d’un habitant de Manosque » (p. 274). Nul doute enfin que la lecture de Juan Ramón Jiménez influence la vision qu’a Giono de l’Espagne quand il la découvre : le texte qui retranscrit les impressions de voyage de Giono, parti précisément pour mieux connaître le poète andalou, est ainsi décrit par Dominique Bonnet comme un produit hybride, mêlant la réalité géographique de l’Espagne à « deux univers littéraires » (p. 118), ceux de Giono et de Jiménez.

9De façon générale, l’intertextualité occupe une grande place dans cette question de la filiation. Giono, pour inventer son œuvre, puise largement dans le patrimoine littéraire dont il dispose. Nous avons déjà évoqué l’influence d’Homère sur l’écrivain débutant que fut Giono, abordée dans l’ouvrage non seulement par Michel Bertrand mais aussi par Jean Arrouye et par Béchir Kahia ; remarquons par ailleurs que celle de Virgile fut tout aussi décisive, quoiqu’elle ne soit pas évoquée dans le volume10. La formation du jeune Giono fut également fortement impactée par la lecture de Walt Whitman : Alya Chelly-Zemni parle à ce propos d’un « branchement littéraire » et se propose d’étudier, dans le contact particulier de Giono avec la poésie de Whitman, le processus par lequel « une œuvre en engendre une autre » (p. 42). Enfin, on ne peut, bien entendu, traiter de la généalogie littéraire de Giono sans parler du rôle joué par Stendhal dans son processus créateur. Jean-Yves Laurichesse, en examinant la bibliothèque stendhalienne de Giono et en se concentrant plus précisément sur cette « interface privilégiée entre le livre et le manuscrit » que constituent les pages de garde (p. 30), met ainsi en avant « un moment singulier de la fabrique du texte », donnant à voir « le processus complet d’une écriture nourrie de lecture » (p. 39). De manière plus inattendue, l’influence de Stendhal semble également perceptible dans les débuts littéraires de Giono, au moment où ce dernier écrivait Colline. Sophie Jollin-Bertocchi montre en effet que le remaniement de la structure syntaxique des phrases auquel se livre Giono, tel qu’il apparaît dans le manuscrit du roman, semble aller dans le sens d’un style « sec » (p. 93) et « coupé » (p. 99), suggérant une possible influence de Stendhal.

10Ce phénomène d’intertextualité ne concerne pas seulement les œuvres littéraires, mais se retrouve également dans l’étude des « matériaux historiques ». Certes, l’histoire, quand elle est vécue par l’individu, influence l’œuvre sans autre filtre que celui de la mémoire : Audrey et Alain Tissut montrent ainsi comment le souvenir obsessionnel de la première guerre mondiale, refoulé par l’ancien poilu qu’est Giono, « ressurgit par tous les interstices du roman [Colline] » (p. 217). Mais l’histoire, c’est aussi celle que nous donne en héritage tout un patrimoine collectif, composé de témoignages, d’annales, d’études historiques. C’est donc encore une fois les lectures de Giono qui vont contribuer à former son écriture, comme le mettent en évidence Jacques Mény et André-Alain Morello. Le premier passe en revue l’abondante documentation que Giono possédait sur le brigandage dans sa bibliothèque, afin de « mieux comprendre comment ce thème de brigandage s’est introduit dans l’œuvre de Giono puis développé, et surtout de quelle manière son traitement romanesque a évolué ... entre 1938 et 1969, de Deux cavaliers de l’orage à L’Iris de Suse » (p. 229). Le second examine les ouvrages historiques réunis par Giono pour écrire trois de ses livres : Le Hussard sur le toit, Le Bonheur fou et Le Désastre de Pavie – « documentation que ne renierait pas un historien professionnel », note Andé-Alain Morello (p. 249). À chaque fois, des exemples précis de transposition sont convoqués, permettant d’observer le passage de la lecture à l’écriture ; nul respect scientifique de la part de Giono dans ce processus, qui ne fait que « jouer » à l’historien (p. 249), se servant, de façon paradoxale, de ces « documents réels » pour mieux « créer ... des documents imaginaires »11 et transformant l’Histoire en un vaste « atelier d’écriture » (p. 257). Ainsi l’intertextualité n’est-elle pas réservée aux œuvres littéraires, mais donne naissance à des accouplements plus improbables : Giono hybride avec génie, au fil de ses lectures, le roman et la « brève » journalistique (p. 234), le procès-verbal (p. 245), l’ouvrage historique (p. 254).

