Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mars 2020 (volume 21, numéro 3)
titre article
Anthony Salomé

Leçon de Samuel Beckett

Samuel Beckett's lesson
Bruno Clément, Beckett, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Libre cours », 2018, 188 p., EAN 9782842928490.

1L’ouvrage de Bruno Clément sur Beckett paraît dans la bien nommée collection « Libre cours » des Presses Universitaires de Vincennes, qui se propose « de mettre à la disposition des étudiants, des enseignants du secondaire, des classes préparatoires, du supérieur et plus généralement d’un public curieux et cultivé, un état du savoir actuel sur des questions essentielles dans diverses disciplines. » Outre les revues périodiques du Journal of Beckett Studies, de Samuel Beckett Today/Aujourd’hui et de la série « Samuel Beckett » de la Revue des lettres modernes, l’essai de B. Clément intègre ainsi les analyses d’Hélène Cixous, de John Maxwell Cœtzee, de Stan Gontarski et de John Pilling. Mais ces dialogues critiques sont aussi et surtout l’occasion pour Bruno Clément de revenir sur un certain nombre de préjugés : le rapport de Beckett à l’anglais, le qualificatif « absurde » pour évoquer son œuvre, sa volonté de proposer une certaine réflexion philosophique. Plus généraliste que la solide étude publiée en 1994, l’Œuvre sans qualités : Rhétorique de Samuel Beckett (Seuil, coll. « Poétique »), le présent essai se veut globalisant, en tentant de cerner les traits communs à l’œuvre de l’écrivain dublinois : eu égard à son bilinguisme, aux interrogations sur les genres littéraires et sur les moyens propres à la fiction, à sa trajectoire, cette perspective ne peut être accueillie que favorablement.

Les romans beckettiens

2Une difficulté apparaît d’emblée pour tout critique de Samuel Beckett, qui tient à son refus de théoriser son geste d’écriture et à son détachement à l’égard de ses livres une fois publiés : « C’est à la fiction qu’il reviendra toujours de parler de la fiction. » (p. 149). Mais les fictions de Beckett rejettant, au moins en apparence, la logique stricte, c’est à l’imagination qu’il faut s’en remettre, quitte à saisir tous ses livres comme une série de variations sur le même thème. C’est ainsi que Bruno Clément se propose d’analyser les romans beckettiens et, pour cela, il les caractérise triplement par leur distance avec la tradition romanesque, le refus des narrateurs de parler d’eux-mêmes et la préconisation poétique du jeu : se raconter des histoires, dénuder la fiction.

3Deux tensions apparaissent dès lors. La première, interne à l’œuvre, oppose la volonté de faire du moi le personnage principal et l’attitude anti-romantique consistant à ne pas parler véritablement de soi : « Dire le soi, c’est encore dire quelque chose. Se raconter, c’est faire de la littérature le vecteur d’un acte de communication, d’un savoir. » (p. 76). La seconde tension, relative à l’approche critique de ces romans, permet à Bruno Clément de se démarquer nettement de Georges Bataille qui, dans un article de la revue Critique daté de 1951, qualifiait Molloy d’« informe », échouant ainsi à cerner le travail de l’écrivain, ou du moins son projet d’exténuation de l’expression littéraire. Récusant tout autant les analyses de Maurice Blanchot sur l’épuisement de l’infini chez Beckett, Bruno Clément voit dans le jeu entretenu par les narrateurs avec la réalité un art poétique aux aspects variés : un aveu du mensonge, une mise à distance des artifices du langage, un usage dilatoire de la parole, un goût pour l’autocommentaire, ce dont les titres même des œuvres portent témoignage.

4Parce qu’ils sont conçus en réaction aux romans philosophiques de type sartrien, les romans de Beckett traitent de manière dérisoire tout questionnement, quand ils ne le rejettent pas tout simplement. Bruno Clément y voit une « rupture avec la tradition romanesque » (p. 61) et l’on eût aimé un élargissement de la perspective temporelle, par un rapprochement avec des œuvres où des thématiques communes se font jour (le rapport à la religion, au savoir ; le traitement des personnages et du langage ; l’interrogation sur le genre) — Diderot n’étant mentionné qu’en passant, au chapitre 5. La démarche nous vaut toutefois plusieurs analyses magistrales : sur la fin de Molloy comme adaptation de la structure circulaire d’À la Recherche du Temps perdu, bien connu de Beckett, dans une finalité autre, ou bien sur les thématiques de l’œil et de l’imagination dans le récit Mal vu mal dit.

