Une autre histoire (du théâtre)
1L’ouvrage ambitieux de Jeanne‑Marie Hostiou porte sur les formes de « théâtre sur le théâtre », dans la période qui s’étend de la fondation de la Comédie‑Française en 1680 à la fusion de l’Opéra‑Comique et de la Comédie‑Italienne en 1762. Au cours de ces huit décennies, âge d’or du procédé métathéatral, « plus de quatre‑cent pièces peuvent être qualifiées d’autoréflexives, soit plus d’un quart du répertoire comique créé sur les scènes publiques parisiennes du théâtre parlé1 ». Bien qu’annonçant une étude sur le seul cas de la Comédie‑Française (128 pièces, signées de 64 auteurs), le volume ouvre en réalité des perspectives très riches sur les productions concurrentes de la Comédie‑Italienne, de l’Opéra et des théâtres de la Foire, dans une approche particulièrement sensible aux phénomènes de dialogues et de transferts entre ces différents pôles.
2L’absence de détermination générique, dans la notion de théâtre sur le théâtre, est la condition même de son caractère opératoire : le terme renvoie ici à toutes les formes, tous genres confondus, dans lesquelles le théâtre « parle de théâtre », « à condition qu’elles le fassent explicitement2 ». Tout en incluant les phénomènes de théâtre dans le théâtre, la catégorie est donc loin de s’y limiter3. Elle renvoie aussi — et surtout, pour la période concernée — à l’ensemble des pièces qui mettent en scène des échanges entre comédiens, auteurs ou spectateurs, avant ou pendant le spectacle, au sein d’espaces fictionnels situés dans les coulisses, dans la salle de spectacle, sur une scène, dans un salon mondain ou sur le Mont Parnasse. Y surgissent au premier plan, pour la Comédie‑Française, les figures d’auteurs comme Dancourt, David‑Augustin de Brueys, Jean de Palaprat, Marc‑Antoine Legrand ou Louis de Boissy ; au second plan, des auteurs de foire occasionnels sur le Théâtre‑français, comme Louis Fuzelier.
3Le volume est structuré en trois parties. La première (« Définitions ») établit une cartographie du théâtre autoréflexif sur une période longue, de La Comédie des comédiens de Gougenot en 1633 à l’essoufflement du procédé après 1750. La vision panoramique permet d’en repérer, relevés à l’appui, les vogues principales (en particulier après La Critique de L’École des femmes en 1663, puis entre 1685 et 1710 et à nouveau entre 1725 et 1729). L’étude, minutieusement informée, permet de situer la production de la Comédie‑Française par rapport à celle des autres scènes parisiennes : contrairement à ce que l’on pourrait croire, le Théâtre‑français, à la fin du xviie siècle, n’imite pas, sur ce terrain, les théâtres italien et forain mais initie ce type de pratique.
4À la notion de genre autoréflexif, Jeanne‑Marie Hostiou préfère celles de registre, de procédé et surtout de structure dramaturgique. Si elle fait la part entre comédies de comédiens, comédies de spectateurs et pièces allégoriques, elle propose aussi dans cette perspective une typologie qui articule étroitement type d’action et lieu fictionnel en distinguant d’une part les pièces en « miroirs renversés », dévoilant les coulisses, la salle ou la scène avant le début du spectacle ; d’autre part les « miroirs du monde » qui montrent les coulisses des théâtres de société et les conversations de salon ; et enfin les « miroirs de l’Olympe » qui, dans le Ciel ou sur le Mont Parnasse, font dialoguer des personnages mythologiques et allégoriques. Dans les faits, le corpus est essentiellement constitué de prologues et de petites pièces en un acte. Les parodies n’en font partie que dans la mesure où elles sont intégrées dans un cadre de comédies de comédiens, ce qui exclue le cas (au demeurant plus fréquent sur les scènes italiennes et foraines que sur le Théâtre‑Français) des transpositions directes de pièces parodiées.