11On pourrait encore élargir le champ des possibles matériaux exploités par le romancier et s’intéresser à l’influence d’autres médias dans le processus de création gionien. C’est du moins ce que nous invite à faire André Not, en évoquant l’influence des structures musicales de la fugue et du contrepoint sur deux romans de Giono, Regain et Angelo (p. 101). On peut regretter que cette piste n’ait pas davantage été explorée ; il aurait été intéressant, notamment, de mettre en évidence d’autres matériaux non-verbaux dont se nourrit l’œuvre gionienne, tels que la peinture de Bruegel12 ou encore les westerns de cinéma13.

Ce que l’œuvre devient

12L’œuvre, prise non plus comme un processus mais comme un tout achevé, devient à son tour un patrimoine dont nous héritons et qu’il s’agit de préserver. Jacqueline Ursch, conservateur général du patrimoine honoraire, dresse un bilan précieux des archives gioniennes dont on dispose à ce jour – archives abondantes, car Giono était, à l’instar de Victor Hugo, « un exemple parfait « d’archiviste-écrivain » » (p. 11), prenant soin de conserver pour les générations futures la mémoire vivante de son œuvre : correspondances, carnets de notes, manuscrits et tapuscrits, articles de presse, photographies, images, collections de disques et de livres, factures, etc. Ces archives sont réparties en trois lieux, passés en revue par Jacqueline Ursch :

1. Le centre Jean Giono de Manosque, créé en 1992 sur l’impulsion de l’Association des Amis de Jean Giono et de la famille Giono (p. 12) ;

2. Les Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, enrichies par Giono lui-même depuis les années 1960 (p. 12‑14) ;

3. Le Paraïs à Manosque, maison où vécut Giono de 1929 à 1970, qui contient les fonds les plus importants et notamment la bibliothèque de l’écrivain, véritable mine d’or pour les chercheurs (p. 14‑27).

13Si ces archives sont si précieuses, c’est parce qu’elles nous font pénétrer dans les coulisses de la création, comme l’a voulu Giono lui-même14, et nous « permettent notamment d’étudier l’œuvre dans une perspective génétique » (p. 6). Ce n’est que parce que nous héritons du patrimoine gionien que nous pouvons appréhender Giono comme un légataire lui-même.

14Ce patrimoine, cependant, ne doit pas uniquement être pensé comme la conservation d’archives, mais être appréhendé comme une mémoire vivante qui, dans son processus de transmission, est soumise à des transpositions, des appropriations voire des recréations. La traduction des textes de Giono en d’autres langues est un exemple concret de ce « devenir de l’œuvre », toujours d’actualité15. Ainsi, Dominique Bonnet présente son projet de traduction du Voyage en Espagne de Giono comme la volonté de « faire découvrir ce texte gionien qui sert d’introduction à l’édition française de Platero et moi de Juan Ramón Jiménez, aux lecteurs et chercheurs espagnols afin de leur ouvrir de nouvelles voies de compréhension du texte de Juan Ramón Jiménez » (p. 113). Le texte gionien confronté à ses traductions a également le mérite de « mettre en avant la question de l’universalisation du régional et de l’identitaire qui est au cœur de la réflexion théorique des traductologues et qui est déjà en jeu dans l’œuvre gionienne elle-même » (p. 6). La comparaison menée par Grégoire Lacaze entre les deux traductions américaines de Colline (Hill of Destiny, par Jacques Le Clercq, publiée par Brentano’s en 1929, et Hill, par Paul Eprile, publiée par New York Review Books en 2016) est à cet égard éclairante, de même que l’entretien qui suit cette étude et qui retranscrit le dialogue de Grégoire Lacaze avec le traducteur Paul Eprile. Ce dernier met en évidence les difficultés posées par le texte gionien, dont la richesse amène à un incessant travail, toujours recommencé, de traduction ; il montre également à quel point la notion de « patrimoine » est à prendre dans un double sens, en introduisant dans sa traduction américaine de Colline les mots qu’utilise Whitman dans son poème « Song of Myself », « retraduisant les expressions employées par Giono, qui avait lui-même traduit Whitman » (p. 143) — ainsi parfois l’avenir d’une œuvre se confond avec son passé, et la branche revient de façon inattendue à la racine.