Le bilinguisme

5La seconde difficulté tient à la maîtrise et à l’usage de deux langues par Beckett. On connaît l’importance dans sa vie de la révélation qu’il eut à Dublin en 1945, de la compréhension que sa nature dépressive et ses malheurs devaient devenir supports de son écriture, et de sa décision de composer en français pour échapper à l’emprise de la langue maternelle et écrire plus facilement sans style. La recherche du dépouillement dans ses œuvres — diminution des personnages, des faits, du décor — le rappelle suffisamment. Mais Beckett a continué à écrire dans les deux langues, se traduisant presque toujours1 lui-même ou plutôt adaptant ses textes dans l’autre langue, sa finalité étant de trouver une langue qui ne soit pas un langage national, mais une expérience formelle, à l’instar de Dante ou de son ami Joyce. Bruno Clément insiste précisément sur la coexistence, et non la substitution, de l’anglais et du français ; concevant le bilinguisme non pas comme deux aspects de la même œuvre, mais comme le signe visible de la quête esthétique de Beckett, il en appelle à une édition de ses œuvres qui présenterait enfin l’ensemble des publications dans les deux langues — on ne peut que souscrire à cette requête.

La bonne édition des œuvres complètes de Beckett n’existe pas à l’heure actuelle, ni en France ni ailleurs. […] On est en droit d’affirmer que le refus de publier et de mettre à la disposition des traductrices et traducteurs de Beckett une édition de ses œuvres complètes lui porte un préjudice essentiel, puisqu’il contrevient à la logique poétique de son auteur. Or, répétons-le, aucune édition monolingue ne peut être dite complète, Beckett ayant écrit les deux versions de chacun de ses textes. (p. 24-25)

Le langage théâtral

6Largement contestée depuis Beckett lui-même, l’étiquette d’« absurde » est non pas rejetée par Bruno Clément, mais considérée comme un point annexe, non central, de l’écriture beckettienne, dont la finalité est l’invention d’un nouveau langage, à la manière d’un compositeur — le bilinguisme constituant, on l’a vu, l’un des moyens pour exprimer cette musicalité inouïe. L’analyse de détail ne rend pas toujours justice à cette approche. La tirade de Lucky dans En Attendant Godot est ici traitée comme un monologue, alors qu’un jeu didascalique porté en marge du texte souligne au contraire la présence et la réaction des trois autres personnages, modifiant progressivement la diction de l’acteur ; la notion même de tirade semble examinée par le dramaturge dans ses différents sens diachroniques, puisqu’elle renvoie aussi bien à la laisse d’un chien, au supplice de l’écartèlement par les chevaux, à la poursuite d’une même idée parfois ennuyeuse. Selon Bruno Clément, cette même tirade est écrite « dans un français épouvantable » (p. 50), alors qu’un examen du flot langagier, de la démonstration hypothético-déductive aurait pu s’intéresser aux trois points développés par Lucky, une partie théologique sur l’existence d’un dieu bienveillant mais silencieux, une partie anthropologique qui fait apparaître une contre-vérité scientifique, puis une partie sur la nature, qui demeure seulement esquissée. Le heurt entre répétitions et réflexion, mécanique et improvisation, révèle bien que cette tirade constitue une exacerbation du théâtre beckettien : l’hermétisme et l’absurdité apparents n’empêchent pas la délivrance d’un sens trouble et effrayant.

Beckett & les arts

7De cette œuvre qui apparaît constamment en tension entre deux langues, entre deux genres, où l’on oscille entre perte du sens et réflexion philosophique sur l’existence, Bruno Clément considère que le rapport de l’écrivain aux autres arts pourra constituer une approche pertinente :

Il ne faut jamais oublier que Beckett était pianiste amateur (il jouait souvent, et sa compagne, Suzanne Deschevaux-Dusmenil, qui devint sa femme en 1961, était elle-même pianiste). […] On sait que Beckett était aussi un amateur éclairé de peinture, un collectionneur ami des peintres. Cette attention fine et constante à la question de l’image et de la représentation ne peut être étrangère à son propos, à sa conception si résolue de l’œuvre à faire, sans souci de représenter ou de signifier quoi que ce soit. (p. 23-24)

8Les goûts artistiques de Beckett pourront en effet en dire davantage sur son œuvre que ses propres déclarations. On sait par exemple que Beckett a posé sur scène un métronome lors d’une répétition d’Happy Days, qu’il traduira pour en faire Oh les beaux jours, pour forcer l’actrice anglaise à respecter les temps et silences. Une nouvelle musicalité, une intégration de la démarche picturale contemporaine, un jeu sur les langues : voilà en effet ce qui peut permettre au mieux de cerner son œuvre complète.