5La deuxième partie (« Évolutions »), adopte une perspective diachronique. Sans établir de façon systématique des liens de cause à effet, l’étude révèle une corrélation frappante entre la vogue du théâtre autoréflexif et les périodes d’incertitude sur le plan de la vie théâtrale. Ainsi dans les années 1680‑1715, l’héritage encombrant de Molière4 et la concurrence avec l’opéra, puis avec la Comédie‑Italienne et les théâtres forains minent le développement de l’institution. Pour trouver du nouveau, la Comédie‑Française « théâtralise ses propres difficultés » et trouve une forme de renouvellement dans un humour qui consiste à dénigrer ses propres blocages ou héritages. C’est dans ce contexte que se développent notamment les premières satires de l’opéra, avec des pièces comme Angélique et Médor (1685) et Renaud et Armide (1686) de Dancourt, ou Le Concert ridicule de Brueys et Palaprat (1689) — et ce, avant que le genre parodique ne marque de son sceau l’histoire de la Comédie‑Italienne et de l’Opéra comique5. De même, c’est au moment où le départ des Comédiens‑Italiens, chassés en 1697, favorise paradoxalement l’essor des théâtres de la foire, que la « matière foraine » devient un objet central du théâtre sur le théâtre à la Comédie‑Française. Les procédés de dénigrement (La Foire Saint‑Laurent de Legrand, 1709) y sont de fait un prétexte à l’insertion d’attractions foraines (tableaux vivants, exhibition de monstres, numéros, chansons, etc.) susceptibles d’attirer le public. La figure de Legrand, « comédien corsaire6 » selon les forains — sa plume sert l’Opéra comique et la Comédie‑française — apparaît comme le champion de « l’hybridation de l’esthétique française à l’assaut des scènes rivales7 ».
6C’est à la fin des années 1730, au moment où le goût pour la comédie larmoyante gagne la Comédie‑Française, sous l’influence d’auteurs comme Destouches ou Nivelle de La Chaussée notamment, que commence à décliner le théâtre sur le théâtre. La concurrence, cette fois, se joue au sein même du Théâtre‑Français, entre les petits genres comiques et les grands genres sérieux8. Plus fondamentalement, le principe même de l’esthétique scénique du tableau, que théorise Diderot au milieu du siècle, exclut l’idée d’un théâtre qui exhibe ses artifices. « Renvoyez aux Forains ces folles rhapsodies » s’exclame L’Homme sensé dans La Fausse antipathie de La Chaussée9. Même si certains auteurs s’aventurent encore à caricaturer sur le mode métathéâtral le goût du siècle pour les larmes (Boissy, La Folie du jour, 1745), ils apparaissent comme un « courant minoritaire et d’arrière‑garde10». De façon significative, c’est au moment où s’enflamme à nouveau la concurrence entre la Comédie‑Française et l’Académie royale de musique, à l’occasion de la querelle des Bouffons en 1752, que le théâtre sur le théâtre connaît un nouveau sursaut. De courte durée : la scène française, y compris lorsqu’elle parle de théâtre (comme dans Les Philosophes de Palissot en 1760), est désormais plus à l’aise dans les débats idéologiques et politiques que dans les jeux dramaturgiques de miroirs.
7La troisième et dernière partie de l’ouvrage, « Usages et images », analyse la mise en jeu des auteurs, de l’institution et du public dans le répertoire autoréflexif de la Comédie‑Française, à l’échelle de l’ensemble de la période concernée. Elle envisage ces trois instances en montrant à propos de chacune d’entre elles l’interaction, voire les contradictions, entre leur situation historique, leur représentation fictionnelle et leur représentation idéale. Elle souligne par exemple le paradoxe qui veut que la figure de l’auteur dramatique soit particulièrement mise en avant dans les petites formes autoréflexives de la fin du xviie siècle11, alors même que le personnage de l’auteur apparaît — c’est un lieu commun du genre — sur un mode dévalorisé, et que l’écriture d’une pièce métathéâtrale relève pour un dramaturge d’une stratégie à court terme qui n’a qu’une « faible rétribution symbolique12 ». Le chapitre sur l’institution souligne quant à lui à quel point la production autoréflexive est symptomatique de la situation particulière de la Comédie‑Française, à la fois bénéficiaire et victime de la logique de centralisation institutionnelle et du système des privilèges.
8Le volume se clôt avec un cahier iconographique formé de frontispices de pièces du xviiie siècle et quatre annexes particulièrement utiles : un répertoire analytique des cent‑vingt huit pièces du corpus classées par ordre chronologique entre 1680 et 1762, suivi de trois listes indicatives des pièces de théâtre sur le théâtre aux mêmes dates à la Comédie‑Italienne, à la Foire et à l’Opéra.