15Le « devenir de l’œuvre » passe aussi par les lectures et les relectures qui en sont faites, contribuant à faire du patrimoine gionien une mémoire vivante. La formule de Wolfang Iser sur « la créativité de la réception », citée par Alya Chelly-Zemni (p. 44), ne s’applique pas seulement au lecteur qu’est Giono, mais aussi aux lecteurs de Giono. C’est du moins la conclusion que nous incite à tirer Walter Wagner, en faisant le bilan de la réception écologiste de Giono : à la lumière des préoccupations environnementales actuelles, sa critique acerbe d’un anthropocentrisme nocif et d’une modernité capitaliste excessivement technique fait de Giono un écrivain non plus « passéiste » mais « visionnaire » (p. 175). Édouard Schaelchli, entre autres, nous invitait récemment à relire la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix comme une préfiguration des courants écologistes et altermondialistes16. Au lecteur, donc, de faire en sorte que l’œuvre dont il hérite, par le jeu de ses interprétations, soit toujours « en devenir ».

16Dans cette question du devenir de l’œuvre, on peut être étonné de ne pas trouver dans l’ouvrage des études portant sur des adaptations, des recréations du texte gionien. L’écrivain avait pourtant anticipé à sa manière ce mouvement, réalisant ou participant à la transposition de ses romans au théâtre (La Femme du boulanger, pièce tirée d’un épisode de Jean le Bleu ; Le Cheval fou, pièce tirée du Chant du monde) ou au cinéma (Le Foulard de Smyrne, court-métrage tiré du Hussard sur le toit ; Un roi sans divertissement, film tiré du roman éponyme). On aurait notamment pu travailler sur les films de Marcel Pagnol adaptant des œuvres de Giono (Jofroi, Angèle, La Femme du boulanger), ou encore sur l’adaptation cinématographique du Hussard sur le toit par Jean-Paul Rappeneau. On aurait également pu se demander qui étaient les héritiers de Giono en littérature et mettre en évidence des filiations, ou tout du moins des influences, afin de davantage explorer en aval les patrimoines gioniens17.


***

17Dans son essai Les Testaments trahis, Milan Kundera dénonce la manière dont l’œuvre de Kafka a sans cesse été trahie par ses critiques et ses traducteurs18. Commentant l’édition de poche allemande du Château, le romancier déclare :

Dans cette indifférence à la volonté esthétique de l’auteur, toute la tristesse du destin posthume de l’œuvre de Kafka se reflète19.

18Cette défense du patrimoine kafkaïen auquel se livre Kundera est aussi implicitement une défense de son propre patrimoine. Kundera a en effet lui-même connu les distorsions et les malentendus auxquels se risque toute œuvre littéraire à partir du moment où elle se détache de son créateur20, d’où son désir de contrôler la traduction et la réception de son œuvre. Sans pour autant affirmer que l’on puisse dire ou faire ce que l’on veut de l’héritage reçu, il faut se méfier à l’inverse d’une fidélité trop révérencieuse : à trop vouloir préserver les patrimoines, à trop veiller sur leur intégrité, ces derniers risquent de finir par prendre la poussière, soigneusement rangés dans des boîtes étiquetées répondant à des appellations contrôlées. Or l’histoire nous suggère que les patrimoines gagnent davantage à être manipulés, transposés, réinventés — « trahis », oui, d’une certaine manière, sans que ce « destin posthume » tourne nécessairement au tragique. Pierre Bayard semble l’avoir prouvé, lui qui s’est proposé de manière ludique d’« améliorer » Le Bonheur fou21. Cette fréquentation familière, presque amicale, de l’auteur et de son œuvre, trop souvent considérés comme des monuments intouchables, cet irrespect gaillard enfin, faisant de la critique un acte de (re)création, n’aurait sans doute pas déplu à Giono lui-même22.