Molière romantiqué
1En miroir et en écho au Corneille des Romantiques édité en 2006 par Myriam Dufour-Maître et Florence Naugrette (P.U. Rouen, 2006), ce volume rassemble les actes du colloque international « Molière des Romantiques » organisé en janvier 2016 par Sorbonne Université (CELLF, OBVIL), la Comédie-Française et l’université Lumière-Lyon 2 (IHRIM).
2L’avant-propos, rédigé par Georges Forestier, situe tout d’abord l’origine de l’entreprise dans le hiatus entre le Molière historique et la figure construite par l’histoire littéraire : le « bricoleur » portraitiste de ses contemporains est devenu pour la postérité un modèle canonique de la comédie classique française ; le grimacier, un auteur sérieux et mélancolique. Le volume vise en outre à mettre en cause l’idée reçue selon laquelle les auteurs de l’époque romantique auraient rejeté, derrière leur critique du classicisme, les « classiques » eux-mêmes – au premier rang desquels Molière.
3Cet ouvrage se trouve ensuite doublement introduit, par Olivier Bara d’une part, et par Florence Naugrette et Agathe Sanjuan d’autre part. Olivier Bara, non sans provocation, intitule sa contribution : « Molière, figure tutélaire des écrivains romantiques français ». Il développe l’hypothèse fondatrice de l’enquête : le rapport à Molière est une pierre de touche stratégique pour les écrivains qui tentent de se situer par rapport au mouvement artistique moderne du « romantisme ». De leur côté, Florence Naugrette et Agathe Sanjuan présentent les articles qui suivent en mettant l’accent sur les notions de redécouverte, de réappropriation, de panthéonisation et de commémoration.
4La première partie du volume regroupe des contributions qui portent sur le Molière de la Comédie-Française. Marie-Clémence Régnier reprend les étapes de la constitution de ce théâtre en « maison de Molière ». Agathe Sanjuan, bibliothécaire-archiviste à la Comédie-Française, analyse l’évolution du « répertoire » de Molière et sa patrimonialisation au xixe siècle. L’article de Roxane Martin et celui de Margaux Brousse s’interrogent tous deux, à partir de l’exemple de Don Juan, appréhendé en 1847 comme le « parangon du drame romantique » (p. 88), sur la manière dont les mises en scène de l’œuvre de Molière au cœur du xixe siècle ont contribué à le « romantiser ». L’empreinte de l’opéra de Mozart se révèle essentielle dans ce processus. L’incertitude autour de la version originale du Festin de pierre ouvre en outre un champ de liberté. La rédaction en prose de cette pièce n’est elle-même plus perçue comme un défaut de construction « mais comme la manifestation d’une poétique alternative mise en place par un Molière baroque » (p. 119).
5Après une contribution de Julia Gros de Gasquet évoquant les traditions de jeu à la Comédie-Française, Florence Filippi propose un plan rapproché sur l’interprétation de Mlle Mars et la « gageure paradoxale » (p. 141) qui consiste à jouer le répertoire classique au début du xixe siècle sans « exciter » ni faire rire le public. Anne Pellois s’intéresse, quant à elle, au dialogue entre tradition de jeu et interprétation de l’œuvre de Molière, et à la tension entre une pratique d’acteurs ancienne, fondée sur le principe des « emplois », et les nouvelles conceptions, plus libres, du jeu scénique.
6La deuxième partie du volume ouvre la perspective d’un Molière « sur les autres scènes » : sur les boulevards, d’abord, dans l’étude finement documentée de Stéphanie Fournier. En province ensuite, à partir du cas de Tartuffe dont Maurizio Melai montre que la représentation incarne, sous la Restauration, un acte de résistance. La contribution de Renzo Guardenti et celle de Christophe Charle, qui portent respectivement sur l’Italie et l’Allemagne, permettent de mesurer l’écart entre les scènes, où le répertoire de Molière demeure relativement absent ou difficile à évaluer, et l’activité éditoriale abondante.
7À l’ouverture de la troisième partie, consacrée aux lectures de Molière, Georges Forestier dresse le panorama des éditions de Molière au xixe siècle jusqu’au monument des œuvres éditées par Eugène Despois et Paul Mesnard, qui fit référence pendant cent-cinquante ans. Olivia Voisin aborde les aspects iconographiques de cet héritage. En soulignant la « gêne persistante » du xixe siècle (p. 307) envers la partie farcesque du répertoire de Molière, Stéphane Zékian approfondit la question du rapport complexe que les romantiques ont pu entretenir au comique de ces pièces, ce que Marianne Bouchardon analyse également sur le plan du style. Incarnation de « l’esprit français » et du génie national, comme le montre Sylvain Ledda, Molière est aussi selon les cas, dans la critique du xixe siècle à laquelle s’intéresse Bénédicte Louvat-Molozay, saltimbanque, moraliste ou dramaturge.
8Dans la quatrième partie (« Molière célébré »), Élodie Bénard illustre, à partir d’une anecdote de Grimarest sur la représentation de Don Quichotte par la troupe de Molière, le passage de l’image d’un Molière farceur à celle d’un idéaliste. Jean-Claude Yon puis Léa Delourme abordent les modalités de l’hommage rendu au « grand homme » à partir du Second Empire. Enfin, Martine Jey analyse la sélection fortement idéologique opérée par l’école républicaine dans l’œuvre de Molière autour des « grandes » comédies morales (Le Misanthrope, L’Avare, Les Femmes savantes et Le Tartuffe), tandis qu’Isabelle Calleja-Roque évoque la manière dont les manuels scolaires, relayés par le cinéma, contribuent jusqu’au xxe siècle à élaborer et à diffuser une image romantique de Molière.
9L’ensemble des contributions de ce riche volume révèle dans ses facettes les plus complexes l’hésitation du xixe siècle, fondatrice de nos propres clichés, entre une approche philologique, scientifique et positiviste d’un Molière républicain, et une célébration cultuelle, proche de la déification, d’un Molière artiste souffrant et mélancolique, dont la santé fragile et les déboires amoureux auraient directement inspiré l’œuvre.