9Loin de se complaire dans une fascination pour les phénomènes de spécularité, Les Miroirs de Thalie fait donc du théâtre sur le théâtre un levier puissant pour éclairer le fonctionnement du champ théâtral et la structuration de l’ensemble du paysage esthétique à la fin du xviie et au xviiie siècle. La fécondité de l’approche réside dans la manière dont elle parvient à rendre compte de l’interaction étroite entre la production métathéâtrale et les rapports de force institutionnels. En se gardant d’une perspective simplificatrice qui aborderait les représentations autoréflexives comme de simples reflets des pratiques et des débats contemporains, l’étude traque, y compris dans leurs contradictions, les mutations esthétiques engagées par la rivalité entre les théâtres. La pratique s’y révèle sans cesse redéfinie au gré des phénomènes de concurrence, sur le mode de l’émulation, de la surenchère, des circulations intertextuelles et des emprunts génériques.
10Fourmillant d’informations sur la vie théâtrale, l’ouvrage fournit à chaque page de passionnants développements sur des questions aussi diverses que les enjeux juridiques des querelles de privilèges, l’histoire des petits genres, les modalités de l’hybridation des esthétiques, les pratiques singulières de certains auteurs ou l’idée même d’un goût « français ». Dans une perspective pragmatique, il envisage les fonctions publicitaires spécifiques des formes autoréflexives et le rapport de séduction qu’elles peuvent mettre en place. Les effets de répétition, d’intertextualité, de « recyclage » et de série, qui engagent une relation ludique de connivence avec les spectateurs, sont envisagés sous cet angle.
11En mettant en lumière la singularité des années 1680‑1715, souvent (dé)considérées sous l’étiquette de « post‑moliéresques »13 ou assimilées à la seule « fin de règne » de Louis xiv, le volume invite à revoir de nombreuses idées reçues. Parmi celles‑ci, le présupposé d’une opposition entre, d’une part, un théâtre institutionnel, fade et dénué d’inventivité, qu’incarnerait dans tout son hiératisme la Comédie‑Française, et d’autre part des formes créatives qui se développeraient sur le mode de la marginalité, hors de l’institution centrale. L’ouvrage montre avec éclat à quel point les contraintes institutionnelles qui pèsent sur le Théâtre‑français sont précisément le terreau d’une féconde inventivité esthétique. Contre l’image d’un théâtre fermé sur lui‑même — image véhiculée par les scènes concurrentes — l’étude montre la réactivité des scènes officielles et la souplesse des pratiques. Elle souligne aussi les paradoxes d’un théâtre censé être protégé par le système des privilèges mais directement soumis à la concurrence, à l’actualité, aux modes14.
12Autre idée reçue ici déconstruite, celle qui voudrait que l’expérience métathéâtrale bouleverse les habitudes des spectateurs de l’âge classique. D’une part, l’étude souligne le paradoxe de ces « nouveautés » qui, destinées à la consommation rapide, jouent de stéréotypes et ne font par là‑même que conforter les spectateurs dans une connivence par essence « idéologiquement conservatrice15». D’autre part, l’histoire des formes métathéâtrales n’est pas, comme on aurait pu le penser, celle d’une rupture de l’illusion référentielle : les pièces autoréflexives brisent moins le mécanisme fictionnel classique qu’elles ne le déplacent, en feignant de mêler, selon la terminologie d’aubignacienne, le niveau de la « représentation » et celui de l’« action ». Le rejet de ces formes au nom d’une esthétique de l’illusion au milieu du xviiie siècle apparaît à cet égard paradoxal.
13À la question de savoir si le répertoire métathéâtral possède, au tournant des xviie et xviiie siècle, une fonction critique ou didactique, la réponse proposée par l’ouvrage est ici encore nuancée. Le théâtre sur le théâtre n’est pas un lieu de revendication pour les auteurs mais une analyse comme celle du prologue du Double veuvage de Dufresny montre que la « fonction critique » y est présente en ce qu’elle promeut un système de valeurs16.
14Le volume éclaire en somme le fonctionnement d’un type de production à tort considéré comme anecdotique et « mineur » alors qu’il se situe au cœur même des enjeux institutionnels, économiques et esthétiques de l’actualité immédiate — ce qui, paradoxe ultime, explique sans doute en grande partie que la postérité l’ait si peu retenu. A travers le prisme du théâtre autoréflexif, c’est donc non seulement à une nouvelle histoire du théâtre des xviie et xviiie siècles que convient les Miroirs de Thalie, mais aussi à une véritable leçon d’histoire littéraire.